Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Revenir au premier amour

Jean-Luc Vande Kerkhove, s.d.b.

N°2019-4 Octobre 2019

| P. 73-80 |

Sur un autre ton

Quand un missionnaire salésien chevronné, par ailleurs philosophe et professeur de théologie à Lubumbashi, parle à des membres de la vie religieuse en pause spirituelle, il arrive qu’il parle d’amour, d’un premier amour, même, qui porte à rendre grâce pour les fragilités de l’âge grandissant.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

« Tu ne manques pas de persévérance, et tu as tant supporté pour mon nom, sans ménager ta peine. Mais j’ai contre toi que ton premier amour, tu l’as abandonné. Eh bien rappelle-toi d’où tu es tombé, convertis-toi, reviens à tes premières actions » (Ap 2,5).

Après tant d’années de vie religieuse, l’appel de Dieu à l’ange de l’Église d’Éphèse pourrait nous interpeller nous aussi. Pendant si longtemps, nous avons fait preuve de persévérance, nous nous sommes donné de la peine pour que nos œuvres tournent, nous avons supporté bien des épreuves : incompréhensions, problèmes de santé, fatigues. Mais avons-nous gardé le premier amour ou l’avons-nous abandonné ? Allons-nous de l’avant par habitude, par routine, parce qu’à notre âge on n’a plus trop d’alternatives : on est déjà trop avancé en âge pour s’engager dans une vie de couple, pour faire une carrière. Alors autant rester au couvent ! Ce sont des situations que nous rencontrons. On trouve dans la vie religieuse des personnes blasées, éternellement mécontentes qui sont un poids pour la communauté. N’avons-nous pas besoin de nous convertir pour retourner au premier amour ?

Ce premier amour n’était pas le fruit de notre propre initiative. C’était la rencontre de l’amour de Dieu et de notre capacité d’aimer, de choisir et de comprendre. Dans le psaume 88,50 on trouve l’expression : « Où donc est Seigneur, ton premier amour celui que tu jurais à David sur ta foi ». Ici, il est question de l’amour de Dieu qui a choisi David et s’est engagé envers lui « sur la foi ». Comme Dieu a choisi David, il nous a choisis dans son dessein d’amour et envoyés pour collaborer au salut du monde. Il nous a appelés par notre nom et a voulu que nous soyons ce que nous sommes aujourd’hui. Face à cet appel, la première chose à laquelle nous sommes appelé(e) s, c’est de faire mémoire. « Rappelle-toi », « fais mémoire de », sont des paroles qui parcourent la Bible. Quand les vicissitudes de la vie ont obscurci la présence de Dieu, les prophètes, le psalmiste invite à faire mémoire des actions du Seigneur. Je cite en exemple le psaume 41 : « Je n’ai d’autre pain que mes larmes le jour, la nuit, moi qui chaque jour entends dire : où est-il ton Dieu ? Je me souviens et mon âme déborde, en ce temps-là je franchissais les portails. [...] Pourquoi te désoler ô mon âme et gémir sur moi. Espère en Dieu : De nouveau je rendrai grâce, il est mon sauveur et mon Dieu ». Et le cantique de Moïse invite Israël à se souvenir des actions de puissance de son Dieu : « Rappelle-toi les jours de jadis, pénètre le cours des âges, interroge ton père, il t’instruira ; les anciens te le diront. » (Dt 32, 7). La sagesse nous invite à nous rappeler les bons moments de notre existence quand nous passons par des temps difficiles, mais aussi de ne pas nous laisser emporter quand tout va bien, car dans la vie humaine, les difficultés ne sont jamais trop éloignées. Au soir de notre vie, il est important pour nous aussi, de faire mémoire, de revenir à notre premier amour, pour trouver la force de persévérer et ne pas perdre l’espérance.

