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Orante et ignorante, sainte Thérèse d’Avila

Sainte Thérèse d’Avila

Marie-David Weill, c.s.j.

N°2020-4 Octobre 2020

| P. 9-22 |

Kairos

Pour fêter les 50 ans du doctorat de Thérèse de Jésus, un Colloque vient de se tenir à Venasque, du 18 au 22 septembre dernier. Nous remercions le Studium Notre-Dame de Vie de nous permettre de célébrer cette commémoration en publiant l’intervention de sœur Marie-David, c.s.j. ; elle fait voir finement comment la déclaration thérésienne d’ignorance permet le partage, même aux doctes, de son expérience spirituelle.

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Comme le précisait Paul VI dans son homélie du 27 septembre 1970, à l’occasion de la proclamation du doctorat de Thérèse, reconnaître à une femme le titre de docteur de l’Église ne contredit pas la parole – apparemment sévère – de saint Paul, « Mulieres in ecclesiis taceant » (1 Co 14,34). Le titre de docteur de l’Église n’octroie pas une fonction hiérarchique de magistère, mais désigne le fait que certains baptisés, voués de par leur sacerdoce baptismal à « professer devant les hommes la foi reçue de Dieu par l’intermédiaire de l’Église » (Lumen Gentium, 11), « sont arrivé[s] aux plus hauts sommets, au point que leur parole et leurs écrits ont été lumière et guide pour leurs frères ». Le titre de docteur de l’Église peut donc être conféré aussi bien à une femme qu’à un homme ; et l’on peut même avancer l’idée que la femme, avec ses qualités propres, peut, aux côtés de l’homme, contribuer à mieux déployer et proposer à tous les multiples facettes de l’inépuisable trésor de la foi. C’est ce qu’a fait Thérèse d’Avila, éclairant ses frères d’une « lumière alimentée chaque jour par le contact intime avec Dieu, jusque dans les formes les plus nobles de l’oraison mystique, pour laquelle saint François de Sales n’hésite pas à dire que [les femmes] possèdent une capacité spéciale [1] ».

Mais comment comprendre que l’Église ait proclamé Docteur de l’Église une femme qui, tout au long de son œuvre, multiplie les aveux d’ignorance intellectuelle et d’incompétence, au point que des commentateurs ont parlé d’une œuvre inscrite « au nom de la faiblesse [2] » ?

Une société misogyne, une Église cléricale et normative

Le contexte historique dans lequel s’inscrit la rédaction du Livre de la Vie [3] donne une première clef de lecture des propos de Thérèse sur son ignorance. Comme l’écrit Tomás Álvarez, la société dans laquelle évolue Thérèse est « imprégnée de misogynie : mépris de la femme toujours considérée comme mineure et marginalisée dans la vie publique ». « Elle n’a pas accès aux sources de la culture, n’est pas admise à l’université, et aucun autre centre de culture ou de promotion ne lui est offert. On va jusqu’à la menacer de “l’épée de feu” (Gn 3,24) pour qu’elle ne butine pas dans la Bible [4] ». Les théologiens de l’époque, au sein d’une Église fortement cléricale et normative, fondent sur les écrits pauliniens (1 Co 14 ; 1 Tm 2...) leurs affirmations sur l’inaptitude de la femme à la théologie et à l’enseignement public : non seulement à cause de son infériorité intellectuelle, mais encore parce qu’à la suite d’Ève, elle représente « la part charnelle de la création », la malice et la sensualité : « son activité publique pourrait éveiller la concupiscence », et « son manque de sagesse la limite à la sphère privée [5] » . Le grand humaniste Juan Luis Vives, dans son De Institutione feminae christianae, écrit au début du XVIe siècle :

Étant donné que la femme est un être faible et peu sûr dans son jugement, particulièrement exposé à l’erreur (comme l’a bien montré Ève...), il ne convient pas qu’elle enseigne, il ne faudrait pas qu’après s’être persuadé d’une opinion fausse, qu’avec son autorité d’enseignante, elle exerce une influence sur ses auditeurs et entraîne très facilement les autres à adopter son opinion [6].

