« Ni laïque, ni religieuse », Madeleine Delbrêl (1904-1964)
Marie-Laure Desangles, f.m.j.
N°2018-3 • Juillet 2018
| P. 29-46 |
KairosMembre des Fraternités Monastiques de Jérusalem, elles aussi au cœur de la ville, sœur Marie-Laure, de la revue Sources Vives, ouvre pour nous les deux derniers tomes de la correspondance de la célèbre assistante sociale d’Ivry. Dans l’inclassable vocation de présence aux frontières, une « spiritualité du forage » se découvre, livrée à l’Église urbaine d’aujourd’hui.
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De Madeleine Delbrêl on pensait bien connaître la spiritualité traduite en de beaux textes, rarement publiés de son vivant dans des revues telles que La Vie spirituelle ou les Études carmélitaines, et surtout rassemblés par ses compagnes en des livres à succès, comme l’emblématique Nous autres gens des rues (Seuil, 1966). On aimait leur sens poétique et leur profondeur discrètement voilée d’humour.
On croyait bien connaître sa vie, articulée autour d’une date charnière : 1933, l’année de son départ pour Ivry. Ses trente premières années marquées par l’athéisme provoquant de son adolescence, une conversion violente à 20 ans, qui la laissa pour toujours « éblouie de Dieu », et un apprentissage de la vie en Église par un engagement dans le scoutisme et les activités paroissiales, et surtout par une assimilation profonde de la Parole qu’elle désirait laisser prendre chair en elle. Puis, après le « départ [1] » et l’établissement à Ivry avec deux compagnes, trente autres années d’accueil inconditionnel de tous ceux qui se présentaient, de service social et d’écoute gratuite, d’amour simplement vécu. Comme une incarnation du double commandement de l’amour de Dieu et du prochain, dans la vie du groupe formé autour d’elle qui choisit de se nommer « La Charité », et dans la vie avec les autres, tous les autres, croyants et athées, bien-pensants et communistes, pauvres de préférence. Jusqu’au brusque foudroiement de la mort, le 13 octobre 1964, à sa table de travail. Une vie mêlée à l’histoire du siècle – le Front populaire, la guerre – et de l’Église – la crise des prêtres ouvriers, le Concile – ; une vie aussi singulière que limpide.
On croyait connaître Madeleine Delbrêl. Et voici que la publication de ses œuvres complètes, entreprise courageusement par Nouvelle Cité depuis 2004, où fut célébré le centenaire de sa naissance, multiplie les découvertes et dévoile, parmi tant de textes inédits – lettres, poèmes, écrits sociaux... –, des facettes encore inaperçues de sa personnalité et de son histoire. Il en va ainsi des derniers tomes publiés qui rassemblent les textes adressés à ses équipières [2] ; et particulièrement des deux derniers concernant la période des années 50. Le développement des Équipes, leur dispersion géographique avec des implantations à Ivry, Paris et dans la région de Longwy, mais surtout leur désir d’un lien d’appartenance à l’Église plus marqué, ouvrent une période d’interrogation sur la vocation de « La Charité » et le devenir des Équipes. Ce sont ces deux tomes que nous allons essayer de lire, à partir d’un double questionnement sur la nature de la vie de « La Charité » et les moyens qu’elle se donne pour l’accomplir [3].
« Inclassables »
La vie des Équipes, au long de ces années 50, est taraudée par une double interrogation : interne, qui remet en cause la capacité de Madeleine Delbrêl à poursuivre le service de l’autorité ; externe, qui examine la possibilité de rattachement à une structure ecclésiale existante. Cela conduit Madeleine à produire un ensemble de textes, adressés à ses équipières ou à des prêtres ou évêques les conseillant, qui précisent et approfondissent la vocation de « La Charité », telle qu’elle a été comprise par les premières qui s’y sont engagées, telle qu’elle est devenue au fil des ans, telle surtout qu’elle a été voulue par Dieu.
