Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

J. Henry Newman et l’amour de la vérité

Marie-David Weill, c.s.j.

N°2020-1 Janvier 2020

| P. 27-42 |

Kairos

Professeur au Studium de Notre-Dame de Vie, sœur Marie-David Weill, des Sœurs apostoliques de Saint-Jean, nous permet de comprendre la canonisation récente du prélat anglais dont E. Przywara écrivait : « Ce que saint Augustin a été pour le monde antique, saint Thomas pour le Moyen-Âge, Newman mérite de l’être pour les Temps Modernes ».

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John Henry Newman (1801-1890), canonisé le 13 octobre dernier par le pape François, est souvent présenté comme l’un des penseurs catholiques les plus cultivés du XIXe siècle, mais aussi comme l’un des grands précurseurs du concile Vatican II. D’abord anglican, il rejoint l’Église catholique romaine en 1845, avant d’y être ordonné prêtre (1847) dans la Congrégation de l’Oratoire. Les épreuves et les incompréhensions, au sein même de l’Église, ne lui seront pas épargnées. Mais il est finalement créé cardinal par Léon XIII en 1879, et béatifié par Benoît XVI en 2010. Personnalité d’une très grande richesse, prédicateur passionné et fin connaisseur de la Parole de Dieu comme du cœur de l’homme, Newman est aujourd’hui donné à l’Église comme modèle de sainteté d’une particulière actualité pour rencontrer les défis de notre temps. Nous retiendrons ici deux facettes de cette actualité : le combat de Newman contre l’apostasie du monde moderne mené par l’esprit de l’Antichrist ; et sa réflexion novatrice sur l’éducation et la place que l’Église peut et doit jouer dans le monde de l’université et de la culture.

Trois jalons fondateurs

D’une première expérience spirituelle forte de la présence et de la vérité de Dieu l’appelant à la gloire éternelle, vécue quand il avait 15 ans et qu’il appelle sa « première conversion [1] », Newman garde une empreinte indélébile : d’une part, un sens aigu de la gravité de l’existence et de la puissance de la liberté humaine ; d’autre part, la conviction profonde de la séparation nécessaire entre le « monde » et les chrétiens, correspondant au tragique inéluctable de l’alternative finale : ciel ou enfer. Ainsi les choix posés par le chrétien ne sont-ils jamais anodins, jamais sans conséquences. Ils sont l’expression de sa réponse quotidienne au Christ : pour ou contre lui, sans neutralité.

L’année qui suit cette « première conversion », le jeune homme entre au Trinity College à Oxford et y reçoit la meilleure éducation possible. Deuxième empreinte indélébile, qui caractérise bien sa personne et son œuvre : un sens éminent de la noblesse de l’intelligence et de l’importance de la culture dans la vie de l’homme et de la société.

Fin 1832, nouvelle expérience fondatrice, qui devait influencer fortement sa pensée : lors d’un voyage en Méditerranée avec des amis, Newman, au lieu de rentrer avec eux au jour prévu, s’obstine à vouloir retourner visiter la Sicile. Or, il tombe très gravement malade et reste plusieurs jours entre la vie et la mort. L’épreuve, loin d’être seulement physique, devient pour lui le lieu d’une prise de conscience capitale : en s’entêtant ainsi, n’a-t-il pas fait passer sa volonté propre avant celle de Dieu ? Plus il réfléchit sur le sens de cette maladie, plus il prend conscience d’avoir, non seulement lors de ce voyage, mais bien souvent dans sa vie, péché contre Dieu en suivant sa volonté propre [2]. Ainsi se découvre à lui le véritable combat spirituel qu’a à mener le chrétien. Le discernement fondamental entre le bien et le mal en est certes le premier échelon ; mais un combat autrement plus subtil attend le chrétien engagé : c’est le combat qui se joue dans l’âme entre deux volontés, la volonté propre (qui ne porte pas nécessairement sur un mal) et la volonté de Dieu. En désirant contempler à nouveau les merveilleux paysages de Sicile, Newman n’a pas choisi un mal en soi, car ces paysages magnifiques sont l’œuvre de Dieu et lui rendent gloire. Mais il a voulu simplement ce qui lui plaisait. Il a choisi un mal indirectement, en préférant sa volonté à celle de Dieu ; et préférer sa volonté à celle de Dieu, c’est agir comme a agi le diable : « c’est rejeter le Créateur, comme le diable lui-même l’a rejeté, que de préférer à sa volonté le plus exquis de ses dons [3] ». Newman ressort de cette épreuve purifié, plus abandonné, mais aussi plus averti contre les masques sous lesquels le démon peut se dissimuler et les pièges subtils qu’il tend à l’homme, comme l’attirer par des choses qui, bonnes en soi, le détournent pourtant de la volonté de Dieu. Cette prise de conscience est à la source du rôle essentiel de leader que va jouer Newman au sein du grand mouvement de réveil spirituel, le « Mouvement d’Oxford », dont il sera pendant huit ans un des principaux leaders.

