Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Ré-interpréter la figure de Marie

Anne-Marie Pelletier

N°2020-4 Octobre 2020

| P. 27-40 |

Orientation

Bibliste bien connue, nouveau membre de la deuxième commission établie par le Pape pour l’étude du diaconat féminin, Anne-Marie Pelletier cherche depuis longtemps à penser l’Église en joignant le féminin au masculin. Issu du Colloque international réuni par L. Vardey, à Rome, en 2016, mais inédit, ce texte invite à méditer sur le cœur de Marie, où s’apprend notre humanité commune.

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« Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son fils né d’une femme... afin de nous conférer l’adoption filiale » (Ga 4,4). Que l’humanité soit associée à l’œuvre du salut en engageant si étroitement la personne d’une femme impose à nos théologies une tâche qu’elles sont encore loin d’avoir menée à bien. Certes, le concile Vatican II exhorte à apprendre à l’école de Marie, Mère de Dieu, ce que sont « les requêtes suprêmes de la foi [1] ». Mais ceci ne peut se faire réellement qu’en s’ouvrant simultanément à la réalité du « être femme », à une attention intelligente et juste à la manière dont le féminin expérimente la condition humaine et se tient devant Dieu. On le sait, au sein du corpus évangélique, le témoignage relatif à Marie est singulièrement parcimonieux et discret, en contraste troublant avec le foisonnement des traditions qui ont proliféré autour d’elle.

On s’en tiendra, dans les pages qui suivent, au début de l’Évangile de Luc, précisément à la mention de Marie dans deux épisodes du récit de l’enfance de Jésus : la visite des bergers à Bethléem, le pèlerinage à Jérusalem où Jésus adolescent s’attarde dans le temple auprès des docteurs de la Loi. Les deux récits se concluent sur la remarque : « Marie/sa mère gardait toutes ces choses/paroles (rèmata) dans son cœur », en portant la double précision d’un « garder avec soin » (sunetèrei) dans le premier cas, et d’un travail de la mémoire sur les rèmata médités (sumbállousa en tè cardia autès) dans le second. A priori, cette brève notation a une portée modeste. Elle est en tout cas moins immédiatement théologique que les mentions johanniques de « la mère de Jésus » assorties du titre solennel et inattendu de gunè (Femme), qui, dans le récit de Cana et celui de la Passion, ont clairement une portée christologique et ecclésiologique. Les mots de Luc apparaissent plutôt comme une discrète incursion dans le registre secret des pensées de Marie cachées en Dieu, à l’intime de son cœur. Ainsi, un court instant le récit lucanien franchit l’enclos secret d’un cœur de femme dont la vie est rejointe, dans l’ordinaire de ses jours, par un dessein de Dieu exorbitant qui vient bouleverser sa chair et qui accompagne l’histoire de l’enfant né de son sein.

Cela étant, la référence faite ici au « cœur » laisse entrevoir que le propos déborde l’anecdote de fioretti. Le mot reçoit en anthropologie biblique une forte densité de sens, puisqu’il désigne le lieu propre de la liberté, donc de la décision, qui induit l’écoute, le consentement à Dieu ou la fermeture à sa parole. C’est le cœur aussi qui est convoqué par l’exercice de mémoire des œuvres de Dieu, des commandements, des promesses de l’alliance. C’est pourquoi l’expérience de sa défaillance fait appel de l’espérance en Israël d’un acte de Dieu qui inscrira les commandements à même le cœur (Jr 31,33), ou plus radicalement, qui changera le cœur de pierre en cœur nouveau, cœur de chair capable d’une relation d’amour (Ez 36,26). De même, la thématique du « garder » (shamar), caractéristique de la tradition deutéronomique, renvoie-t-elle à un motif-clé de l’alliance. Ainsi donc, mentionner l’attitude du cœur revient à exprimer, à son point de vérité, la relation à Dieu, sachant que « “Dieu demande le cœur et non seulement les œuvres ; l’intuition et non seulement l’obéissance ; la compréhension et la connaissance de Dieu et non seulement la soumission” [2] ».