● « L’ambiguïté de notre vocation »
L’origine historique de ce questionnement réside dans une démarche du Cardinal Suhard : après la parution de la Constitution Provida Mater Ecclesia sur les instituts séculiers en 1947, il avait demandé aux groupes existant sur le diocèse de Paris de se présenter pour être orientés vers le statut qui leur convenait. En 1949, Madeleine avait donc rencontré le chanoine Raymond Dock, alors chargé des communautés religieuses sur le diocèse, qui leur conseilla, rapporte-t-elle, de « continuer notre vie sans autres démarches, car nous lui paraissions “inclassables” [4] ». « Inclassables », car se définissant d’abord négativement par ce qu’elles n’étaient pas. Religieuses, elles ne peuvent l’être, car leur mode de vie, tout orienté vers l’accueil de l’inattendu de Dieu prenant la forme des circonstances (nos « supérieures fidèles [5] »), leur interdit tout recours à une règle, des vœux, et moins encore à une stabilité en clôture. Madeleine, pour une fois un peu caricaturale, parle même du « système autoritaire » – elle ajoute : « succédané pour nous illégitime » – « de l’obéissance religieuse » (JV, p. 51). Laïques, elles le sont bien évidemment, mais, précise-t-elle, dans une note de 1956, « pas de “vraies” laïques » : « Notre but est le même que celui de la vie religieuse : un don personnel à Dieu par la pratique des conseils évangéliques » (JV, p. 85). Dans une note personnelle adressée à Mgr Veuillot le 31 octobre 1956, elle conclut : « J’arrive mal à voir ce qui nous fait laïques [6] ; mais, si le cœur y est et le fond de nos actes, religieuses... nous n’en avons pas la pelure humaine » (JV, p. 21).
« Ni laïque, ni religieuse », sa réflexion déborde la seule question de leur statut canonique. Longtemps, celui-ci lui a semblé préoccupation secondaire, voire stérile. Dans une longue note du 9 août 1957, envoyée à toutes les équipières, elle retrace leurs premières années et remarque : « Très vite, nous pouvions observer que tout ce qui avait voulu traduire notre appartenance à Dieu et notre référence à lui poussait racines et feuilles ; et que, au contraire, tout ce qui était tendance à institutionnaliser des définitions de ce que nous voulions être ou faire ressemblait à des plantes d’herbier » (NV, p. 95). Ainsi, le problème « quant à la loi » lui semble réglé, comme elle l’écrit à Mgr Veuillot en 1955, même si la solution qu’elle y apporte ressemble à une aporie :
« Parce que nous avions opté pour les conseils évangéliques, nous n’étions pas une association de simples fidèles. Sans vœux, nous n’étions pas des religieuses ; notre type de vie nous en distingue d’ailleurs bien nettement. Quant aux instituts séculiers, deux choses nous empêchaient d’en relever : 1° le fait que nous vivons toujours en communauté ; 2° l’absence totale de textes écrits réglant notre vie » (JV, p. 141-142).
Elle accepte ce qu’elle nomme « l’ambiguïté de notre vocation : laïque... parce que non canoniquement religieuse, mais quant au fond, quant au but, bien plus religieuse que laïque » (JV, p. 111). Mais la véritable interrogation qui traverse Madeleine Delbrêl, qui se dit « hantée par le mystère de l’Église » (JV, p. 80), est bien celle de leur place dans l’Église. Non pas tant celle du lien indéfectible qui les lie à l’Église que celle de la place que l’Église veut bien leur assigner. Dans un autre texte de 1955, elle remarque :
De cette vie menée collectivement et officiellement en tant que chrétiennes et catholiques, nous “compromettons” pour ainsi dire l’Église et nous ne pouvons pas la vivre en paix si nous ne savons pas que l’Église est d’accord (JV, p. 151).
● « Appartenir entièrement et seulement à Jésus-Christ »
Aussi, mue par sa volonté de rester d’abord « fille de l’Église », poussée aussi par les inquiétudes de certaines de ses compagnes, Madeleine se résout-elle, à partir de 1956, à réfléchir à la possibilité du rattachement de « La Charité » à l’Institut séculier Caritas Christi [7], et à mettre en œuvre rencontres et pourparlers pour définir les termes d’un accord. Durant ce laborieux travail de discernement qui se poursuit jusqu’en 1958, elle est conduite à multiplier les textes envoyés aux équipières – elle leur demande pardon pour cette « marée de papiers » inhabituelle [8] – tant pour les tenir au courant de l’avancée des travaux et obtenir à chaque pas leur aval, que pour revenir en l’approfondissant sans cesse à la définition de ce qui les a réunies et constitue le propre de leur vocation. Dès le 25 mars 1956, elle avertit qu’elle ne se sent « pas à l’aise » avec ce qui « semble faire partie de la structure des Instituts séculiers » :
Nous nous sentons à la fois et contradictoirement, plus religieuses – indifférence à ce qu’est le “devoir d’état” selon le siècle, volonté d’options évangéliques inséparables de ruptures ; et plus laïques : absence de consécration et de constitutions » (JV, p. 211).
