Homme selon le cœur de Dieu (II)
Ivan Demeure
N°2019-4 • Octobre 2019
| P. 21-28 |
KairosUn jeune frère « serviteur » d’une jeune fraternité d’un institut nouveau dans un pays récemment rendu à sa souveraineté poursuit sa réflexion sur l’homme masculin (voir Vs Cs 2019-3, 15-28) et son identité en devenir. En filigrane, la vie consacrée s’en trouve remise en perspective pour témoigner d’une « masculinité ouverte, fraternelle et servante ».
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Voilà donc balisé un chemin d’homme praticable ; chemin aux multiples étapes, ou plus exactement aux multiples facettes, comportant chacun un aspect d’attachement où la liberté est de plus en plus engagée, et une part de séparation.
Sexe et genre
Encore une fois, l’on ne manquera pas de reconnaître que la femme n’est pas absente de ce chemin, et qu’elle doit aussi en vivre quelque chose. Mais chez elle, les accents se trouveront sans doute ailleurs. C’est le moment de repréciser la différence entre la polarité sexuelle et celle des genres. A priori, la première ne pose pas grande difficulté, si ce n’est peut-être que la différence n’est pas aussi étanche que nous pourrions le croire. La seconde se situe à un degré bien plus profond. Elle imprègne le cosmos tout entier, jusqu’à un niveau dont les réalités de mâle et de femelle sont le reflet. Bien des sagesses ont mis en lumière cette polarité, par exemple, le Yin et le Yang chinois. Dans bien des cosmologies, le ciel est masculin et la terre féminine ; mais on peut encore penser, en langue française, à la rivière et à son lit, au soleil et à la lune, au nuage et à la montagne qui représentent chacun un pôle. L’esprit humain crée-t-il cette grille ou la reçoit-il ? Sans doute la crée-t-il en partie, mais ce faisant, la grille ouvre une réserve de sens et de compréhension du monde, engendre une conscience d’appartenir à la terre, à la nature, au cosmos, qui n’est pas sans valeur en contexte de crise écologique.
À un niveau plus abstrait, songeons encore à ces mouvements fondamentaux et nécessaires à toute vie que sont le donner et le recevoir. Le premier, qui est du côté de l’initiative, de la volonté, de l’action, est plutôt, pense-t-on, d’ordre masculin, tandis que le second du côté de la contemplation, de la réponse ou de l’accueil, serait du côté féminin. On peut encore opposer l’analyse et la clairvoyance (masculines) à l’intuition (féminine), les catégories de forme et de matière, d’intériorité et d’extériorité, etc. Je rappelle que je ne suis pas en train de citer tous les poncifs sur l’homme et la femme mais d’indiquer une grille de lecture plus profonde et large, dont l’homme et la femme sont, dans leur distinction, les représentants. Entre ces deux pôles, il y a évidemment complémentarité, ce que la Genèse indique en parlant de l’homme et la femme ensemble image de Dieu. Pourtant, elle se garde de cautionner l’androgynie ou de diviniser la sexualité. C’est en consentant à leur part de solitude que l’homme et la femme atteindront la ressemblance divine.
Autrement dit, ce n’est pas seulement dans la relation interpersonnelle que le masculin et féminin doivent s’harmoniser, mais à partir d’elle que chaque sexe est appelé à intégrer en lui le masculin et le féminin. Cette distinction entre sexes et genres me semble un outil pertinent et directement opératoire pour la construction d’hommes et de femmes plus complets. Ainsi, un père aux entrailles de mère n’en sera que plus paternel, de même qu’un homme capable de contemplation, d’intuition, d’empathie, etc., ne perdra rien de sa virilité. Quant au discours judéo-chrétien sur ce Dieu dont nous sommes l’image, il faut bien admettre que son centre de gravité est plutôt au masculin, même si les images féminines n’en sont pas absentes. Ainsi l’Église n’a jamais professé un « Dieu Mère toute puissante ». Pour notre sujet, retenons simplement que sans épuiser le langage sur Dieu (Trinité), ces images montrent en particulier que, par rapport au Dieu intotalisable et non domesticable dont Jésus s’est fait l’effigie, l’homme se situe toujours en position féminine. Pour toutes ces raisons, l’intégration du féminin est une donnée à ne jamais perdre de vue lorsque nous envisageons le chemin d’exode de l’homme.