Sans forcer la sobriété remarquable du récit lucanien, on se propose de chercher à rejoindre quelque chose de la posture intérieure de Marie mentionnée par Luc en des mots très simples, mais qui sont précisément lourds d’un silence qu’il faut interpréter avec justesse. À la lumière du double verset retenu ici, on voudrait en particulier ré-interroger ce qui peut s’appeler « l’exceptionnalité » de Marie. Beaucoup de variations spirituelles se sont formulées sur ce thème. Les pages que la constitution Lumen gentium consacrent à Marie y reviennent avec insistance. Mais l’Évangile lui-même témoigne, d’ailleurs sans ménagement, que l’on peut s’égarer à ce propos. Ainsi de l’épisode où, à la béatitude du « ventre qui a porté Jésus », celui-ci oppose avec moins de lyrisme, mais plus de vérité biblique, la béatitude des cœurs qui écoutent et qui gardent la parole de Dieu (Lc 11,27). Ceci nous conduira à mettre en valeur une qualité du féminin dont la fidélité/foi de Marie nous semble être l’expression éminente. Et, puisque l’Église est maternellement engendrée de la mère de Jésus (Jn 19,25‑27), il s’agira bien d’identifier une réalité à vivre par tous les membres, hommes et femmes, de la communauté ecclésiale. En en faisant l’apprentissage auprès des femmes qui font cortège à Marie...

Écarter une méprise

Une première remarque s’impose pour pointer ce que notre attention présente à la condition des femmes permet de mieux identifier comme une interprétation déviée, dévoyée, des mots de Lc 2,19 et 51, que des siècles de lecture tendancieuse ont ancrée dans les mentalités. Sans nier en effet que la méditation de la fidélité silencieuse de Marie ait inspiré au long des siècles chrétiens une riche tradition spirituelle, on ne peut occulter le fait que, dans le même temps, les mêmes mots ont servi d’appui à la construction d’un modèle de féminité, confortant des préjugés hostiles aux femmes, et qui a joué comme modèle social contrecarrant les avancées indéniables que, par ailleurs, le christianisme apportait en la matière.

Ainsi la Vierge Marie « docile à la parole de Dieu », comme la qualifiait déjà Justin au deuxième siècle en inaugurant le parallèle Ève – Marie [3], a été constituée en référence, modèle et légitimation d’une féminité définie par l’effacement et le retrait silencieux. Donc vouée – comme naturellement – à la subordination, voire à l’assujettissement à l’autorité masculine [4]. C’est de cette façon que des valeurs authentiquement évangéliques d’humilité, d’écoute, d’obéissance – auxquelles les chrétiens des deux sexes sont normalement conviés – ont été retraduites fallacieusement en postures de modestie, de pudeur, de soumission... féminines. Un « propre du féminin » s’est construit à partir de là, se proposant aux femmes comme idéal de vie, tout en les assignant au nom même de cette féminité à un statut de mineures, au plan symbolique autant que juridique. Dès l’époque patristique, les éloges de la virginité en particulier s’expriment en ce sens. Pour les destinataires de son De virginibus, saint Ambroise célèbre l’exemple de Marie « humble de cœur, sobre de paroles, d’un jugement sage, peu adonnée à parler... » et il exhorte les candidates à la virginité consacrée : « Reconnaissez son oreille religieusement attentive, la retenue de ses regards ». En des mots redoutables, qui font écho de façon désagréable à des conduites contemporaines se réclamant de valeurs religieuses [5], il va même jusqu’à louer Marie de ne monter au Temple qu’accompagnée de Joseph, « le gardien de sa pureté ». L’histoire du XIIIe siècle montrera également comment la belle spiritualité de l’humilité franciscaine a eu tendance à être récupérée pour étayer un idéal féminin d’humilité ancillaire, célébré par la prédication mais aussi relayé dans des manuels laïcs au XIVe siècle [6]. C’est ainsi qu’à l’époque classique, un grand prédicateur français comme Fléchier pouvait faire l’éloge de Marie-Christine de Bavière, princesse à la cour de France, en la louant de n’avoir su que deux choses : « Obéir et prier ».

