Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Homme selon le cœur de Dieu

Ivan Demeure

N°2019-3 Juillet 2019

| P. 15-28 |

Kairos

Un jeune religieux d’un jeune institut, aux prises en Lituanie avec la difficulté qu’ont les hommes à se réaliser comme tels, se risque à partager sa conception d’un « devenir homme masculin » ; une réflexion qui s’achèvera dans le prochain numéro et pourrait rencontrer quelque chose de « la douloureuse actualité de l’Église ».

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Deux lames de fond courent sous ces lignes. La première est celle de mon envoi en Lituanie, dans une nouvelle terre de mission et une nouvelle fonction. Ce fut pour moi l’expérience d’une nouvelle naissance : tout perdre pour me trouver autrement. Ce changement de vie a entraîné des questionnements existentiels et identitaires très profonds. Dans la foulée, j’ai trouvé en arrivant une société qui réfléchissait beaucoup à la question de la masculinité. Ce thème fait l’objet de livres, de films ou d’émissions et est sur toutes les lèvres. Beaucoup regrettent que dans les milieux chrétiens – mais pas uniquement – les hommes soient les grands absents ou les grands taiseux (ce qui revient parfois au même). Du coup, j’ai senti combien pour notre communauté de Tibériade à Baltriškes en Lituanie (nous sommes sept frères), il y avait là tout un champ d’apostolat.

La seconde lame de fond est la douloureuse actualité de l’Église. Ce qui depuis ces dernières années ternit la robe de l’Église avec une régularité désespérante a provoqué en moi stupeur, honte ou colère ; mais de manière pernicieuse s’est aussi introduit le doute : la vocation religieuse a-t-elle encore du sens aujourd’hui ? Tout ça pour en arriver là... Voir tant de figures chuter autour de soi isole et fragilise nécessairement. J’ai donc été questionné dans ma vocation religieuse, sur son bien-fondé anthropologique. Et pourtant, si j’écoute bien, je sens qu’il y a une troisième lame, plus profonde encore : celle de la vie du Christ, doublée du désir de lui demeurer fidèle, envers et contre tout. Quelque chose en Lui m’avait fasciné, passionné, et c’est pour cela que j’étais devenu religieux ; c’est encore pour cela que je suis parti en Lituanie et que jusqu’aujourd’hui, j’ai envie de m’écrier avec Paul : « Pour moi, vivre c’est le Christ ». Tout cela demeure, parfois silencieusement : c’est.

De tous ces (bienheureux) questionnements, a peu à peu émergé cette conviction : en moi vit un fils, un frère, un ami, un époux et un père. Et il y a là tout un programme de croissance, certes pas toujours linéaire... Néanmoins, il me semble qu’à chacun de ces mots, je peux aujourd’hui donner un contenu, y accrocher une scène de la vie de Jésus ; et tout ceci façonne mon identité d’homme. Ces mots ne sont pas réservés à l’homme. Ils ont leur pendant féminin, et la manière féminine de les habiter ne sera pas toujours très différente de la nôtre. Nous communions dans une même humanité, que nous révélons chacun à notre manière. Du reste, je sens que le féminin n’est pas absent de ma personne. Nulle confusion des genres dans ce propos, mais découverte que dans le monde, existe une polarité masculin-féminin, qui transcende la différence sexuelle, dont cette dernière est le signe, tout en l’obscurcissant parfois.

D’un autre côté, depuis que je suis arrivé en Lituanie, j’ai rencontré plusieurs jeunes hommes, pleins de bonté, ardents dans la prière et la mission, qui gravitent ostensiblement autour de la communauté, tout en s’en défendant. Je sens en eux une forte attirance pour notre genre de vie en même temps que la présence d’une barrière d’indécision et d’irrésolution que je ne peux m’expliquer, mais dont je vois qu’elle les rend malheureux, comme cet homme qui crie : « Je crois, Seigneur, augmente en moi la foi ». Que faire dans ces situations qui peuvent s’éterniser ? Ma réaction première est celle de la réserve. Toutefois, surgit en moi la pensée qu’ils sont adultes, et que le Christ n’a pas craint de dire à l’un ou l’autre : « Suis-moi ». Je peux donc prendre une initiative dans la mesure où je crois qu’elle libérera l’interlocuteur. Ce que j’ai fait ; mais en parlant avec ces jeunes, j’ai constaté que l’absence du père était à peu de choses près une constante. En d’autres termes, il n’y a jamais eu de parole de confirmation pour leur dire : « Vas-y, tu es capable ». Alors quelque chose reste paralysé, inerte, comme si une amarre n’avait jamais été rompue. Bref, ce que j’ai vu et compris en moi et autour de moi me pousse à présent à prendre la parole, même si celle-ci n’est pas encore tout à fait aboutie.