Identité en devenir
Enfin, dans les pas de Jésus, je voudrais encore indiquer quelques points d’attention sur ce chemin d’exode, quelques moyens de devenir soi-même. Notre monde abrite beaucoup d’hommes dont l’identité n’est pas achevée et qui, d’une manière ou d’une autre, doutent profondément d’eux-mêmes. Soit ils sont exagérément autoritaires (patriarches ou machos caparaçonnés), soit ils sont exagérément gentils, toujours d’accord, ne sachant pas trop, ne voulant pas vraiment, c’est-à-dire ouvertement inconsistants. Apathiques, passifs, passant d’une distraction ou compensation à une autre, ils donnent l’impression de vivre à côté d’eux-mêmes, parfois perdus dans une double vie, même s’ils font des tas de bonnes choses. Mais là n’est sans doute pas encore l’œuvre de Dieu. Impuissants devant cette angoisse secrète de ne pas être capable, voire de ne pas être du tout, ils dépensent beaucoup d’énergies pour que cela ne se voie pas, alors que celles-ci pourraient être consacrées à libérer l’entourage : femme, enfants, amis, collègues, etc.
Que faire dans cette impasse ? Il me semble que pour trouver une juste façon de s’affirmer, deux issues complémentaires s’ouvrent. C’est là que le chemin d’exode devient chemin de conquête. La première issue a déjà été évoquée et je n’y reviens pas, c’est l’être-fils par lequel l’homme pourra cesser de jouer sa vie, de jouer un rôle mais consentir à être soi. La seconde issue est le courage. Quand il se retrousse les manches, sort et « fait », quelque chose naît en l’homme. Si je ne suis certes pas ce que je fais, la vie montre qu’il est difficile de séparer l’humain – chez l’homme en particulier – de ses œuvres, car il advient aussi par celles-ci : « Je possède un témoignage plus grand, ce sont les œuvres que le Père m’a données à accomplir. » Sur cette voie, nous retrouvons nécessairement le courage, c’est-à-dire la force d’entreprendre et d’aller jusqu’au bout : audace conjointe à la persévérance. Nous parlons évidemment d’un courage mis au service d’une juste cause – la vie – et non pas de la force brutale du macho va-t-en-guerre. Le courage, c’est ce qui bouleverse l’oppression d’un ordre établi tout en apportant la paix et la sécurité, parce que le courageux est celui sur qui on peut compter, celui dont on sait qu’il pourvoira, qu’il sera à la hauteur des défis que la vie apportera. Le courageux n’attend pas de tout maîtriser, il n’attend pas le risque zéro. Quand le pape François écrivait : « Je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités » (EG 49), il soulignait là un aspect essentiel du courage. Le courage n’est pas la témérité sans peur. Il est réaliste, il voit les dangers, n’exclut pas la faiblesse mais il en tient compte. Pourtant, ce qu’il voit par-dessus tout, c’est la justice, ce qu’il convient de faire, et il le fait sans se plaindre, sans accuser l’entourage, la vie, Dieu, etc., même s’il peut y perdre des plumes. Il n’y a rien de plus mortel et de plus contraire au courage que l’apitoiement sur soi. La noble cause, celle qui passionne, viendra à bon propos libérer le courage, jusqu’à la magnanimité. Ainsi compris, le courage caractérise éminemment la vie de Jésus, prévisible en sa fidélité, imprévisible en son audace.
Vouloir
Un tel courage vécu au masculin s’appuiera principalement sur deux ailes : la volonté et le témoignage rendu à la vérité. La volonté, ce n’est pas le volontarisme. Elle n’est pas toute puissante, mais liée au désir profond. Même entravé par mille conditionnements, blessures, péchés, l’homme garde toujours une capacité de faire des choix, il lui reste toujours une liberté simplement humaine. Faire un choix, même infime, c’est découvrir que je puis secouer le joug de la fatalité, que je puis affronter ce qui me fait peur. Comme un vrai Père, Dieu nous éveille à l’autonomie justement comprise, il nous apprend à nous décider en prenant des risques. Le plus souvent, il ne demande que des petits pas, des petits choix. Ne les négligeons pas. Ils préparent à des pas plus grands. Nous pouvons déjà être grands dans les petites choses : « Bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, je t’en confierai davantage ». Maximilien Kolbe ne serait jamais devenu ce saint que nous célébrons sans une foule de petits oui précédant le grand oui de sa vie. Quant au troisième serviteur de la parabole, il est l’antithèse du courage, invoquant mille prétextes pour justifier son apathie. Nous ne faisons pas autrement lorsque nous invoquons la faiblesse ou l’humilité pour démissionner du combat en faveur du beau et du vrai. L’humilité n’est pas dans la résignation passive ! « Dieu exerce nos mains pour le combat », dit le psaume. Et outre la cause juste, rien de tel pour entrer dans le combat que d’avoir de bons compagnons d’armes : des pères, des frères, des amis qui m’ancreront dans le clan masculin.