Une vocation à la vie

Notre vocation première, c’est la vocation à la vie. C’est sur elle que viendra se greffer notre vocation chrétienne et notre vocation religieuse. C’est en tant qu’être humain, créature de Dieu que nous répondons par la foi à Dieu qui se révèle et que nous répondons à son appel à le suivre de plus près dans la vie consacrée. Personne ne s’est donné la vie à soi-même. Elle est un don de Dieu qui nous invite à la vivre dans la reconnaissance. En nous créant à son image et à sa ressemblance, Dieu nous confie à nous-mêmes pour grandir en humanité. Contrairement à celle des animaux, cette croissance n’est pas automatique, elle est le fruit de notre liberté, de notre intelligence et de notre cœur. Et elle ne se fait pas seule, mais en relation avec les autres, à commencer par nos parents, nos frères et sœurs, notre famille, nos amis, nos collègues... Tous ont contribué ou contribuent à ce que nous sommes. Avant même de méditer sur notre vocation à la vie consacrée, il est donc bon de revenir sur notre vocation à vivre une vie humaine. Quels sont les talents que Dieu m’a confiés ? Qu’est-ce que j’en ai fait jusqu’ici ? Suis-je reconnaissant(e) de ce que les autres ont apporté à ce que je suis ? Est-ce que je vis ma vie comme un don et une vocation ? Ou je me contente de satisfactions immédiates, je consomme sans me poser de questions, je ne médite pas sur le sens à donner à ma vie ? La vie, c’est la première expression de l’amour de Dieu pour nous. Et la vocation de l’amour, c’est d’appeler à une réponse d’amour. C’est cette réponse que le Créateur attend de nous.

La foi est la réponse à la question du sens de notre vie. Elle est une réponse à Dieu qui dans son Fils Jésus et dans l’Esprit Saint, nous invite à devenir ses enfants dans l’Église famille de Dieu. Le jour de notre baptême, nous-mêmes, si nous avions l’âge de raison, d’autres pour nous, si nous étions encore bébés – et nous avons accepté cet engagement par notre confirmation –, nous avons répondu à l’appel du Seigneur. Cette réponse ne s’est pas faite une fois pour toutes. C’est chaque jour que nous sommes appelé(e)s à vivre en chrétien(ne)s. Pour nous orienter, Dieu nous a donné ses commandements, il nous a donné sa Parole comme une lampe sur nos pas. Obéir à sa Parole et respecter ses commandements, c’est pour nous le chemin d’une vraie humanisation (idéal de l’humain : ubumuntu [1]). Nous devons être dociles aux impulsions de l’Esprit, obéir à la Parole de Dieu. Le prophète goûtait la Parole comme on goûte un mets savoureux. Il est bon de faire mémoire de ces deux sacrements que sont le baptême et la confirmation, qui nous ont fait entrer dans la vie des enfants de Dieu et dans celle de l’Église. D’ailleurs, ils ne sont pas seulement des événements lointains, mais une dimension permanente de notre vie chrétienne.

Nourrir la relation

L’appel à la vie religieuse a surgi un jour sur notre chemin de vie humaine et chrétienne. Nous avons ressenti un appel à suivre le Christ de plus près selon le charisme de notre institut. Cet appel nous a rejoints par des médiations humaines. Ce peut être une personne consacrée dont le témoignage de vie nous a fasciné(e), ce peut être une lecture (comme saint Ignace sur son lit de convalescent), une parole de Dieu (comme pour saint Antoine, le Père du désert). Les voies de Dieu sont nombreuses. Il nous est bon de nous rappeler ces premiers moments où Dieu a touché notre cœur au point que nous avons dit : Seigneur, tu seras mon unique trésor, ma perle de grand prix et je serai prêt(e) à tout laisser pour toi ; une famille, une carrière, des biens... Nous pouvons penser ici aux paroles du prophète Jérémie : « Tu m’as séduit Seigneur et je me suis laissé séduire » (20,7). Ses ennemis pensaient qu’il aurait pu se laisser séduire par autre chose.

De fait, dans l’Ancien Testament la séduction évoque plutôt le mal, la ruse. Mais ici il s’agit de la séduction que Dieu peut exercer sur le cœur de quelqu’un. Nous pouvons nous aussi (nous) poser la question : Seigneur est-ce que je suis encore séduit(e) par toi ? Est-ce que la routine, la volonté de reprendre ce que je t’ai donné dans l’enthousiasme, les soucis du monde n’ont pas fini par éteindre l’attrait que tu exerçais sur moi ? Il est vrai que la jeunesse, c’est le temps de l’idéal. Avec le temps, nous sommes devenues plus réalistes, nous avons appris à connaître nos fragilités, nos limites. Mais le danger, c’est de perdre de vue ce premier amour. Après le coup de foudre, il y a l’apprentissage de la vie ensemble dans la découverte des limites de chacun. Et la relation doit être nourrie, elle doit être maintenue vivante par la créativité dans l’attention à l’autre, des gestes d’affection, de tendresse. S’il en est ainsi dans les relations humaines, il en va de même dans notre relation à Dieu. Ici la place de la prière, de la méditation est primordiale. La négligence habituelle dans la vie de prière finit par nous éloigner de ce premier amour pour nous laisser absorber par d’autres personnes ou d’autres réalités qui viennent prendre la place de Dieu. Ce qui frappe quand nous entendons nos aînés témoigner lors d’un jubilé de profession religieuse, c’est d’abord de les entendre parler de la fidélité de Dieu à leur égard, malgré leurs propres faiblesses, et de l’importance de la prière. Un autre aspect important, c’est la volonté constante de chercher la volonté de Dieu dans le choix de vie qui est le nôtre. Aimer, c’est chercher à plaire à l’autre. Si cet autre pour nous, c’est Dieu, nous devons nous engager à lui plaire en toutes choses. Quand nous regardons cette histoire d’amour entre Dieu et nous, il nous est aussi bon de nous souvenir de ceux et celles qui ont été pour nous des médiations de Dieu dans notre vocation.

