Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Chronique biblique

Sébastien Dehorter

N°2019-4 Octobre 2019

| P. 57-72 |

Chronique - Écriture Sainte Chronique

La chronique annuelle de Sébastien Dehorter est maintenant ornée du titre de docteur en théologie de l’Université catholique de Louvain. On verra que l’approche et la belle défense de sa thèse « Portrait d’une Église crucifiée. La construction de l’identité ecclésiale et le langage paulinien de la Croix en 1 Co 1-4 et Ga » ne l’ont pas empêché de nous offrir une brassée de lectures remarquablement disposées et judicieusement évaluées, dans le respect de l’entreprise de chaque auteur.

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Les livres recensés dans cette chronique ont été répartis selon cinq rubriques. (I) La première, intitulée « La Bible et les Bibles », présente quatre études touchant aussi bien au support matériel du texte biblique, à son statut de texte sacré, à sa traduction grecque (celle du Cantique) qu’à sa lecture féministe. (II) Viennent ensuite deux volumes importants qui abordent, chacun dans une perspective propre, le thème du « Temps et de la temporalité ». (III) Les ouvrages portant directement sur des livres ou ensembles de l’« Ancien Testament » constituent la vache maigre de cette chronique 2019, avec seulement deux représentants. Quant aux études néotestamentaires, nous distinguerons (IV) trois ouvrages traitant de « Questions historiques » autour des origines du christianisme des (V) « Études » proprement « exégétiques », à caractère scientifique et spirituel.

I. La Bible et les Bibles

A. M. Piazzoni (dir.) (Bibliothèque Apostolique Vaticane) Les Bibles de l’Antiquité à la Renaissance

Arles, Actes Sud, 2018, 21,4 x 24,6 cm, 416 p., 59 €.

● Il n’est sans doute pas nécessaire de pénétrer dans la mystérieuse bibliothèque imaginée par U. Eco dans son roman Le Nom de la rose pour pressentir la fascination qu’ont pu exercer au cours des âges la transmission et l’ornementation du texte biblique. Habent sua fata libelli : les livres, en effet, en tant qu’objets matériels et pas seulement les textes qu’ils véhiculent, ont, eux aussi, leur propre histoire. Le très bel ouvrage que la bibliothèque apostolique vaticane publie sur Les Bibles de l’Antiquité à la Renaissance réjouira tous ceux qui s’intéressent au processus par lequel la Bible, au fil des siècles, a pris la forme d’un livre ainsi qu’au retentissement que cette évolution a eu sur l’histoire culturelle de l’humanité. L’ouvrage, ici dans sa traduction française, a été dirigé par le vice-préfet de la Vaticane avec la collaboration d’un professeur d’histoire de la miniature de l’université romaine de la Sapienza. Impeccablement présenté, il rassemble les contributions d’une trentaine d’auteurs, tous experts dans leur domaine respectif, et présente au lecteur un choix substantiel d’illustrations de ces manuscrits [1]. Du souci de transmettre le texte le plus fiable possible (I-IVe s.) à l’apogée de son ornementation à la veille des premières bibles imprimées (XVe s.), le parcours proposé combine narration chronologique, définissant ainsi des lignes de développement, et approche thématique, en fonction des aires linguistiques, géographiques ou des supports du texte. Une traversée passionnante et culturellement rafraîchissante.