Par ailleurs, l’Inquisition soupçonne facilement d’illuminisme ceux (a fortiori celles) qui se targuent d’expériences mystiques et prônent l’oraison comme lieu d’une intimité personnelle avec Dieu. Le dominicain théologien Melchior Cano, par exemple, publie en 1559, l’époque à laquelle Thérèse commence à écrire, un livre de Censure [7] dans lequel il condamne ceux qui prétendent proposer à tout chrétien l’oraison contemplative, l’oraison mentale. Pour Cano, celle-ci est non seulement impraticable par le peuple, a fortiori par les femmes, mais d’emblée hautement suspecte de mystification. Face à de tels principes et aux actions déjà menées par l’Inquisition, Thérèse se trouve dans une posture extrêmement délicate, à la fois comme femme, et comme mettant par écrit son expérience mystique et proposant à tous la voie de l’oraison : elle représente de facto une remise en question, même involontaire, d’une religion très normative et institutionnelle. Thérèse est donc confrontée à une double difficulté : d’une part, « rapporter par écrit [son] mode d’oraison et les faveurs que le Seigneur [lui] a accordées » (Prol.) sans risquer une condamnation, alors que d’autres, à son époque, ont déjà subi la persécution pour avoir tenu des positions ou des propos semblables aux siens ; d’autre part – et c’est une épreuve que rencontrent tous les mystiques –, réussir à traduire en mots une expérience ineffable. Voyons comment Thérèse relève ce double défi ; et non pas malgré sa condition féminine, mais bien en partie grâce à elle.

Le Prologue de la Vie

Dans le Prologue de la Vie figurent trois clefs traditionnelles qui donnent le protocole de lecture de l’ouvrage : l’obéissance, la dédicace à Dieu, la modestie.

L’obéissance

Thérèse prend la plume pour obéir à une demande de son confesseur : « Tout comme on m’a donné ordre et ample permission de rapporter par écrit mon mode d’oraison et les faveurs que le Seigneur m’a accordées » ; ou encore : « cette relation que mes confesseurs m’ordonnent de faire ».

Derrière ce premier niveau d’obéissance s’en dresse un autre : si son confesseur lui demande de relater sa vie et son expérience par écrit, c’est en vue de soumettre l’ensemble au discernement des autorités de l’Église. Thérèse rappelle donc fréquemment, dans le Livre des Miséricordes de Dieu, qu’elle se soumet d’emblée au jugement de l’Église. Mieux, elle réclame d’elle-même qu’on la corrige si besoin et qu’on détruise ce qui serait jugé erroné : « si ce n’est pas bien, que celui à qui j’envoie ces pages les déchire, car il saura mieux que moi saisir ce qui ne va pas » (10,7) ; « brûlez-le sur-le-champ, je m’y soumets » (10,8).

La dédicace à Dieu

Thérèse dédie son entreprise à Dieu – « Que ce soit pour sa gloire et sa louange », « Qu’il soit béni à jamais » – et lui demande sa grâce – « je le supplie de tout mon cœur de m’accorder la grâce d’écrire en toute clarté et vérité cette relation que mes confesseurs m’ordonnent de faire ». Dès lors, et c’est une clef à retenir, Dieu est à la fois le destinateur (qui donne l’inspiration et permet l’écriture) et le destinataire final, à qui Thérèse rend gloire et remet sa vie et ses pages.