On ne peut ignorer le rôle joué ici par l’antique théologie de Marie-Nouvelle Ève [7]. Elle a creusé le contraste entre un profil marial renvoyant à une féminité drapée de modestie, de réserve et d’obéissance, d’une part, et le profil de l’Ève des origines, d’autre part, femme trop bavarde, prompte à l’initiative, faible à la tentation et périlleuse pour l’homme. Ainsi, l’histoire malheureuse du jardin d’Éden imposerait-elle aux femmes de se tenir dans la contre-pose d’une femme obéissante, patiente, modeste, vertueuse. En réalité, au-delà de l’espace biblique, c’est tout une veine immémoriale et transculturelle de subordination, qui est ici concernée et qui, dès l’âge apostolique tardif, fit retour au sein du christianisme naissant. En témoignent les « codes domestiques » païens qui inspirent les dispositions formulées en Ep 5, ou Col 3,18‑4,1, ou bien encore les consignes de la 1e Tim 2 enjoignant aux femmes de se taire dans les assemblées.

En un mot, on voit comment la sollicitation de la figure de Marie, interprétée de façon bien peu désintéressée, a pu servir d’étai à une construction du féminin reposant sur une intériorité réputée féminine, en contraste avec le masculin, et cela au sein d’un double paradigme opposant intérieur vs extérieur, espace privé vs espace public, condition passive vs existence active. Au nom de cette intériorité docile, invoquant l’enfouissement matriciel, les femmes ont pu être aisément confinées au monde domestique, donc exilées de ce qui constitue l’espace extérieur du masculin, ouvert, lui, à l’exercice de l’autorité, la visibilité de la vie publique, la prise d’initiative, la prérogative de la parole et, corrélativement, la production des savoirs. Même si l’histoire des sociétés chrétiennes comporte bien de la complexité, qu’il est juste et simplement honnête d’honorer, impossible de ne pas relever comment cette logique a contribué à tenir les femmes à l’écart de tout ce qui concrètement est réputé faire l’histoire qu’enregistre la mémoire des sociétés et qui concentre leur estime [8].

C’est précisément cette marginalisation symbolique et pratique que visent les combats féministes. On notera cependant avec intérêt que, en marge d’une logique militante, le paradigme traditionnel opposant un extérieur, a priori et naturellement valorisé, à un intérieur, au mieux objet de condescendance, peut être également contesté et subverti aujourd’hui à partir d’un point de vue masculin. C’est le cas, lorsqu’une voix comme celle d’E. Lévinas instruit le procès de tout ce qui existe en notre civilisation sous le signe masculin, viril, du « logos universel et conquérant ». Autrement dit, tout ce qui se déploie dans une extériorité qui, à ses yeux, rend le monde présent de moins en moins habitable. Pensant l’ordre contemporain sous l’inspiration du Talmud, Levinas plaide donc pour une féminité offrant l’hospitalité de son intériorité, se faisant « Maison », c’est-à-dire conservant précieusement, et pour tous, l’expérience de ce qu’il nomme « l’étrange défaillance de la douceur [9] ». On ne peut que se réjouir de ce beau plaidoyer pour une intériorité revalorisée, ré-inscrite dans le jeu de l’histoire, rendue aux réalités activement efficaces. Pourtant cette vision elle-même n’est peut-être pas sans équivoque. En tout cas, elle soulève manifestement les réserves d’une lectrice, Catherine Chalier, philosophe elle-même, et pourtant en connivence profonde avec l’auteur de Totalité et infini. Celle-ci débusque en effet la reconduction subreptice d’une invincible limitation du féminin dans une problématique pour laquelle « la dimension de l’intime est ouverte par la femme, et non pas la dimension de hauteur [10] ». Elle commente : « Sans la femme, sans sa défaillance et l’intimité de sa demeure, l’homme ne connaîtrait “rien de ce qui transforme sa vie naturelle en éthique” ». Autrement dit, la femme, en sa douceur, désignerait le commencement de l’éthique... Mais, relève C. Chalier, dans cette logique, « ... la femme n’est pas capable de plus. Son intimité et sa douceur n’ouvrent pas la dimension de hauteur où se vit l’insituable éthique. Le féminin reste fermé à la hauteur qui annonce la transcendance [11] ». Décidément, l’intériorité est une réalité subtile à identifier correctement, en tout cas d’une manière où les femmes puissent être à l’aise.