M. L. Satlow Comment la Bible est devenue sacrée

Genève, Labor et Fides, 2018, 14 x 22,5 cm, 426 p., 29 €

● Si l’impact de la Bible sur la civilisation humaine se découvre dans l’histoire du support matériel de son texte, un tout autre angle d’approche, non moins interpellant, consiste à réfléchir à l’autorité qui lui fut conférée et, par suite, au pouvoir que ce texte exerça sur l’avancée de l’humanité dans l’histoire. Intitulé Comment la Bible est devenue sacrée, l’essai de M. Satlow, prof. d’études juives à l’Université Brown aux États-Unis, cherche à décrire non pas l’histoire de la rédaction de la Bible (même si de nombreuses hypothèses sont reprises à ce sujet) mais plutôt celle de l’autorité dont les livres retenus ont été revêtus. « Qui a donné à ce livre si étrange une autorité si démesurée et pourquoi ? » (p. 24). À cette fin, trois types d’autorité sont distingués : 1) autorité littéraire, lorsqu’un texte sert de modèle pour de nouveaux textes ; 2) autorité normative, lorsqu’un texte est supposé régler la vie personnelle et/ou collective ; 3) autorité oraculaire, lorsqu’on considère que le texte véhicule un message sur le Royaume céleste et l’avenir. L’A. parcourt l’histoire d’Israël en 9 chapitres (depuis le Royaume du Nord au début du IXe s. jusqu’à l’aube du IIIe s. des chrétiens et des rabbins) en étant attentif moins aux textes en eux-mêmes qu’aux groupes humains qui les ont produits, lus et copiés. Il est bien entendu impossible de résumer un tel chemin, d’autant plus qu’à chaque étape, et l’A. lui-même le concède, il y aurait beaucoup à discuter sur la vision des choses qui est proposée. La thèse défendue est que les textes qui constituent la Bible ne reçurent dans un premier temps que des types d’autorités très limités et très spécifiques jusque fort avant dans le IIIe s. de notre ère et même au-delà (p. 26.) L’idée se trouve, entre autres, appliquée au noyau du Dt (cf. p. 67-72) ou encore à la LXX (cf. p. 229-331). En conclusion, « la notion radicalement improbable qu’on puisse bâtir une communauté, une religion, une culture et même un pays autour d’un texte » est sans doute « le plus grand legs de la Bible » (p. 368).

J.-M. Auwers (traduction, introduction et notes) La Bible d’Alexandrie 19. Le Cantique des Cantiques

Paris, Cerf, 2019, 14,1 x 20 cm, 344 p., 35 €

● En traduisant en français la traduction grecque du Cantique des Cantiques, l’entreprise de la « Bible d’Alexandrie », initiée en 1986 par M. Harl, témoigne, si besoin était, de l’incontestable autorité littéraire du texte biblique. Ce nouveau volume est signé J.-M. Auwers, prof. à l’Université Catholique de Louvain, dont les nombreux travaux sur le Cantique [2] le désignaient assez naturellement pour ce travail. Comme il le note dès l’avant-propos, le Cantique est un texte difficile, de sorte qu’il lui fallut interroger systématiquement les versions coptes et vieilles latines ; place également a été faite à la tradition d’interprétation du Ct dans le judaïsme ancien et chez les Pères, non pour présenter leurs interprétations allégoriques (ce qui relèverait d’un autre genre d’étude) mais pour scruter leur propre compréhension de la lettre. On le pressent : le résultat final est plus qu’une simple traduction mais une véritable somme d’érudition. Précédant la traduction française du grec accompagnée d’annotations savantes (p. 187-331), l’introduction (p. 31-186) en quatorze chapitres présente le texte de la LXX et les enjeux de sa traduction. Au jugement de l’A., la traduction grecque du Ct peut être qualifiée de « neutre ». « Le traducteur a voulu fournir une version la plus précise possible, de manière à ce qu’un lecteur puisse effectuer à partir d’elle le même travail de décodage que celui qui était réalisé à partir du texte hébreu, sans lui fournir davantage de clefs » (p. 121). Quant à la question lancinante de savoir « qui parle à qui ? », elle est largement honorée par la place qui est donnée aux didascalies, à savoir ces manuscrits qui, distribuant, chacun à sa manière, la parole en un nombre variable d’intervenants (le bien-aimé, la bien-aimé, le chœur, etc.) facilitent la lecture du livre comme un drame, comme une pièce de théâtre jouée sur une scène avec changement de personnages. L’introduction se conclut ainsi par le texte complet de la traduction française accompagnée des didascalies du Sinaiticus (p. 174-186). En outre, dans les « annotations », à chaque section, délimitée selon des critères littéraires, est également rapportée la traduction des différentes didascalies qui ont été attribuées aux versets concernés.