Mais elle soutient le processus de rapprochement avec une honnêteté presque scrupuleuse, malgré la répugnance personnelle que cela lui inspire, soulignant à chaque étape l’ouverture de ses interlocuteurs et les difficultés toujours renouvelées qu’elle pressent. Presque au terme du discernement, alors qu’il apparaît de plus en plus clairement que l’union ne peut se faire, elle assure au P. Perrin, dans une lettre du 23 janvier 1958 :
Je travaillai pendant deux ans au rattachement comme à un travail qui m’aurait été confié. D’un bout à l’autre je fus objective par force, car il n’était pas en mon pouvoir que la recherche entreprise soit ma recherche (NV, p. 268).
Car Madeleine désire surtout rester fidèle à la vocation qu’elle a reçue et qui lui paraît simple comme l’Évangile même. « J’aurais voulu, écrit-elle au début de la lettre à Mgr Veuillot du 31 octobre 1956, qui a donné son titre au recueil de textes de cette année-là, j’aurais voulu, uniquement, appartenir, entièrement et seulement, à Jésus-Christ, notre Seigneur et notre Dieu ; essayer de vivre son Évangile ; être disponible sans restriction à sa volonté ; au plus intime de l’Église et pour le salut du monde » (JV, p. 18). Les nombreux essais de définition qu’elle s’emploie à donner de leur vocation, au cours de ces années cruciales disent ses efforts, parfois pathétiques, pour tenter de concilier l’intuition première qu’elle sait venue de Dieu, et les formes qui lui assureraient une place reconnue dans l’Église.
● « Des lieux de liberté de l’Évangile posés sur le monde »
Comme « définition de ce que nous voulons être », elle propose, le 25 mars 1956 :
Des Chrétiennes apostoliques et missionnaires, qui ne veulent appartenir qu’à Dieu et décidées à vivre, dans l’Église et dans le monde, l’Évangile de Jésus-Christ (JV, p. 206).
Et le premier point développé, « l’appartenance à Dieu seul », lui permet de souligner que c’est ce qui « tient lieu de promesse, de consécration, de donation », justifie tel ou tel moyen mis en œuvre et finalement « a été le motif de notre vie commune, non le besoin de tel ou tel apostolat » (JV, p. 206-207). De même, dans les Notes relatives à notre vie, du 9 août 1957, elle affirme :
L’essentiel de notre vocation me paraît contenu en ces quelques lignes : Filles de l’Église, appartenir entièrement, exclusivement, définitivement, clairement, à Jésus-Christ, notre Dieu et Seigneur, le suivant dans les exemples, les enseignements, les conseils de son Évangile ; conformer à l’Évangile la vie séculière où nous restons ; avoir pour devoir d’état une disponibilité sans conditions aux tâches même de l’Évangile (NV, p. 33).
Peut-on dissocier ces aspirations de l’itinéraire personnel de Madeleine Delbrêl et de sa première illumination ? Elle s’en justifie ainsi dans la note au P. Perrin du 23 janvier 1958 qui entérine l’échec du rapprochement avec Caritas Christi : « Le Christ m’avait saisie en dehors d’une vie chrétienne, mais c’est dans ces conditions de notre vie qu’il m’a appelée à le poursuivre, pour le saisir à mon tour ; le voudrais-je, je ne pourrais pas chercher autre chose » (NV, p. 268). De même, dans quelques pages autobiographiques de 1956 restées inachevées, elle explique leur projet initial de vie « par un sens simple, obéissant, réaliste de l’Évangile où l’amour du Seigneur leur paraissait consister en un don entier, inconditionné, exclusif, définitif à l’intérieur de ses enseignements et de ses exemples, en suivant le Seigneur dans sa propre vie au fur et à mesure qu’elles la déchiffraient et qu’elle s’enfoncera en elles » (JV, p. 202).