Dire
Enfin, un homme est un homme quand il est homme de parole. Nous croyons être plus en ménageant en nous le oui et le non, mais c’est une illusion. Ce que nous gagnons en « quantité » (et encore...), nous le perdons en qualité. Ce qui semble tout n’est en définitive rien, tandis que seul ce qui n’est pas tout est quelque chose. Être un homme, c’est donc avoir consenti à ne pas être tout en ayant dit des oui et des non qui nous limitent. Là encore, il est possible de s’entraîner à petite échelle. Apprendre à dire et à faire, à se sentir lié par sa propre parole, à ne pas craindre le regard des autres, voilà qui a un prix très élevé pour celui qui s’y essaie, mais qui apporte au final une paix et une sécurité qui n’ont pas de prix. Sur celui qui parle vrai, on sait qu’on peut compter, car il demeure égal à lui-même. La parole qu’il délivre ne cède pas au désir de plaire et de capter ; tout en étant tranchante, elle refuse la critique malveillante et stérile, le discours manipulateur fondé sur la peur ou la séduction. Dans une telle parole, on reconnaît celle du Christ, aux antipodes de celle du serpent, une parole qui fait la vérité en même temps qu’elle libère : « Va et ne pèche plus ». Celui qui devient de la sorte homme de parole reflète ni plus ni moins que quelque chose de l’autorité de Dieu, au sens où la vraie autorité fait grandir. Notons encore que la Parole créatrice de Dieu, celle qui fait don de la Loi au Sinaï, est une parole qui sépare. Et curieusement, dans la famille, le père est aussi celui qui sépare, qui tranche, mais moins pour interdire que pour ouvrir à d’autres espaces, accessibles uniquement par la voie étroite de l’interdit : l’accès à soi-même, à l’autonomie.
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Au fil des cas pages, nous avons exploré quelques mystères de la condition humaine et de la condition masculine en particulier, découvrant un monde plus vaste et séduisant que celui des difficultés d’où nous sommes partis, un monde dont nous n’avons pas fini de faire le tour. En filigrane, trois notions complémentaires et intriquées, pertinentes pour la vie consacrée, sous-tendaient toute ma réflexion : identité (le rêve de Dieu en me créant), vocation (l’appel de Dieu pour une direction fondamentale de vie) et mission (la forme concrète de l’appel de Dieu). Toucher à l’une a nécessairement des retentissements sur les deux autres. Mon exode missionnaire en Lituanie m’a ainsi questionné sur mon identité d’homme tout comme il a remis en perspective ma vocation.
En empruntant ce chemin d’exode à la suite du Christ en gravissant avec lui la montagne, nous n’avons pas fui notre monde, mais juste découvert un point de vue d’où tout est plus calme et plus beau, où la crise de la masculinité, aussi aiguë qu’elle soit en Lituanie ou ailleurs, est ramenée à de plus justes proportions. « Comme il nous est bon d’être ici avec toi ». Mais, d’ores et déjà, nous savons qu’il nous faudra redescendre, traverser la vallée de l’ombre et de la mort, pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres d’aujourd’hui. Et pouvoir témoigner d’une masculinité si ouverte qu’elle ne s’impose pas mais se répand, d’une masculinité fraternelle, servante, est assurément une bonne nouvelle que notre monde a soif d’entendre. Envoyés à la suite de Jésus, Fils unique et aîné d’une multitude de frères, nous deviendrons à notre tour ces hommes contagieux, selon le cœur de Dieu : libérés de notre apathie, libérateurs à notre tour.