Exode

À notre époque post-moderne où tous les points de repères traditionnels sont radicalement brouillés, beaucoup d’évidences (qui n’étaient du reste pas toujours vraiment fondées) se sont effondrées. Souvent, l’homme n’existait que par sa fonction sociale (par ex., il est celui qui travaille) et parfois, par une domination usurpée sur la femme. En même temps, il me semble que la paternité était depuis déjà bien longtemps en crise. Alors, dans le champ de ruines contemporain, que reste-t-il ? Sommes-nous condamnés à errer sans consistance, à nous réinventer au fur et à mesure ? J’ose croire que non. Pour moi, il reste cette conviction, peut-être due à ma propre histoire : je crois que le chemin de l’homme masculin est celui d’un exode et d’une conquête. C’est évidemment rude, l’exode, mais d’une rudesse qui ne date pas d’hier. Voilà bien pourquoi les sagesses populaires connaissent toutes l’expression : « Sois un homme », qui n’a jamais son pendant féminin. L’homme, c’est celui qui sort du rang. Il sort de l’indifférenciation de sa mère, de l’enfance (pas marrant d’être pris pour une fille), du gynécée, pour devenir explorateur ; il quitte la bande pour devenir fiancé, époux, puis père, en disant : « me voici ».

Dans bien des sociétés, le passage de l’enfance à l’âge adulte se vit par des rites initiatiques exaltant la bravoure. Il ne faut pas pleurnicher à ce moment-là, même si on en aurait bien envie... En ce sens, il convient de relever qu’en Gn 2, c’est à l’homme qu’il est demandé de quitter père et mère plutôt qu’à la femme. Pourquoi est-ce ainsi ? Je ne sais, mais je crois que ce n’est pas construit par la culture. L’homme est un explorateur, ivre de grands espaces, se battant pour que le monde soit habitable. Si la femme qui porte la vie est davantage témoin de l’intériorité, sensible aux émotions et aux relations, l’homme est témoin de l’extériorité, sensible à l’action et aux choses. Il s’agit d’un fait spontanément reconnu, y compris par les femmes, fières et émues de voir leurs hommes se montrer des hommes, courageux, voire un peu sauvages. Du côté de l’enfance, il est naturel de dire au petit garçon qu’il est « costaud » alors que pour une fillette, on trouvera un compliment plus approprié. C’est encore une banalité de voir un petit garçon transformé en chevalier ou cow-boy, courir à toute vitesse, se battre avec des bâtons devenus épées, défier son père, au grand dam de sa mère, gardienne du foyer et de l’urbanité. Il y a là une donnée à accueillir et à humaniser tout à la fois, qui ne contredit en rien nos libertés simplement humaines.

Ce chemin d’exode que j’entrevois comme inscrit dans la nature de l’homme et reflet du masculin me paraît encore cohérent avec ce que je comprends de la figure paternelle. Le père – ou son substitut – est celui qui délivre cette indispensable parole de confirmation, en même temps parole de séparation, d’ouverture vers le monde. Comme elle est nécessaire, cette parole ! Parfois ressentie douloureusement, bienfaisante à posteriori ; parfois ressentie en creux, comme ce qui a fait défaut. Cela étant, pour pouvoir la prononcer, il faut avoir vécu son propre chemin d’exode depuis l’enfant jusqu’au père, en endossant d’une manière ou d’une autre les catégories intermédiaires mentionnées plus haut (fils, frère, ami, époux). Cet exode implique à mon avis de dépasser la peur et la résignation, mais aussi la révolte, pour entrer dans un consentement à l’aventure, dans une identité positive. Notons qu’à l’intérieur de ce processus de croissance, le franchissement d’une étape ne fait pas disparaître tout ce qui précède, mais le reconfigure dans un nouvel équilibre. Le père ou l’époux ne font pas disparaître le frère ou l’ami, mais ces qualités prennent une autre saveur.