E. Parmentier, P. Daviau, L. Savoy (dir.) Une bible des femmes. Vingt théologiennes relisent des textes controversés

Genève, Labor et Fides, 2018, 14 x 22,5 cm, 288 p., 19 €

● C’est en réaction à un mauvais usage du texte biblique à l’égard des femmes qu’une Women’s Bible avait été éditée en 1898, un événement fondateur de la lecture féministe de la Bible, dont les protagonistes n’avaient pas hésité à découper dans leurs bibles, à l’aide de paires de ciseaux, tous les passages parlant des femmes, pour en offrir un commentaire qui déconstruisait bien des lectures enfermantes dans lesquelles elles avaient été éduquées. 120 ans plus tard, les éd. Labor et Fides publient de nouveau Une bible des femmes, même si le titre est davantage un clin d’œil qu’un renouvellement de l’entreprise. L’ouvrage qui porte ce titre provocateur ainsi que la signature de vingt théologiennes d’origines géographiques et ecclésiales très diverses, rassemble en effet treize études bibliques dont la majorité sont davantage des traversées concernant un thème féminin (autour, par exemple, du corps et de ses attributs de genre, ou bien du rôle et du statut des femmes) que l’interprétation d’un passage précis (la femme hémorroïsse, Marthe et Marie, Ep 5,21-33). Si l’on ne peut que se réjouir de constater que la Bible n’est pas seulement lue ou commentée par des hommes, on relèvera cependant le risque couru par ce genre d’exégèse – orientée, en l’occurrence, vers les lectrices : celui, parfois, de ramener le texte à soi et de le surinvestir de ses préoccupations.

II. Temps et temporalité

M. Leroy, M. Staszak Perceptions du temps dans la Bible

coll. Études Bibliques. Nouvelle Série, 77, Louvain, Peeters, 2018, 16 x 24 cm, 612 p., 94 €

● Prolongeant le double anniversaire dominicain célébré en 2015-2016 – le huitième centenaire de l’Ordre des Prêcheurs ainsi que le 125e anniversaire de l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem – un numéro spécial des « Études Bibliques » a été consacré au thème du temps et de ses perceptions dans la Bible, en donnant largement la parole aux membres de l’École Biblique ainsi qu’à plusieurs de ses collaborateurs et amis. Résultat : un bel ouvrage collectif qui rassemble pas moins de 26 contributions sur cette thématique incontournable de notre condition humaine. Il témoigne, si besoin était, qu’elle est bien révolue l’époque où l’on croyait pouvoir définir ce qui aurait été l’unique perception du temps biblique, en opposant la linéarité du temps hébraïque et biblique à la cyclicité du temps grec. L’expérience du temps est plus complexe et les médiations qui la transmettent, multiples. Tandis que certaines études portent sur des expressions particulières (telles que « au commencement », « au-delà des jours », « jour et nuit », « aujourd’hui »), d’autres se penchent sur la traduction grecque de certaines formes verbales hébraïques ou encore sur l’usage d’un pronom démonstratif ; d’autres encore abordent les poétiques bibliques du temps en fonction des genres littéraires, l’organisation des séquences du récit ou s’intéressent aux schémas théologiques sous-jacents à sa périodisation. Des questions proprement historiques sont également traitées comme l’étude des calendriers ou celle de la manière de compter le temps en référence aux astres ou aux saisons.

H. Ausloos, D Luciani (éd.) Temporalité et intrigue. Hommage à André Wénin

BETL CCXCVI Louvain, Peeters, 2018, 16 x 24,4 cm, 372 p., 95 €

● Intitulé Temporalité et intrigue, le Festschrift dédié à A. Wénin à l’occasion de son éméritat se veut, quant à lui, une illustration de cette forme première la plus fondamentale de la poétique biblique du temps qu’est le genre narratif, selon la vérité de l’affirmation qu’« il n’y a de temps pensé que raconté ». En retour, selon M. Sternberg (référence théorique citée par plusieurs des auteurs de ce volume) « c’est en produisant un sens chronologique qu’un récit est producteur de sens en tant que récit ». Les différentes contributions aident à scruter les multiples facettes du lien complexe qui unit temporalité et intrigue, en se penchant sur l’un ou l’autre aspect du récit biblique, qu’il s’agisse de son rythme (temps raconté et temps racontant), des prolepses et analepses, des blancs et des ellipses, de son organisation en séquences et de la « conséquentialité » qu’il met en œuvre, ou encore de ces trois « universaux » du récit (Sternberg) que sont le suspense (conjecture sur ce qui va venir), la curiosité (inférence à propos d’antécédents qui ont fait l’objet d’ellipses) et la surprise (où, suite à une ellipse insoupçonnée, le lecteur applique une lecture correctrice dans une reconnaissance après coup).

