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Réécrire Mutuae relationes

Pierre Raffin, o.p.

N°2017-1 Janvier 2017

| P. 29-36 |

Kairos

Membre de la Congrégation romaine des Instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostolique (C.I.V.C.S.V.A.), longtemps impliqué dans la formation de ses frères, puis de séminaristes, connu pour son franc-parler, l’évêque émérite de Metz nous propose une note incisive sur un sujet urgent qui fait partout difficulté.

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Le document Mutuae Relationes a cette année trente-neuf ans, puisque ces directives traitant des rapports mutuels entre les évêques et les religieux dans l’Église ont été promulguées le 14 mai 1978 par la Congrégation pour les Évêques et la Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers.

Le Pape François a plusieurs fois annoncé son intention de réécrire ce document en lui donnant une extension nouvelle et, le 26 janvier 2017, les deux dicastères concernés, la Congrégation pour les Évêques et la Congrégation pour les Instituts de Vie consacrée et les Sociétés de Vie apostolique, se rencontreront à cette fin. Je suis pour ma part convaincu qu’un nouveau texte intégrant les différentes formes de vie consacrée, notamment les prêtres des instituts cléricaux, serait susceptible de promouvoir la nouvelle évangélisation dans les Églises particulières.

Lignes de forces

Il y a trente-neuf ans, Mutuae Relationes partait du principe que la responsabilité de l’activité missionnaire de l’Église incombe avant tout au collège des évêques, avec à sa tête le successeur de Pierre, mais qu’elle ne s’exerce pas moins dans une communauté de ministères et de charismes :

Tous, Pasteurs, Laïcs et Religieux, chacun selon sa vocation particulière, sont appelés à un engagement apostolique qui jaillit de la charité du Père, déclare Mutuae Relationes ; l’Esprit Saint l’alimente ensuite, vivifiant à la façon d’une âme les institutions ecclésiastiques et insinuant dans le cœur des fidèles le même esprit missionnaire qui avait poussé le Christ lui-même (n° 15).

C’est cette communion-missionnaire de ministères et de charismes que doit sans cesse favoriser le collège épiscopal uni à Pierre. Parler de rapports mutuels entre les évêques et les religieux dans l’Église, comme le fait le document de mai 1978, c’est mettre en avant cette réalité fondamentale de l’Église conçue comme communion-missionnaire, s’exprimant dans la multiplicité des ministères et des charismes. Au sein de cette Église communion-missionnaire, il ne devrait pas y avoir de concurrents, pas plus que de groupes ou de personnes travaillant à leur compte, tous devraient avoir conscience de travailler, sous la vigilance du Pape et des évêques, au même bien commun qui est l’annonce de la Bonne Nouvelle au monde contemporain. Voilà le message qui a été adressé à l’Église, par la voix de ces deux dicastères, le 14 mai 1978. Ce message a été alors plutôt bien accueilli et, en presque quarante ans, il a porté de bons fruits. Il a permis une meilleure intégration de la vie consacrée dans la pastorale diocésaine, grâce à un effort conjoint des Églises particulières et des instituts. Mais il y a encore beaucoup à faire, entre autres, pour permettre aux religieux prêtres d’être prêtres selon le charisme de leur institut.

Religieux prêtres et prêtres diocésains

L’enseignement de Vatican II a permis de mieux cerner la spécificité du ministère des prêtres diocésains. Celle-ci s’exprime avant tout dans le lien réciproque avec l’évêque. Les prêtres doivent à leur évêque « le respect et l’obéissance », dit le Rituel de l’ordination, et l’évêque doit aux prêtres de leur confier une charge, de leur fournir les moyens de subsistance et le soutien spirituel qui convient, et de se comporter, vis-à-vis d’eux en frère et en ami. La spécificité s’exprime en second dans la collaboration au sein du presbyterium comme mise en œuvre de ce que Vatican II appelle la « fraternité sacramentelle ». Enfin, elle s’exprime dans la fidélité à la fraction du peuple de Dieu à laquelle chaque prêtre est envoyé. Ces trois aspects du ministère des prêtres, dont la réalisation définit le prêtre diocésain, se traduisent au plan juridique (mais pas uniquement) par l’incardination, c’est-à-dire l’inscription dans une Église particulière ou diocèse. Tout prêtre séculier est lié à un diocèse, étant constitué pasteur en solidarité avec la mission de l’évêque et de l’ensemble du presbyterium. Sous-jacente à ces considérations, il y a la définition même du diocèse que rappelle le Décret conciliaire Christus Dominus : « Un diocèse est une portion du peuple de Dieu confiée à un évêque, pour qu’avec l’aide de son presbyterium, il en soit le pasteur » (n° 11). Au cours des siècles, les nécessités de l’Église ont fait naître d’autres types de prêtres, qui n’en sont pas moins prêtres que les prêtres diocésains, c’est le cas des Frères Prêcheurs au XIIIe siècle ou des membres de la Compagnie de Jésus au XVIe siècle.

