Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vita consecrata

Trois lignes de force

Camille Dumont, s.j.

N°2016-3 Juillet 2016

| P. 13-18 |

Kairos

En 1996, le Père Camille Dumont, dogmaticien de renom, donnait sa lecture de Vita consecrata à des veuves membres d’un institut séculier. Il nous en avait confié le texte, écrit de sa main ; nous sommes heureux de le rendre public pour les vingt ans d’une exhortation pontificale que cette présentation avait immédiatement saisie dans sa nouveauté.

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Bien des données intéressantes sont à puiser dans l’Exhortation pontificale du 25 mars 1996 sur la Vie consacrée. Le document est long et un peu touffu : il devait, en effet, tenir compte des 55 Propositions résultant des discussions des membres du Synode. La Commission chargée de mettre de l’ordre dans tout cela, après un long travail préparatoire, a remis au pape une première ébauche rédactionnelle en octobre 1995. Le Saint-Père approuvait le texte et y mettait sa marque finale au printemps de l’année suivante.

Il nous a semblé que trois points majeurs pouvaient être mis en évidence : le premier est la prise de position très nette du pape sur le sens même de la « consécration » ; le deuxième est le passage d’un langage traditionnel plutôt ascétique sur les « conseils » à celui d’une symbolique christiforme très expressive ; enfin le troisième est l’ouverture prophétique face aux défis de ce monde moderne.

Le point de départ dans le mystère de la Trinité

Il existe une tentation, toujours récurrente, dans le débat sur le sens de la vie consacrée. Ne convient-il pas d’être immédiatement pragmatique ? On se demande alors : « à quoi servent » (si l’on ose dire) les personnes consacrées ? Et comment définir pour aujourd’hui leur rôle ?

Des questions subsidiaires découlent de là. La plus cruciale est la suivante : la vie « religieuse » ou « consacrée » existe-telle simplement en raison des urgences apostoliques surgissant au cours des siècles (il faut des chrétiens organisés pour racheter les captifs, défendre les Lieux saints, prêcher contre les hérétiques, se dépenser dans les hôpitaux ou les écoles chrétiennes) ou bien fait-elle partie de l’essence même de la sainteté de l’Église (et en ce sens, le Christ lui-même l’aurait voulue pour elle-même indépendamment de toute contingence historique) ?

Une autre question, plus théorique, est la suivante. Vous parlez de vie « consacrée », mais tous les fidèles ne sont-ils pas, en raison du caractère baptismal qui les oriente cultuellement vers Dieu, des consacrés devenus offrande spirituelle et sainte ? Qu’ajoute à cela la « consécration » par la vie des conseils ?

Finalement, la manière même de parler a son retentissement sur le cheminement de la vie spirituelle : les personnes consacrées le sont-elles passivement par Dieu, ou bien – ce qui est la position classique – s’engagent-elles, de par leur initiative, dans un don librement consenti qui est comme l’offrande d’holocauste de leur vie (ainsi Thomas d’Aquin) ?

Les débats ne sont certes pas clos, car l’Exhortation ne s’impose pas à la manière d’une affirmation dogmatique. Mais il est clair qu’elle oriente les réponses dans le sens suivant :

  • La vie consacrée est essentielle à l’Église « en tant qu’élément constituant et irremplaçable qui en exprime la nature même » (n° 29).
  • La vie consacrée, tout en s’enracinant dans le baptême et la confirmation, suppose un acte ultérieur de don personnel de soi, nouant un lien étroit avec le Christ : cet acte est une « consécration nouvelle et particulière » (n° 30).
  • Ainsi, c’est la personne qui se consacre, mais en répondant à l’initiative divine, et par la médiation du ministère de l’Église qui rend « officiel » – en recevant la profession des vœux – un acte librement posé.

*

Le pape fait manifestement une option, en ce sens qu’il part « d’en haut » (du mystère divin de grâce) et non pas du point de vue de l’utilité et de l’efficacité dans les services rendus à l’Église. La vie consacrée a son excellence d’abord par le fait qu’elle est un don venant de la Trinité sainte : l’ordonnance même du document pontifical est une preuve convaincante de ce choix prémédité ; en effet, tout le premier chapitre (n°s 17 à 40) est sous le signe de la « Confessio Trinitatis », dans le Christ et par l’Esprit.

L’aspect « esthétique » de la Figure du Christ

L’Exhortation ne renie rien évidemment du langage ascétique traditionnel. Mais, de façon tout à fait originale, elle préfère mettre l’accent sur la donnée symbolique de l’image ou « Icône » du Christ imprimée dans toute l’existence de la personne choisie.

On a fait l’objection : pourquoi ne parle-t-on que des « trois » conseils évangéliques, alors qu’il en existe tant d’autres dans les enseignements de Jésus (aimer ses ennemis, prier sans cesse, veiller, faire confiance à la Providence du Père, etc.) ? Réduire cette multiplicité à la triade (chasteté, pauvreté, obéissance) n’est en fait que le résultat d’un développement historique ayant commencé seulement au XIIIe siècle.