Alliance

Ce chemin d’exode se vit évidemment en face et en relation à la femme. Cette dernière révèle en effet à l’homme qui il est, et inversement : homme et femme éveillent l’un en l’autre le meilleur, ils se font en quelque sorte advenir. Un romancier qui n’appartient pas spécialement à la sphère chrétienne écrit : « Pour un homme amoureux, toutes les femmes sont des femmes, sauf celle qu’il aime. Pour lui, c’est un être humain [1] ». À mon avis, ceci n’indique pas seulement le chemin de l’homme amoureux, mais celui de l’homme mûr, pour qui la femme n’est plus objet convoité ni déité redoutée, mais une personne avec qui se noue une alliance pour la vie. L’homme se trouve lui-même dans une relation ajustée à l’autre sexe, qui l’incomplète plus qu’il ne le complète [2]. Cependant, il me semble que la mixité généralisée de nos sociétés ne favorise pas toujours cette entrée en alliance, mais sème plutôt la confusion, voire la rivalité, là où peuvent exister des besoins et des rythmes différents. Pour pouvoir faire alliance, il faut avoir la possibilité de se mettre en retrait – et pour l’homme, ceci est très important. Pour dire oui, il faut avoir pu dire non. Aussi, qu’il subsiste dans la société des espaces de non-mixité me semble salutaire. Ici en Lituanie, les frères ont proposé depuis de nombreuses années des activités « pour hommes ». En général, les garçons ne représentent pas plus du quart ou du tiers des participants de nos camps habituels ; mais gare à nous si nous allions supprimer la traditionnelle « marche des hommes », ou le « week-end des garçons », etc., qui amènent alors une population un peu différente, à la recherche d’une camaraderie virile et d’activités physiques vigoureuses (marche, travail en forêt, etc.). Loin des grands discours, ces garçons ou hommes découvrent quelque chose d’eux-mêmes durant de tels moments d’écart, en retroussant leurs manches. Il est toujours surprenant de voir le temps qu’il faut pour que naisse cette camaraderie, comme s’il y avait une forme de pudeur à surmonter ; mais quand elle est là, elle est là, forte et fidèle. J’en conclus qu’on devient soi-même en face de l’autre, de celui qui est différent ; mais on devient aussi soi-même par imitation, identification, au contact d’un père, de frères ou d’amis. D’où l’enjeu de pouvoir soi-même devenir ce frère, cet ami ou ce père pour les autres.

Je crois que Dieu ne veut pas moins pour nous, et que ceci est possible au cœur même de la vie consacrée. Du reste, en Jésus, nous trouvons un magnifique modèle à imiter. D’une part, il fut parfaitement à l’aise – bien en avance sur son temps – avec les femmes, familier et même intime (une femme lui parfume les pieds de ses cheveux !), quoique sans aucune tentative de captation (il se place plus bas que la femme adultère et en détourne tous les regards en écrivant sur le sol). D’autre part, Jésus eut aussi son cercle masculin de compagnons. Parmi les Douze, il n’y avait que des hommes. C’est avec eux qu’il marcha de longues distances, partagea son Corps et son Sang ; eux dont il lava les pieds. Il y avait donc de l’espace pour différents types de relations dans le cœur de Jésus. Enfin, Jésus allie la plus grande des douceurs à la plus grande des rigueurs. Il vit en phase avec ses émotions, quoique sans se laisser submerger par elles : il est rivé à sa mission. En d’autres termes, rien de mièvre ou mou en lui, mais rien non plus de rigide. Bref, je crois pouvoir dire qu’il y a du masculin et du féminin en Jésus sans la moindre confusion : tout cela est intégré, naturel et non plaqué. Alors, quel homme sera à la hauteur de Jésus ? Lequel ne se sentira pas inconsistant devant lui ? Y a-t-il encore quelqu’un ? Néanmoins le Christ franchit la distance, donne vigueur à ce qui est paralysé, il appelle, confirme sans jamais juger, et in fine, il conforme, de sorte que si je le laisse faire, ce n’est plus, selon le mot de Paul, moi, mais lui qui vit en moi.