Marie et la louange du Magnificat

Revenant à Marie, il est donc nécessaire d’interroger plus avant les mots de Luc, et cela dans la confiance que ce sont les Écritures elles-mêmes qui offrent les meilleures ressources pour rejoindre le sens authentique de son attitude, loin des étroitesses périlleuses de l’interprétation évoquées précédemment. De fait, quoi qu’il en soit des piètres conditions sociologiques de la vie féminine à l’époque de Jésus, que l’historiographie contemporaine nous restitue [12], le texte évangélique objecte à une interprétation strictement introvertie de l’attitude de Marie. À preuve, les paroles du Magnificat, à proximité immédiate de l’espace textuel des versets de Lc 2,19.15. En ce chant d’action de grâces, le monde fait irruption, débordant la clôture de l’espace domestique. Il y est présent avec ses conflits et ses luttes, bien au-delà de l’expérience présumée d’une modeste femme d’un village perdu de Galilée. Ses mots résonnent du souci des riches et des pauvres, des puissants et des humbles, dont le face-à-face constitue l’histoire tumultueuse des sociétés humaines.

L’attente si pressante dans la prière d’Israël de l’intervention divine qui fera justice aux petits, aux méprisés, aux opprimés, trouve dans la bouche de Marie une expression ardente, sinon belliqueuse [13]. Soulignons que cette proclamation doit être entendue avec tout le réalisme concret de l’alliance engageant des biens incarnés, charnels, capables de répondre aux besoins de la vie du corps autant que de l’âme. Ainsi les accents du Magnificat relient Marie à la lignée de femmes entre les mains desquelles l’avenir historique du peuple s’est joué, lorsque pesaient les menaces mortelles qui faisaient défaillir le cœur et l’espérance. Femmes résistantes, guerrières à l’occasion, dont la Bible garde mémoire, depuis Déborah jusqu’à Judith ou Esther. Femmes, par conséquent, qui investirent l’espace public, entrèrent dans la mêlée du combat. Ainsi le lecteur est-il convié à opérer la jonction entre la vision de Marie méditant en silence les remata de Dieu, d’une part, et l’audition de son chant, d’autre part, qui inscrit sa propre histoire dans celle du peuple d’Israël, et dans celle du monde, où le bras divin tout-puissant renversera les hiérarchies humaines. Le paradoxe du texte évangélique doit être tenu. Dans la personne de Marie, l’intérieur de ce qui se vit dans le lieu retiré du cœur et l’extérieur de ce qui se joue sur la scène du monde sont en implication mutuelle. Autrement dit, pour rejoindre la féminité dont les Écritures modèlent mystérieusement les traits à partir du retour d’exil [14] et dont la figure s’accomplit dans la mère de Jésus, il nous faut certainement mettre en composition quelque chose comme la douceur absolue d’une Vierge de Fra Angelico et les visages farouches des femmes vaillantes d’Israël. Alors peut s’éclairer l’étonnante parrhèsia qui s’affirme dans le chant de Marie, humble servante du Seigneur, qui pourtant ose se déclarer objet de la béatitude qui la célèbrera dans la suite des âges. En cette femme bénie, qui consent à la logique déconcertante du plan de Dieu, l’humilité se conjoint à l’audace maximale, la puissance est révélée en ceux que les puissants méprisent.

