Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie consacrée en droit canonique et en droit public français. Cédric Burgun

Marie Jean Baptiste Flye-Sainte-Marie, c.s.j.

N°2019-1 Janvier 2019

| P. 69-76 |

Chronique - À propos de... Chronique

Après une maîtrise de droit public, sœur Marie-Jean-Baptiste, c.s.j., formée au droit canonique à l’Institut catholique de Paris, a suivi en droit de la vie consacrée les enseignements du père Cédric Burgun, du diocèse de Metz, dont elle présente ici la thèse.

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C. Burgun La vie consacrée en droit canonique et en droit public français

coll. Canonica, Paris, Artège-Lethielleux, 2017, 13,5 x 22,5 cm, 716 p., 32 €

● L’incardination de l’Abbé Cédric Burgun dans le diocèse concordataire de Metz dont il est originaire le place d’emblée au cœur des relations entre l’Église catholique, l’État français et les institutions européennes. Membre de la communauté de l’Emmanuel, il est concerné de près par la vie consacrée dans les « communautés nouvelles ». Enseignant-chercheur à la Faculté de Droit canonique de l’Institut Catholique de Paris, il était donc prédisposé à mener, sous la forme d’une thèse, une réflexion approfondie sur La vie consacrée en droit canonique et en droit public français qui lui a valu le titre de docteur in utroque iure. Il est aujourd’hui maître de conférences et vice doyen de ladite Faculté. Avec une grande dextérité, Cédric Burgun conduit un dialogue franc et ouvert, sans concession ni polémique, entre droit canonique et droit français, afin qu’à partir de leurs concordances et de leurs divergences, ceux-ci s’interpellent mutuellement au sujet de la vie consacrée, en vue de s’accorder sur les critères essentiels de sa reconnaissance. Tentons tout d’abord de résumer la définition, donnée par l’auteur lui-même [1], des trois enjeux de son travail :

  • reprendre une réflexion théologique et canonique pour remédier à une certaine pauvreté dans ce domaine, notamment face à « un certain “fondamentalisme” et à une individualisation des droits de l’homme induisant une mentalité égalitariste jusque dans l’Église », afin de repréciser ce qu’est la consécration, terme devenu « générique et englobant », en sachant qu’une réduction de la vie consacrée à ses structures favorise sa judiciarisation ;
  • retrouver une juste interprétation de la loi de 1905 concernant les relations entre l’Église catholique et l’État français, la laïcité, la liberté religieuse et son fondement cultuel, et s’interroger plus largement : « quelle place donner au fait religieux dans une société ? »
  • montrer que « derrière toute structure quelle qu’elle soit, il y a toujours des personnes », le flou et l’imprécision générant des souffrances.

Après avoir rapidement parcouru l’histoire de la vie consacrée, évoqué les relations entre l’Église et l’État, retracé leur histoire en France depuis la Révolution, et annoncé son intention de croiser droit canonique et droit français en vue de préciser les critères fondamentaux des formes de vie consacrée, nonobstant les difficultés méthodologiques, l’auteur divise son propos en deux grandes parties. Sans entrer dans le détail de leur articulation très équilibrée, nous essaierons de donner quelques bribes de la pensée qui s’y déroule.

La consécration : d’un acte personnel à la reconnaissance publique

La vie consacrée relève non seulement du domaine théologique ou spirituel, mais aussi de la catégorie des actes juridiques. Partir du canon 573 du Code de droit canonique de 1983 permet de dégager les éléments essentiels de toute vie consacrée avant d’en discerner les formes. Notre canoniste veut préciser ce que recouvrent les critères dégagés en 1990 par le dicastère compétent [2] en vue de la reconnaissance de nouvelles formes de vie consacrée (can. 605) et « servant de clé herméneutique pour les canons des normes générales des instituts de vie consacrée (573 à 605 du code actuel) » (p. 355) : profession des conseils évangéliques à travers des liens sacrés, consécration totale et nouvelle (par rapport à la consécration baptismale), juste autonomie des instituts et de leur gouvernement, règle de vie approuvée par l’autorité ecclésiastique compétente.