La question canonique paraît donc diluée dans une interrogation plus vaste, et souvent douloureusement vécue, sur la fidélité à la vocation initialement reçue, bien que Madeleine concède, tantôt pour le déplorer, tantôt pour s’en satisfaire, « l’ambiguïté » de cette vocation (JV, p. 111), le caractère « insolite » de leur vie (NV, p. 78), « ce qui est contradictoire dans ce qu’on pourrait appeler l’aspect “juridique” de notre vie » (NV, p. 135), et qu’elle finisse, dans les importantes Notes relatives à notre vie du 9 août 1957, par reconnaître pleinement : « Notre vie a beaucoup d’analogies, quant à sa situation actuelle dans l’Église, avec un corps franc » (NV, p. 74).
Que fera-t-elle finalement avec celles qu’elle appelle parfois ses « amies » (NV, p. 273), ses « sœurs » (NV, p. 212), ou « une petite famille » (JV, p. 80 et 90) ? Dans une note de 1957, elle ne parvient à rendre compte de leur « fragilité juridique extrême » qu’en multipliant ce qu’elle nomme des « anomalies » et qui apparaissent bien plutôt comme des paradoxes féconds :
1. Nous avons pour cause et but, raison d’être et raison d’agir un don exclusif, complet, définitif à Jésus-Christ, notre Dieu et notre Seigneur – mais dans la plus simple possible des conditions séculières. 2. Nous voudrions que ce don de notre vie, fait jusqu’à présent sans formules, mais toujours silencieusement, soit toujours silencieux – mais nous le vivons publiquement, les motifs de notre célibat ne sont jamais refusés. [...] 6. Le travail, la vie séculière sont pour nous les chemins du Seigneur, ceux où nous le rencontrons, ceux où nous le portons – c’est pourquoi nous n’avons pas en tant que groupe, et généralement individuellement, ce qu’on appelle des œuvres. Notre œuvre est de faire la volonté de Dieu et il ne nous donne pas de précision (NV, p. 129-130).
Les paradoxes peuvent ainsi être longuement déclinés. Mais pour parvenir à cette définition lumineuse, au-delà de toute classification : « être des lieux de liberté de l’Évangile posés sur le monde » (NV, p. 234).
« Pour libérer l’amour de Dieu en nous »
Plutôt que de chercher à définir la forme dans laquelle pourrait se glisser la réalité de la vie vécue par Madeleine Delbrêl et ses équipières, mieux vaut donc, pour l’appréhender dans toute sa richesse, repartir de son fondement, l’appartenance au Christ, pour dégager les options concrètes qu’il les a conduites à prendre.
● « Une vie évangélique commune »
La première de ces conséquences et la plus importante pour Madeleine – au point qu’elle devint la pierre d’achoppement dans le projet d’agrégation à Caritas Christi – est le choix d’une vie commune. Vie qui s’est d’abord imposée, plus qu’elle n’a été choisie : dans une confidence assez exceptionnelle, elle avoue même avoir pensé partir seule, avant que ne soit lancée l’idée d’une « vie évangélique commune » (NV, p. 155). Vie qui n’est pas d’abord voulue en elle-même, mais consécutive au choix de suivre le Christ : « Le départ a été la cause de notre vie en fraternité, non une théorie » (NV, p. 94). Mais une vie en communauté qui s’est peu à peu imposée comme « le mode privilégié d’utiliser les moyens nécessaires à notre but », car c’est « une vie qui ne peut être vécue qu’en usant sans cesse de ce que nous pouvons saisir le plus sûrement dans la charité théologale : la charité fraternelle » (JV, p. 128). Elle devient même, selon un écrit de 1956, un élément qui « ne peut, sur le plan logique, que faire partie d’un essentiel sans lequel nous ne vivrions pas », mais qui « est un fait pour nous d’une importance si vitale que sa suppression semblerait bien menacer notre existence elle-même » (JV, p. 281). À tel point que la longue Note du 9 août 1957, tout de suite après avoir défini « l’essentiel » de leur vocation, traite longuement de la vie fraternelle comme moyen d’incarnation de cette vocation :
Quand nous cherchions à appartenir au Christ, dans la disponibilité vis-à-vis de Dieu, l’intimité avec l’Église, la recherche de l’Évangile et la charité fraternelle entre nous et pour tous les hommes, le groupe ne s’est proposé que comme outil vivant, n’ayant aucune fin en soi, se modifiant au fur et à mesure qu’il était composé de telles ou telles pour aider chacune à être pratiquement donnée à Dieu, disponible pour essayer de faire ce qu’il veut (NV, p. 35).