Itinéraire

Le chemin de l’homme est donc celui d’un exode, chemin de transfiguration en même temps que d’assomption, chemin de la sortie de l’inconsistance, dont j’ai indiqué ci-dessus quelques étapes. Je les reprends de façon plus détaillée. C’est vers le commencement – l’être-fils – que nous nous mettons en route, tout en sachant que celui-ci n’est pas toujours derrière mais devant nous. Autrement dit, l’ordre des étapes n’est pas absolument rigoureux et dépend de chacun. Plus que d’étapes, il s’agit sans doute davantage de dimensions dans lesquelles il nous faut peu à peu entrer, et qui marqueront chaque personnalité dans un équilibre unique. Tout ceci n’est pas spécifiquement masculin non plus. Mais dans la mesure où il n’existe pas d’homme abstrait, c’est à l’intérieur de ces différents types de relations qu’il émerge.

Être fils

Voilà qui ne devrait pas poser de difficulté puisque nous n’y sommes a priori pour rien. Pourtant, nous voyons tant de personnes qui ne s’accueillent pas, vivent dans la honte de ce qu’elles sont et se cachent toute leur vie d’on ne sait quoi. Il ne suffit donc pas de naître, mais il faut encore naître à soi, peut-être même, pour cela, naître d’en haut... Dans la vie, il y a beaucoup de choses que je n’ai pas choisies : mon corps à habiter, mon caractère, mon intelligence, mon origine sociale, etc. La généalogie de Jésus lui-même est marquée par le péché. Face à ces données de la vie, vais-je me résigner ou me révolter, ou bien progressivement accéder à ce mouvement – sans cesse à renouveler – du consentement ? Consentir à tout ce que je suis, à tout ce qui n’est pas « idéal » en moi, il y a là une clef de sérénité et de joie. Ce mouvement, je le désignerais du mot de gratitude. Certes, je n’ai pas décidé de vivre, et parfois il est vrai que la vie n’a pas fait beaucoup de cadeaux. Pourtant, quelque chose murmure en moi qu’il est meilleur d’être que de ne pas être, qu’il est bon d’être. J’aurais pu ne jamais exister, néanmoins, je suis, et rien que cela est merveilleux. Je suis donné à moi-même, je suis un cadeau. Pouvoir se recevoir à ce niveau-là, quelles que soient les circonstances de ma conception, les conditions de ma vie présente, voilà l’être-fils, à mon avis. Comme croyant, je puis en outre mettre ma foi dans les paroles de Jésus qui nous dit : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ». Cette origine à laquelle il me faut humainement consentir, je puis à présent la nommer dans la foi : en elle, je trouve mon identité véritable, en elle j’assume tout ce qui est fini et parfois si décevant dans mon origine humaine. Être fils est donc un long chemin ; c’est avoir quitté la fusion originelle pour épouser ce beau mouvement de reliance à mon origine en tant que personne déjà individuée. Ce mouvement fait de moi un être incarné, enraciné, et non pas hors sol. En un mot, je fais l’expérience de loyautés qui me libèrent. Ce mouvement me délivre d’un excessif souci de moi et me fait entrer dans la fraternité.

Être frère

Jésus qui est Fils par excellence, de surcroît Fils unique, est pourtant désigné par Paul comme « l’aîné d’une multitude de frères ». Si la relation filiale est verticale, la relation fraternelle est horizontale, tout en exprimant une commune origine, une commune appartenance moins choisie que reçue. Du reste, selon les cultures, ce mot de frère a un sens plus ou moins large. Mais il me semble que la fraternité porte d’emblée en elle une dimension universelle. Comme consacré, elle m’est particulièrement chère. Mais que recouvre-t-elle concrètement ? Une réalité pas toujours idyllique : il suffit de traverser la Bible, depuis Caïn et Abel jusqu’à Paul qui parle de « faux frères », ou de penser à tout le sang qui a déjà coulé en son nom. La vraie fraternité se trouve donc encore une fois devant nous, comme nous l’indique Jésus : « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère ». Quant à moi, je la comprends comme une relation d’une si grande familiarité que, d’une part, elle est sans faux-semblant : pas moyen de cacher mes petits défauts à mes frères ; pourtant ceux-ci m’accueillent. D’autre part, elle tombe sous l’interdit de l’inceste, incluant donc la distance et la limite au sein même de la familiarité : renoncement à une image de soi idéalisée, mais aussi renoncement à tout attachement érotique. Ainsi, la fraternité évangélique dont témoignent les consacrés est forcément chaste, tandis que se découvrir la vocation de frère universel n’est rien d’autre que se découvrir la vocation à la chasteté pour le Royaume. Cet angle de la fraternité me paraît jeter une lumière un peu différente sur la chasteté que celle des noces mystiques avec Dieu, ou de l’urgence missionnaire et apostolique. Il me semble que, bien qu’érotisé à l’extrême, notre monde n’en a pas moins soif de cette fraternité de plus en plus vaste et inclusive, de cette qualité d’amour particulière, dont la chasteté est le prix à payer, un grand sacrifice d’amour.

