Une mince fente de lumière entre deux éternités d’obscurité (p. 7) : est-ce que ces mots de Nabokov peuvent rendre compte de notre existence humaine ? La philosophe Catherine Chalier interroge dans cet essai les croyances que nous convoquons pour penser et supporter la finitude humaine. Comme une clarté furtive, la vie est assurément bordée par deux abîmes, avant notre existence et après notre mort. Mais peut-être ont-ils quelque chose à dire du temps où nous nous expérimentons comme vivants ? Pour penser ces questions, l’auteur convoque les philosophes de la Grèce antique comme ceux qui cherchent à penser après l’horreur de la seconde guerre mondiale ; elle puise aussi largement dans la tradition juive, dont elle honore les sensibilités diverses.
La philosophe propose comme sous-titre à son essai : Naître, mourir. Si la pensée de la finitude s’attache le plus souvent à l’expérience ultime de la mort, l’A. invite en effet à la relier à cet autre pôle tout aussi inconnu, celui de la naissance. La tradition juive parle d’ailleurs des vivants en les nommant non pas mortels, comme dans la philosophie grecque, mais fils d’Adam : la philosophe y voit une invitation à penser la finitude davantage dans l’étonnement devant son ancrage dans ce commencement inédit qu’à partir de la considération de sa fin. Liée à la naissance, la finitude peut alors être aussi la promesse d’une filialité, d’une sociabilité entre tous les êtres humains. C’est en effet de façon toute particulière devant la fragilité du nouveau-né que s’éprouve le lien intime entre finitude, fragilité, et dignité de chaque être.
L’A. convoque des références nombreuses pour étayer sa réflexion, sans les organiser dans un raisonnement qui permettrait de rendre compte de façon cohérente du mystère de la finitude, mais plutôt pour souligner les tensions multiples de tout discours sur celle-ci. Plus encore, en soupesant chaque pensée, avec sa justesse et ses limites, elle cherche ce qu’elle pourrait changer à notre vie. Ce qui compte en effet c’est bien l’impact sur nos vies – sur notre corps, nos émotions et nos passions, nos actions et nos engagements – des pensées et des paroles qui soit ratifient la prévalence du néant, soit veillent à l’éternité de la vie, à sa lumière première et dernière (p. 146).
Un dessein d’une telle ampleur ne peut s’accomplir de façon évidente et définitive. De fait, on cherche avec l’auteur une voie à travers des positions opposées, jamais satisfaisantes, mais que l’on ne peut pourtant écarter complètement. À travers ces méandres, on voit tout de même apparaître deux idées fortes : d’une part, l’A. souligne la tension entre engagement de la liberté et réceptivité à une promesse. L’engagement est souligné par le fait que pour le judaïsme l’éternité, à distinguer d’une croyance en l’immortalité, est certes refus que la mort ait le dernier mot mais plus encore que le mauvais penchant ne l’emporte dans notre volonté. Le mauvais penchant est en effet cette force qui nous pousse à choisir le néant, à refuser que la joie puisse se frayer un chemin à travers le tragique de la vie, et il porte avec lui toute la puissance destructrice de la mort. Penser la beauté de la vie dans sa finitude signifie au contraire engager sa liberté en faveur des forces de vie. Mais si le fils d’Adam peut ainsi dire sa foi, c’est parce qu’il se sait traversé par un souffle de vie qui ne lui appartient pas, et sur lequel il n’a pas de prise. L’engagement de l’être humain va ainsi de pair avec la conscience que la vie lui est donné par un autre.
D’autre part, l’A. invite à s’interroger sur la qualification de Dieu comme tout-puissant. Elle note en effet que cette remise à la toute-puissance de Dieu qui rétablira la justice, récompensera les bons et punira les méchants, est parfois une façon de fuir la responsabilité qui incombe à chacun de vivre la finitude de telle façon qu’elle puisse s’ouvrir au monde qui vient. Encore une fois, l’engagement personnel et la promesse reçue d’un autre ne sont pas deux voies différentes : c’est la promesse de l’éternité qui permet de laisser affleurer dans la finitude, par ses actes et ses paroles, une vie promise à la rencontre.
La réflexion de l’A. traverse des pensées diverses et les laisse dialoguer sans qu’aucune ne puisse prétendre ouvrir une voie indiscutablement plus juste que toutes les autres. On referme en tous cas le livre avec le désir de laisser advenir, au cœur de la finitude et non pas malgré elle, quelque chose de la joie incompréhensible de vivre. On y puisera peut-être aussi la force de continuer à chercher, dans les moments les plus obscurs, la face d’un Dieu qui se cache dans la clarté si ténue de nos vies.
Bayard Éditions, Paris, septembre 2021
300 pages · 21,00 EUR
Dimensions : 14,5 x 19 cm
ISBN : 9782227500204