La modestie

Dès le Prologue, Thérèse proclame son indignité et dit qu’elle aurait voulu, si son confesseur ne le lui avait interdit, « déclarer dans tous leurs détails et clairement [ses] grands péchés et [sa] triste vie » ; et elle exhorte celui « qui lira ce récit de [sa] vie [à] avoir présent à l’esprit qu’elle a été si misérable ». Pour notre propos, le plus intéressant est de souligner ce qui relève de la modestie intellectuelle et théologique de Thérèse : à de multiples reprises dans le Livre de la Vie, elle déplore son ignorance, son manque de savoir et de mémoire, son inaptitude intellectuelle ; elle s’excuse de ses digressions, de ses répétitions, elle reconnaît son manque d’ordre et ses imprécisions. Par-dessus tout, elle affirme sans cesse son absence de compétence théologique et d’autorité.

Je manque de savoir et de vertu et nul homme docte ni personne ne m’a instruite [...] Si donc le Seigneur m’avait donné plus d’habileté et de mémoire, j’aurais pu, grâce à elles, mettre à profit ce que j’ai entendu ou lu, mais j’en ai fort peu (10,7) ;

Ma maladresse ne me permet pas de dire et de faire comprendre en peu de mots une chose qu’il importe de bien exposer (13,12) ; C’est l’affaire des hommes doctes ; le Seigneur n’a pas voulu me faire comprendre cette façon-là et je suis si ignorante et mon esprit si grossier que, bien qu’on ait souvent voulu me l’expliquer, je ne suis pas encore arrivée à le comprendre. Et c’est vrai, car, même si vous croyez, mon père, que j’ai de la vivacité d’esprit, il n’en est rien : comme j’en ai fait l’expérience en maintes occasions, il ne comprend que ce qu’on lui donne tout mâché, comme on dit (28,6).

Pourquoi Thérèse souligne-t-elle en permanence sa faiblesse, sa non-instruction, son inaptitude à expliquer les choses correctement, sa crainte de se tromper, etc.? Pas seulement par modestie ; et certainement pas pour discréditer son propos ni par peur de l’Inquisition. En réalité, cette profession d’« ignorance » tourne merveilleusement à son avantage, et permet justement de découvrir sa grâce propre comme femme docteur de l’Église.

Certes, en renonçant haut et fort à toute prétention d’autorité doctrinale et d’enseignement public, mieux, en précisant dès les premières lignes qu’elle écrit pour soumettre sa pensée au discernement éclairé de doctes théologiens, Thérèse vise à bien « disposer » ses juges à son égard et n’hésite pas à user pour cela de « procédés rhétoriques [8] ». Mais ses protestations d’ignorance ne relèvent pas uniquement, et même pas premièrement, d’une captatio benevolentiae. Elles permettent en réalité à Thérèse de réaliser un complet « renversement de valeurs », un changement de paradigme, et d’instaurer ainsi un « nouvel ordre des choses [9] ».

De l’érudition à l’expérience spirituelle

En proclamant son manque d’instruction, Thérèse se place d’emblée sur un autre terrain que celui des théologiens qui brillent par leur savoir et leur érudition. À aucun moment elle ne les méprise ; au contraire, elle rend grâce pour leur ministère et leur discernement :

Je loue Dieu bien haut et nous autres, femmes, tout comme ceux qui n’ont pas d’instruction, nous devrions lui rendre infiniment grâces de ce qu’il y ait des gens qui, au prix de tant d’efforts, aient atteint la vérité que nous autres, ignorants, ignorons (13,19).
Soyez béni, Seigneur, vous qui m’avez faite si inhabile et si inutile ! Mais je vous loue infiniment d’éveiller tant de gens pour qu’ils nous éveillent. Nous devrions prier sans cesse pour ceux qui nous éclairent. Que deviendrions-nous sans eux, au milieu des grandes tempêtes qui agitent aujourd’hui l’Église ? (13,21).