● Consécration et état de vie consacrée

Il s’agit ici d’une « consécration particulière distincte de la consécration baptismale » (p. 115) et l’état de vie consacrée désigne « de manière privilégiée dans l’Église toutes les formes de vie stable définies par la profession des conseils évangéliques » (p. 119) et reconnues par l’autorité ecclésiale. L’auteur appelle à envisager une construction juridique respectant à la fois le droit canonique et le droit français [3], dans laquelle « les statuts civils préservent les caractéristiques du droit canonique des IVC » (p. 193). Il constate en effet une « distorsion » entre les deux droits : le premier part d’une reconnaissance organique de la vie consacrée, le juge civil quant à lui, la méconnaît et part de plus en plus des droits individuels (cf. p. 196).

● Vœux et autres liens sacrés

Cédric Burgun veut montrer que la vie consacrée est pour les deux législateurs canonique et français, « un engagement public dont le moyen est le vœu ou un lien sacré » (p. 357). Si la vie religieuse est caractérisée par les vœux (can. 607), l’engagement dans les autres formes de vie consacrée peut se nouer par d’autres types de liens sacrés (can. 603, 712, 731) comme le serment promissoire, la promesse, l’incorporation. Le canoniste mosellan entreprend une solide étude du vœu dans l’histoire de l’Église, se concentrant sur la théologie du vœu et de sa solennité entendue comme « plénitude du don » chez saint Thomas d’Aquin, avec les conséquences de la distinction entre vœu solennel et vœu simple sur la possibilité de dispense. Si aujourd’hui, le désengagement est très prononcé, l’Église continue « à croire qu’avec la grâce, l’homme est capable de s’engager envers ses frères et envers Dieu, de manière définitive » (p. 269). Comment le droit français prend-il en compte ces vœux ou autres engagements ? Dans un arrêt du 26 janvier 2012, marquant un revirement interne de jurisprudence, la Cour de cassation [4] met fin à un non-renvoi au droit interne des religions que l’auteur estime contraire à l’esprit et à la lettre de la loi de 1905 (cf. p. 349) : elle rejoint l’avis du Conseil d’État de novembre 1989, en affirmant que « la soumission de ses membres à des vœux est de l’essence même de la congrégation religieuse » (p. 349).

● Profession et liens sacrés

Distinguant la profession et le lien par lequel elle est établie, notre juriste affirme que « la profession, quel que soit le moyen de sa réalisation, est un acte public consacré par l’autorité de l’Église » (p. 357). Ceci, pense-t-il, doit valoir pour les nouvelles formes de consécration au célibat, reconnues et approuvées par l’Église, la profession elle-même étant considérée par les deux législateurs canonique et français comme essentielle, malgré l’ambiguïté du terme « profession », défini par le premier uniquement au sujet de la profession religieuse (cf. p. 357 et 358). Mais, dit le père Burgun, « le don total et complet de sa personne semble bien être un heurt juridique et social pour le droit français » (p. 358). En effet, le juge civil s’autorise à requalifier en contrat synallagmatique [5] le contrat unissant à leur congrégation d’anciens membres demandant la reconnaissance « de leur action et leur vie passée en contrat de travail » (p. 358). De plus, le droit français continue de ne pas reconnaître d’effets aux vœux perpétuels et définitifs.

● La vie consacrée, acte public

Pourtant notre auteur conclut au caractère nécessairement public in utroque iure de l’engagement à la vie consacrée parce que le moyen lui-même de son assomption, à savoir le vœu ou le lien sacré, par l’autorité qu’il engage, est un acte juridique public. Il ne peut se faire hors de communautés organisées (cf. p. 360).

