Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Rencontre avec Benoît Carniaux

Vies Consacrées

N°2017-2 Avril 2017

| P. 3-8 |

Rencontre

Prélat d’une petite abbaye prémontrée belge, le père Benoît Carniaux enseigne la théologie fondamentale à la Faculté jésuite de Bruxelles ; sa réflexion y porte aussi bien sur les évolutions ecclésiales que sur les dynamismes fondamentaux de la culture contemporaine (littérature fantastique, féminisme, histoire militaire, psychologie) entendue comme lieu-source pour l’intelligence chrétienne. Nous l’avons écouté.

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Vs Cs • Père Abbé, vous appartenez à un Ordre très ancien, qui fêtera ses 900 ans en 2021. Pouvez-vous nous dire en quelques mots ce qui caractérise votre famille religieuse ?

B. Carniaux • S’il fallait trouver un seul mot, je dirais : communion. L’Ordre de Prémontré est une réforme de l’antique Ordre canonial, conduite sous la houlette de saint Norbert. Suivant la règle de saint Augustin, chaque communauté constitue une « Église particulière », fondée sur la célébration eucharistique et au sein de laquelle la prière, la vie commune, le partage des biens, la mission auprès d’un peuple sont vécus dans l’engagement de toute une vie, par la profession des conseils évangéliques, pour tendre vers l’unité des cœurs et des âmes en Dieu.

Vs Cs • Votre abbaye est connue par la bière qui se réclame de son nom ; et cependant, selon l’origine augustinienne dont vous venez de parler, vous vous identifiez bien mieux par la que vous conjuguez sous bien des modes. N’est-ce pas une position paradoxale ?

B. Carniaux • Mais la charité chrétienne est tout entière paradoxale ! Dans le monde féodal où notre abbaye a vu le jour, notre communauté a essayé comme beaucoup d’autres d’assurer sa subsistance tout en suscitant une économie coopérative. Par-delà les aléas de l’histoire et les infidélités propres à la nature humaine, c’est en effet l’idéal augustinien de la mise en commun des biens qui a toujours présidé à notre caritas. Il ne s’agit évidemment pas d’une mise en commun interne qui nous rendrait pauvres individuellement mais riches en indivision. Le monde d’aujourd’hui nécessite une redistribution des richesses.

Réinitialisé bien modestement en 1952 après un siècle et demi d’arrêt, le brassage de notre bière se trouve aujourd’hui sous la responsabilité du premier brasseur mondial qui nous verse des royalties. Nous en redistribuons localement la plus grande part, mais cela nous place malgré tout dans un contexte économique international dominé par le grand capital. Nous devons veiller à ce que nos activités de charité puissent viser leur propre fin car sinon, le risque est de suppléer indéfiniment à la justice sociale et de fournir un motif à l’organisation volontaire de sa déficience.

D’une manière plus générale, il faudra en venir à une réévaluation et à une mutation des moyens que le capitalisme a transformés en fins : l’interprétation s’est substituée au réel, l’utilisation à la relation, mais surtout l’argent, de « moyen de moyens », est devenu fin de toute chose. Il faut réapprendre à s’en servir, sans fausses pudeurs inutiles, pour éviter de s’y asservir. Sous peine d’effondrements désastreux, les multinationales seront bientôt contraintes de transiter vers une « relocalisation », un réenracinement dans les terroirs et un réinvestissement dans le relationnel. Nous aimerions pouvoir travailler à cette transition-là.

Vs Cs • Cet engagement de votre communauté dans la vie eucharistique et priante de L’Église vous permet sans doute quelques réflexions sur l’évolution présente de la perception de la liturgie et sur les modes qu’elle occasionne. Voulez-vous nous les partager ?

B. Carniaux • Après plusieurs dizaines d’années de colonisation de la liturgie par une catéchèse relativement médiocre et insignifiante, on assiste depuis quelques temps à un retour de balancier consistant en une valorisation extrême de la ritualité. On peut dire sans risque que la réforme conciliaire n’a été que très partiellement appliquée dans sa lettre, et moins encore dans son esprit. Au nom de soi-disant impératifs « pastoraux », l’effort culturel et spirituel d’appropriation des rituels et d’habitation des textes liturgiques et bibliques a été délaissé.