Loin des raisons de la théodicée, l’endurance de la foi

En cela, Marie appartient aussi généalogiquement au peuple humble et fidèle qui apparaît après le grand élagage de l’exil à Babylone. Peuple d’anawîm, de pauvres devant Dieu, de fils et de filles d’Israël qui se tiennent dans une fidélité sans autre appui que celle de Dieu à son peuple [15] et dans l’espérance d’une consolation que la longue durée des délais de l’accomplissement ne décourage pas. L’enjeu est bien ici fondamentalement celui de la foi, qui consiste à croire Dieu sur parole, au-delà de l’immédiatement visible, dans le clair-obscur d’une histoire en gestation, en sachant – d’un savoir qui pour être de foi, n’est pas de moindre certitude – que le salut mature dans le secret d’une histoire en marche irrésistible vers son terme. Celui ou celle qui entre dans cette foi peut recevoir le qualificatif de « cœur intelligent », selon la mention de Pr 14,33 ou encore l’expression mise dans la bouche de Salomon priant Dieu de lui accorder la sagesse (cf. 1 R 3,9 et la demande d’« un cœur écoutant pour juger »). L’intelligence en question ici, reliée à l’écoute de la Parole de Dieu, est une clairvoyance qui, au sein même de l’obscurité persistante, demeure courageusement dans la certitude que la maîtrise finale appartient à Dieu et que rien de sa promesse ne peut être perdu. Un tel cœur reçoit ainsi la capacité à rejoindre la profondeur cachée du réel où Dieu est à l’œuvre, présent au monde dans l’invisible, continuant à le créer jusqu’à le recréer, là où la mort le décrée. Telle est Marie qui sait, par-delà toute raison humaine, en consentant aux raisons de Dieu qui la débordent.

Ce savoir est évoqué par l’évangéliste comme un travail de la mémoire à travers des mots qui précisent la qualité de l’attention de Marie, « gardant avec soin », « retenant dans son cœur » les événements vécus [16]. Non seulement ce « cœur intelligent » garde, mais il s’efforce de rassembler et de composer ensemble les éléments encore épars d’une œuvre de Dieu révélée en mystère, en train d’advenir, mais qui reste encore couverte du voile que seule l’illumination du terme lèvera. On le voit, comprendre ainsi le cœur fidèle de Marie fait quitter la métaphore de l’intérieur vs l’extérieur, pour mettre plutôt en jeu cette fois la référence conjointe de la surface de l’histoire vs sa profondeur. L’intériorité se fait alors capacité à déchiffrer la surface visible des choses en y laissant advenir le travail de l’invisible. Il s’agit bien là d’accéder à ce qu’un théologien contemporain comme Rowan Williams désigne, en proximité intellectuelle avec Wittgenstein et Bonhoeffer, comme la « profondeur des surfaces [17] ». La connaissance, ici, implique le consentement à une certaine déroute de l’intelligence, elle passe par l’affrontement à une réalité provisoirement contraire. Elle a pour accompagnement l’expérience d’un « ne pas comprendre » diversement gradué, qui va de l’étonnement à la perplexité, voire à la nuit. Ainsi, dans le récit de la Nativité, la mention de Marie qui conservait et méditait les remata dans son cœur est associée à l’expérience de l’étonnement qui saisit, dit Luc, tous les auditeurs de la parole des bergers. Plus encore, dans l’épisode où Jésus adolescent demeure seul en discussion dans le Temple. L’évangile souligne l’incompréhension de ses parents à propos des « affaires de mon Père », avant de conclure sur la réaction de Marie à ces événements déroutants. Et il n’est pas indu d’étendre le commentaire lucanien à la scène de la Présentation au temple, où le motif de l’étonnement (2,33) resurgit, tandis que Siméon associe à la proclamation de Jésus « lumière des nations et gloire d’Israël » l’annonce si troublante de l’épreuve à venir. Dans une de ses Présentation de Jésus au temple, le peintre Rembrandt a saisi avec une perspicacité bouleversante l’étonnement si proche de la perplexité qui habite Marie en cet instant [18]. Dans le regard de celle-ci se lit l’expérience que désigne Benoît XVI, lorsqu’il affirme que la reconnaissance vraie de Dieu se fait nécessairement à travers le mystère de son incognito [19]. Dès l’Annonciation, en fait, Marie est celle qui est là « l’esprit ouvert à l’écoute de l’autre, au-dedans-dehors-d’elle », comme dit la philosophe Luisa Muraro en interrogeant le visage de celui qu’elle nomme Le Dieu des femmes [20].