Critères organiques de vie consacrée

En quoi le statut associatif en droit canonique (canon 298) choisi par beaucoup de communautés nouvelles, avec ses implications en droit français répond-il (ou non) à l’objet de la vie consacrée ? En quoi est-il compatible (ou non) avec les conseils évangéliques ?

● Vie fraternelle, stabilité, structure

La vie fraternelle ou vie en commun et son appréciation sensiblement différente dans les deux droits sous-tendent la question de la structure accueillant la vie consacrée et à travers elle, celle de la « stabilité » de l’état de vie consacrée, canoniquement définie par trois aspects : la stabilité temporelle, la stabilité de la loi, le changement d’état de vie (cf. p. 483). Les liens sacrés sont aussi signes de cette stabilité : le lien entre le membre et son institut religieux ou séculier sera stable s’il est perpétuel ou temporaire à renouveler, s’il est « mutuel et plénier » (cf. p. 373 et 419). Les associations répondent-elles aux critères organiques définis par la nature même de la « vie consacrée » (stabilité institutionnelle, vie fraternelle, autorité compétente pour l’érection canonique) ? La problématique la plus profonde, pour l’auteur, est « celle de la reconnaissance et de la réception par l’Église de cet engagement » et la possibilité pour l’autorité qui le recevrait d’agir in nomine Ecclesiae, celle de « l’intervention ministérielle et consécratoire de l’Église », du lien à l’Église hiérarchique et du vœu d’obéissance (cf. p. 481 s.).

● Les conseils évangéliques professés

Hors du célibat, pas de vie consacrée : selon le canon 599, le conseil évangélique de chasteté comporte l’obligation de la continence parfaite dans le célibat mais ce dernier n’est plus considéré comme une condition sine qua non en droit français dans le régime des congrégations (cf. p. 499, 507). Le droit français donne différentes possibilités juridiques pour que le consacré rende effectif son engagement à la pauvreté défini par le canon 601 comme le renoncement effectif à la propriété et à l’usage des biens temporels. C’est un des lieux de canonisation de la loi civile non contraire au droit divin et au droit canonique, prévue par le canon 22 (p. 519 à 521) et c’est aussi pour Cédric Burgun, le lieu d’une concrétisation significative du mystère de l’incarnation (cf. p. 551). Le vœu d’obéissance, compris « dans l’Église comme une liberté plus grande au service de Dieu et de ses frères et non pas dans la restriction des libertés individuelles fondamentales » (p. 558), oblige, selon le canon 601, à la soumission de la volonté aux supérieurs légitimes qui tiennent la place de Dieu lorsqu’ils commandent selon les constitutions. Le Conseil d’État [6] fait de l’obéissance un « critère fondamental de reconnaissance d’une congrégation » (cf. p. 561), alors même que le droit français considère l’obéissance comme contraire aux droits de l’homme (cf. p. 603) !

● Stabilité et obéissance

« L’état de vie consacrée dans sa forme institutionnelle se basera nécessairement sur une certaine obéissance » (p. 608). Pour notre auteur, la continence vécue dans la chasteté, et la pauvreté, peuvent être vécues ad privatim, mais non l’obéissance qui est de l’essence de l’état public de vie consacrée. Il n’y a pas de lien sacré sans autorité qui le reçoit et sans obéissance à cette autorité. L’objectivation de l’engagement et l’assurance de la donation de la grâce divine passent par la capacité du supérieur qui le reçoit d’agir in nomine Ecclesiae (cf. p. 610).

● Des avancées nécessaires

Dans les communautés dites « nouvelles » qui « ne sont pas reconnues comme des formes de vie stable sur le plan institutionnel » (p. 482), cette objectivité se réalise-t-elle vraiment ? s’interroge le père Burgun qui évoque les scandales liés au désengagement (cf. p. 483). Pour lui, la question de la nature du lien d’engagement dans ces communautés se pose in utroque iure, des avancées sont nécessaires, cette absence de stabilité et ce manque d’un vœu d’obéissance » conduisant les auteurs à « s’interroger sur la possibilité d’une “vie consacrée” au sein d’une association de fidèles » (p. 612).