Libéralisme et apostasie du monde moderne

Quelques jours à peine après le retour de Newman en Angleterre, son ami John Keble, un anglican d’une très grande stature spirituelle qui était son maître à Oxford, prononce le 14 juillet 1833 un sermon retentissant qui va être imprimé et diffusé sous un titre révélateur : « Apostasie nationale ». Resituons d’abord les choses dans leur contexte. Le gouvernement britannique vient de décider la suppression de dix des vingt-deux sièges épiscopaux de l’Église anglicane en Irlande. Le fait concret lui-même est, en soi, de peu d’importance, puisque les diocèses que l’État envisage de supprimer comptent un très petit nombre de fidèles [4]. Mais l’enjeu de fond est bien plus grave, et Newman et ses proches le perçoivent aussitôt : comment laisser l’État prendre ainsi des décisions arbitraires touchant la vie interne de l’Église ? Cette Église, qui avait jusque-là prêté à l’État le soutien de sa structure traditionnelle, allait-elle accepter sans réagir cette sécularisation forcée dont, à dire vrai, elle avait déjà pris le chemin ? Keble, et Newman après lui, prennent alors la parole, non pour appeler à la lutte contre l’État spoliateur, mais plutôt pour exhorter l’Église à reprendre conscience de sa vraie nature et de sa mission, à revenir à l’idéal apostolique. Car en cette première moitié du XIXe siècle, l’Église anglicane vit dans une sorte de torpeur : deux siècles d’assujettissement ont fait d’elle un instrument docile aux mains du pouvoir : le choix des évêques obéit à des lois discrétionnaires, celles du favoritisme, du népotisme et de la vénalité. Les églises se vident. La sainte Cène n’est plus célébrée qu’aux très grandes fêtes et ne compte, parmi les fidèles, qu’une poignée de communiants, etc.

C’est au cœur de cette somnolence spirituelle que sourd le désir d’un renouveau, d’un sursaut spirituel que le Mouvement d’Oxford va déclencher et qui va bientôt embraser l’Église avec un retentissement considérable, dépassant de loin les espérances initiales de leurs auteurs.

Peu après Keble, Newman se lance à son tour dans la rédaction et la diffusion de « Tracts » au contenu fracassant. Le premier montre combien la politique du gouvernement constitue une atteinte grave à la nature même de l’Église ; il invite le clergé à se rallier autour des évêques, non pour les aider à préserver de quelconques privilèges quasi-seigneuriaux, mais pour les accompagner, s’il le faut, jusqu’au martyre. Le suivant renchérit, en invitant à réfléchir sur l’idée d’Église, Corps du Christ et non organe de l’État. D’autres tracts suivent rapidement, écrits par Newman ou par d’autres, désormais dénommés les « Tractariens ». Ils ne condamnent pas comme tels les pouvoirs établis, ni les progrès de l’humanité moderne, mais rappellent que ces pouvoirs risquent de faire le jeu de Satan et que les progrès, même bons en eux-mêmes, peuvent se retourner contre l’homme s’ils prétendent à une émancipation de l’homme à l’égard de son Créateur. Pour Newman, le libéralisme galopant, qui séduit même l’Église, aveuglée dans un mirage de tolérance et de confort religieux, constitue une apostasie généralisée, menée par l’esprit de l’Antichrist, et représentative de cette ambition croissante de faire disparaître Dieu du cœur de l’homme et de la société.