Mais pour sa part, Thérèse se situe sur un autre plan, celui de l’expérience spirituelle : « Je ne dirai rien dont je n’aie eu souvent l’expérience » (18,7). Elle ne transmet pas un savoir acquis à force de lecture et d’étude (même si elle a lu de grands classiques de la vie spirituelle), mais uniquement ce que Dieu lui-même lui fait comprendre et vivre, et en particulier ce qu’elle lit dans le « livre vivant » de l’Humanité sainte de Jésus, qui contient « toutes les vérités » :

Le Seigneur m’a témoigné tant d’amour en m’instruisant de bien des façons, que je n’ai plus guère eu besoin de livres, et même presque plus du tout. Sa Majesté a été le vrai livre où j’ai trouvé toutes les vérités. Béni soit ce livre qui imprime en nous ce qu’il faut lire et faire, d’une manière qu’on ne peut oublier ! (26,5).

L’enseignement de Thérèse ne rivalise donc pas avec celui des savants, parce qu’il est d’une autre nature ; il vient d’ailleurs et est porteur d’une autorité différente [10].

Dieu a aussi une autre manière d’instruire l’âme : il lui parle sans lui parler, de la façon que j’ai dite. Ce langage est si céleste, qu’on a du mal à le faire comprendre ici-bas, quelque désir que nous en ayons, si le Seigneur ne nous en instruit pas par expérience. Il met au plus intime de l’âme ce qu’il veut qu’elle comprenne, et là, il le lui représente sans images ni paroles formées, comme dans cette vision dont j’ai parlé (23,6).

Si le Seigneur ne m’avait instruite, je n’aurais pu apprendre grand-chose dans les livres, car ce que je comprenais n’était rien jusqu’au jour où Sa Majesté me l’a fait comprendre par l’expérience (22,3).
J’ai pitié de ceux qui n’ont pour débuter que des livres, car il est surprenant de voir comme on comprend différemment une chose après en avoir fait l’expérience (13,12).

Voici le mot essentiel : « expérience ». Quand Thérèse ne rapporte que ce qu’elle a personnellement expérimenté, quand elle rapporte ce que Dieu lui-même lui fait comprendre, elle n’invoque plus son ignorance ni son manque d’instruction. Elle affirme sans ciller que ce qu’elle écrit est « vrai au pied de la lettre » et elle « loue Dieu d’avoir su l’expliquer » (25,9).

Je sais par expérience que ce que je dis est vrai (27,11).

J’en ai grande expérience et sais que c’est vrai pour l’avoir attentivement examiné et en avoir parlé ensuite avec des personnes spirituelles (11,15).

Thérèse connaît la valeur inestimable de ce qu’elle transmet ; et elle sait aussi que seuls ceux qui ont, comme elle, un tant soit peu goûté à cette expérience qu’elle décrit, pourront comprendre ce qu’elle dit. Ce faisant, encore une fois, Thérèse ne discrédite le savoir des théologiens savants :

Je ne contredis pas ces hommes doctes et ces spirituels : ils savent ce qu’ils disent et Dieu conduit les âmes par bien des voies et des chemins ; mais ce que je veux dire à présent – sans me mêler du reste –, c’est comment il a conduit la mienne et dans quel péril je me suis vue pour avoir voulu me conformer à ce que je lisais (22,2).

Mais par ce renversement de valeurs admirable, elle laisse entendre, et non sans humour, que leur science, si grande soit-elle, ne leur sera d’aucune utilité pour comprendre et apprécier les réalités spirituelles dont elle parle, si eux-mêmes n’en ont personnellement pas l’expérience.

Plaise au Seigneur que j’aie su m’expliquer sur ce que j’ai dit. Je crois assurément que celui qui a de l’expérience le comprendra et verra que je suis parvenue à dire quelque chose ; quant à ceux qui ne l’ont pas, je ne serai pas surprise que tout cela leur paraisse une folie (26,6 ; voir aussi 18,6 ; 25,9).

