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Faire mémoire pour vivre

« Mémoires des violences sexuelles dans les Églises : devoirs, responsabilités, justice », Centre Sèvres, 4 novembre 2023

06/112023 Moïsa Leleu

Vies Consacrées a participé à la journée de réflexion intitulée « Mémoires des violences sexuelles dans les Églises : devoirs, responsabilités, justice », qui s’est tenue au Centre Sèvres, le 4 novembre 2023. En voici un écho.

« Il ne peut être question de “tourner la page”. L’avenir ne peut se construire sur le déni ou l’enfouissement de ces réalités douloureuses, mais sur leur reconnaissance et leur prise en charge. Il est essentiel de rendre réellement justice aux femmes et aux hommes qui, au sein de l’Église catholique, ont dans leur chair et leur esprit souffert de violences sexuelles. Par conséquent, tout doit être entrepris pour réparer, autant qu’il est possible, le mal qui leur a été fait et les aider à se reconstruire ».

Ces mots de Jean-Marc Sauvé, tirés de l’avant-propos du rapport de la CIASE et reproduits en annexe du programme distribué à tous les participants de la journée de réflexion consacrée aux « Mémoires des violences sexuelles dans les Églises : devoirs, responsabilités, justice », en constituaient, d’une certaine manière, le fondement.

Car il ne saurait être question de « tourner la page ». Non pour ressasser encore et encore ce qu’on a « bien compris maintenant », comme on l’entend trop souvent, mais bien davantage pour assurer l’avenir : celui des personnes ayant subi des agressions, mais aussi celui de l’Église entière, que les témoignages de personnes victimes (la « voix des survivants », selon l’expression de Gerard McGlone, s.j. [1]) appellent « non seulement à la compassion mais à la conversion ». Or, un des outils de cette conversion, c’est sans aucun doute la mémoire. Parce qu’elle trace un trait d’union entre le passé et le présent, parce qu’elle offre un socle sûr à l’effort d’invention d’un avenir meilleur, la mémoire est un lieu décisif en toute démarche de réparation. C’est à l’exploration de ce thème – dans la perspective de la création de lieu(x) ou de temps de mémoire des violences sexuelles commises au sein de l’Église – que toutes les communications de la journée se sont attachées. Parler de mémoire, c’est parler de langage et de temps : d’une articulation des événements vécus à l’intérieur de récits qui témoignent, revendiquent, débordent, parfois, après de très longues années de silence.

Du silence à la parole

« Vous l’avez assommé avec un bâton ? Non, avec un secret ». C’est par ces mots du poète René Char que Francis Salembier [2] tentait de faire percevoir à l’assemblée quelque chose de son expérience longtemps enfouie dans le silence d’une mémoire capable de « conserver » les choses passées, mais pas de les « rappeler ». Le silence est un tombeau. Les souvenirs mutiques sont comme immergés dans les profondeurs d’un océan insondable, jusqu’à ce qu’un jour, la parole devienne possible, voire nécessaire. Alors elle permet à la personne victime de passer « d’un silence de mort à une parole vivante » (Jean-François Badin [3]). C’est le point de départ de tout processus de réparation.

S’appuyant sur ce constat, G. McGlone étudie depuis plusieurs années l’hypothèse que la voie à suivre, pour accompagner les personnes victimes, mais aussi toute l’Église, dans ce processus de réparation, pourrait être d’accepter d’entendre les récits difficiles des violences subies. C’est l’expérience qu’il fait avec des personnes victimes qui, entendant d’autres récits comparables aux leurs, découvrent la possibilité d’insérer leur histoire à l’intérieur d’un plus grand récit, commun, fraternel, à même de la contenir et de les soutenir : « Stories do heal », les récits ont une force thérapeutique. Pour le jésuite américain qui fut lui-même victime, il s’agit ni plus ni moins d’une expérience pascale, dans laquelle le récit de la douleur, du mal et de la blessure ouvre progressivement à l’espérance. Une expérience qui, d’après lui, devrait informer l’Église tout entière, notamment sur le terrain de la formation théologique et pastorale.