Espérons ne pas manquer de temps pour aller au bout de ces deux lectures passionnantes !

III. Ancien Testament

N. Vray Aux origines du monothéisme. Noé, Abraham, Moïse

Paris, Salvator, 2019, 14 x 21 cm, 192 p., 19 €

● Pour enquêter sur les Origines du monothéisme, la perspective optée par N. Vray a été de mettre en valeur le travail des rédacteurs finaux du texte biblique. Ceux-ci, héritiers du Proche-Orient ancien, ont été capables d’en transcender l’apport, de sorte que les récits de l’AT se présentent « comme une distanciation désormais sans retour à toutes religions anciennes » (p. 153). C’est en s’appuyant sur la forme du mythe, mais en en cassant les codes, qu’ils ont énoncé leurs idées autour du nouveau Dieu et de la nouvelle Loi. Cette nouveauté, pour laquelle l’esprit nomade joue, aux yeux de l’A., un rôle non négligeable, se présente sous la forme d’une rupture radicale de laquelle émergera une civilisation inédite. Les points essentiels de cette fracture sont au nombre de trois : révélation du tétragramme ; passage d’une vision religieuse ethnique à la seule Loi mosaïque (le dieu clanique devenant national, universel, le Dieu Un du Dt) ; instauration d’une relation personnelle entre Dieu et l’homme. Une fois posé le cadre sociohistorique des nomades et sédentaires du Proche-Orient ancien, le livre parcourt les récits de Noé, Abraham et Moïse dans lesquels se confondent « en une seule deux histoires événementielle et religieuse » (p. 40). Au terme, l’apport de chacun peut se résumer ainsi : Noé s’affranchit de l’histoire mythologique ; Abraham est porteur d’une foi nouvelle ; Moïse, le guide d’un peuple libéré au nom du Dieu révélé.

E. Hirshauer La conversion d’Élie. Être prophète aujourd’hui

Paris, Parole et Silence, 2018, 14 x 21 cm, 202 p., 14 €

● Ayant d’abord fait l’objet de nombreuses retraites prêchées sur ce thème, le livre d’E. Hirschauer sur La conversion d’Élie a la saveur des fruits mûrs et la précision des travaux aboutis. Il se présente comme une lecture continue du « cycle d’Élie » en 6 étapes (1 R 17 - 2 R 2), chaque passage étant d’abord lu et commenté pour lui-même sous la forme d’une lectio divina avant que ne soient proposées des « réflexions » faisant largement appel à la tradition spirituelle du Carmel et aux enseignements du P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus. Le résultat final se présente ainsi comme un parfait guide de lecture spirituelle et/ou d’accompagnement d’une retraite personnelle. La lecture du texte est pleine de finesse sans être technique et montre bien comment Dieu fait l’éducation de son prophète à travers une série de conversions. Celles-ci sont ressaisies dans le chapitre conclusif. Pour l’A., « le mouvement de conversion auquel Élie nous convie est à double sens : celui qui anime le cœur de l’enfant en se tournant vers son père et celui qui fait se pencher le père ou la mère sur ses enfants. Retour à l’origine, ouverture à l’avenir » (p. 169).