Le cas de l’Ordre dominicain

Qu’il me soit permis de m’arrêter brièvement sur le cas des Frères Prêcheurs, alors qu’ils ont célébré en 2016, le huitième centenaire de leur confirmation par le Siège apostolique.

« En notre qualité de coopérateurs de l’ordre des évêques, de par l’ordination sacerdotale, affirme la Constitution fondamentale de l’Ordre des Prêcheurs, nous avons pour office propre la charge prophétique dont la mission est d’annoncer partout l’Évangile de Jésus-Christ par la parole et l’exemple, en tenant compte de la situation des hommes, des temps et des lieux, et dont le but est de faire naître la foi, ou de lui permettre de pénétrer plus profondément la vie des hommes en vue de l’édification du Corps du Christ, que les sacrements de la foi amènent à la perfection » (1, § 5).

Au XIIIe siècle, cet office prophétique ne s’apparentait en rien au ministère du prêtre diocésain, mais à celui de l’évêque chargé de la doctrine, c’est-à-dire de l’enseignement de la foi. Ordo praedicatorum est alors synonyme d’Ordo doctorum, c’est-à-dire d’Ordo episcoporum. En recevant de l’Église l’office de prédicateurs de la foi, saint Dominique et ses frères reçoivent une part de l’héritage apostolique des évêques. La papauté aura recours aux premiers prêcheurs comme aux premiers compagnons de saint Ignace de Loyola pour les grandes missions de l’Église. L’exemption de l’Ordre de la juridiction épiscopale pendant les premiers siècles a son correspondant, pour la Compagnie de Jésus, dans le quatrième vœu d’obéissance (en fait, de disponibilité) au Pape.

Au cœur d’une Église qui retrouve l’ecclésiologie de l’Église particulière et où évêques et prêtres ont une haute conscience du ministère de la parole qui leur est confié, les prêcheurs doivent sans doute se positionner autrement, et retrouver, grâce aux mutuae relationes, le cap d’une fidélité exigeante. En tout cas, pas plus que les moines-prêtres ou les membres des instituts apostoliques cléricaux, ils ne sont des prêtres de luxe, libérés des contraintes inéluctables de la cura animarum, mais, solidaires de l’ensemble de l’Église et de ses orientations du moment, ils définissent leurs propres choix apostoliques dans la ligne du charisme fondateur.

Évêque pendant vingt-six ans d’un diocèse de plus d’un million d’habitants, je sais combien il est devenu difficile de donner aux paroisses les pasteurs dont elles ont besoin, mais en même temps je suis convaincu qu’il faut résister à la tentation de distraire certains prêtres réguliers de leur vocation spécifique pour pallier le manque de prêtres diocésains. En cherchant à répondre à ce qui apparaît comme une urgence prioritaire, on appauvrit l’Église communion-missionnaire et on la rend moins apte à accomplir la diversité de ses tâches.

Le salut dans le ministère paroissial ?

Si, aujourd’hui en Europe occidentale, beaucoup d’instituts masculins de vie apostolique sont en perte de vitesse, c’est, soit que leur propos n’est plus d’actualité, soit qu’ils ne trouvent plus les lieux et les moyens pour vivre leur charisme. Certains instituts, par exemple, prêchaient hier des missions populaires, c’était leur principal ministère qui, à la fois, unifiait les communautés autour d’une même finalité et leur procurait des moyens de subsistance. À un certain moment, ces missions populaires se sont raréfiées, au point de disparaître parfois complètement... À l’heure actuelle, alors qu’une certaine reprise s’amorce, les ouvriers d’hier ont pris de l’âge et ne sont plus aptes à recommencer. Que faire, quand on n’est plus en situation de vivre et d’exercer le charisme fondateur ? Un certain nombre de ces instituts se sont alors reconvertis dans le ministère paroissial où les places à prendre ne manquent pas. La conséquence fâcheuse de cette option, c’est que ces instituts y ont perdu leur âme, non que leurs membres ne seraient pas capables de bien servir en paroisse, mais parce qu’ils ne peuvent plus vivre la vie qu’ils ont vouée : difficulté, voire impossibilité à vivre la vie commune qui est pour eux un élément constitutif, régime économique nouveau qui fait passer d’un certain abandon à la Providence à un salariat versé à chacun...