S’il est vrai que l’ennemi du Christ et de son Église doive surgir de quelque extraordinaire éloignement de Dieu, n’y a-t-il pas lieu de craindre qu’en ces jours-mêmes une telle apostasie ne soit en train de se préparer, de prendre forme, de s’accélérer ? N’est-il pas vrai qu’en ce temps même se manifeste un formidable effort, pratiquement dans le monde entier [...] pour se passer de la religion ? [...] par exemple [...] la volonté d’organiser l’éducation sans la religion – c’est-à-dire, ce qui revient au même, en mettant sur le même plan toutes les formes de religion ? [...] la volonté de faire de l’utilité, et non de la vérité, la finalité et le critère des décisions de l’État et de la constitution des lois ? la volonté de fonder sur la quantité et non sur la vérité le motif de garder ou de rejeter tel article de foi, comme si l’Écriture nous donnait une raison quelconque de croire que la masse soit dans le vrai et le petit nombre dans le faux ? [...] En ces jours mêmes, indéniablement, une confédération du mal se constitue, prend la mesure de ses forces, dispose ses troupes aux quatre coins du monde et encercle l’Église du Christ comme dans un filet, ouvrant la voie à un universel abandon de la foi [5].

Effort pour se passer de la religion, reléguée à la sphère du privé ; relativisme noyant le christianisme au milieu des autres religions pour le décrédibiliser ; primat de l’élément économique dans les décisions gouvernementales, au mépris de la dignité de la personne et de la protection des plus fragiles : on ne saurait trop remarquer l’actualité prophétique de ces sermons de Newman, prononcés à l’aurore des temps modernes ! Toutefois, il n’est pas toujours si aisé de démasquer cet esprit antichristique, ni de résister à la fascination face à ce qu’il fait miroiter à ses futures proies.

Qu’il nous soit épargné d’être séduits par ces promesses flatteuses où Satan sait assurément cacher son poison. Pensez-vous qu’il soit assez malhabile dans son art pour vous proposer ouvertement et explicitement de le rejoindre dans son combat contre la Vérité ? Non, il vous présente des appâts pour vous attirer. Il vous promet la liberté civile ; il vous promet l’égalité ; il vous promet le commerce et la prospérité ; il vous promet l’exemption des impôts ; il vous promet des réformes. Telle est sa façon de masquer la véritable entreprise à laquelle il vous attelle. [...] il vous promet l’illumination – vous offrant le savoir, la science, la philosophie, le développement de vos facultés. Il [...] vous écoute, vous complimente, vous encourage. Il vous pousse à monter toujours plus haut. Il vous montre comment devenir des dieux. Puis il rit et plaisante avec vous, gagne votre intimité ; il prend votre main, glisse ses doigts entre les vôtres, les referme, et là vous lui appartenez [6].

Le piège est d’autant plus subtil que la plupart du temps, cet « esprit de l’Antéchrist » ne s’attaque pas de front au christianisme. Fin stratège, il préfère proposer à l’homme une « religion » confortable, « à taille humaine », compatible avec son épanouissement et ses rêves :

Il ne le pousse pas à de nouveaux péchés, de peur de réveiller sa conscience endormie et d’y porter le trouble. Il le laisse s’amuser d’un simulacre de foi, d’une ombre de piété, d’un semblant de culte. Il l’aide à se créer un simulacre de religion capable de satisfaire sa raison affaiblie, sachant bien que cette parodie ne doit pas avoir une longue durée, que la mort n’est plus qu’une question de temps et qu’il pourra bientôt l’entraîner avec lui dans sa sombre demeure [7].

Ce qui fait en définitive la force du Mouvement d’Oxford tout comme la sainteté de Newman, c’est l’union indissociable entre renouveau spirituel et renouveau intellectuel. Newman a un sens merveilleux de la noblesse de l’intelligence et proclame à temps et à contretemps, « en pleine époque romantique, qu’il n’est pas de sainteté chrétienne qui puisse reposer sur autre chose que la vérité [8] ». Tel est le second trait essentiel de la pensée de Newman que nous voudrions mettre en lumière.

Le gentleman et le chrétien : Église, éducation et culture

Newman est un éducateur, un éveilleur de l’intelligence, un promoteur de la culture. Fondateur d’école et d’université catholiques, il est aussi, face au rationalisme moderne, un penseur novateur du rapport entre foi et raison. De ses années d’études à Oxford, il avait acquis, gravée dans toute sa personne, l’expérience d’une éducation intégrale, humaine et chrétienne, de la plus grande qualité ; d’où son attention jamais démentie à l’égard de la culture et de l’éducation.