« Les critères organiques de vie consacrée peuvent ainsi se résumer à l’appartenance à un institut, ou la remise de soi à l’autorité épiscopale, qui ne sera pas seulement un acte ou un contrat synallagmatique entre un consacré et l’Église » (p. 615).

● Pour un retour au droit de la grâce... un ouvrage de référence !

Dans une conclusion générale, l’auteur affirme que « l’Église, loin de se laisser instrumentaliser par l’État, n’a jamais perdu de vue le salut des âmes et les fondements théologiques de son existence, de son essence, de son organisation » (p. 621). Il s’interroge sur la manière d’appréhender aujourd’hui les fondements de la liberté religieuse qui a présidé à la loi de 1905 et de la laïcité dans une société multiculturelle et multiconfessionnelle (cf. p. 622). Il prône un retour aux vœux et au droit de la grâce, garant de stabilité et la redécouverte des degrés ecclésial, liturgique et juridique de cet unique mouvement instituant de la grâce [7] (cf. p. 632 et s.). Derrière la rigueur et la précision de l’analyse juridique sous-tendue par une profonde réflexion théologique enracinée dans la tradition de l’Église, au-delà d’un langage dont la spécificité pourrait décourager le lecteur malgré la clarté du style, on perçoit chez le père Burgun un réel amour de la vie consacrée, un désir de ne pas en diminuer le mystère en même temps que d’en favoriser les nouvelles modalités et la juste insertion dans la société, en évitant le positivisme juridique. Tout cela fait certainement de son travail un ouvrage de référence incontournable.

[1Voir la présentation de l’ouvrage sur le site www.cedric.burgun.eu

[2Plus précisément le Congresso de la Congrégation pour les Instituts de Vie consacrée (IVC) et les Sociétés de Vie apostolique (SVA).

[3Si en France, la reconnaissance légale d’une « congrégation » résulte de la loi du 1er juillet 1901, un avis du Conseil d’État (14 novembre 1989, n° 346040, publié dans Laïcité et liberté religieuse - Recueil de textes et de jurisprudence, Paris, Direction des Journaux officiels (DJO), 2011, p. 251) en fixe « trois critères : la soumission à des vœux, une vie en commun et une règle approuvée par une autorité religieuse » (p. 124.) Il faut noter ce paradoxe : tandis qu’il en reste à l’usage d’une terminologie aujourd’hui obsolète en droit canonique parce qu’antérieure à la codification de 1983 (dans laquelle ont disparu les « congrégations » au profit de structures plus diversifiées), le droit français étend par analogie à des communautés religieuses non catholiques et non chrétiennes ces catégories juridiques empruntées au droit ancien de l’Église catholique.

[4Cour de Cassation, Civ. 2è, n° 99 FS-D, audience publique du 26 janvier 2012.

[5Un contrat synallagmatique est une convention par laquelle les parties s’obligent réciproquement l’une envers l’autre (art. 1106 du Code civil).

[6Voir note 3.

[7« Les sacrements sont, dans l’Église, créateurs de droits et de devoirs objectifs, conférant ainsi un statut nouveau. De même, la vie consacrée, par sa reconnaissance et sa réception formelle par l’Église, a besoin de retrouver cette fonction instituante dans l’Église : elle n’est jamais d’ordre privé. [...] On comprend mieux les trois modalités de ce même mouvement “instituant” : un processus ecclésial par lequel l’autorité va discerner et authentifier la manière dont seront réellement vécus les conseils évangéliques ; un processus liturgique qui exprimera le caractère sacré précisément défini (les “vœux” ou “autres liens sacrés”) ; et enfin le processus juridique qui protégera explicitement l’engagement » (p. 634).

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