Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Saint Dominique

Une itinérance évangélique de 800 ans

Dominique Racines, o.p.

N°2016-3 Juillet 2016

| P. 19-32 |

Kairos

Un chanoine ami des pauvres devint père d’une communauté de femmes, puis d’hommes, dont nous célébrons aujourd’hui les 800 ans d’existence ; sa prière incessante pour les pécheurs est au coeur de l’insertion urbaine d’un nouveau groupe religieux ; c’est ce périple fondateur qu’une moniale dominicaine de Taulignan nous rapporte, après avoir publié récemment son Saint Dominique. Un visage de Miséricorde (2015).

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Oui, l’Ordre des Prêcheurs célèbre le 800e anniversaire de sa fondation par saint Dominique. Un Ordre apostolique au sens propre, qui s’applique à imiter la vie des apôtres, en vivant une vie de communauté ; pauvre, qui étudie la Parole, prie et célèbre, à l’image des premiers chrétiens (cf. Ac 4,32). Une communauté qui prend le bâton de pèlerin d’une main et l’Évangile dans l’autre pour annoncer la bonne nouvelle du salut apportée par Jésus Christ. Dans l’héritage et à l’image de son fondateur, l’Ordre porte le souci du salut de tous les hommes. Il pouvait chez saint Dominique aller jusqu’à l’angoisse. « Seigneur, ayez pitié de votre peuple, que vont devenir les pécheurs [1] ? », priait, et même criait dans les larmes vers le Seigneur, Dominique de Guzman durant ses longues nuits de veille dans les églises, selon les témoins.

L’Ordre célèbre donc sa joie d’annoncer l’Évangile au cœur de l’Église depuis huit siècles à travers le monde, au sein de cultures diverses – dans de multiples traditions ; huit siècles avec des heures de gloire, de décadence, d’erreurs sans doute ou de détresse comme en tout Ordre qui traverse les siècles et leurs mutations. Louer, bénir, prêcher, ce sont les moyens que l’Ordre – frères, sœurs et laïcs – s’est donnés pour accomplir sa mission : annoncer l’Évangile de miséricorde et de paix. Car pour saint Dominique, il s’agissait d’annoncer la miséricorde de Dieu incarnée par la personne du Christ venu dans notre monde appeler tous les pécheurs.

Le jubilé est bien un temps de « repos », temps sabbatique, destiné « à prendre le temps » de se souvenir et de rendre grâce pour les merveilles de Dieu et sa miséricorde qui ont accompagné ses témoins. En ce qui touche notre propos, si la première action de grâce se réfère à la fidélité de Dieu, la seconde se tourne bien sûr vers le fondateur et la grâce de son charisme qui l’a rendu fécond pour l’Église.

Qui est saint Dominique ?

Un homme tellement « caché dans la lumière », comme le dit le bienheureux Jourdain de Saxe [2], qu’il peut disparaître pour laisser la place à ses fils et à son œuvre qui occuperont le premier plan ; un homme qui n’a laissé aucun écrit spirituel ; un homme auquel on se réfère seulement par le témoignage de sa vie et de sa sainteté connues par ses premiers frères et de nombreux témoins, ainsi que par l’existence de l’Ordre.

Il est né d’honorables et pieux parents, gros propriétaires dans le village de Caleruega en Castille, aux alentours de 1170. Assurément une grâce de charité et de compassion animait la maison des Guzman. Jeanne, la mère, s’est rendue célèbre par un miracle de bienfaisance envers des pauvres. Antoine, frère aîné de Dominique, fut prêtre séculier et fonda un hospice pour les malheureux du village. À la suite de son cadet, dans la même démarche de compassion et de miséricorde, Mannès, le puîné, donna sa vie à l’annonce de l’Évangile du Salut [3].

Très tôt le jeune Dominique est placé chez un oncle archiprêtre, non loin du village de Caleruega, afin d’être initié aux études en vue de la prêtrise.