Être ami

Par rapport à la relation fraternelle, l’amitié inclut une dimension inédite d’élection. Les amis ne font pas que se recevoir et se reconnaître, mais ils se choisissent, et ceci est essentiel. Il faut qu’il y ait réciprocité, sinon l’amitié n’existe pas. Une réciprocité telle que les partenaires se considèrent comme des alter ego, c’est-à-dire fondamentalement égaux, quelles que soient leurs disparités de caractère, de talent ou d’origine sociale. Peut-être qu’en raison de sa nature élective, beaucoup confondent l’amitié avec l’éros – et c’est là un regrettable appauvrissement – alors qu’il s’agit d’une autre forme d’amour, capable de colorer et d’enrichir toutes les relations, tout en ayant sa qualité propre. L’amitié s’épanouit dans le calme et le repos, alors qu’éros est fiévreux. Élective, l’amitié véritable n’est jamais exclusive comme l’est la passion amoureuse. On peut donc avoir plusieurs amis, et c’est même bon signe. Mais cette plus grande ouverture inclut aussi une plus grande part de solitude. Ainsi, la distance fait partie intégrante de l’amitié : il va par exemple de soi que des amis ne vivent pas sous le même toit, ni ne fassent bourse commune. Mais on fait l’expérience que cette distance et solitude ne contredisent pas la communion, au contraire. L’amitié est une école de liberté et de confiance : en présence de son ami, on peut parler comme on peut se taire. Autant le proverbe « loin des yeux, loin du cœur » dit vrai de l’éros, autant il dit faux de l’amitié. On peut ne pas se voir pendant longtemps, mais soudain, l’ami est là et on reprend une conversation interrompue comme de la veille ; ou bien, que survienne un malheur, et le voilà. L’expérience du temps n’est pas la même en amour et en amitié. Si ces considérations sont exactes, elles jettent une lumière nouvelle sur les paroles de Jésus : « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis » et sur la relation à Dieu. La distance ou l’absence ne seront plus seulement vécues comme une altération ; mais paisiblement, dans le repos que procure toute amitié véritable. Celle-ci est une vertu qui enrichit l’homme intérieur et qui, ainsi vécue, trouve sa place dans la vie consacrée.

Être époux

La fraternité et l’amitié ont appris à l’homme à franchir des seuils successifs d’intimité, au sein de laquelle nous avons vu que demeurait toujours une saine distance. Mis à pareille école, l’homme voit venir le moment où il devient capable de vivre une intimité et une élection encore plus grandes : celles des épousailles, elles aussi appelées à être chastes. Souvenons-nous de notre romancier : « Pour un homme amoureux, celle qu’il aime est un être humain ». Si l’on veut découvrir ce que signifie la qualité d’époux dans la vie d’un religieux, il faut se tourner vers Jésus qui, souvent, recourt métaphoriquement au langage nuptial. Qu’enseigne-t-il alors ? De Jésus, Paul dit qu’« il a aimé l’Église et s’est livré pour elle ». D’autre part, si l’on rapproche les noces de Cana de la crucifixion, c’est sur la croix que Jésus épouse l’humanité. Par conséquent, si son attitude est normative, il me semble que certains sont mariés sans hélas toujours être époux, tandis que d’autres sont époux sans être nécessairement mariés. En d’autres termes, un homme est époux de celle pour qui ou à qui il se livre : et ce peut être une femme, une communauté, une cause, l’humanité, l’Église ; à la mesure de son cœur, en un mouvement réunissant chastement éros, agapè et philia. Dans tous les cas, aussi grande que soit l’intimité, demeure une part de solitude, de renoncement à consentir, variable selon les états de vie. Pour le religieux, ce renoncement s’appelle continence, parce que sa vocation d’époux se vit à l’intérieur de celle de frère universel, vocation qui pour lui est première. D’autre part, si l’homme doit vivre des noces avec Dieu, c’est peut-être la Personne de l’Esprit qui, pour lui, offre la relation la plus sponsale. Pour un homme, être époux signifie donc à la fois ce mouvement de livraison de soi à la suite du Christ et ce mouvement d’accueil confiant de l’intimité d’une personne, féminine ou divine, selon la vocation reçue.