Voici qu’une occasion magnifique de mettre tout cela en pratique se présente quand, en juillet 1851, l’archevêque d’Armagh et primat d’Irlande annonce à Newman, désormais prêtre catholique et Oratorien depuis quelques années, la décision de l’épiscopat irlandais de fonder une université catholique à Dublin et lui demande d’en être l’organisateur et le premier recteur. Pour attirer l’attention du public ecclésial et intellectuel sur la petite université catholique qui allait ouvrir ses portes, Newman prépare alors neuf conférences, rassemblées dans un ouvrage, L’Idée d’université définie et expliquée [9]. Dans un pays dépourvu de tradition universitaire, l’Oratorien veut exposer, non pas d’abord ce que devrait être une université catholique, mais une université « tout court ». Il cherche moins à en décrire le profil et la structure dans le concret, qu’à en rappeler la vocation et la fin souveraine ; ainsi s’efforce-t-il surtout de définir le style de l’enseignement qu’elle a à transmettre et la visée propre de l’éducation qu’elle doit promouvoir : son but et son rapport à la vie sociale et professionnelle. Enfin, il propose, dans les deux dernières conférences, une vision, très audacieuse pour l’époque, des rapports de l’Église à l’université.

Malgré mille épreuves, la petite Université de Philosophie et de Lettres ouvre modestement ses portes, avec une vingtaine d’étudiants, le 3 novembre 1854 et se développe au fil des années. Newman ne ménage pas ses forces, quêtant des fonds, enseignant lui-même aux étudiants, construisant une chapelle au cœur de l’université, fondant un journal de l’université puis une revue scientifique, ouvrant une faculté de Médecine puis une chaire d’Études celtes, créant trois collèges conçus sur le type de celui d’Oxford, « où les étudiants vivraient en communauté avec des universitaires chargés de leur direction intellectuelle et de leur éducation chrétienne [10] ». Quelques années plus tard, en Angleterre, il ouvre en 1859 à Birmingham une public school pour les jeunes garçons catholiques, que Louis Bouyer, dans sa grande monographie sur Newman, présente ainsi :

La petite école dont il caressait le projet devait être dans sa pensée toute différente du modèle d’écoles catholiques alors le plus répandu. L’esprit de saint Philippe y régnerait, cet esprit de ferme douceur, de cordialité confiante, de liberté exigeante [...] Newman, surtout pour des enfants, tout en voulant un très haut niveau d’études, se préoccupait autant de l’éducation extra-scolaire que de l’instruction étroitement comprise [...] Cette petite école, au milieu de tant de grandes œuvres interrompues, sera le réconfort de Newman. Il ne cessera jamais de s’y intéresser ni de s’en occuper activement, jusqu’à y exercer quelque temps lui-même les fonctions de préfet des études [11].

Ainsi met-il magnifiquement en œuvre dans cette école la vision qu’il expose dans sa préface à L’Idée d’université :

Je suis fortement convaincu que la première démarche, dans la formation de l’intelligence, doit être d’inculquer à l’enfant l’idée de ce qu’est une science, une méthode, un ordre, un principe, un système ; de ce qu’est une règle et une exception ; de ce en quoi consiste la beauté et l’harmonie. C’est pour l’amener à cela que l’on commence généralement, et à bon droit, par lui enseigner la grammaire ; et, à mesure que ses facultés se développent, on ne saurait poursuivre cet objectif avec trop de précision, de minutie et de subtilité dans la présentation de son enseignement. De là vient, également, que l’initiation aux études critiques est ce qui compte le plus pour lui, au moment où il quitte l’école pour l’université. Il y a aussi les mathématiques. Elles devraient faire suite à la grammaire, mais suivre la même orientation, autrement dit : faire saisir à l’élève ce qu’est un agencement et un développement à partir d’un point central et autour de ce centre. On tire de là qu’il faut accorder une grande attention à la chronologie et à la géographie, indispensables à l’étude de l’histoire ; sans ces disciplines, en effet, l’histoire ne vaudrait guère mieux qu’un livre de contes. De là encore l’importance de la métrique, quand il aborde la poésie. Il s’agit de stimuler et de mettre en exercice, de toutes les manières possibles, les facultés de l’enfant et d’empêcher qu’images et idées ne soient reçues passivement, car elles ne feraient alors que passer par l’esprit, pour en ressortir aussitôt qu’entrées. Qu’on lui permette donc d’abord d’acquérir cette méthode, cette habitude, de commencer par faire le point, d’établir sa position à mesure qu’il avance, de distinguer ce qu’il sait de ce qu’il ignore. Je compte qu’il accèdera ainsi, par une initiation bien conduite, aux perspectives philosophiques les plus vastes et les plus vraies, et qu’il n’éprouvera qu’irritation et dégoût pour les théories aventureuses, les sophismes impressionnants et les paradoxes éblouissants, qui font l’enivrement des esprits demi-formés et superficiels [12].