Sans doute vers 16 ans, l’adolescent part étudier à l’université de Palencia, alors la première en Europe, pour y être formé dans les arts libéraux. Jourdain de Saxe raconte : « Quand il pensa qu’il les avait suffisamment appris, il abandonna ces études... et se hâta de passer à l’étude de la théologie et se mit à se nourrir avec avidité des Écritures saintes [4] ». Dominique quitte l’anonymat lors d’une famine qui sévit dans presque toute l’Espagne, les plus pauvres étant évidemment les plus touchés. « Ému par la détresse des pauvres et brûlant en lui-même de compassion, il résolut par une seule action d’obéir à la fois aux conseils du Seigneur et de soulager en tout son pouvoir la misère des pauvres qui mouraient. Il vendit donc les livres qu’il possédait – pourtant vraiment indispensables – et toutes ses affaires.

Constituant alors une aumône, il dispersa ses biens et les donna aux pauvres [5] ». Dominique pose alors un acte de total dépouillement et de liberté évangélique profonde : les livres sont rares et coûtent très cher, de plus ils sont annotés de sa main ; en les vendant, il met en péril son avenir universitaire. Cet acte relève de ce que l’on nomme dans la vie des saints, un acte fondateur. Un acte mu par une foi brûlante envers Dieu et une compassion tout aussi brûlante envers le prochain. On peut voir dans cet épisode l’acte décisif qui va lancer sur la route de l’Évangile et marquer d’un sceau l’appel profond, vocationnel du saint. Ici se révèlent en Dominique la compassion et la miséricorde qui ne cesseront, dans un élargissement progressif, de se manifester chez l’homme et dans son œuvre.

Les débuts d’une itinérance évangélique

Dominique devient chanoine du chapitre d’Osma, il vit selon la règle de saint Augustin en usage chez les chanoines de cette cathédrale comme chez d’autres à l’époque. Il se fait remarquer par sa vie de prière, le sérieux de sa vie religieuse. Il est estimé de son évêque, Don Diègue, qui lui demande de l’accompagner dans une mission diplomatique : il s’agissait d’aller en Dacie demander la main d’une princesse pour le jeune dauphin.

Voici donc Dominique parti sur les routes avec l’évêque d’Osma et bien sûr toute la suite – équipage, clercs – qui s’imposait en ce temps. Dominique ignore alors qu’il ne reviendra en Espagne que peu de fois.

Si l’épisode de Palencia a, en quelque sorte, « donné chair » à la compassion qui mûrissait dans le cœur de Dominique, n’attendant qu’à se concrétiser, le trajet par le sud de la France va continuer d’ouvrir cette brèche en lui découvrant la misère morale et spirituelle qui minait l’Église catholique dans cette région : l’hérésie cathare. Il est dit qu’à une étape du voyage, près de Toulouse, Dominique converse et argumente toute une nuit avec son hôte passé au catharisme, et finit, à l’aube, par le convaincre de revenir au sein de l’Église. Le symbole est grand : les heures sombres de la nuit sont celles du combat, et l’aube voit renaître un chrétien. Les armes de Dominique étaient celles de la Parole de Dieu avec le désir de convaincre de la vérité, en laissant à l’interlocuteur le temps de l’argumentation, de la réflexion, le temps de se décider librement : une nuit pour accéder à la lumière. Convaincre par la vérité, (« Veritas » est la devise de l’Ordre, il s’agit de la vérité de l’Évangile, bien évidemment), attendre le consentement de l’interlocuteur, ce seront les armes de l’évangélisation dont parlera quelques siècles plus tard Bartholomé de Las Casas, un fils de Dominique.

