C’est un immense hymne à la vie qui se dégage de cette biographie élogieuse autant que passionnante sur le Professeur Jérôme Lejeune (19 juin 1926-3 avril 1994). Un hymne à la vie des plus petits, des plus fragiles, de tous ceux qui portent le handicap de la trisomie 21.
L’auteur, d’origine vendéenne, est philosophe de formation. Aude Dugast n’a pas connu Jérôme Lejeune de son vivant, mais elle l’a approché de très près avec grande finesse et sensibilité à travers des milliers de lettres et documents divers qu’en tant que vice-postulatrice de l’enquête diocésaine (2007 à 2012), elle a dû rassembler. À partir de 2012, elle est nommée postulatrice de la cause de canonisation de Jérôme Lejeune, l’une des premières sinon la première femme investie de cette responsabilité jusqu’ici confiée seulement à des clercs. Elle a donc rédigé la Positio et a séjourné quelques années à Rome pour parfaire sa formation en Droit canonique. Puisque cette Positio reste secrète et non publiable, elle a désiré rendre hommage à Jérôme Lejeune auprès du grand public en narrant sa biographie sur base de tous ces documents soigneusement conservés et archivés par l’épouse du généticien, Birthe Lejeune (décédée le 6 mai 2020), ainsi qu’à partir d’innombrables rencontres avec les cinq enfants et les vingt petits-enfants du couple Lejeune, ses collaborateurs en France et à l’étranger et surtout avec les parents des 9000 patients atteints de la trisomie 21 qu’il a soignés et aidés.
Il y a deux niveaux de lecture dans cette biographie : à un premier niveau, on suit la chronologie de sa vie d’époux, de père et de grand-père, de médecin, de chercheur, de généticien, de professeur et de conférencier mondialement connu. À un second niveau de lecture se déploie la sainteté du Professeur Lejeune à travers les méandres d’une vie familiale et professionnelle intense. La maturation de sa vie chrétienne jusqu’à sa pleine stature est intimement liée à sa liberté de savant. Ce que Jérôme Lejeune exprime lui-même dans une lettre d’encouragement à une personne appelée à faire une conférence : « La liberté du savant, car tout savant est libre et la liberté du chrétien, car tout chrétien est libre. » Cette lettre confirme la justesse du titre donné à cet ouvrage qui a demandé onze ans de travail rédactionnel.
Médecin par vocation, chercheur par amour des plus petits, le Professeur Lejeune a connu une existence pleine de suspense. Sa vie est comme un roman passionnant et ce roman commence avec la rencontre dans le Paris de 1950 à la bibliothèque Sainte-Geneviève entre Jérôme, issu d’une famille française et catholique, et Birthe Bringsted, jeune danoise, de confession luthérienne qui, encouragée par son fiancé, se convertira au catholicisme. Un couple avec « l’amour pour seul bagage » dont la collaboration en tous les domaines sera incessante. À quelques jours de leur mariage, ils décident ensemble de consacrer leur vie pour tenter « d’améliorer la vie de milliers d’êtres privés de la liberté de l’esprit. Si tu es d’accord - lui écrit Jérôme - pour accepter une vie assez précaire mais juste et saine, basée sur cet espoir-là, je suis sûr que nous y arriverons. Je dis nous car c’est seulement si toi aussi tu marches, si tu m’aides que j’arriverai à quelque chose » (Lettre de Jérôme à Birthe du 25 avril 1952). Birthe dit oui et dans cet engagement réciproque s’enracine la trajectoire de la vie du médecin. Sa vie sera en tous domaines une œuvre à deux, écrite à quatre mains dans une complémentarité et une confiance extraordinaires.
Habité, il l’est, de ce désir presque violent de « trouver les causes du mal des enfants blessés dans leur intelligence et marqués dans leur corps, longtemps les déshérités de la science », que sont les personnes atteintes de trisomie 21, comme déjà il l’a déclaré à ses jeunes compagnons de service militaire. Dès 1953, il fait le lien entre les dermatoglyphes (lignes de la main et empreintes digitales) et les caractéristiques physiques et psychiques du patient. C’est au printemps 1958 en observant les chromosomes d’une cellule de tissu d’un de ses petits patients que Jérôme identifie un chromosome de trop dans la plus petite paire et arrive à la conclusion que les « mongoliens » ont 47 chromosomes, donc pas trop peu, mais bien un chromosome surnuméraire. Pour la première fois dans l’histoire de la médecine génétique, un lien est établi entre un retard mental et une anomalie chromosomique. Sans entrer en polémique, nous tenons à signaler l’avis de l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) dont le comité d’éthique reconnaît en septembre 2014 la contribution conjointe de trois chercheurs dans la découverte de la trisomie 21. Celle-ci n’a pu être faite par Jérôme Lejeune sans les contributions essentielles de Raymond Turpin, enseignant en génétique, chercheur au CNRS et chef de laboratoire ayant embauché le jeune Jérôme et Marthe Gautier, médecin pédiatre, spécialisée en cardiopédiatrie. Cette co-découverte entre 1952 et 1963 sur les causes de la trisomie 21 et du syndrome de Down ouvre un immense chantier de recherche en cytogénétique et une source d’espoir pour tant de parents libérés de l’opprobre, de la honte et de l’isolement. Aurore d’une révolution génétique immense !