Une fois atteint le but de cette formation initiale, Newman poursuit sur la finalité propre de la formation universitaire. L’université ne vise pas à former une élite de techniciens de l’intelligence, ni de spécialistes du savoir : elle « n’est pas instituée pour mettre au monde les poètes et auteurs appelés à l’immortalité, les penseurs qui font école, les chefs politiques des colonies ni les conquérants de peuples. Elle ne prend pas l’engagement de préparer une génération d’Aristotes ou de Newtons, de Napoléons ou de Washingtons, de Raphaëls ou de Shakespeares, même si dans son enceinte il lui a déjà été donné d’accueillir quelques-uns de ces prodiges de la nature ». Elle ne crée pas les héros, mais « elle a pour but de hausser le niveau intellectuel de la société ; de cultiver l’esprit du peuple ; d’affiner le goût de la nation ; d’étayer de principes solides les élans populaires ; d’assigner aux aspirations de la masse des buts précis ; d’introduire, dans les idées du temps, plus de modération ou d’envergure ; de rendre plus facile l’exercice du pouvoir politique ; de rendre plus humains les rapports individuels ». Pour cela, l’éducation universitaire cherche à rendre l’homme « lucide et conscient dans ses opinions particulières et ses jugements particuliers », elle « lui donne de les formuler avec vérité, de les exposer avec éloquence, de les imposer avec force », « elle lui enseigne à voir les choses comme elles sont, à venir au fait, à démêler un écheveau de notions disparates, à déceler un sophisme, à écarter ce qui est hors de cause [13] ». L’université, avant de dispenser telle ou telle connaissance dans les divers domaines du savoir, forme donc le jugement, l’esprit critique, la capacité d’évaluer une situation, de distinguer l’essentiel du secondaire, la finalité des moyens, l’opinion de la vérité, etc. Car la souveraineté de l’intelligence humaine réside bien dans cette capacité à poser un discernement vrai, libre, fondé dans l’expérience et non dans l’opinion du plus grand nombre ; elle rayonne ensuite dans la culture, cette disposition qui donne à la raison sa vraie noblesse et sa souveraineté.

Toute culture renonce à être elle-même si elle se détermine pour une autre fin que la qualité de l’esprit et une certaine maîtrise de la pensée, si elle cède à des impératifs utilitaires, qu’ils soient d’ordre pratique ou technique, voire moral ou religieux. Elle est en même temps l’exigence suprême et l’ornement de la vie de l’esprit. L’homme qui en jouit est souverain. Il a franchi les écluses d’un savoir livresque ou technique. Il peut prendre du recul. Ce qui compte, c’est que l’homme accède à ce palier supérieur où la connaissance acquise lui donne les clés de la réflexion personnelle et lui permette, en se jugeant soi-même, de juger le monde et l’histoire [14].

On voit clairement, à travers tout ceci, combien la réflexion de Newman rame à contre-courant d’une éducation rivée sur des objectifs d’efficacité et de rendement professionnel, de savoir technique et d’hyper-spécialisation qui, en se délestant de toute culture générale, prépare des agents opératoires enfermés dans le champ clos de leurs techniques, si pointues soient-elles. L’université newmanienne met au contraire au cœur de ses préoccupations et de son enseignement la dimension relationnelle et sociale de la vie humaine.

La formation de l’intelligence, qui est la meilleure pour l’individu pris en lui-même, est aussi celle qui met le mieux en état de remplir ses devoirs envers la société. [...] S’il faut assigner une fin pratique au cours universitaire, je dis qu’elle consiste à munir le corps social de membres excellents. L’art qu’on enseigne à l’université, c’est l’art de vivre en société ; sa fin propre, c’est de nous préparer à affronter le monde [15].

L’université cherche ainsi à faire du jeune, non un génie, mais un gentleman, un homme qui saura se débrouiller où qu’il soit.