L’évêque Diègue et Dominique poursuivent leur route, le cœur transpercé et soucieux de ce qu’ils viennent de découvrir. La mission auprès du roi du Danemark accomplie avec succès, ils reviennent en Espagne pour repartir sans tarder, afin de ramener la princesse en question. Hélas, elle est décédée entretemps. Aussi, au retour, la délégation prend-elle le chemin des écoliers. Elle passe à l’Est de la France, découvre des populations totalement ignorantes de la foi chrétienne. Diègue et Dominique poursuivent jusqu’à Rome où, auprès du pape Innocent III, ils ont confirmation du grand souci et de l’échec de la lutte de l’Église contre l’hérésie cathare. Ils gagnent la confiance du Pape en partageant la même détresse intérieure et lui proposent d’aller prêcher chez les hérétiques, mus par une intuition évangélique : prêcher dans la pauvreté par la parole et par l’exemple. Le Pape accepte et les envoie officiellement en mission. À Montpellier, ils rencontrent les légats du Pape accablés par l’échec de leur prédication. Dans le cœur de Dominique et de son évêque s’élargit la compassion envers les âmes qui risquent de se perdre par méconnaissance de la vérité, ces hommes et ces femmes, on pourrait dire abusés, trompés dans leur désir de vérité, dans leur intelligence et leur piété. En même temps, ils constatent que les moyens de les rejoindre au plus profond, donc de les convaincre de l’erreur, ne sont pas appropriés : il faut l’Évangile dans sa radicalité, il faut annoncer dans la pauvreté. Telle est leur réponse au souci des légats. Sur le champ, l’évêque Diègue renvoie en Espagne son équipage afin de poursuivre avec Dominique l’annonce de la Parole, pieds nus, mendiant leur pain. Peu de temps après, Diègue va retourner en Espagne pour démissionner de sa charge épiscopale, pensant revenir ensuite dans le Lauragais, à cette mission pauvre et itinérante. Mais il meurt en Espagne, laissant ainsi Dominique seul, au cœur du pays cathare avec quelques compagnons qui se sont attachés à lui, touchés par la vérité évangélique de sa personne. Nous sommes en 1206.

Dominique prêche, multiple les « disputes ». Il s’agissait de joutes qui confrontaient, sous mode d’argumentation théologique, scripturaire, philosophique, deux partis opposés. Des personnes importantes et qualifiées – laïques ou clercs – constituaient un jury qui, à la fin, décidait du parti qui détenait la vérité. Le bagage théologique et biblique de Dominique, et sans doute sa clarté d’esprit, lui valurent de remporter des disputes restées célèbres, à Pamiers, Montréal (près de Fanjeaux) et en d’autres lieux. Lorsque le jury n’arrivait pas à trancher, on procédait à une ordalie. Celle-ci consistait à allumer un grand feu, chaque partie y jetait les documents forts de son argumentation et ceux qui ne brûlaient pas étaient estimés comme recélant la vérité. Saint Dominique fut affronté à une telle ordalie à Fanjeaux. Il jette l’Évangile au feu ; il en rejaillit par deux fois, et ressort totalement intact. On peut voir encore au village le lieu de ce « miracle du feu », comme on le nomme.

Mais il s’agit moins de retenir l’extraordinaire – pourtant attesté – que le feu qui brûlait dans la personne de Dominique. À Palencia, lors de la famine, son cœur s’était totalement ouvert à la compassion du prochain, à la reconnaissance du Christ en ceux qui ont faim : « Je ne veux pas étudier sur des peaux mortes, tandis que des hommes meurent de faim [6] ». Depuis sa venue en Languedoc, la compassion n’élargit pas seulement son cœur, mais prend peu à peu tout son être, son intelligence, sa capacité de réflexion profonde sur les signes des temps et les comportements pratiques d’adaptation à l’annonce de l’Évangile pour son époque.

Dès leur arrivée en Lauragais, Diègue et Dominique font très rapidement la connaissance de l’évêque de Toulouse, Foulques. Celui-ci s’attache d’emblée à Dominique, lui vouant une amitié indéfectible. Non seulement il lui donna sa totale confiance, mais il l’aida de tout son pouvoir, ainsi que son ami le comte Simon de Montfort, qui devint lui aussi ami de Dominique et le soutint financièrement pour la fondation du monastère des moniales. Simon de Montfort s’est rendu célèbre par la fameuse bataille de Muret : lui ne craint pas de batailler, mais Dominique, de son côté, saura toujours, même dans l’amitié, garder ses distances par rapport à toute intervention armée comme lors de la croisade. Tandis que les croisés étaient dans le pays et jusqu’à la mort du comte de Montfort, Dominique demeura dans son rôle de prédicateur diligent de la Parole de Dieu. Des témoins l’attestent.