Ainsi, dans la théologie mystique dont Thérèse est le chantre, « l’expérience prime sur la connaissance, la vision sur l’entendement, [...] le toucher sur la lecture, le senti sur l’intellect, la jouissance sur le discours [11] », et la vérité de l’expérience s’avère plus convaincante que tout autre argument (érudition, autorité, exégèse...). Comme le dira saint François de Sales, quelques dizaines d’années après la parution du Livre de la Vie :

La bienheureuse Thérèse de Jésus a si bien écrit des mouvements sacrés de la dilection [...] qu’on est ravi de voir tant d’éloquence en une si grande humilité, tant de fermeté d’esprit en une si grande simplicité ; et sa très savante ignorance fait paraître très ignorante la science de plusieurs gens de lettres, qui, après un grand tracas d’étude, se voient honteux de n’entendre pas ce qu’elle écrit si heureusement de la pratique du saint amour. Ainsi Dieu élève le trône de sa vertu sur le théâtre de notre infirmité, se servant des choses faibles pour confondre les fortes (1 Co 1,27) [12].

Dans ce nouvel ordre des choses, « la fragilité, l’infériorité et l’incompétence associées à la femme gagnent sur la doctrine des théologiens » et « la certitude de l’expérience, présupposé de la théologie mystique, a raison de tout discours savant » : « Peu importe l’érudition, l’exégèse, le talent littéraire, puisque Thérèse d’Avila “sait” ce qu’elle dit. Elle tourne ainsi en dérision les clercs qui ne comprennent rien à “ces choses intérieures” [13] ».

Une grâce féminine au service du bien de tous

Ainsi, l’expérience mystique de Thérèse « n’offre pas seulement un exemple, mais la matière constitutive de son enseignement spirituel », « le principe même de sa théologie [14] ». Dans ce nouveau paradigme, la femme s’avère privilégiée : sa position plus humble, sa condition naturelle plus modeste, plus faible, deviennent autant de prédispositions précieuses à l’expérience d’union avec Dieu. Nous pourrions reprendre ici la thématique développée par Paul dans ses deux épîtres aux Corinthiens : « Il m’a déclaré : Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse. C’est donc de grand cœur que je me glorifierai surtout de mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ. [...] Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12,9-10).

Ainsi, chez Thérèse d’Avila, l’aveu d’une faiblesse totale fonctionne comme une affirmation de force : justement parce que « l’auteur est une femme – ignorante, faible, incompétente », « elle peut recevoir le don de Dieu le plus envié, l’expérience mystique. Plus encore, elle possède, du coup, la faculté de la traduire en mots [15] ».

Car une première faveur est de recevoir cette faveur du Seigneur, une autre de comprendre en quoi consistent cette faveur et cette grâce, et une autre, encore, de savoir en parler et donner à entendre ce qui en est (17,5).

Comme saint Paul, Thérèse d’Avila parle « non pas avec des discours enseignés par l’humaine sagesse, mais avec ceux qu’enseigne l’Esprit, exprimant en termes spirituels des réalités spirituelles » (1 Co 2,3-13). Cette docilité à l’Esprit Saint pour réussir à traduire en mots l’ineffable et ainsi transmettre à d’autres les trésors de la vie mystique, est un aspect important du doctorat de Thérèse, qui relève du changement de paradigme déjà évoqué : alors que l’intention première de l’ouvrage était, dans l’obéissance à ses confesseurs, de soumettre son expérience au discernement éclairé des savants, l’intention véritable, celle de Dieu, est que, ce faisant, Thérèse devienne, pour ceux qui la liront, une véritable maîtresse et mère de vie spirituelle.

Maîtresse et mère de vie spirituelle

Comme le disait Paul VI dans l’homélie du doctorat, Thérèse « écoute [les maîtres] avec l’humilité du disciple et sait en même temps les juger avec la perspicacité d’une grande maîtresse de vie spirituelle, et ceux-ci la considèrent comme telle [16] ». Thérèse appelle certains clercs ses fils – « Oh, mon fils, vous, si humble, que vous voulez être appelé ainsi, vous à qui s’adresse ceci et qui m’avez commandé de l’écrire ! » (16,6) – et n’hésite pas à leur donner, de la part de Dieu et au nom de son expérience, d’importants conseils spirituels.

Comme j’ai une grande expérience de cela, je veux, mon père, vous avertir d’une chose (31,19).