Quelque poste qu’un homme doive occuper, l’éducation universitaire le prépare à y faire bonne figure, à être à la hauteur en toute circonstance. Elle lui enseigne à frayer avec d’autres, à entrer dans leur mentalité et à leur révéler la sienne ; à exercer sur eux de l’ascendant, à s’entendre avec eux, à les supporter. Un homme ainsi formé est chez lui dans n’importe quel milieu. Il a un terrain de rencontre avec toutes les classes sociales. Il sait quand parler et se taire. Il sait converser et écouter. Il sait interroger avec pertinence et, même s’il n’a rien à apporter de son cru, il sait tirer parti des leçons qu’il reçoit d’autrui. Il est en tout temps disponible, sans être encombrant. Il est un compagnon agréable, un camarade sur qui on peut compter. Il sait quand être grave et quand plaisanter. Un tact sûr lui permet de badiner avec grâce et d’imposer, quand il convient, le sérieux. Il a, même au milieu de la foule, la quiétude d’un esprit capable de vivre à l’intérieur de lui-même et de trouver en soi les raisons d’être heureux, quand il ne les trouve pas au dehors [16].

Ce portrait du gentleman, nourri du savoir libéral transmis par l’université, semble rejoindre en bonne partie celui que l’on pourrait dresser du chrétien, nourri de la foi transmise par l’Église. Pourtant, cette concordance entre les valeurs et vertus morales humaines, qui relèvent de la vie profane, et les valeurs et vertus dont le christianisme est lui aussi porteur, n’est qu’apparente. Certes, « c’est une bonne chose d’être un gentleman », et il faut se réjouir des qualités que le savoir dispensé par l’université éveille et fait croître. Pourtant, « ces qualités ne sont pas une garantie de sainteté, pas même de droiture de conscience [17] ». Car le savoir libéral peut aussi bien s’avérer utile pour la religion que la combattre : de la même école peuvent sortir le saint et le libertin, le docteur de l’Église et le railleur de la foi. Un tel constat appelle une question importante : quelle doit être la place de l’Église par rapport à l’université ? Si elles poursuivent deux objectifs radicalement distincts, le concept même d’université catholique est-il légitime ? Pour l’oratorien d’Oxford, la réponse ne fait aucun doute : non seulement il est possible, mais il est indispensable que l’Église exerce « une juridiction active et directe dans et sur l’université ». Non seulement elle se doit d’y enseigner la théologie catholique, qui fait partie intégrante du savoir universel, mais il faut surtout qu’elle « y insuffle son esprit pur et immatériel ; qu’elle en moule et façonne les structures, en surveille l’enseignement, crée l’unité du corps étudiant et dirige de haut toutes les activités [18] ».

Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle doive transformer l’université en séminaire ou en couvent. Elle ne doit ni supprimer, ni assurer elle-même l’enseignement des matières profanes. Newman dénonce là une tentation subtile, celle qui voudrait, au nom de la foi, évincer d’emblée du programme les matières jugées dangereuses ou inutiles pour la foi chrétienne. Parce que l’université doit rester « une préparation immédiate à la vie de ce monde-ci », « un endroit où l’on met des hommes du monde en condition d’affronter le monde », l’Église doit au contraire veiller à ce que l’université soit, non pas une chambre stérile protégeant la foi de toute menace extérieure, mais un lieu où, soutenu dans sa foi, accompagné dans l’éveil de son discernement critique, le jeune apprenne à nager dans les « eaux tumultueuses » qu’il rencontrera immanquablement dans le monde :

