Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Liturgies sous Prozac

Récit d’une emprise spirituelle

Anne-Charlotte de Maistre

C’est un nouveau récit portant sur quelques années de vie dans les Fraternités monastiques de Jérusalem que nous propose cette ancienne sœur, sous un mode moins accusateur que ne le laisse penser le titre – on a connu l’éditeur mieux inspiré, car de Prozac, il n’est question que deux fois (p. 142, 153), et jamais pour affirmer que l’auteur en aurait « bénéficié », moins encore à son corps défendant. Après une première période qui concerne l’enfance dans une grande famille catholique et la jeunesse, indicées par une fréquentation des assemblées de prière de l’Emmanuel, puis des fiançailles rompues à cause du Christ avec qui la narratrice « vit en couple » (p. 25) – premières hésitations –, une retraite à Vézelay la met en contact avec le Livre de vie, puis l’École de vie des Fraternités monastiques et leur fondateur, avec ses critères de « discernement » hors sol [1].

Un stage et une entrée suivent rapidement, dans un émerveillement tout extérieur, le charisme du fondateur étant compris comme « la beauté liturgique offerte à tous » (p. 40). Mais bientôt : « quand j’étais à l’extérieur du chœur, je regardais le théâtre et je recevais donc le charisme. Une fois à l’intérieur du chœur… j’émettais le charisme mais je ne le recevais plus. Je voyais les rouages de trop près puisque j’étais devenue l’un des rouages » (p. 44). Ce désenchantement précoce, redoublé d’une solitude affective douloureuse et d’une sorte de silence de Dieu, formera la ligne de fond des années ultérieures, avec sa vie quotidienne parfaitement réglée, la surdité des responsables à ce qui se passe vraiment, quand ce n’est pas l’abus (p. 72) qui consiste à savoir mieux que la personne ce qui lui convient, et, pour la prieure générale de l’époque, à se liguer (« deuxième abus de pouvoir », 74) avec la mère de famille pour envoyer au Canada la novice qu’ébranlent les signes d’un nouvel amour. Cette « manipulation » (p. 76), dans la ligne du fondateur « qui infantilisait toutes les sœurs » (p. 76), assortie d’une curieuse compréhension de l’obéissance (« avec l’obéissance, j’avais renoncé à ma volonté propre. Je l’avais remise entre les mains d’une autre », p. 82) et d’un effacement de la prieure locale (« un pion dans leur jeu », p. 84) est longuement analysée, a posteriori, dans l’intéressant chapitre IX qui ne cache ni la responsabilité propre (« on me casse les ailes, avec ma collaboration passive », p. 96) ni la relation « fusionnelle » entre le fondateur et la première sœur qui n’apparaît que comme son double (p. 94). Le départ pour Montréal (« je me laisse tirer jusqu’à l’heure suivante par l’idée vague d’un avenir flou », p. 101), le retour à Paris pour les vœux temporaires paradoxalement souhaités (« alternance des émotions qui se combattaient », p. 106), l’attachement à une sœur que l’auteur suivra bientôt en Pologne avant d’autres déconvenues dans le travail salarié, se succèdent, jusqu’à la parole de sagesse d’une nouvelle prieure générale : « quant à moi, je voudrais que tu grandisses en liberté » (p. 114).

C’est le commencement d’une autre période (« Aujourd’hui, j’estime que je lui dois ma liberté », p. 115), qui passe par une « déprime » justifiant le retour à Montréal pour un accompagnement psycho-social où se confondent spirituel et psychologique (p. 123), une nouvelle relation intense (« mysticisme exalté », p. 124), et finalement, la crise, le diagnostic de trouble bipolaire (mis en cause par l’auteur, notamment p. 127, p. 134) et le retour à Paris. Quatre sœurs (« qui ne se prennent pas pour des thérapeutes mais trouvent le chemin de la vraie charité », p. 129) veillent jour et nuit (« je sais ce qu’est la charité fraternelle pour y avoir goûté », p. 132, 147). Au bord d’une nouvelle rupture, l’auteur se décide à voir son médecin pour lui dire son désir de partir ; et aussitôt, le départ en vacances chez les parents (« évasion impulsive, question de survie », p. 157) inaugure le départ définitif, quelques mois plus tard. Après 9 ans de vie religieuse, il faut alors redébuter dans la vie professionnelle, trouver un logement autonome, entrer en psychanalyse, se faire accompagner spirituellement de manière respectueuse, se positionner par rapport au pardon et à l’Église, mère imparfaite, de qui on désire maintenant partager la maternité (p. 185).

Est-ce à dire que « la vie religieuse inventée par Pierre-Marie Delfieux était tout simplement dingue », p. 152) ? La réaction « épouvantable » de la nouvelle prieure générale (dans le genre « ce n’est pas moi, c’est les autres », p. 163-164) attriste, comme « l’abus spirituel » sans fin renommé (p. 177) et finalement défini, par Laurent Lemoine en postface, comme « la manipulation dans le but de servir un projet » (p. 190).

Si vraiment l’auteur parle en « je » (serait-ce parfois son « collaborateur » le consultant Bruno Jarrosson ?), on s’étonne des ruptures de style entre la jeunesse et la suite, des citations livresques qui émaillent tout le récit (une galerie pédante avec Schopenhauer, Freud, Kant…) et des jeux de mots mal tournés qui ne l’exhaussent pas. C’est en somme l’histoire (pour autant qu’elle corresponde à la réalité) d’un de ces abus d’autorité « ordinaires », si l’on ose dire, qui rendent la vie religieuse de plus en plus insupportable à nos contemporains – et, non moins, à ceux et celles qui en relèvent. On aimerait que les Fraternités monastiques de Jérusalem, mises en cause, et ici particulièrement l’institut des Sœurs – quoique remerciées avec insistance en la personne de certaines –, puissent un jour donner de leur jeune histoire, avec ses ombres, ses défaillances « structurelles », mais aussi ses promesses, une version et une vision enfin issues d’un dialogue interne courageux.

[1« Est-ce que la liturgie te plaît ? Est-ce que la tête des sœurs te plaît ? Est-ce que la couleur des murs te plaît ? » (p. 27).

Salvator, Paris, janvier 2022

192 pages · 18,00 EUR

Dimensions : 20 x 13 cm

ISBN : 9782706722028

9782706722028

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