Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Petit regard sur la vie consacrée au pays du Seigneur

Philippe Barbarin

N°2020-4 Octobre 2020

| P. 71-80 |

Sur un autre ton

Rentré d’un voyage de plusieurs mois en Terre sainte, le Cardinal Philippe Barbarin, à qui le Pape pourrait en tout temps confier de nouvelles missions au Moyen-Orient, a accepté de nous livrer ses impressions sur la vie consacrée dans ces régions. Une rare occasion d’apprendre comment, si les chrétientés décroissent sans cesse, la vie religieuse demeure fortement implantée au pays de Jésus.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Le confinement du début de l’année 2020 m’a amené à passer plus de trois mois en Terre Sainte. J’avais suivi jadis une formation de quelques semaines pour devenir guide, puis conduit de nombreux pèlerinages, participé à quelques rencontres judéo-chrétiennes internationales, mais jamais je n’étais resté aussi longtemps en Israël.

Trois mois en Terre Sainte

Les moines et moniales de l’Abbaye d’Abu Gosh m’ont accueilli comme un frère et m’ont permis de visiter de nombreuses communautés religieuses. La première sortie dans le bourg m’a conduit au sanctuaire de Qiryat Yearim, pour saluer les sœurs de Saint Joseph de l’Apparition. Je souhaitais retrouver ce lieu de Notre-Dame de l’Arche d’Alliance, que j’avais découvert en 1974 en même temps que l’église croisée d’Abu Gosh, et qui accueille depuis des années les groupes de « Bible sur le terrain » (BST). Presque sur le chemin, a été construit tout récemment par l’Opus Dei un centre impressionnant, « Saxum », dont quelques laïques consacrées m’ont expliqué le projet pédagogique, conçu à l’intention des pèlerins.

Abu Gosh était ma base, si l’on peut dire. Pendant le confinement, le monastère ne recevait plus les groupes de pèlerins qui y affluent d’ordinaire, mais le contact était maintenu avec un grand nombre de communautés religieuses de Terre Sainte. C’est ce qui m’a permis, en plus des recommandations que plusieurs communautés de France m’avaient faites avant mon départ, de visiter bien des lieux et parfois de passer plusieurs jours dans des communautés comme les Trappistes de Latroun, le Carmel et les Bénédictines du Mont des Oliviers, les Béatitudes d’Emmaüs-Nicopolis, les monastères de Bethléem, les Clarisses de Jérusalem, les Petites sœurs de Jésus, les sœurs de Saint Vincent de Paul, de Saint Joseph ou du Rosaire, les Carmels de Haïfa et de Bethléem, bien sûr les Franciscains de la Custodie, mais aussi les Assomptionnistes, les Jésuites et les Dominicains, les Salésiens, les Légionnaires du Christ, les Bénédictins allemands de la Dormition, la communauté du Chemin Neuf au centre de Tantour... j’en oublie certainement. J’avais prévu d’aller aussi dans d’autres endroits, comme la maison de l’Emmanuel au bord du lac, mais celle-ci était fermée à cause du coronavirus.

À peu près partout, ce fut une belle rencontre avec la communauté qui se présentait, racontait sa vie, son histoire, ses contacts, sa mission et me demandait simplement mon témoignage, et parfois davantage, comme une conférence, et même une petite retraite ou une session sur un thème (surtout sur la Parole de Dieu, mais aussi sur tel ou tel théologien, sur les relations judéo-chrétiennes ou encore trois jours sur le discernement au Carmel de Haïfa). Les frères et les sœurs d’Abu Gosh, mais aussi un moine de Bethléem, m’ont emmené des journées entières marcher dans le désert ou dans le fond d’un wadi... Un enchantement et de nombreuses découvertes pour celui qui a vu vingt et trente fois les mêmes lieux que l’on doit présenter aux pèlerins – car ils ne viennent qu’une seule fois dans leur vie sur cette terre bénie – mais qui n’a jamais eu le temps de découvrir des lieux nouveaux ! Là, selon le mode qui se répand depuis quelques décennies, nous étions « Bible en main », « Bible sur le terrain », à deux ou en petit nombre. Nous lisions constamment la Parole (une magnifique lecture des neuf chapitres d’Amos dans une grotte du Wadi Chariton, près de Teqoa, quel moment !), mais aussi nous parlions simplement, surtout de ce pays bien sûr, de son Église et des communautés auxquelles appartenaient ces frères et sœurs.