Nous ne pouvons empêcher que ces hommes, le moment venu, plongent dans ce monde, tel qu’il est, avec ses artifices, ses principes, ses maximes ; nous pouvons du moins les préparer à affronter l’inévitable. La meilleure manière d’apprendre à nager dans des eaux tumultueuses n’est pas de ne s’y risquer jamais. Proscrivez (je ne dis pas tels auteurs particuliers, telles œuvres, tels passages seulement), mais la littérature profane, comme telle. Supprimez de vos manuels scolaires toutes les grandes manifestations de l’homme naturel : votre élève les retrouvera toutes, en chair et en os, à la porte de votre salle de cours, pour son profit. Elles l’y attendront et rencontreront, entourées de toute la fascination de la nouveauté, la séduction du génie ou du charme. Aujourd’hui, élève ; demain, partie du grand monde ; aujourd’hui, confiné à la Vie des Saints ; demain jeté contre Babel – introduit dans Babel, sans même qu’on lui ait jamais permis de faire de l’ironie, de l’humour, un usage légitime de son imagination ; sans qu’on lui ait inculqué aucune délicatesse de goût, sans qu’on lui ait enseigné aucune règle qui permette de distinguer « ce qui a du prix et ce qui n’en a pas », ce qui est beau et ce qui est péché ; ce qui est vrai et ce qui est de nature spécieuse ; ce qui est inoffensif et ce qui est empoisonné. Parce que tout chez les maîtres de la pensée humaine n’était pas toujours irréprochable, vous l’avez empêché d’aller à eux, alors qu’en un certain sens ils l’auraient éduqué. Vous l’avez empêché de faire la connaissance d’auteurs dont les pensées touchent le cœur, dont les affirmations sont passées à l’état de proverbes, dont les noms sont le patrimoine du monde entier, qui dans leur langue maternelle sont des classiques en même temps que l’orgueil et la gloire de leurs compatriotes : Homère, Aristote, Cervantès, Shakespeare. Et pourquoi ? Parce que, dans leurs œuvres, on respire un relent du vieil Adam ? Et qu’offrez-vous à votre élève en échange ? Vous le lancez « libre » au milieu de l’impiété multiforme de son siècle. Vous avez fait en sorte qu’il ait libre accès aux journaux, revues, magazines, romans, pamphlets de controverses, comptes rendus des débats parlementaires, poursuites judiciaires, programmes électoraux, chansonnettes, drames vécus, pièces de théâtre ; libre accès à cette atmosphère de mort qui l’enveloppe et l’étouffe. Tous vos efforts, en somme, n’ont abouti qu’à ceci : vous avez fait du monde lui-même son université [19].

Newman vitupère ici, sans la nommer, contre la nouvelle école de pensée qui se développe dans la deuxième moitié commençante du XIXe siècle, avec des chefs de file comme Louis Veuillot [20] en France, suivi avec enthousiasme en Angleterre par des anglicans convertis au catholicisme et effarés de la sécularisation galopante gagnant les établissement scolaires britanniques. Ce mouvement de résistance au rationalisme opposait un refus pur et simple à toutes les voix du monde moderne : « La critique, la science étaient jugées impies, non dans certains développements aberrants, mais dans leur principe même [21] ». Pie IX, nouvellement élu, fustigeait certes avec la plus grande fermeté les ravages causés par l’indifférentisme et le rationalisme, mais lui ne remettait pas pour autant en cause un usage légitime et positif de la raison humaine, tant pour le progrès de la connaissance que pour le service de la foi [22]. Jamais l’Église ne s’est laissé entraîner dans le « défaitisme de l’intelligence » véhiculé par la « soi-disant super-orthodoxie » de Veuillot.

Pour Newman, cette tendance [...] était aussi dangereuse sur le plan pastoral qu’elle était erronée sur le plan théologique. Il connaissait trop d’hommes de science, il avait trop lui-même le sens de la recherche scientifique pour ne pas sentir et dire que le suicide intellectuel auquel on voulait obliger les savants pour qu’ils fussent ou demeurassent catholiques était une absurdité impossible. [...] Il ne croyait pas un instant que la vérité révélée dût dispenser l’esprit humain de la recherche personnelle, même en ces domaines où elle l’éclaire plus puissamment [...]. Ces considérations poussaient Newman à remettre les choses au point, non pas par une vaine polémique, mais par un travail constructif qui montrerait comment la science peut être chrétienne sans rien abandonner de ses légitimes exigences scientifiques, comment le chrétien peut penser, sans du tout cesser de croire [23] ».

On perçoit aisément tout ce que le raisonnement de Newman avait de novateur, voire de choquant, pour la pensée catholique de l’époque, peu préparée à entendre un tel discours. Alors que la tendance catholique était au repli sur soi et à la fermeture face aux progrès ravageurs du libéralisme et du rationalisme, Newman, lui, encourage les croyants à se rendre encore plus présents dans le monde, plutôt qu’à se réfugier dans des ghettos de la foi. Il prône un christianisme vivant, solidement enraciné dans le Christ, et pouvant dès lors rester ouvert à tous les secteurs du monde contemporain et œuvrant au sein de l’université et de la société pour accompagner le progrès du savoir et christianiser la culture. Dans une telle perspective, l’université ne saurait être en elle-même ennemie de la foi, car « humaniser l’homme, tombé depuis la chute au-dessous de l’humanité, c’est aller dans le même sens que le christianisme [24] ». Une sainteté très moderne !