Je le répète, beaucoup se trompent en voulant connaître la spiritualité sans être des spirituels. Je ne dis pas que celui qui n’est pas un spirituel, s’il est docte, ne saurait diriger ceux qui le sont ; mais [...] qu’il ne croie pas comprendre ce qu’il ne comprend pas, qu’il n’étouffe pas les esprits. [...] Qu’il cherche à raffermir sa foi et à s’humilier de voir que, d’aventure, le Seigneur rend une petite vieille plus savante que lui dans cette science, si docte soit-il ; et grâce à cette humilité, il sera plus utile aux âmes et à lui-même qu’en faisant le contemplatif sans l’être. Car, je le répète, s’il n’a pas d’expérience, s’il n’est pas assez humble pour reconnaître que ce qu’il ne comprend pas n’est pas pour autant impossible, il n’y gagnera guère, et ceux qu’il dirige y gagneront moins encore (34,11-12).

Souvent affleure sous sa plume son désir ardent d’enfanter des âmes à Dieu, de les voir se donner plus parfaitement à lui en se livrant à l’oraison. Nous trouvons dans le chapitre 34 du Livre de la Vie un bel exemple de cette passion de Thérèse pour la sainteté des âmes.

Voici ce qui se passe depuis quelques années : dès qu’une personne me satisfait, je voudrais la voir aussitôt se vouer toute à Dieu, avec une ardeur dont je ne puis toujours me défendre ; et tout en souhaitant que chacun le serve, ce désir est particulièrement ardent quand il s’agit d’une personne qui me satisfait et je ne cesse d’importuner le Seigneur en sa faveur. C’est ce qui m’arriva avec le religieux dont je parle (34,7).

Ce religieux était déjà fort bon et pieux, mais le cœur de Thérèse brûle d’un « grand désir de le voir aller très loin » (34,15) : « Je désirais qu’il fût un grand serviteur de Dieu » (34,6).

Je me rappelle mes paroles après [...] avoir demandé [à Dieu] avec force larmes que cette âme se mette vraiment à son service ; car j’avais beau le savoir bon [ce religieux], je ne m’en contentais pas ; aussi lui dis-je : “Seigneur, vous ne devez pas me refuser cette faveur ; considérez qu’il est bon que cet homme soit notre ami” (34,8).

[Le Seigneur] me chargea pour lui de quelques paroles. [...] On vit bien que ces choses venaient de Dieu par l’effet qu’elles firent sur lui. Il décida vraiment de s’adonner à l’oraison, sans toutefois le faire sur-le-champ. Comme le Seigneur le voulait pour lui, il lui faisait dire par mon entremise des vérités qui, sans que j’en sache rien, venaient si à propos qu’il en était ébahi ; et sans doute le Seigneur le disposait-il à croire qu’elles venaient de Sa Majesté. Moi, si misérable que je sois, je suppliais vivement le Seigneur de l’attirer entièrement à lui et de lui donner en horreur les satisfactions et les choses de cette vie. Et il le fit si véritablement – loué soit-il à jamais – que chaque fois que ce père me parle, j’en suis comme hébétée ; et si je ne l’avais pas vu, j’aurais douté que le Seigneur ait pu lui accorder en si peu de temps de si grandes faveurs et le tenir absorbé en lui au point qu’il ne semble déjà plus vivre pour quoi que ce soit sur terre. Plaise à Sa Majesté de le tenir par la main, car, s’il avance – et j’espère de la bonté du Seigneur qu’il le fera, car il est bien établi dans la connaissance de lui-même –, il sera l’un de ses plus remarquables serviteurs et pour le plus grand bien de nombreuses âmes ; il a acquis en peu de temps une grande expérience des choses spirituelles ; ce sont des dons que Dieu accorde quand il veut et comme il veut, et cela ne dépend ni du temps ni des services rendus (34,10-11).