Les mots pour le dire

Parler des violences qu’on a soi-même subies est un immense défi pour les personnes victimes. Mais il cache un autre défi : celui qui consiste à parler des violences que d’autres ont subies, autrement dit à parler de ce dont on n’a pas fait l’expérience. Sur ce point, chaque communication se trouvait, d’une certaine manière, mesurée par la présence nombreuse de personnes victimes dans l’assemblée. Aucune histoire malheureuse ne peut jamais devenir un simple objet d’étude. « Le langage compte », a-t-on souvent entendu au cours de la journée. Sa dimension performative est à la fois un atout et un danger. Ainsi, on ne parlera pas de « victimes » mais de « personnes victimes », le passage du substantif au qualificatif signifiant clairement que la personne ne se résume ni ne s’identifie aux violences endurées. Évelyne de Mevius [4] y insistait : « La dénomination de “personne victime” atteste de la capacité de la personne à être autre chose que ce qu’elle a subi ». Elle a encore une histoire devant elle.

Certains mots font l’objet de dissensus : ainsi celui de réconciliation. « D’un côté, tout le monde insiste sur cette notion, observe Valérie Rosoux [5] ; de l’autre, les personnes victimes expriment souvent une amertume par rapport à elle ». Que faire à partir de là ? Se mettre à l’écoute, entrer en relation, accueillir les émotions, risquer un langage, distinguer, relier, articuler. Quand, par exemple, on parle de « mémoire », on convoque des réalités aussi différentes et complémentaires que celles du mémorial – qui a pour fonction « d’apporter au présent un événement du passé » – et du musée – qui, quant à lui, « expose un savoir ». D’après É. de Mevius, les deux sont nécessaires à l’établissement d’une véritable mémoire, qui n’a rien d’une « amnistie », laquelle vise un retour au silence.

Pour autant, le débat sur les mots peut encore représenter une violence à l’égard des personnes victimes, dont beaucoup insistent pour dire que c’est l’expérience vécue qui prime, la présence, bref, pour le dire encore avec É. de Mevius : l’humanité. Le langage compte, mais le langage ne suffit pas. Ce ne sont pas des mots que les personnes victimes réclament, mais la justice, rappelait Laëtitia Atlani-Duault [6].

Un temps pour réparer

La tension entre la nécessité de nommer l’irréparable et l’exigence de réparer concrètement les blessures renvoie à la dimension du temps, non seulement en tant que durée mais, et bien davantage, en tant que processus. Car il ne faut pas s’y tromper, une démarche mémorielle ne consiste pas à se complaire dans le fait de regarder en arrière mais à « rendre l’avenir différent du passé » (É. de Mevius). Ou encore, pour reprendre les mots de Brigitte Navail [7] : « On ne va pas faire un “monument aux morts”, mais un lieu où on va pouvoir aussi dire la vie ! ». Finalement, résume l’historienne Annette Becker [8], « il s’agit de faire vivre le passé et le présent : la mémoire continue, elle vit à tout moment. » Si on ne la recueille pas, elle déborde : « Dans les paysages ravagés par la violence, la mémoire jamais ne s’arrête. Loin des cascades aisément décelables, elle creuse, ronge la terre et fraie son chemin. Souterraine, elle glisse et finit par resurgir. Dans un lieu que l’on pense paisible et parfois même apaisant, d’un large jet. Avec une force insoupçonnée » (V. Rosoux).

Il existe une mémoire réparatrice, celle qui met en lien le passé et le présent et oriente vers l’avenir. Elle requiert la mise en œuvre de processus. Présentant les « étapes de la gestion d’un passé douloureux », V. Rosoux en dénombre cinq, comme autant de cercles concentriques à parcourir de la circonférence vers le centre : 1. silence ; 2. connaissance ; 3. reconnaissance ; 4. responsabilité ; 5. réparation. De manière complémentaire, plus attentive au registre de l’énonciation, É. de Mevius considère la démarche mémorielle comme trois étapes d’un discours : 1. la narration ; 2. l’interprétation, et 3. l’argumentation. La narration a le pouvoir d’aider à soulager les blessures, si le récit est effectivement reconnu comme ce qui parle au plus près de la personne. L’interprétation explore ensuite le registre causal. Quant à l’argumentation, elle élabore finalement des raisons pour défendre telle ou telle position, par exemple la mise en œuvre de réformes concrètes.

De tels processus, loin d’enfermer ou de contraindre, peuvent représenter de puissants outils pour des mouvements ou des communautés ayant connu des situations de violence et d’abus (sexuels, spirituels) et cherchant des moyens de construire un avenir meilleur. Certes, cela demande beaucoup de patience et un engagement sur le long terme. J.-Fr. Badin le faisait remarquer : « Il s’agit d’un processus de réparation. On ne répare jamais définitivement. L’enjeu est de “cheminer vers un horizon d’apaisement”, comme on dit dans la justice restaurative ». L’essentiel est de prendre conscience que la clé de l’avenir se trouve dans le passé. « Comment déverrouiller l’avenir ? », s’interrogeait V. Rosoux. « Il s’agit de prendre au sérieux le poids de l’irréversible ». Sans cette conscience et l’acceptation de la blessure qu’elle entraîne, tout projet de réforme, toute idée de réparation, finirait par éclater dans les airs comme une bulle de savon.