Cette paresse persiste toujours mais se revêt parfois aujourd’hui des oripeaux d’un refus ou d’une critique virulente de la réforme conciliaire qui opposent, de manière stérile, continuité et rupture. Or il n’y a pas continuité dans la transmission de la foi sans ruptures avec ses expressions passées. « Tradition » ne signifie pas « congélation » mais « donation de vie ». La réforme liturgique du Concile Vatican II n’a pas anéanti « la Tradition », mais l’a au contraire remise en valeur dans toute sa richesse. Le sens du rite y est enveloppé et compénétré par la prière. Fort heureusement, la majorité des gens ne cherche plus de nos jours une célébration exclusivement « symbolisée » qui exprimerait seulement ce qu’ils croient ou ce qu’ils vivent, mais souhaite entrer dans une action liturgique « symbolisante », qui imprime et intériorise en eux le langage de la foi. Les gestes et les paroles du rituel nous transforment. Ils sont le vecteur de l’action divine agissant en nous. Une caractéristique importante du rite est dès lors qu’il ne doit pas être entièrement « compris », car c’est précisément dans sa part d’« incompréhension » qu’il est plus susceptible d’éduquer à la mystagogie, à l’entrée dans le Mystère qui, lui, nous prend et nous « comprend ».

Vs Cs • Vous êtes intéressé au dialogue entre psychologues, psychiatres, psychanalystes et accompagnateurs spirituels en quoi ce dialogue entre professionnels de L’âme vous paraît-il prometteur ?

B. Carniaux • Il est nécessaire de réconcilier le christianisme avec l’humain dans tous les domaines. Le psychique et le spirituel s’appellent l’un l’autre et doivent pouvoir être hospitaliers l’un envers l’autre. Il est essentiel de pouvoir laisser se compénétrer la mémoire (y compris inconsciente) que chaque personne peut faire d’elle-même et l’Acte pascal du Christ qui fait mémoire de la vie et de la personne de chacun de ses frères et sœurs.

Tout parcours de foi a ses progressions et ses régressions. Notre relation à Dieu est inévitablement affectée par nos angoisses, nos frustrations et nos désirs. Tout cheminement de foi doit se purifier dans cette reconnaissance progressive : nous prêtons à Dieu un visage, des actions et des paroles qui sont bien plus à l’image de notre égocentrisme qu’à sa propre ressemblance. Inversement, on peut affirmer sans peine que tel ou tel texte biblique peut, en fonction des circonstances, dégager un fort potentiel symbolique susceptible d’altérer positivement l’imaginaire et le vécu psychiques. Jusqu’à un certain point, il en va de même de la liturgie et des sacrements, lorsqu’ils sont intériorisés dans une foi personnelle et confiante en Dieu.

Vs Cs • En tant que Prélat d’une abbaye implantée dans deux diocèses, mais relevant d’un Ordre international. Vous êtes au croisement des dimensions locale et universelle de l’Église ; qu’auriez-vous à suggérer quant aux difficultés qui surgissent ici et là entre les instances diocésaines et les requêtes des consacrés ?

B. Carniaux • En rappelant que pour lui, « le temps est supérieur à l’espace », le pape François se déclare prêt à renoncer à la maîtrise immédiate des espaces institutionnels et idéologiques et au cléricalisme, pour envisager de véritables processus de maturation et d’engendrement ensemble, en Église. Je pense que la vie consacrée appartient à l’ordre de l’engendrement plus que de la maîtrise, aux dimensions du temps et de la fécondité plus que de l’espace et de l’efficacité. En ses multiples moments fondateurs, elle a souvent été fortifiée par des évêques mais parfois aussi, elle a été obligée de se déployer malgré eux.

Les diocèses sont formatés canoniquement aux normes de la maîtrise des espaces. Pourtant, « le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance » (Pape François, Evangelii gaudium, 223). De notre côté, nous, religieux, devons apprendre à être toujours plus responsables envers l’Église et à nous engager envers les diocèses dans la durée, avec de la modestie, une vision réaliste et une certaine souplesse d’adaptation.

Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.

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