Pédagogue et mystagogue

Cette grâce maternelle prend encore un autre visage, qui permet de comprendre plus avant une des spécificités du doctorat féminin de Thérèse. Thérèse n’écrit pas un traité sur la prière ; elle prie devant ses lecteurs et avec eux : elle les tient pour ainsi dire par la main et leur donne accès à l’intime de son lien avec Dieu. Comme le disait Benoît XVI dans une Audience générale consacrée à la Madre, « plus qu’une pédagogie de la prière, celle de Thérèse est une véritable “mystagogie” : elle enseigne au lecteur de ses œuvres à prier en priant elle-même avec lui ; en effet, elle interrompt fréquemment le récit ou l’exposé pour se lancer dans une prière [17] ».

De l’i-gnorance à l’ign-orance

Si l’on se fonde sur l’étymologie savante, le mot i-gnorant est composé du préfixe privatif i (in) et du radical inusité gnorus, très voisin de gnarus, « qui sait », lui-même dérivé du grec , tiré de . L’ignorant, c’est celui qui est i-gnorant, sans gnose, sans connaissance. Mais nous pourrions, pour conclure, proposer au sujet de l’ignorance de Thérèse une autre étymologie, qui fera sourire les savants, mais devrait remporter l’approbation des spirituels : Thérèse est une extraordinaire ign-orante, du latin ignis, le feu ; orare, prier. Elle est entrée dans la prière de feu dont parlaient déjà les pères du désert au Ve siècle, une prière « que le langage humain ne saurait exprimer ». Voici comment Jean Cassien parlait de ces ign-orants qu’il avait côtoyés : leur âme est comme une « flamme insaisissable, flamme dévorante » (Conf. IX,15), leur prière « jaillit dans un élan tout de feu, un ineffable transport, une impétuosité d’esprit insatiable. Ravie hors des sens et de tout le visible, c’est par des gémissements ineffables et des soupirs que l’âme s’épanche vers Dieu [18] ». Quel portrait prophétique de sainte Thérèse d’Avila !

[1PAUL VI, Homélie à l’occasion de la proclamation de Thérèse d’Avila Docteur de l’Église, 27 sept. 1970.

[2Hélène TREPANIER, « L’incompétence de Thérèse d’Avila – Analyse de la rhétorique mystique du Château Intérieur (1577) », dans Études littéraires (Écrits de femmes à la Renaissance) 27/2 (1994), p. 53.

[3Dans les limites de cet article, nous emprunterons uniquement nos citations de Thérèse d’Avila au Livre de la Vie. Une étude plus approfondie du thème sur l’ensemble de son œuvre serait à poursuivre.

[4Tomas ÁLVAREZ, Introduction aux œuvres de Thérèse d’Avila, vol. 1 - Le Livre de la vie, Paris, Cerf (Initiations), 2010, p. 51.

[5H. TREPANIER, o. c. , p. 55.

[6. Cité par T. ÁLVAREZ, o. c., vol. 1, p. 53.

[7La Censure des Commentaires sur le Catéchisme et autres écrits de Carranza. Cet archevêque de Tolède fut arrêté en 1558 et emprisonné durant dix-sept ans.

[8Cf. H. TREPANIER, o. c., p. 58.

[9Ibid., p. 60.

[10Cf. Ibid., p. 60.

[11Ibid., p. 61.

[12FRANÇOIS DE SALES, Traité de l’amour de Dieu, Préface, dans Œuvres, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque de la Pléiade), 1969, p. 338.

[13H. TREPANIER, o. c. , p. 61.

[14Cf. Ibid., p. 61.

[15Ibid., p. 63-64.

[16PAUL VI, Homélie à l’occasion de la proclamation de Thérèse d’Avila Docteur de l’Église, 27 sept. 1970.

[17BENOIT XVI, Audience générale du mercredi 2 février 2011.

[18JEAN CASSIEN, Conférences vol. II (VIII-XVII), coll. « Sources chrétiennes » 54, Paris, Cerf, 1958, X,11.

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