IV. Nouveau Testament : Questions historiques

S. C. Mimouni Introduction à l’histoire des origines du christianisme

Montrouge, Bayard, 2019, 15,4 x 22,8 cm, 784 p., 34,90 €

● Dans son recueil d’études épistémologiques et méthodologiques sur les origines du christianisme, publié en 2017, S. C. Mimouni appelait de ses vœux la rédaction d’une histoire systématique de ces mêmes origines [3]. Intitulé Introduction à l’histoire des origines du christianisme, ce nouvel ouvrage n’est pas encore le panorama historique attendu mais une introduction pour « étudiants et curieux ». Encadrées par deux « ouvertures », ses 42 leçons se répartissent dans les 6 sections suivantes. 1. Les « introductions » présentent la situation politique et religieuse, dans l’Empire romain et en Judée, ainsi que les instruments de travail. 2. Les différentes « sources » sont ensuite décrites : littérature canonique, apocryphe, patristique, historiographique, etc. 3. Intitulée « les questions », la section suivante s’intéresse au canon, aux hérésies et aux conciles – autant de processus par lesquels certains textes religieux ont été transmis dans les communautés chrétiennes et d’autres pas, problématique qui, selon l’A., est au cœur de ce manuel (p. 9-10). 4. Les « concepts » sont la virginité, l’encratisme, l’eschatologie, la parousie, l’Antéchrist. 5. Par « problématiques », l’A. aborde les questions relationnelles et parfois conflictuelles entre le « christianisme » et les mouvances religieuses environnantes : islam, judaïsme, paganisme, mais aussi hindouisme et bouddhisme. 6. Quant aux « doctrines », il s’agit de la christologie, du millénarisme, du gnosticisme, de la théologie trinitaire, de la théologie mariale. Tout introductif qu’il soit, ce manuel n’en est pas moins substantiel, son objectif étant de fournir le « minimum requis » (sic) pour comprendre de manière « scientifique », et non pas seulement « confessionnelle », la période des origines du christianisme tout en manifestant une déférence respectueuse à l’égard de l’une et l’autre démarches.

Destruction de Jérusalem par les armées de Titus, gravure d’une édition anglaise des Antiquités de F. Josèphe, (XVIII s.)DR

A. J. Saldarini La communauté judéo-chrétienne de Matthieu coll. Judaïsme ancien et christianisme primitif

Paris, Cerf, 2019, 15,7 x 24 cm, 448 p., 29 €

● En traduisant en français, 25 ans après sa parution aux États-Unis, l’ouvrage d’A. Saldarini (1941-2001) sur La communauté judéo-chrétienne de Matthieu, la collection « Judaïsme ancien et christianisme primitif » des éd. du Cerf manifeste que cet essai novateur, tant du point de vue de la méthode que du contenu, constitue un tournant visant à modifier le regard habituellement posé sur le « judéo-christianisme » du Ier s. Un consensus exégétique affirmait que l’évangile selon saint Matthieu (Mt) témoignait de la rupture consommée entre « christianisme » et « judaïsme », l’évangéliste étant un ancien juif qui réagissait avec virulence contre le judaïsme et faisait de l’Église le « nouvel Israël ». Pour l’A., bien au contraire, la communauté matthéenne se situe encore au sein d’un judaïsme composite et compétitif, où, suite à la destruction du Temple, les différents groupes en présence cherchent à imposer aux autres leur propre vision des choses et cela dans une perspective de survie. Si elle s’est récemment séparée d’avec la communauté juive ambiante, la communauté matthéenne a gardé des liens étroits avec elle. Prolongeant la réforme initiée par Jésus, elle veut convaincre ses coreligionnaires qu’il s’agit là d’une entreprise d’inspiration divine et valable pour tous, juifs et païens. Après avoir posé un regard d’ensemble sur le(s) judaïsme(s) du Ier s., l’A. commence par définir les principaux groupes en présence chez Mt (le peuple, les dirigeants, les nations) en prouvant qu’ils ne sont pas porteurs d’une théologie de la substitution. Ensuite, c’est en faisant appel à des notions contemporaines de la sociologie des groupes qu’il définit la communauté de Mt comme un « groupe déviant », une « secte réformiste ». Enfin, deux chapitres analysent les discours matthéens sur la Loi et le Messie et montrent comment ils rencontrent et s’insèrent dans les débats intenses qui animaient le judaïsme de cette époque.