Certes, on peut montrer que les « trois conseils » recouvrent la totalité de l’existence humaine, selon ses trois dimensions de la manipulation des choses, de la communion d’amour des personnes et de l’auto-possession de soi dans la liberté. Mais le pape a choisi une autre voie, moins abstraite et plus emblématique. L’Exhortation n’use pas du vocabulaire conceptuel et juridique, elle est toute traversée par le Symbole et la Beauté qui en émane. Le modèle est ici l’Icône de la Transfiguration – le texte intégral de Mt 17,1-9 est transcrit au n° 15, chose vraiment exceptionnelle dans un document romain – et l’interprétation en est patente. On dépasse le discours ascétique des vertus et des renoncements à consentir, pour entrer comme d’un bloc dans le lieu où s’exécute la sequela Christi (manière de suivre, d’épouser les sentiments du Christ). La personne consacrée n’ignore certes pas les cheminements lents et patients de la marche vers la perfection. Mais d’abord elle se laisse « conformer », « configurer » (prendre la forme, la figure) par la beauté du Seigneur transfiguré. Elle est subjuguée par tant de beauté : elle aurait même parfois la tentation de ne jamais redescendre de la montagne.

Pour la première fois sans doute dans un texte ecclésiastique officiel, est mise en évidence cette aptitude à se laisser transformer, imprégner, modeler par une Icône de beauté. La rédaction finale n’a pas retenu les expressions proposées par le schéma préparatoire pour le début de l’Exhortation. Sinon on aurait lu une toute première phrase commençant par les mots : « par la divine Beauté du Christ ». Même atténuée dans l’expression, la réalité demeure cependant, quand il est dit d’emblée : « grâce à la profession des conseils évangéliques, les traits caractéristiques de Jésus deviennent visibles au milieu du monde, de manière exemplaire et permanente ». Il appartient à la force d’une image (« icône ») de s’imprimer dans les personnes qui la contemplent et la font, à leur tour, rayonner visiblement dans le monde.

La mission comme prophétie et thérapie spirituelle

Les fondateurs des Instituts ont toujours eu l’intuition très vive des urgences apostoliques de leur époque. C’est d’ailleurs cela qui, le plus souvent, assurait à leur œuvre le recrutement indispensable pour en assurer la continuité selon son charisme particulier. Il n’en reste pas moins vrai que ce n’est pas « l’utilitarisme » qui compte. Autrement dit, ce n’est pas pour « rendre certains services » qu’existe la vie consacrée, c’est parce qu’elle existe d’abord en elle-même, comme don de soi radical au Seigneur, qu’il en résulte des attitudes missionnaires, car « la personne consacrée est en mission en vertu de sa consécration même », celle-ci étant une « manifestation de l’amour de Dieu dans le monde » (n° 72).

Cet amour ouvre à la fois les yeux et les mains. Parce qu’il est une « surabondance de gratuité » (n° 104), il est capable de répondre, à toute époque, aux défis de la société.

D’abord il se fait « prophétique » avec les signes qu’il propose visiblement au monde : « la profession de chasteté, de pauvreté et d’obéissance devient un avertissement […] tout en affirmant la valeur des biens créés, elle les relativise en montrant que Dieu est le Bien absolu » (n° 87).

Ensuite il guérit les blessures, surtout en se tournant vers les plus petits et les plus pauvres. L’amour exerce les œuvres de miséricorde « corporelle », comme le faisait le bon Samaritain ; il témoigne, en outre, de la miséricorde « spirituelle », comme le Seigneur abaissé devant ses disciples et leur lavant les pieds, montrant par là que celui qui se fait esclave restaure notre liberté et ouvre la voie de la libération du monde. « Ainsi ceux et celles qui suivent les conseils évangéliques proposent pour ainsi dire une thérapie spirituelle à l’humanité puisqu’on refuse d’idolâtrer la création et que l’on rend visible en quelque manière le Dieu vivant » (ibid.).

Fidèle à sa méthode symbolisante, le pape évoque ici l’acte de Marie de Béthanie oignant les pieds du Sauveur. « Le parfum précieux versé comme pur acte d’amour [...] est signe d’une surabondance de gratuité, qui s’exprime dans une vie dépensée pour aimer et pour servir le Seigneur, pour se consacrer à sa personne et à son Corps mystique » (n° 104). Le geste de l’onction est prophétique : Jésus le rapporte par avance au rite de son ensevelissement et donc au mystère pascal (cf. Mt 26,12) ; et il déclare que l’on fera mémoire de ce geste partout où l’Évangile sera proclamé (cf. Mt 26,13). De plus, il est « thérapeutique », car c’est une bonne œuvre (corporelle) qu’elle (Marie) vient d’accomplir envers moi (Mt 26,10).

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