Des moniales

Dominique circule sans cesse dans toute la région. En 1214, il est nommé curé du village de Fanjeaux, fief des cathares. Quelques femmes qui l’ont entendu et ont été bouleversées par sa prédication, son humilité, son exemple de pauvreté, décident de quitter le catharisme pour revenir à l’Église et s’en remettent au prédicateur. Dominique les réunit en communauté monastique au pied de Fanjeaux, fondant ainsi la communauté de Prouilhe en 1207. Le lieu, même s’il était simplement d’opportunité locale, reste symbolique : le monastère n’est pas retiré dans la campagne, comme l’étaient habituellement les abbayes, mais exactement à un carrefour de routes. La vie monastique dominicaine restera désormais, dans sa vocation contemplative, partie prenante de la mission au cœur du monde. En même temps, Dominique témoigne d’une certitude qui l’habite : la prédication doit prendre sa source dans la prière et la contemplation. Cette communauté de femmes lui sera chère : elle constituera une sorte de point d’attache après les journées de prédication pour lui et ses frères.

C’était une habitude constante chez ce vénérable père d’employer tout le jour à gagner des âmes, soit en prêchant assidûment, soit en écoutant les confessions, soit en s’adonnant à d’autres œuvre de charité. Mais le soir il venait chez les sœurs, il leur faisait en présence des frères une conférence ou un sermon et leur apprenait ce qu’était l’Ordre.

Ainsi, un miracle est resté célèbre. Alors qu’il visitait la communauté des moniales de Saint-Sixte qu’il avait fondée à Rome, et après avoir raconté aux sœurs sa journée et la conversion d’un nouveau frère pour qu’elles portent sa mission dans leur prière, Dominique demande à un frère d’apporter du vin. Il invite les frères puis les sœurs à boire dans la même coupe et malgré le nombre, la coupe ne désemplit pas ! Ce miracle est resté le symbole de la fraternité et de la nécessité « ontologique » qui réunit les frères et les sœurs dans la mission de l’Ordre et leur commune participation à « être l’Ordre ». Dès l’origine le monastère de Prouilhe se nommait « la sainte prédication » et Dominique voyait en lui la réalité de l’indissociabilité de la contemplation et de la prédication. Huit cents ans après, dès le début de la Constitution Fondamentale des moniales de l’Ordre, il est dit, au paragraphe 2 :

Aux frères, aux sœurs et aux laïcs de l’Ordre de proclamer par le monde la bonne nouvelle du nom de notre seigneur Jésus Christ, aux moniales, de le chercher, de penser à Lui, de L’invoquer – dans le secret – afin que la Parole qui sort de la Bouche de Dieu ne lui revienne pas sans fruit.

Des laïcs ont été dès l’origine engagés dans la même démarche évangélique, attachés au monastère en tant que « donnés », vivant du même charisme. Par la suite, ils ont pris des responsabilités dans la mission, se détachant localement des communautés de moniales ; ils restent aujourd’hui des acteurs constitutifs de l’Ordre des Prêcheurs.

La fondation

Après la fondation des sœurs vient celle des frères. L’évêque Foulques propose à Dominique un lieu dans Toulouse pour l’accueillir avec les hommes qui partagent sa mission. Leur nombre grandit peu à peu et, jusqu’alors, ils sont sans lieu fixe pour se rassembler en véritable communauté. Dans sa charte d’approbation (été 1215), l’évêque écrit attendre d’eux un ministère de prédication ainsi qu’une réforme des mœurs. Il leur donne l’église de Saint-Romain, ainsi qu’un couvent attenant. La première reconnaissance de cette communauté est donc diocésaine, elle instaure une forme de vie religieuse nouvelle. Saint Dominique part au IVe Concile de Latran avec son évêque ; ce concile ouvre les portes à une prédication qui n’est plus réservée aux seuls évêques et encourage l’étude théologique. Cette ouverture rejoint l’intuition de Dominique dans sa nouveauté.