F. Lapierre, G. Lemaire Recherches dur l’évangile araméen de Matthieu

coll. Religions et spiritualité, Paris, L’Harmattan, 2018, 15,5 x 23,4 cm, 198 p., 21,50 €

● Si les Recherches sur l’évangile araméen de Matthieu traitent elles aussi des origines de la diffusion de la foi chrétienne, leur approche est cependant tout autre. Il s’agit en effet d’une analyse strictement textuelle – sémantique, syntaxique et rhétorique, menée depuis de nombreuses années, par laquelle les AA. pensent redécouvrir « l’évangile araméen primitif » et décrire le processus de rédaction de nos quatre évangiles, dont ils bouleversent les vues et la chronologie traditionnelles [4]. Le présent ouvrage est dédié à Mt. Il rappelle dans un premier temps le phénomène de « relecture » qui est la principale clé linguistique de la démarche. C’est en repérant 50 « versets parallèles » en Mt que les auteurs en extraient l’évangile araméen primitif, qu’ils retrouvent également chez Mc et Lc, et dont ils donnent ici une version synoptique en traduction française (p. 37-90). À partir de là, ils montrent comment un auteur appelé « Mt le scribe » a complété ce canevas araméen de base avec les « doublets grecs » et présentent ce nouveau texte dans les p. 95-137. Quant au dernier chapitre du livre, il offre une comparaison des titres christologiques appliqués à Jésus entre l’évangile araméen primitif et la Peshittâ pour conclure que « le texte de Mc est celui dans lequel l’état primitif a été le mieux préservé ». Cela rend plausible l’hypothèse d’une évangélisation très précoce de l’Orient par l’Apôtre Thomas avec en main une première version du kérygme primitif rédigé en araméen.

V. Nouveau Testament : Études exégétiques

M. de Lovinfosse La pédagogie de la « visite » (episkopê) de Dieu chez Luc

coll. Études Bibliques. Nouvelle Série, 76, Louvain, Peeters, 2018, 16 x 24 cm, 432 p., 85 €

● L’auteur de Lc-Ac est le seul évangéliste à parler de l’action de Dieu en termes de « visite » (episkopê) alors que ce terme est riche de sens dans l’AT. Son usage est certes limité (4 passages) mais néanmoins significatif. L’étude de ce motif en Lc-Ac valait donc la peine d’être menée afin de discerner les différents traits de la « visite » divine et de dégager la pédagogie de l’action de Dieu dans l’histoire du salut. Tel est l’objet du livre que M. de Lovinfosse, sœur de la congrégation de Notre-Dame (Montréal), consacre à ce motif, fruit d’un travail de recherche menée au cours des dernières années. Il se compose de quatre chapitres correspondant aux quatre passages où se rencontre ce vocable. L’introduction expose l’enjeu et la méthode suivie avant de rassembler, sous le titre « d’une visite divine à l’autre », les résultats d’une étude déjà publiée sur le Benedictus (1,68.78). Tandis qu’à « l’aube de la naissance de Jésus, la première partie du Benedictus (1,68-75) célèbre la “visite” de Dieu dans l’avènement du Messie davidique », la seconde partie (1,76-79) « donne la perspective à laquelle Luc conduit le lecteur, grâce à une autre “visite” [au futur] qui pointe vers l’exaltation de Jésus répandant l’Esprit Saint » (p. 29). Les passages suivants sont à situer à l’intérieur de cette intrigue décelée dans le cantique de Zacharie et dont l’enjeu n’est rien moins que reconnaître l’identité singulière de Jésus et le type de salut qu’il est venu apporter. Chaque chapitre suit un plan similaire en deux parties : 1) vue d’ensemble de la péricope considérée, incluant critique textuelle, délimitation, structure et genre littéraire ; 2) exégèse et interprétation. L’épisode de la veuve de Naïn (Lc 7,11-17) est celui de la « visite divine à la porte de la ville » ; les pleurs de Jésus sur Jérusalem (19,41-44), celui de « la visite non reconnue » ; tandis que le discours de Jacques au concile de Jérusalem (Ac 15,13-21) discerne la visite de Dieu et son intervention en faveur des païens. En bref, quatre études textuelles menées avec finesse et dont la progression manifeste la délicate pédagogie de Dieu qui n’a pas peur d’aller au-devant d’une humanité exposée au risque de la fermeture et de la mort.