Ce cœur fidèle et intelligent est aussi un cœur capable d’affronter l’épreuve du temps, c’est-à-dire le tempo de l’accomplissement, avec ses délais, ses retards, à l’aune de l’espérance humaine. Ainsi, de nouveau, comment ne pas questionner par-delà le silence du texte, l’expérience de Marie durant de ce que l’on appelle parfois « les années obscures de Jésus » ? « De trente-trois ans, il vit trente sans paraître », dit Pascal. Ces années de vie quotidienne ordinaire, qui semblent un démenti total aux paroles grandioses de l’ange de l’Annonciation, sont à ce point enfouies, hors mémoire, qu’elles n’existent pas dans l’Évangile de Marc et dans celui de Jean. Ainsi faut-il imaginer Marie expérimentant sur cette longue durée le mystère de kénose du Christ que désigne l’hymne aux Philippiens, c’est-à-dire affrontant sans déserter les mystères de l’incarnation, sans s’étayer d’aucune théodicée [21]. Telle est la mère de Jésus, à l’image de Judith qui, face à des chefs et un peuple terrorisés au point de lancer un ultimatum à Dieu, semonce les anciens de Béthulie : « Qui êtes-vous donc pour tenter Dieu en ce jour ? (...) S’il n’est pas dans ses intentions de nous sauver avant cette échéance de cinq jours, il peut nous protéger dans le délai qu’il voudra, comme il peut nous détruire à la face de nos ennemis... » (Jd 8,11...17). De façon étonnante, Judith argumente d’ailleurs en dénonçant le cœur sans intelligence de ses auditeurs, tandis qu’elle-même est montrée attentive à « pénétrer le Dieu qui a fait toutes choses, scruter sa pensée et comprendre ses desseins [22] ». De même, Marie est celle qui consent à l’énigme du temps de Dieu qui règle la vie du Fils dans la chair. C’est dans cette mesure que son cœur a pouvoir de rejoindre le dessein caché de Dieu.

Si l’on s’autorise un instant à passer de l’Évangile de Luc à celui de Jean, on peut imaginer que c’est l’apprentissage de cette fidélité patiente qui lui permet d’être debout au pied de la Croix. Plus que jamais ici l’éloquence des commentaires spirituels s’envole et prête à Marie une perception sublime de l’événement, bien loin de la réalité désolée du gibet du Golgotha où se consomme « l’amour jusqu’au bout » du Christ. La succession des perplexités qui avaient suscité ses questions (cf. à l’ange : comment cela se fera-t-il ? », à l’adolescent retrouvé : « pourquoi nous as-tu fait cela ? ») débouche sur cette heure, où tous les signes s’éteignent, alors même que s’accomplit la mystérieuse prophétie de Syméon. Que comprenait Marie au pied de la Croix, lorsqu’elle repassait dans sa mémoire déchirée le parcours de ce fils sans pareil ? Qui peut le dire ? Et importe-t-il de forcer le secret ? Dans la nuit obscure du Vendredi saint, faudrait-il que le « Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » du Fils soit resté étranger au cœur de la mère ? Ce qui importe seul est ce qu’atteste Jean : elle était là, debout, au calvaire, à portée de voix de Jésus. Autant que l’on puisse parler, il est permis d’imaginer alors quelque chose comme une entrée de Marie dans la nuée de la présence divine, à la fois obscure et lumineuse. Quelque chose qui est « la connaissance propre de l’amour à l’état pur, qui de l’autre sait tout parce qu’il prend tout, et ne sait rien par ce qu’il le laisse être ce qu’il est [23] ».