Être père

Lorsque je suis entré dans la Fraternité de Tibériade, j’ai immédiatement été amené à m’occuper d’enfants et d’adolescents. Je ne me sentais pas un talent particulier d’éducateur, mais « c’est en forgeant qu’on devient forgeron ». Ainsi, j’ai remarqué à plusieurs reprises que, sans rien usurper, je transmettais à des enfants ce qui complétait la mesure de leurs parents, et c’était évidemment une joie de pouvoir œuvrer à ces humbles semailles. Je ne me sentais pas pour autant père de ces enfants, mais plutôt frère aîné. Est-ce l’âge qui fait qu’autre chose – un désir de fécondité, de laisser une trace – est monté en moi ? Encore une fois, je ne sais. Mais je vois qu’en Lituanie, le nombre d’enfants et d’adolescents placés ou venant de familles complètement déstructurées que nous accueillons, ne fait que renforcer ce rôle de transmission et d’éducation. La demande de paternité est particulièrement criante chez certains. Ils avaleraient et croiraient tout ce qu’on leur dirait. Aussi est-ce le moment de se souvenir que Jésus recommande de n’appeler personne du nom de père, car il n’y a qu’un seul Père. Paul reprend cette idée en affirmant que toute paternité tire son nom de celle de Dieu. J’en conclus que nul ne peut s’approprier le nom de père si cela ne lui est donné. Jésus lui-même appelle à plusieurs reprises ses disciples « mes enfants », tandis que ceux qui ont permis que soient mis au monde des enfants sentent bien qu’il ne suffit pas d’être leur géniteur pour être leur père. Il faut encore vivre un saut qualitatif. En d’autres termes, je crois que le père ne se confond pas avec le patriarche auto-référentiel qui a dominé la famille pendant trop de générations : il est plutôt celui qui fait grandir, qui libère, tantôt par une parole de confirmation, tantôt par une parole tranchante. En ce sens, le visage que nous découvrons du Père dans le Nouveau Testament vient corriger beaucoup de nos archétypes. Loin d’être sur le devant de la scène, il se révèle en son Fils, dont il ne parle qu’en le glorifiant. Et c’est ainsi qu’il est plus grand que Jésus, en étant en quelque sorte pauvre et petit. Il me semble qu’au niveau humain, la grâce de la paternité ou de l’engendrement paternel surgit et s’accomplit au moment le plus inattendu : non pas au faîte de la gloire mais lorsque je suis prêt à quitter la première place, lorsque je me réjouis d’être dépassé par celui qui est venu après moi ; en un mot, lorsque je consens à mourir. La vraie parole d’autorité ne va pas sans déposition de soi. Une joie est alors donnée et, sans qu’elle soit forcément nommée, la paternité est là, à l’œuvre, qui nous surplombe.

À suivre dans Vs Cs 2019-4

[1Citation de M. Agueèv, Roman avec cocaïne, tirée de Ch. Delsol et M. Steffens, Le nouvel âge des pères, Paris, Cerf, 2015, p. 183.

[2En fait, à tellement parler de complémentarité, on risque de tomber dans le mythe de l’androgynie. Il y a évidemment complémentarité entre les sexes, mais non pas complétude. Aussi, plus que de me compléter, l’autre sexe me rappelle en particulier sans cesse que je ne suis pas tout.

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