*

La mémoire est une réalité à la fois personnelle et collective. L’histoire des membres d’un corps retentit sur tout le corps. C’est pourquoi le corps tout entier, s’il veut se réparer lui-même et accompagner la réparation des personnes blessées en son sein, doit s’engager dans un processus mémoriel. Car c’est le corps tout entier qui est blessé. Certes, les blessures ne sont pas les mêmes pour tous : il y a des responsabilités et la justice exige de les identifier, de les nommer. Mais le groupe doit comprendre que l’histoire d’un seul de ses membres est aussi son histoire.

Si l’on voit bien, c’est d’ecclésiologie qu’il s’agit. « En fait, écrivait Paul aux Corinthiens, il y a plusieurs membres, mais un seul corps. (...) Dieu a voulu ainsi qu’il n’y ait pas de division dans le corps, mais que les différents membres aient tous le souci les uns des autres. Si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est à l’honneur, tous partagent sa joie » (1 Co 12,20.25-26). Sans doute préfère-t-on le partage des honneurs à celui des souffrances. Sans doute les histoires malheureuses et les cris de ceux qu’on n’a pas envie d’écouter fatiguent-ils le corps, mais il faut bien le comprendre : dans un corps, « les membres souffrants jouent le rôle crucial de permettre de vérifier que le corps réagit bien comme un corps » [9]. Il n’existe pas d’échappatoire, à moins de choisir le silence, ce qui reviendrait à choisir la mort.

Le corps est tout entier blessé. Mais de quel corps parle-t-on ? Pas seulement d’un groupe de personnes, ou d’une communauté, fût-elle aux dimensions de l’Église. Paul continue en disant : « Or, vous êtes le corps du Christ et, chacun pour votre part, vous êtes membres de ce corps » (1 Co 12,27). Le recul sacré que l’on devrait toujours avoir devant le corps d’un autre, devant le récit d’un autre, procède de cette identité christique de chacun des membres du corps, en même temps que du corps entier. On l’entend avec clarté dans la parabole matthéenne du jugement dernier : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). Blesser un membre du corps, c’est blesser le corps, et c’est blesser le Christ. Voilà sans doute le juste point de départ de toute démarche de « réparation ».

• Bonus : Sur Twitter-X, le Livetweet de la journée.

[1Gerard J. McGlone, s.j., Ph.D., est chercheur au Berkley Center for Religion, Peace, and World Affairs de l’université Georgetown à Washington, DC, où il dirige le projet « Towards a Global Culture of Safeguarding ».

[2Agressé par un prêtre durant son enfance, Francis Salembier est membre du Groupe Mémoire et participant-témoin à plusieurs groupes de travail initiés par la Conférence des évêques de France (CEF).

[3Référent de situation à l’Instance Nationale Indépendante de Reconnaissance et Réparation (INIRR), Jean-François Badin coordonne la mise en œuvre des démarches restauratives et le développement de la dimension mémorielle de l’instance.

[4Docteure en philosophie et en théologie, chercheuse associée à l’Université catholique de Louvain.

[5Directrice de recherches du FNRS et professeure à l’Université catholique de Louvain où elle enseigne la justice transitionnelle et les politiques de la mémoire.

[6Laëtitia Atlani-Duault est anthropologue, vice-présidente de l’Université Paris-Cité, et membre de la CIASE. Elle est aussi co-auteur, avec Christine Lazerges et Joël Molinario, du récent ouvrage Violences systémiques dans l’Église catholique : apprendre des victimes (Dalloz, 2023).

[7Brigitte Navail est engagée au diocèse de Nanterre dans l’équipe d’accompagnement des laïcs en mission ecclésiale (LME) et membre du collectif de personnes victimes « Foi et Résilience ».

[8Professeure émérite d’histoire à l’université Paris-Nanterre, co-fondatrice du parcours historique du Mémorial de la Shoah à Paris.

[9Étienne Grieu, Le Dieu qui ne compte pas. À l’écoute des humiliés et des boiteux, Salvator, Forum, 2023, p. 152.

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