Il fut important aussi pour moi de passer plusieurs jours au Patriarcat latin et d’avoir des échanges fraternels, à la fois simples et profonds, dans cette « Maison », spécialement avec Mgr Pizzaballa, l’Administrateur du diocèse qui est lui-même un religieux franciscain, ancien Custode de Terre Sainte. Avec lui, nous avons passé un long moment dans un monastère de Bethléem. Je l’ai vu écouter, interroger les sœurs, prier avec la communauté, partager un repas... Plusieurs fois, il m’a demandé mes impressions sur des lieux où je m’étais rendu.

Quelques impressions

Ce qui m’a frappé en premier lieu, dans le panorama général de la vie de l’Église catholique en Terre sainte, c’est la forte diminution des communautés chrétiennes, alors que la présence des Instituts de vie consacrée reste impressionnante. Un moine me criait son effroi de voir que beaucoup de chrétiens arabes quittaient le pays. « Bientôt, la communauté de Jérusalem va tomber en dessous des chiffres du premier jour. Ils ne seront même plus 3000 ! » Ceci ne vaut sans doute pas pour le Nord où l’on voit des paroisses melkites nombreuses et vivantes, mais devient vraiment douloureux, dans la région de Bethléem par exemple. En plusieurs endroits, j’entendais la question qui avait fait suite au discours de Pierre : « Frères, que devons-nous faire ? » (Ac 2,37). Une interrogation dont j’avais l’impression qu’elle voulait dire aussi : « Est-ce que l’Église se rend compte de ce qui nous arrive ? »

Les ordres, congrégations et instituts religieux, les communautés nouvelles, tiennent presque tous à avoir ou garder une réelle implantation dans cette terre promise et donnée au peuple élu, et spécialement dans la ville de Jérusalem que nous chantons tous comme notre ville natale (Ps 87,5).

Autre aspect qui m’a frappé : le monde monastique est bien représenté, je dirais même de manière assez impressionnante, avec la famille bénédictine (en plus d’Abu Gosh, il y a un monastère de Bénédictines au Mont des Oliviers et deux implantations de Bénédictins allemands à Jérusalem (la Dormition) et au bord du lac (Tabgha). La montagne du Carmel a attiré les pères carmes et les sœurs, à Haïfa et Muhraqa. Mais il y a trois autres Carmels féminins à Jérusalem, Bethléem et Nazareth..., des communautés internationales où la présence francophone et italienne est encore significative, mais où des forces nouvelles sont arrivées de Pologne, d’Amérique latine, d’Afrique et de Madagascar. On ne trouve pas de maison cartusienne, mais la présence des Cisterciens de Latroun (abbaye « fille » de Sept-Fons) est une référence dans l’Église locale et un point de repère important dans la région. De nombreux Russes, arrivés depuis une trentaine d’années fréquentent ce lieu ; plusieurs que l’on sent « assoiffés » viennent y chercher une vie nouvelle... Un prêtre salésien établi à Bet Gemal fait office de curé de la paroisse russe. C’est une surprise de voir, en entrant dans le magasin de Latroun, qu’en dehors du vin et des différentes boissons produites par le monastère, tout le reste (icônes, livres de prières...) est en russe ! J’ai eu la joie de célébrer un matin la messe chez les Clarisses de Jérusalem et de passer ensuite un long moment avec elles. Elles m’ont parlé de leur sœur Marie de la Trinité, qui avait été proche d’Adrienne von Speyr et à laquelle Hans Urs von Balthasar s’était intéressé (comme à la sœur Missionnaire des campagnes qui portait le même nom en France). Il est étonnant, douloureux aussi peut-être, de voir que le recrutement des communautés contemplatives se fait trop peu, en cette période, dans l’Église locale.