J. Lê Minh Thông Qui est « le disciple que Jésus aimait » ?

coll. Lire la Bible, 195, Paris, Cerf, 2019, 13,5 x 21,5 cm, 168 p., 18 €

Qui est le disciple que Jésus aimait et qui apparaît en sept occasions dans l’évangile de Jn ? L’apôtre Jean, fils de Zébédée, l’un des quatre premiers appelés ? Ou bien quelqu’un issu des milieux sacerdotaux de Jérusalem, fin connaisseur des rites et temps liturgiques du Temple, capable d’accueillir chez lui, pour un repas, un homme recherché par la police ? Faut-il l’identifier au disciple anonyme de Jn 1,37.40, à l’« autre disciple » de Jn 18,15-16 ? C’est avec un art consommé de la pédagogie que J. Lê Minh Thông, frère prêcheur enseignant à l’École Biblique et Archéologique de Jérusalem, expose sa propre enquête, en discutant les nombreuses hypothèses émises par ses devanciers, anciens ou contemporains (ch. 1 et 3), surtout en scrutant patiemment le texte évangélique pour en extraire sans spéculation ce qu’il nous livre sur le sujet (ch. 2 et 4). Dans sa conclusion, il résume le rôle du « disciple que Jésus aimait » en deux points. « (1) Sur le plan historique, les témoignages oculaire et écrit de ce disciple sont uniques. Ils assurent l’authenticité et la vérité du message de l’Évangile. (2) Sur le plan symbolique, ce disciples devient le disciple idéal pour le lecteur et pour les croyants dans leur relation avec Jésus » (p. 145). Assurément, « un livre d’intelligence qui parle au cœur » (4e de couverture).

P. de Salis Les Corinthiens. Des lettres pour gérer nos crises

Divonne-les-Bains, Cabédita, 2018, 15 x 22 cm, 96 p., 14,50 €

● Si l’exégèse paulinienne a longtemps été dominée par le paradigme théologique de la justification par la foi seule, privilégiant par le fait-même certains textes au détriment d’autres, la production récente témoignent de la multiplication des centres d’intérêt. Ainsi en est-il de l’attention à la pragmatique du discours, c’est-à-dire, en l’occurrence, au pouvoir des lettres de transformer leurs lecteurs. Issue d’une thèse de doctorat soutenue en 2017 à l’EPHE (Paris) et portant un sous-titre suggestif, Des lettres pour gérer nos crises, le bref ouvrage de P. de Salis présente avec clarté et pédagogie les ressources de l’art épistolaire paulinien pour la gestion des crises à distance. Comme tout moyen de communication (et l’A. établit plusieurs ponts avec le monde numérique), les lettres possèdent un double potentiel, documentaire et pragmatique, c’est-à-dire, d’une part, la capacité à transmettre une information ou un contenu et, d’autre part, celle d’agir sur les destinataires – « transformer, par exemple, le sentiment d’échec en une force positive, donner des impulsions, formuler des avertissements, promettre une suite, stimuler l’envie de répondre » (p. 37). L’ouvrage situe la pratique apostolique dans le sillage de la « lettre aux exilés » de Jr 29, l’illustre avec la crise corinthienne et, en particulier, le « discours du fou » (2 Co 10-13), avant d’en esquisser la postérité et l’émergence de la « lettre apostolique ».

*

Enfin, pour terminer cette chronique déjà bien fournie, mentionnons encore quatre ouvrages que nous présentons plus brièvement.

J. Lévêque Du neuf et de l’ancien. Méditations sur l’évangile de Matthieu

Toulouse, Éditions du Carmel, 2019, 14 x 20 cm, 312 p., 15 €

● Les éditions du Carmel publient des homélies que le regretté père carme J. Lévêque prononça sur l’évangile de Matthieu. Sans en constituer un commentaire exhaustif, elles en parcourent l’essentiel pour former un recueil savoureux où l’acribie du bibliste se mêle à l’à-propos du prédicateur.