La vie commune, telle qu’elle la définit ensuite dans cette note du 9 août 1957, est une vie fraternelle qui ne fait pas l’économie des difficultés humaines nées de leur diversité, mais ne saurait éclore que dans un enracinement de charité et en ayant la charité pour finalité : « vie en commun où nous pouvons principalement épouser, fortifier, amplifier notre état de charité. Ce ne sera jamais à bas prix ! » (NV, p. 99). Vie fraternelle où l’on peut être tenté de chercher « un climat voisin de l’amitié » (p. 104), mais qui rassemble des personnes venues d’horizons très différents, liées seulement par leur choix « dans une même volonté de Dieu » (p. 104) ; fraternité humaine cependant « authentique » (p. 101), où il ne convient pas, « par méfiance du sentimentalisme », de se « mutiler du cœur » (p. 103), mais qui doit rester « ouverte, non par ici ou là, mais de partout, sans clôture d’aucune sorte » (p. 107).
Si c’est seulement le don personnel de chacune d’entre nous à Dieu que nous vivons ensemble, qui fait notre fraternité, ce don qui nous unit est aussi celui qui nous disperse, qui nous pousse à ce prochain qu’il nous a choisi et pour lequel il nous a choisies (p. 108).
On voit la richesse de cette analyse tissée d’élan et de délicatesse, si absolue dans son propos et si nuancée dans sa forme, qu’on ne peut ici qu’esquisser.
● « La prière, une fonction publique »
Tout aussi remarquables, émaillées à la façon si caractéristique du style de Madeleine de formules fulgurantes et d’images teintées d’humour, sont les pages qu’elle consacre à la prière, premier des « moyens nécessaires pour tendre à la Charité » (NV, p. 325). Le caractère fondamental de la prière est fermement posé, tout autant que sont développées les modalités propres que la vie « séculière » oblige à adopter.
Une vie d’équipe qui se dirait évangélique et d’où la prière serait absente ne serait même plus un moyen d’atteindre à l’amour de Dieu », note Madeleine dès 1952, avertissant que « la sauvegarde de la prière doit être sans cesse remise en cause parce que la prière est sans cesse menacée (JV, p. 70).
Lorsque vient, au moment des pourparlers avec Caritas Christi, le temps de définir explicitement les caractéristiques de leur vie, la première évoquée est « la vie contemplative » qui « dès le début fut voulue comme la base même de notre vie » (JV, p. 275). Mais, précise-t-elle d’emblée, « ce n’est pas la prière des contemplatifs qu’il nous importait de posséder (...). Ce que nous voulions avant tout et que nous n’avions trouvé que dans la vie des contemplatifs, c’était leur but » (JV, p. 275). Prier comme des contemplatifs sans mener la vie bordée par les contraintes et les aides des contemplatifs, ne paraît-il pas un choix impossible à tenir ? Il faudrait, indique Madeleine, de façon un peu inchoative, « intégrer la prière dans tous nos actes et persévérer dans une vraie volonté de faire qu’elle y ait sa place » (JV, p. 276). On se trouve, note-t-elle encore en 1956, face à un véritable impératif : « Si l’on n’a pas, au seuil de cette vie, la résolution absolue de lui donner pour respiration la prière et pour nourriture les sacrements : il est inutile de risquer l’essai. C’est la priver de ce qui lui est nécessaire ». Nécessaire sans doute, mais toujours menacé par le travail, l’accueil incessant, « la masse d’inertie naturelle » ; ce qui implique de ne pas reculer devant « la part houleuse » que conservera toujours la prière, et de ménager, conseille-t-elle plus classiquement, des temps forts de prière qui « doivent être vraiment forts » (JV, p. 248-249).