De nombreux Instituts consacrent aussi une grande énergie au service social et éducatif, en particulier dans le monde scolaire et sanitaire. Certes, les vocations manquent aussi, de façon inquiétante maintenant, chez les Frères des écoles chrétiennes, les Filles de la Charité ou les Sœurs de Saint Joseph, mais leurs institutions occupent encore une place importante dans le paysage. Des ordres de chevalerie continuent de faire preuve d’une grande générosité pour les écoles et les hôpitaux. Il est impressionnant de voir, dans une petite ville comme Taybeh, quasiment tout entière chrétienne, en territoire palestinien, que de nombreuses familles musulmanes d’alentour envoient leurs enfants à l’école catholique. À l’hôpital Saint-Louis où est mort le P. Charles, ancien Abbé d’Abu Gosh, les musulmans et les juifs sont accueillis avec autant d’attention que les chrétiens et tout le monde mange un menu « casher », sans aucune objection.

C’est une joie de voir des communautés soucieuses du contact en profondeur, de l’immersion dans le monde local. Il y a quelques décennies, j’avais rencontré les Petites sœurs de Jésus, qui vivaient leur consécration dans le monde juif, près de Tel Aviv ; et cette fois-ci, un matin de carême, je suis allé célébrer chez les Petites sœurs à la 6e station, dans Jérusalem. Puis nous avons eu un beau temps de partage avec cette communauté où l’ancienne supérieure générale poursuit sa route et son témoignage : une présence toute simple qui rayonne et offre sa lumière alentour. Le Frère Louis-Marie, prieur d’Abu Gosh, m’a expliqué qu’à l’origine de la fondation de leur monastère par l’abbaye du Bec-Hellouin, il y avait le désir explicite d’une présence monastique chrétienne en terre d’Israël, tournée particulièrement vers le monde juif et en bonne relation avec les autres composantes de la société. On comprend pourquoi ce site était si cher au cardinal Lustiger et l’on admire que le Dr Prasquier et les Juifs de France (le CRIF) aient souhaité installer un mémorial en son honneur dans le parc de l’abbaye.

En ce lieu où « Terre et Parole » sont intimement liées, les Instituts de vie consacrée – spécialement les ordres mendiants – veulent aussi continuer à travailler la Parole. Les Dominicains, au couvent Saint-Étienne, poursuivent la mission inaugurée par le P. Lagrange à l’École Biblique et Archéologique Française. Le projet extraordinaire de la BEST (la Bible En Ses Traditions) mené par toute une équipe autour du P. O.-Th. Venard, laisse entrevoir un bon siècle de travail ! Ceux parmi les Prêcheurs et les autres chercheurs qui sont partis début mars pour fêter à Paris le 100e anniversaire de l’affiliation l’École Archéologique à l’Institut ont été empêchés de revenir pendant plusieurs mois, à cause du confinement. Les Jésuites ont aussi leur Institut Biblique et certains d’entre eux sont très engagés dans le dialogue avec le monde juif. Les Franciscains, en plus de leur mission de gardiens des lieux saints (la « Custodie »), veillent sur leur studium au couvent de la Flagellation, une institution de haut niveau où l’on forme des Franciscains venus de tous les continents, mais aussi des jeunes de communautés nouvelles qui savent l’importance de ces années de présence et de formation en ces lieux saints. Les liens de ces diverses institutions avec le monde juif et l’Université hébraïque sont maintenant fréquents et nourris. À l’intérieur du diocèse catholique latin, la présence de la communauté hébréophone a changé et pris beaucoup d’importance ces dernières décennies. Le dialogue judéo-chrétien est riche et varié ; le « Camino » (Chemin néo-catéchuménal), qui n’a pas le statut d’un Institut de Vie consacrée, y prend sa place bien au centre des préoccupations de l’Église, mais toujours un peu décalée. J’imagine que tout ne se passe pas toujours bien entre ces diverses communautés, mais j’ai vu que tout cela est foisonnant, que l’on se connaît et que l’on se respecte dans cette diversité de présences et de modes d’action en une terre, un pays où il est essentiel que les disciples de Jésus tiennent leur place.