[1Voir J. H. NEWMAN, Apologia pro vita sua, Paris, Bloud & Gay, 1939, p. 23-24.

[2Voir J. H. NEWMAN, « Ma Maladie en Sicile », dans Écrits autobiographiques, Paris, DDB (Textes newmaniens, 2), 1956. Voir également J. HONORE, Newman, un homme de Dieu, Paris, Cerf (Histoire. Biographie), 2003, chap.3 : « Détresse dans la nuit », p. 35-43.

[3L. Bouyer, Newman Sa vie, sa spiritualité, Paris, Cerf, 1952 (20092), p. 184.

[4La finalité de la décision gouvernementale était économique : l’Irlande traversait à l’époque une crise économique durable. La dîme prélevée sur la population et destinée à entretenir le clergé provoquait de plus en plus de mécontentement. Dans un tel contexte, le but de la suppression des sièges épiscopaux était de réaliser une économie annuelle de 60.000 livres. Voir p. ex. É. HERVE, « Les origines de la crise irlandaise », dans Revue des deux mondes, t. 51 (1882).

[5J. H. NEWMAN, L’Antichrist, Genève, Ad Solem, 1995, p. 47-49. L’ouvrage rassemble les quatre sermons sur l’Antichrist prêchés par Newman pendant l’Avent 1835.

[6J. H. NEWMAN, L’Antichrist, p. 49-50.

[7J. H. NEWMAN, Discourses addressed to Mixed Congregations, Londres, Longman, 1849, p. 15.

[8L. BOUYER, Newman, p. 224-225. C’est l’idée qui préside à l’ouvrage récemment publié : J.-R. ARMOGATHE (études réunies par), Newman. La sainteté de l’intelligence, Paris, Parole et silence (Communio), 2019

[9L’Idée d’université définie et expliquée, Paris, DDB (Textes Newmaniens, 6), 1968 (Genève, Ad Solem, 2007). Finalement, Newman ne donna que les cinq premières conférences, les quatre dernières restèrent à l’état de texte écrit.

[10L. BOUYER, Newman, p. 191.

[11L. BOUYER, Newman, p. 439-440.

[12J. H. NEWMAN, L’Idée d’université, préface, p. 48-49.

[13J. H. NEWMAN, L’Idée d’université, p. 333-335.

[14Ibid.

[15Ibid.

[16Ibid.

[17J. H. NEWMAN, L’Idée d’université, p. 245-246.

[18J. H. NEWMAN, L’Idée d’université, p. 391-393.

[19J. H. NEWMAN, L’Idée d’université, p. 416-418.

[20Louis Veuillot (1813-1883), écrivain et journaliste, converti au catholicisme, ultramontain et anti-libéral, défend avec passion la cause de l’enseignement privé. Le journal L’Univers, dont il est alors le rédacteur en chef, contribue pour beaucoup au succès des catholiques en 1850, dans le cadre de la loi Falloux assurant la liberté d’enseignement. Mais l’intransigeance de ses propos, ses attaques virulentes continuelles et son antimodernisme radical excessif lui attirèrent bon nombre d’ennemis.

[21L. BOUYER, Newman, p. 406.

[22Voir par exemple la Lettre Qui pluribus, 9 novembre 1846, dont voici un extrait : « Même si la foi est au-dessus de la raison, il ne peut jamais exister entre elles aucun dissentiment réel, aucune discorde, puisque toutes deux découlent d’une seule et même source de vérité immuable et éternelle, Dieu très bon et très grand, et qu’elles s’aident mutuellement, en sorte que la raison droite démontre, protège, défend la vérité de la foi, tandis que la foi libère la raison de toute erreur et, par la connaissance qu’elle a des choses divines, elle l’éclaire, la confirme et la parfait magnifiquement » (Voir H. DENZINGER, A., SCHÖNMETZER (éd.), Enchiridion..., n° 2776 ).

[23L. BOUYER, Newman, p. 406-408.

[24L. BOUYER, Newman, p. 393.

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