Les Notes relatives à notre vie du 9 août 1957, bien plus mûries et détaillées, explicitent ces deux idées-forces, balancées de manière caractéristique : la prière, d’une part, est la conséquence nécessaire de leur appartenance à Dieu et forme le socle de leur vie ; mais, d’autre part, ses modalités demeurent sans cesse à découvrir et à adapter aux circonstances concrètes. Le 15 juillet 1956, elle appelait déjà à faire de la prière « un élément constitutif de tous nos actes » (JV, p. 225). Elle revendique à présent, même si cela paraît « utopique », le fait de « déclarer possible une vie dont les actes soient prière, en continuant une prière qui soit seulement de la prière, qui soit un temps voué à Dieu, arraché à mille choses réputées utiles, cela en plein monde, sans être défendu par une règle religieuse » (NV, p. 36). Cette utopie, il faut s’employer à la faire exister car, Madeleine le rappelle, la prière est indispensable à tout être humain pour « mesurer l’infinie différence qui existe entre le minuscule vivant que nous sommes et son Créateur » (p. 37), et a fortiori à tout baptisé qui veut vivre de la vie de Dieu et appartenir à l’Église, laquelle, sans cela, « risque de rester pour nous un corps social et non le Corps mystique de Jésus-Christ » (p. 39). Mais surtout, la prière reste indispensable parce qu’« il s’agit d’amour » (p. 41). « La prière qui nous mettra en présence du Dieu vivant, du Christ vivant sera comme productrice d’elle-même. Nous apprenant pourquoi nous aimons, elle nous pressera de demander de quoi aimer » (p. 42). C’est pourquoi elle est d’autant plus nécessaire à la vie en plein monde que les Équipes veulent mener ; loin de s’ajouter aux activités sociales, politiques, professionnelles, ou de menacer ces activités en leur soustrayant temps et énergie, la prière « est aujourd’hui le plus grand bien qu’on puisse porter au monde » :
La prière d’une vie séculière est, à titre officieux, une fonction publique. Tant de milieux sont dépourvus de croyants et, à plus forte raison, d’adorateurs que, même si on sait qu’une prière chrétienne est pour tous les hommes, ceux qu’on touche et que l’on voit pèsent sur elle d’un poids particulier (p. 40).
Restent à en déterminer les modalités, qui s’apparentent ici à des conditions concrètes d’existence : du fait que la société environnante a changé, « il n’en résulte pas pour autant qu’il ne faille plus prier, il en résulte qu’il faut prier autrement. Et c’est cet autrement qu’il faut découvrir » (p. 37). Dans une note à Mgr Veuillot de juillet 1955, Madeleine soulignait le danger qu’il y aurait à conférer à la prière un caractère défensif : « Une vie comme la nôtre réclame qu’on ne prie pas malgré le monde, mais dans le monde, à cause de Dieu et dans le monde, à cause des hommes ». Et elle affirmait son caractère « sacrificiel, d’absolument pour Dieu » : « Ce temps perdu aux yeux des hommes est peut-être le moins mauvais amour que nous puissions donner à Dieu, il est peut-être l’acte le plus foncièrement apostolique de notre vie » (JV, p. 145).
Dans ses longues Notes programmatiques du 9 août 1957, la même idée de « sacrifice » revient, explicitée comme « un prélèvement de temps dont le seul but est d’être offert à Dieu » (NV, p. 43). Si, de façon inhabituellement indicative, ce « prélèvement » est fixé à deux heures quotidiennes, Madeleine Delbrêl replace immédiatement la question dans sa radicalité : il ne s’agit pas d’abord de chercher du temps que, bien évidemment, on ne trouvera pas, mais de se demander « pourquoi il est nécessaire de trouver du temps pour prier » (p. 44) ; et ensuite d’analyser les conditions de vie de notre époque urbaine, qu’elle caractérise par « une restriction d’espace, d’espace “superficiel” et d’espace “temps” » (p. 46), pour déterminer en quelles « failles » la prière peut s’insinuer. Évoquant l’industrie qui conduit à chercher des sources d’énergie, non plus dans l’espace comme c’était le cas pour le bois ou le charbon, mais dans la profondeur par des forages permettant d’atteindre des nappes de pétrole ou de gaz, elle propose une spiritualité du « forage » :
Dans nos vies sans superficie et sans temps, dans nos vies sans espace, ce n’est pas l’espace que la vie chrétienne réclamait autrefois que nous devons chercher. Pour la prière, nous sommes rationnés en espace : celui qui nous manque, ce sont des forages qui doivent le remplacer (p. 49).
La force du désir représente l’instrument capable de « transpercer la vie la plus dure, la plus dense pour rejoindre, dans la prière, celui que nous aimons » (p. 49). On retrouve ici, esquissées, quelques-unes des astuces poétiques qui permettent « la sainteté des gens ordinaires [9] » :
La retraite au désert, elle peut être cinq stations de métro à la fin d’un jour où nous avons “foré” un puits vers ces tout petits instants ; le désert peut, au contraire, être sans retraite si nous avons attendu d’y être pour désirer rencontrer le Seigneur. Nos allées et venues – et pas seulement les grandes, celles qu’on fait d’une pièce à l’autre –, les moments où nous sommes obligées d’attendre, que ce soit pour payer à une caisse ou pour que le téléphone soit libre ou pour qu’il y ait de la place dans un autobus sont des moments de prière préparés pour nous, dans la mesure où nous sommes préparés pour eux (p. 50).