Des jeunes catholiques viennent de partout et surtout d’Europe pour rendre service pendant des mois, et même une ou plusieurs années dans ces différents lieux d’Église. Ils sont attentivement accueillis et suivis, dans les différentes communautés. Un soir, juste avant que le confinement ne devienne plus sévère, les Assomptionnistes m’avaient invité à rencontrer les jeunes Français en service à Jérusalem : une belle soirée fraternelle de prière, questions, réflexions et échanges en ce lieu magnifiquement restauré et transformé de Saint-Pierre in Gallicante.

Les communautés nouvelles ouvrent des chemins et prennent des initiatives intéressantes. Un surdoué de l’Opus Dei m’a invité à découvrir le centre Polis qu’il a fondé en lien avec l’École Biblique pour un apprentissage accéléré des langues anciennes et modernes ; les Béatitudes, fidèles à leur charisme d’origine (Lion de Juda), approfondissent le sillon des relations avec le judaïsme. Les Légionnaires sortent de leurs douloureuses blessures en travaillant à l’accueil des pèlerins et en s’ouvrant à l’archéologie grâce à la découverte de cette si extraordinaire synagogue du Ier siècle à Magdala. Beaucoup cherchent à approfondir le lien et le dialogue avec les juifs messianiques qui sont pour nous comme des frères à cause de leur reconnaissance du Messie dans la personne de Jésus mais qui sont fort différents, pour ne pas dire divisés entre eux !

En guise de conclusion, une invitation à la prière

En ce qui concerne la vie consacrée, je terminerai en disant ma joie d’une rencontre avec la communauté melkite, au cours d’une récollection dans une Laure de Galilée. Nous étions au sommet d’une colline, dans la forêt, un samedi. Une religieuse et un prêtre melkite, marié, père de famille et directeur d’école, avaient proposé une journée de récollection. Il y avait une petite centaine de personnes, des familles avec des enfants, petits ou adolescents, et un bon nombre de jeunes adultes. Certains d’entre eux cherchaient le chemin d’une vie consacrée qui n’existe pas dans leur Église et dont ils ne voyaient pas comment il pourrait déboucher actuellement, dans l’Église melkite de Galilée. Je les ai encouragés à rester patients et déterminés, à garder pour l’instant leur profession et à approfondir le sens et la réalité de la vie consacrée. Ils m’ont demandé de parler d’eux à l’Administrateur apostolique et même au Pape François. Ils m’ont attaché un bracelet de corde au poignet pour que je me souvienne d’eux et prie fidèlement à cette intention. Cela me donne l’occasion de parler assez souvent d’eux, en particulier à ceux qui m’interrogent sur le sens de ce petit signe. Depuis quelques mois, ils me tiennent au courant du chemin qu’ils poursuivent. Quelques-uns vont faire retraite et maintiennent des liens avec divers monastères contemplatifs de l’Église latine pour comprendre doucement ce que veut dire « vie consacrée ». Ils rencontrent bien des obstacles et je suis heureux de les confier à la prière des lecteurs de ces lignes, pour que ce projet aboutisse et régénère de l’intérieur la communauté melkite et toute l’Église de cette terre bénie où le Seigneur est venu jusqu’à nous !

Mots-clés

Dans le même numéro