Transmettre ce que nous avons reçu

Comme aîné(e)s, nous avons une responsabilité particulière dans la transmission du charisme de la congrégation. Si la jeunesse apporte l’enthousiasme, la créativité, nous avons à apporter la sagesse, la dimension contemplative qui donne un sens à l’action apostolique. Avec l’âge, nous commençons à sentir la fatigue, on récupère moins vite, les membres souffrent de crampes, de rhumatisme. Notre corps ne nous obéit plus comme avant. Il nécessite plus de soin, de repos. C’est le moment de soigner plus la dimension intérieure. Quand nous sommes en pleine possession de tous nos moyens mentaux et physiques, nous sommes tentés par l’activisme. Il nous est difficile de nous arrêter pour prendre du recul. Le temps file à toute allure. En prenant de l’âge, l’occasion nous est offerte de relire notre vie avec toutes ses péripéties, de revoir nos rencontres, des événements marquants avec un sens de gratitude envers Dieu. Sans doute que les moments de crise, de découragement n’ont pas manqué, mais Il était là, comme nous le rappelle cette merveilleuse histoire des traces dans le sable. Alors que pendant longtemps les traces des pas de Dieu apparaissent dans le sable, à un moment donné elles disparaissent. L’homme demande alors à Dieu où il était à ce moment-là et Dieu lui répond que c’était Lui qui portait l’homme. Quelle belle image de notre vie ! Elle n’est pas remplie que de belles choses, mais elle est belle parce que Dieu l’a rendue ainsi, parce que sa fidélité nous a accompagnés.

Rendre grâces

Revenir au premier amour, c’est rendre grâce au Seigneur pour tout ce qu’il a opéré dans notre vie jusqu’ici. C’est faire sienne l’exclamation du psalmiste : « L’amour du Seigneur, sans fin je le chante, ta fidélité je l’annonce d’âge en âge. Je le dis : C’est un amour bâti pour toujours : ta fidélité est plus stable que les cieux » (Ps 88,2-3). Plus on avance en âge, plus on est devenu conscient de nos fragilités et parfois de nos trahisons, et plus on peut se dire que c’est la fidélité de Dieu qui nous a conduites. Alors nous sommes à même de nous approprier l’antienne d’ouverture du 33e dimanche de l’année B : « Accorde-nous, Seigneur, de trouver notre joie dans notre fidélité : car c’est un bonheur durable et profond de servir constamment le Créateur de tout bien ».

Répondre à l’appel de Dieu source de tout amour est pour nous source de bonheur et ce bonheur se vérifie dans la joie que nous rayonnons autour de nous, une joie qui, comme ne cesse de nous le rappeler le pape François, constitue le plus beau témoignage de vie évangélique. Et comme le disait déjà saint Léon, « on ne doit pas attendre une récompense meilleure que l’amour lui-même. En effet, la charité qui vient de Dieu est telle que Dieu est lui-même charité : l’âme religieuse et chaste se réjouit de lui qu’elle désire trouver son bonheur en rien d’autre que lui » (Homélie pour le jeûne du 7e mois). Quand faiblissent nos forces physiques, quand notre mental montre des signes de fatigue, quand nous devons accepter de réduire nos activités, le moment est venu de cultiver la dimension contemplative et de nous préparer à la rencontre qui donnera un sens ultime à tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons fait jusqu’ici. C’est le temps de grandir dans l’abandon, le temps où il nous faut accepter qu’un autre mette la ceinture autour de nos reins pour nous conduire. Ce n’est pas une chose spontanée, car il faut renoncer à bien des choses qui nous attachent à ce monde. Il faut tout un apprentissage pour parvenir à cette sagesse.

[1« humanité » en kinyarwanda, la langue vernaculaire du Rwanda.

Mots-clés

Dans le même numéro