Mais, peu importe en finale ces petits moyens – bien nécessaires – puisque le but demeure que la vie de Dieu irrigue toute notre vie. « Que nous soyons n’importe où : Dieu y est aussi. L’espace nécessaire pour le rejoindre, c’est la place de notre amour qui ne veut pas être séparé de Dieu, qui veut rencontrer Dieu » (p. 49). Il en va de même pour le livre qui parle de Dieu, qui est Dieu même : lire l’Évangile, étudier l’Évangile, se réunir pour des « cercles d’Évangile » comme les pratiquent chaque semaine les Équipes, cela peut sembler prendre du temps, du temps durement disputé à d’autres nécessités. Mais « vivre ne prend pas de temps, c’est tout le temps qu’on vit, et l’Évangile, quoi qu’il soit pour nous, doit être d’abord : vie » (p. 55).
Quelle fécondité ?
Au terme de cette traversée des textes de Madeleine Delbrêl, rédigés entre 1950 et 1958, qu’on aurait pu utilement prolonger par la lecture des passages où elle parle du « célibat » – terme préféré à celui de chasteté –, de la pauvreté et de l’obéissance, ne manque pas de se poser la question de la fécondité de ce qu’elle a initié et soutenu par sa vie et ses écrits. Le refus, d’abord assez spontané, puis longuement pesé, de toute institutionnalisation excessive, ne risquait-il pas de ramener le charisme à sa seule personne et de le voir donc s’éteindre avec elle ?
La fécondité la plus apparente, celle qui se mesure au nombre des membres et des implantations, n’a pas été pour Madeleine source de préoccupation :
Je ne suis pas sûre, écrit-elle en 1956, que Dieu veuille que nous soyons nombreuses. Comme, jusqu’à nouvel ordre, nous ne serons jamais sûres de la pensée de Dieu sur la question, je me refuse à tout ce qui dans le groupe voudrait “faire le beau” (JV, p. 312).
Elles ne sont que 14, vingt-cinq ans après le premier « départ » pour Ivry, lorsqu’est envisagé un rapprochement avec un Institut séculier, et si cela paraît un temps les questionner, c’est uniquement par rapport à l’efficacité de la mission.
D’autres nous ont dit, écrit Madeleine à Mgr Veuillot – et c’est cela surtout qui nous a inquiétées –, que l’émiettement de groupes comme le nôtre les empêchait de rendre à l’Église certains services pour lesquels ils semblaient adaptés. Nous nous étions toujours méfiées d’avoir le souci du “nombre” et nous avons toujours laissé Dieu seul se charger de notre “propagande”. Mais ce que nous désirons savoir, c’est si nous sommes à notre place ou quelle est notre place » (JV, p. 143).
Mais est-ce bien à cette aune quantitative que se mesure la fécondité spirituelle ? Certes les Équipes n’existent plus, du moins dans la forme qu’avait initiée et vécue Madeleine ; mais cela est peut-être tout autant dû à l’évolution des conditions socio-économiques et culturelles. Ceux qui partent aujourd’hui habiter dans les « quartiers » et qui s’emploient à ravauder un tissu social déchiré par les replis communautaristes, ne sont-ils pas « les Madeleine Delbrêl d’aujourd’hui [10] » ? Combien de communautés n’ont-elles pas été inspirées par ses écrits et le regard nouveau qu’elle a porté sur la ville ?