J. Kurichianil Trésors de l’Évangile de Jean

Paris, Médiaspaul, 2019, 13,6 x 21 cm, 288 p., 24 €

● Sous le titre Trésors de l’Évangile de Jean (en réalité : Studies on the Gospel of John), les éd. Mediaspaul publient cinq études johanniques, fruits de la méditation et de l’enseignement de J. Kurichianil, père abbé de St Thomas Benedictine Abbey à Kappadu dans le Kerala (Inde) : « Croire est une “œuvre” de Dieu » ; « Aimez comme je vous ai aimés » ; « Croire, une “œuvre” humaine » ; « Glorifié sur la Croix » ; « Marie, mère des croyants ». Un texte sans fioriture qui va droit à l’essentiel.

A. Fossion, J.-P. Laurent, Th. Gabriel Dire saint Jean. Analyses, écritures, peintures. Pour penser, pour prier, pour désirer

Lumen Vitae, Namur, Éditions jésuites, 2018, 18 x 24 cm, 96 p., 25 €

Dire saint Jean, ce n’est pas seulement en analyser le texte. Car le travail d’appropriation engagé dans tout acte de lecture, s’il peut rester l’expérience personnelle d’un moment, peut également « donner lieu à une production textuelle concrète et transmissible » (p. 7) de sorte que ces nouveaux textes, proposés en regard du texte évangélique, forment avec celui-ci un diptyque qui s’offre alors à de nouveaux lecteurs. Mais le diptyque peut se faire triptyque avec l’ajout d’un troisième volet, par exemple pictural. C’est bien ce que propose cet ouvrage écrit à plusieurs mains autour de vingt extraits de Jn. Une de ses originalités est de proposer des œuvres picturales « non figuratives mais abstraites, « au service de la quête créatrice du lecteur. Que ce qu’il contemple de l’œuvre vienne croiser ce qu’il découvre dans les textes et réciproquement » (idem). Ici donc, selon les vœux de ses auteurs, l’acte de lecture devrait devenir pensée, prière et désir.

M. Hubaut L’amour vaincra. Commentaire du livre de l’Apocalypse

coll. Bible en main, Paris, Salvator, 2019, 15 x 22,5 cm, 218 p., 20 €

● Avec L’amour vaincra, M. Hubaut poursuit son œuvre de commentaire des livres du NT et offre celui de l’Apocalypse. Après une brève introduction, le texte est simplement commenté pas à pas. Au fil de la lecture, l’Apocalypse se révèle être, en premier lieu, un livre d’espérance « parce qu’il nous invite à regarder le Mal en face avec courage, parce que le chrétien est habité d’une joyeuse certitude : celle de la Présence actuelle du Christ ressuscité qui a vaincu la fatalité du mal. L’Amour et la Vie ont déjà triomphé en Jésus » (p. 17). C’est également un livre « qui donne signification au temps présent ». « Ce livre ne vise pas la fin du monde, mais concerne la durée de notre histoire. C’est un message permanent pour les chrétiens de tous les temps... Pour Jean, la présence agissante du Christ se révèle aussi bien dans la liturgie que dans l’histoire des événements. Jésus n’en finit pas de venir parmi nous » (p. 18). Enfin, « chaque croyant est invité à devenir un témoin ». « Tout chrétien, habité par l’Esprit du Christ doit devenir, dans le monde, un visage, un témoin du Christ. Et dans certains contextes, ce témoignage devient martyre » (p. 19).

Espérons que chacun pourra tirer de cette chronique ce dont il aura besoin pour nourrir son étude, sa foi ou sa prière.

[1Le lecteur curieux d’approfondir pourra consulter la section DVL – Digital Vatican Library du site vaticanlibrary.va.

[2Voir par exemple J.-M. Auwers (éd.), Regards croisés sur le Cantique des cantiques, Bruxelles, Lessius, 2006, recensé dans VsCs 78 (2006-3), p. 197.

[3S. C. Mimouni, Le judaïsme ancien et les origines du christianisme, Montrouge, Bayard, 2017, p. 10 ; voir notre recension dans VsCs 90 (2018-4), p. 65-66.

[4Voir déjà, F. Lapierre, L’évangile oublié, Paris, L’Harmattan, 2012 et sa recension dans VsCs 85 (2013-4), p. 298.

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