La mission ecclésiale découle de la source de l’amour.

Unique est la mission du Peuple de Dieu, qui constitue en quelque sorte le cœur de tout le mystère ecclésial. En effet le Père « a sanctifié le Fils et l’a envoyé dans le monde » (Jn 10,36) comme médiateur entre Dieu et les hommes (cf. AG, 3) ; au jour de la Pentecôte, « le Christ a envoyé d’auprès du Père le Saint Esprit pour accomplir son œuvre de salut et pousser l’Église à s’étendre » (AG, 4). Ainsi l’Église dans tout le cours de son histoire est « de sa nature, missionnaire » (AG, 2 ; cf. LG, 17) dans le Christ et par la force de l’Esprit. Tous, Pasteurs, Laïcs et Religieux, chacun selon sa vocation particulière, sont appelés à un engagement apostolique (cf. n. 4), qui jaillit de la charité du Père ; l’Esprit-Saint l’alimente ensuite « vivifiant à la façon d’une âme, les institutions ecclésiastiques et insinuant dans le cœur des fidèles le même esprit missionnaire qui avait poussé le Christ lui-même » (AG, 4). Par conséquent, la mission du Peuple de Dieu ne peut jamais consister uniquement dans une activité extérieure, parce que l’engagement apostolique ne peut jamais se réduire à la simple promotion humaine, même valide, du moment que toute initiative pastorale et missionnaire est fondée radicalement sur la participation au mystère de l’Église. En effet, par sa nature, la mission de l’Église n’est autre que la mission du Christ continuée dans l’histoire du monde ; elle consiste donc principalement dans la participation à l’obéissance de Celui qui s’est offert lui-même au Père pour la vie du monde (cf. He 5,8). (Mutuae Relationes, 15)

Une stratégie enfin commune

Il ne nous est pas interdit de rêver... Dans le cadre de Mutuae relationes réécrites, intégrant les membres féminins de la vie consacrée, des assemblées d’évêques et de supérieur(e)s majeur(e)s élaboreraient ensemble une stratégie pour la nouvelle évangélisation, stratégie qui permettrait aux paroisses et aux divers charismes de se déployer autour de projets communs portés sans esprit de concurrence dans un souci de complémentarité. Ce serait une belle illustration de l’ecclésiologie conciliaire. Nous ne sommes plus, je l’espère, au temps de Bonaventure et de Thomas d’Aquin, alors qu’il fallait défendre les droits des religieux à avoir des chaires à l’Université de Paris !

La paroisse joue un grand rôle dans le Code de Droit canonique de 1983, mais elle n’est jamais un absolu. Alors que le nombre des prêtres diminue comme celui des pratiquants, pourquoi ne pas permettre que certaines églises conventuelles constituent des pôles ecclésiaux pour les habitants d’une zone donnée et leur permettent d’y trouver une vie sacramentelle normale ? Cela se fait déjà tacitement, mais pourquoi ne pas l’encourager ? Si ces initiatives sont réfléchies, elles ne peuvent être que bénéfiques, tant pour les chrétiens que pour les religieux.

Pour embrasser l’avenir avec espérance et vivre le présent avec passion, la hiérarchie doit encourager la créativité des instituts de vie consacrée, surtout de ceux qui ont la chance d’avoir encore quelques vocations. Elle doit les provoquer à lire les signes des temps et à répertorier tous les nouveaux appels apostoliques.

Bref, il faut tout entreprendre pour créer dans l’Église un climat nouveau qui permette à la complémentarité des charismes au service du bien commun de se déployer. Dans l’Église, en effet, personne ne devrait travailler à son compte, au profit de son propre succès.

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