Sa notoriété monte en flèche bien au-delà de la France. Sollicité pour présider ou intervenir dans des congrès scientifiques dans le monde entier sur la génétique, le cancer, les radiations atomiques, Jérôme côtoie les plus grands - toujours pour défendre la vie à naître ou les personnes portant un lourd handicap - et en même temps, il reste proche des plus petits. Défenseur de la vie sur tous les « aéropages » de la souffrance humaine, il reste infailliblement « l’avocat des sans-voix » et annonce publiquement en 1970 son désaccord avec les pratiques eugéniques au célèbre National Institute of Health de San Francisco. « Tuer ou ne pas tuer, c’est la question. La médecine depuis des siècles a toujours combattu en faveur de la vie et de la santé, contre la maladie et contre la mort. Si nous changeons ces objectifs, nous changeons la médecine. » À 43 ans, il vient de briser sa notoriété et sa carrière. Jérôme en est conscient mais il ne peut accepter cette désinvolture croissante avec laquelle on justifie l’avortement en cas de malformation de l’enfant à naître. « Je dirai ce que je crois être vrai », écrit-il à Birthe, ne pouvant accepter « le racisme chromosomique brandi comme un drapeau de liberté » qui prépare le « massacre des innocents ». Ascension de notoriété vertigineuse suivie bientôt d’attaques violentes, et dans son propre pays on lui refuse tout soutien moral et financier. Ni les honneurs internationaux ni le rejet n’ont pu faire chavirer ce savant profondément libre, habité d’une paix intérieure qui lui trace un chemin de vérité et de droiture.
L’intelligence constitue le fil rouge de la sainteté chez Jérôme Lejeune. Il la fait fructifier, orientée qu’elle est à la vérité. Doté d’une intelligence géniale et claire, il aurait excellé dans beaucoup de domaines scientifiques, mais à chaque fois il est ramené vers les enfants blessés dans leur intelligence mais développant une intelligence du cœur peu commune.
Jérôme Lejeune est le « roi mage des temps modernes » comme l’indique le titre de l’avant dernier chapitre de la biographie. Comme ses trois prédécesseurs bibliques qui ne sont ni rois ni mages, il est le grand savant conscient qu’il ne détient pas la solution à tous les problèmes scientifiques. Avec eux, il a l’humilité d’interroger la Révélation et s’agenouille sans prétention devant le Fils incarné, Verbe fait chair. Ce grand généticien sait que la Révélation complète la science. Jamais il ne cache sa foi, toujours il en témoigne. Membre de nombreuses Académies, recevant des distinctions françaises et étrangères, il promeut le mouvement mondial des médecins catholiques (FIAMC), avant d’être appelé à l’Académie pontificale des sciences à Rome. Dès l’élection de Jean-Paul II au pontificat en 1978, il devient ami et collaborateur précieux du pape, toujours au service de la vie. Il crée l’Académie pontificale « Pro Vita » et en devient le premier président. Lorsque Jérôme Lejeune décède, suite à un cancer des poumons, le matin de Pâques, 3 avril 1994, à l’âge de 67 ans, Jean-Paul II, la tête dans les mains, s’exclame : « Mon Dieu, j’avais tant besoin de lui ! » Le lendemain, il envoie au cardinal Lustiger, archevêque de Paris, une lettre d’hommage soigneusement rédigée : « Si le Père des cieux l’a appelé de cette terre le jour même de la résurrection du Christ, il est difficile de ne pas voir dans cette coïncidence un signe. (…) Le Professeur Lejeune a toujours su faire usage de sa profonde connaissance de la vie et de ses secrets pour le vrai bien de l’homme et de l’humanité. »
Une figure contemporaine à (re)découvrir !
Artège, Paris, avril 2019
480 pages · 22,00 EUR
Dimensions : 15 x 23 cm
ISBN : 9791033608318