Terminons par un dernier constat, qui doit nous retenir un instant. En effet, Marie n’était pas seule au Calvaire. « Des femmes qui suivaient Jésus depuis la Galilée » n’avaient pas déserté comme l’avaient fait tous les autres. Dans notre histoire non plus, Marie n’est pas seule, contrairement à une image mythologique et tendancieuse (« Seule parmi les femmes, elle sut plaire à Dieu », C. Sedulius). Il nous faut tenir fortement que Marie, en son destin exceptionnel, n’en est pas moins femme parmi les femmes. On se souvient que Thérèse de Lisieux y insistait sur son lit de mort : « Il ne faudrait pas dire d’Elle des choses invraisemblables, ou qu’on ne sait pas [24] ». La même Thérèse voulait qu’il soit dit « qu’elle vivait de foi comme nous ». Si la Vierge Marie est en solidarité étroite avec les femmes du passé d’Israël, elle l’est non moins avec les femmes de toujours et de partout. Par-là, elle aide à percevoir la capacité proprement féminine à vivre l’obscur, en résistant au découragement, en dépassant l’évidence de la défaite, donc sans lâcher l’invisible où la vie est invaincue, où la chair – si défigurée ou déchue soit-elle – peut toujours être recueillie, consolée, honorée. On se permettra, pour finir, une citation non biblique : « Tous les vivants sont dans mon cœur. L’auberge est vaste. Il y a même un lit et un repas chaud pour les criminels et les fous [25] ». Ces mots, étrangement, sont en syntonie avec ce que nous savons du cœur de Thérèse. Mais aussi avec ce que nous devinons, à travers les Évangiles et la méditation de l’Église, ils conviennent à l’évocation du cœur de Marie. Or ils sont ceux d’un homme, le poète Christian Bobin. Cette jonction du masculin et du féminin doit demeurer un souci essentiel de nos réflexions théologiques présentes. En l’occurrence, cela signifie que regarder et comprendre Marie, c’est apprendre notre humanité commune. Et c’est apprendre à être l’ Église, comme l’est Marie, en entrant dans l’intériorité de sa foi qui voit le monde en Dieu, et qui demeure dans une confiance invincible, quelle que soit l’épreuve présente des délais eschatologiques.

[1Constitution Lumen gentium § 65. Le § 57 est consacré à la place de Marie dans les récits de l’enfance de Jésus.

[2A. HESCHEL, Dieu en quête de l’homme, Philosophie du judaïsme, Paris, Éd. du Seuil, 1968, p. 327.

[3JUSTIN, Dialogue avec Tryphon, § 100.

[4A. CARR, La femme dans l’Église, Tradition chrétienne et théologie féministe, Paris, Éd. du Cerf, Coll. Cogitatio fidei, n° 173, p. 244-250. Voir également R. GIBELLINI, Panorama de la théologie au XXe siècle, chapitre 14, Paris, Éd. du Cerf, 1994.

[5SAINT AMBROISE, Écrits sur la virginité, Éd. de Solesmes, 1980, p. 57-63.

[6Cf. M. WARNER, Seule entre toutes les femmes, 1976, traduction française 1989, Éd. Rivages/Histoire, p. 171s. L’auteure y analyse le texte du Ménagier de Paris de la fin XIVe siècle, qui désigne à la femme les deux soucis qui doivent l’occuper : « le salut de votre âme et la joie de votre mari ».

[7Si le point de départ se trouve chez Justin, la thématique reçoit un ample développement chez saint Irénée : « ...Ève, en désobéissant, devint cause de mort pour elle-même et pour tout le genre humain, de même Marie, ayant pour époux celui qui lui avait été destiné par avance, et cependant vierge, devint, en obéissant, cause de salut pour elle-même et pour tout le genre humain » (Adversus haereses, III, 22,4).

[8Nous renvoyons à notre livre, Le christianisme et les femmes, Vingt siècles d’histoire, Paris, Éd. du Cerf, 2001.