Le père Pierre-Marie Delfieux, fondateur en 1975 des Fraternités Monastiques de Jérusalem, appelait Madeleine Delbrêl « notre chère devancière » et racontait comment, ayant découvert ses premiers textes dans les années 60, alors qu’il était jeune prêtre, il s’était d’emblée « senti très proche de toute une part de ce qu’elle a pu vivre, écrire ou penser ». Certes les différences formelles sont grandes avec les communautés qui se veulent résolument monastiques et mettent au premier plan l’accueil dans la prière liturgique ; mais, poursuit le P. Delfieux, « l’exigence de “vivre avec”, en esprit de solidarité et de compagnonnage, d’être près des hommes sans pour autant vivre comme tout un chacun et, comme nous dit Jésus, de “ne pas nous retirer du monde, mais de nous garder du mal”, tout cela nous est commun [11] ». Et comment les Fraternités monastiques de Jérusalem ne se reconnaîtraient-elles pas dans cette phrase de la Charte donnée aux Équipes à Pentecôte 1958 :
Vivant dans la Cité, liées à elle par toutes les nécessités quotidiennes et toutes les relations d’une vie de travail, nous sentons à ce titre même l’obligation de demeurer davantage présentes à Dieu, pour contempler son mystère, nous unir à lui dans la charité et lui offrir l’hommage d’une prière pure et désintéressée. [...] Solidaires d’un monde qui oublie Dieu ou le combat, nous voulons être d’abord des “adorateurs en esprit et en vérité” (Jn 4,23), nous voulons y être la prière des hommes qui ne prient pas (NV, p. 326).
Cet exemple, peut-être trop particulier, ne doit pas occulter l’importance du travail que soutient l’Association des Amis de Madeleine Delbrêl [12] pour faire connaître sa pensée : conférences, sessions et spectacles nombreux, cercles d’études travaillant ses textes, thèses lui étant consacrées, plus fréquemment d’ailleurs en Allemagne ou en Italie qu’en France, et l’édition bien avancée de ses œuvres complètes, tout cela ne manifeste-t-il pas l’importance vivante de sa pensée ? Ne diffuse-t-il pas une spiritualité étonnamment ajustée aux requêtes de l’Église et du monde de notre XXIe siècle ? Un concours d’événements récents le montre clairement : lancement, le 28 janvier 2018, du projet de rénovation de la maison où a vécu Madeleine à Ivry, avec une collaboration de l’évêché de Créteil et de la mairie d’Ivry – dont le maire est toujours un élu communiste – qui doit la réjouir ; le 8 février, retour à Dieu de la dernière équipière, Suzanne Perrin, presque centenaire ; alors que, le 27 janvier, un décret du pape François venait de déclarer Madeleine « vénérable ». Cela ne semble-t-il pas providentiel ?
[1] Il n’y a que quelques kilomètres entre le 14e arrondissement de Paris où elle vit, et la banlieue proche d’Ivry-sur-Seine où elle va demeurer jusqu’à sa mort. Mais un fossé culturel et économique sépare son milieu d’origine, bourgeois et artiste, et la paroisse Saint-Dominique qu’elle fréquente, de cette ville prolétarienne aux multiples usines, très majoritairement acquise au P.C.F. (Parti communiste français).
[2] M. Delbrêl, Œuvres complètes, Nouvelle Cité : t. XIII, La vocation de La Charité (2015) ; t. XIV, J’aurais voulu (2016) ; t. XV, Notre vie (2017).
[3] Cet article est grandement redevable au travail du P. Gilles François, postulateur de la cause de béatification, du P. Bernard Pitaud, p.s.s. et de Cécile Moncoutié, artisans de l’édition des Œuvres complètes et rédacteurs des notes et introductions.
[4] M. Delbrêl, Œuvres complètes, t. XIV, J’aurais voulu, Nouvelle Cité, 2016 (désormais cité JV) ; ici, p. 132.
[5] M. Delbrêl, « Nous autres gens des rues », dans La sainteté des gens ordinaires, Œuvres complètes, t. VII, Nouvelle Cité, 2009, p. 26.
[6] Souligné dans le texte.
[7] Fondé en 1937 à Marseille, par Juliette Molant et le P. Perrin, o.p., Caritas Christi a été reconnu comme Institut séculier de droit pontifical en 1955.
[8] M. Delbrêl, Œuvres complètes, t. XV, Notre vie, Nouvelle Cité, 2017 (désormais cité NV) ; ici, p. 171.
[9] Cf. Œuvres complètes, t. VII, Nouvelle Cité, 2009.
[10] Cf. l’article de Patrick Boulte, membre de Solidarités nouvelles contre le chômage, « Où sont les Madeleine Delbrêl d’aujourd’hui ? », dans Sources Vives 112, « Madeleine Delbrêl » (nov. 2003), p. 121-125.
[11] P.-M. Delfieux, « Une chère devancière », dans Sources Vives 112, p. 11-17 ; ici p. 14.
[12] Les Amis de Madeleine Delbrêl, 11 rue Raspail, 94200 amis.madeleine.delbrel@wanadoo.fr