[9E. LEVINAS, Difficile liberté, Paris, Albin-Michel, p. 51. Voir l’ensemble du chapitre « Le judaïsme et le féminin », p. 50-60 et aussi dans Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff Publishers, 1961, 1980, les pages consacrées à la thématique de la « demeure », en particulier p. 127s.

[10E. LEVINAS, Difficile liberté, o. c., p. 59.

[11C. CHALIER, Figures du féminin, Lecture d’Emmanuel Lévinas, Paris, Éd. du Cerf, coll. La nuit surveillée, 1982, p. 92-93.

[12On consultera en particulier Sch. BEN-CHORIM, Marie, Un regard juif sur la mère de Jésus, 1971, traduction française 2001, Desclée de Brouwer, mais aussi Aristide SERRA, Miryam Figlia di Sion, La Donna di Nazaret e il femminile a partire dal giudaismo antico, Ed. Paoline, 1997.

[13Parmi de nombreux commentaires du Magnificat, signalons celui de Ch. PERROT, Marie de Nazareth au regard des chrétiens du premier siècle, Paris, Cerf, Coll. Lectio divina n°255, p. 239-249. Voir aussi M. EDWARDS, Bible et poésie, Paris, Éd. de Fallois, 2015, proposant une forte traduction du texte évangélique (« il a dispersé les superbes dans l’imagination de leur cœur »).

[14Nous renvoyons à la manière dont le féminin investit alors les Écritures bibliques à travers la rédaction des livres de Judith ou d’Esther, la mise en forme du Cantique des cantiques ou encore l’élaboration de la figure de Sion dans la littérature prophétique.

[15La longue invocation d’Isaïe 63,7 – 64,11 est exemplaire de cette foi post-exilique humble et endurante en invoquant comme seul recours la paternité de Dieu : « Et pourtant tu es notre père » (Is 63,16 ; 64,7).

[16Voir l’analyse de D. ALEIXANDRE dans Raconter Jésus, Paris, Bayard, 2014, p. 310s.

[17Ronan Sharkey reprend l’expression pour titre d’un article où il la commente dans Transversalités, Supplément 3, « Destinée de l’humanisme et révolution anthropologique contemporaine », Revue de l’Institut catholique de Paris, 2015.

[18Cette Présentation au Temple, datée de 1627-1628, se trouve à la Kunsthalle de Hambourg.

[19J. RATZINGER, Un seul Seigneur, une seule foi, Paris, Mame, 1971, p. 30.

[20L. MURARO, Le Dieu des femmes, Éd. Lessius, 2006.

[21Ainsi « Marie a partagé l’obscure condition de la foi, qui est celle des rachetés. Telle fut sa béatitude sur terre, et pas une autre : non celle de la science maîtresse des concepts ou de la vision extatique, mais celle du ’miroir’ ; ou de ’l’énigme’ comme dit saint Paul » (R. LAURENTIN, La question mariale, Paris, Éd. du Seuil, 1963, p. 168).

[22Sur Judith comme figure de sagesse personnifiée, voir S. LANDRIVON, Faites-les taire, Judith, un enseignement subversif, Éd. Olivétan, 2014, p. 54s.

[23Les mots sont de Luisa Muraro à propos d’Angèle de Foligno, dans Le Dieu des femmes, o. c., p. 103.

[24SAINTE THERESE DE L’ENFANT JESUS ET DE LA SAINTE FACE, Derniers entretiens, Le Carnet jaune, 21 août 1897, Œuvres complètes, Cerf /Desclée de Brouwer, 1996, p. 1102-1104. On verra également le poème de mai 1897 : « Pourquoi je t’aime, ô Marie », où Thérèse célèbre Marie femme parmi les femmes. « Me croire ton enfant ne m’est pas difficile/ car je te vois mortelle et souffrant comme moi » et encore « je t’aime te mêlant avec les autres femmes... », « Mère, ton doux Enfant veut que tu sois l’exemple/De l’âme qui Le cherche la nuit de la foi » (Ibid., p. 750-756).

[25Ch. BOBIN, Un assassin blanc comme neige, Folio Gallimard, 2012, p. 35.

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