En 1216, Dominique choisit pour ses frères la règle de saint Augustin (celle qu’il avait expérimentée à Osma). Il leur indique les moyens matériels pour la réalisation d’une vie où l’étude devient un élément indispensable pour la prédication évangélique. Aussi les frères ne vivront-ils plus en dortoirs (comme dans les abbayes), mais chacun aura une cellule afin de pouvoir étudier. Ils iront prêcher l’Évangile dans la pauvreté, mendiant leur pain de chaque jour, reviendront au couvent pour une vie fraternelle commune, une prière commune, ils auront à leur tête un prieur, élu par la communauté pour une durée limitée. Cette nouveauté dans la vie religieuse épouse les mutations de la société de l’époque et relève bien d’une écoute de l’Esprit Saint dans l’évolution du siècle. Le régime féodal s’estompe, les responsabilités se partagent à la faveur d’une vie que nous appellerions aujourd’hui plus « démocratique ». Un élargissement économique, social, intellectuel se manifeste, la campagne glisse vers la ville, les universités s’ouvrent.

L’amour de compassion qui habite le cœur de Dominique et son zèle pour le salut des âmes lui font saisir la nécessité de changements radicaux nécessaires pour toucher, rencontrer le cœur, l’âme, l’esprit de ses contemporains et leur révéler l’amour du Christ, Sauveur de tous les hommes.

Une humanité de miséricorde et de paix

Il se manifestait partout comme un homme de l’Évangile, en parole et en acte. Durant le jour, nul ne se mêlait plus que lui à la société de ses frères ou de ses compagnons de route, nul n’était plus gai. Mais dans les heures de la nuit, nul n’était plus ardent à veiller, à prier et à supplier de toutes les manières.

Ailleurs, Jourdain de Saxe rapporte : « Une de ses demandes fréquentes et singulières à Dieu était qu’il lui donnât une charité véritable et efficace pour cultiver et procurer le salut des hommes [7] ». Une grâce spéciale de prière lui avait été donnée, conclut le narrateur.

Il y avait quelque chose de plus éclatant et de plus grandiose que les miracles, c’était la perfection morale qui régnait en Dominique et l’élan de la ferveur divine qui le transportait. Ils étaient si grands qu’on ne pouvait douter qu’il ne fut un vase d’honneur et de grâce, un vase orné de toute espèce de pierres précieuses. Il y avait en lui une très ferme égalité d’âme, sauf quand quelque misère en le troublant l’excitait à la compassion et à la miséricorde. Et parce que la joie du cœur rend joyeux le visage, l’équilibre serein de son être intérieur s’exprimait au-dehors par les manifestations de bonté et la gaîté de son visage. Il conservait une telle constance dans les affaires qu’il avait jugé raisonnables devant Dieu d’accomplir, qu’il n’acceptait jamais, ou presque, de modifier une décision prononcée après mûre délibération. Mais puisque le témoignage de sa bonne conscience, comme on l’a rappelé, éclairait toujours d’une grande joie son visage, la lumière de sa face ne se perdait pas sur la terre.Par cette joie, il acquérait facilement l’amour de tout le monde, il s’infiltrait sans peine, dès le premier regard, dans l’affection de tous... Il se manifestait partout comme un homme d’Évangile, en parole et en acte. Durant le jour, nul ne se mêlait plus que lui à la société de ses frères ou de ses compagnons de route, nul n’était plus gai. Mais dans les heures de la nuit, nul n’était plus ardent à veiller, à prier et à supplier de toutes les manières. Il partageait le jour au prochain et la nuit à Dieu. Il accueillait tous les hommes dans le vaste sein de sa charité et comme il aimait tout le monde, tout le monde l’aimait. [8]

Dominique et ses frères ne cessent de fouler les terres du Lauragais, ils prêchent, des hommes s’agrègent à ces nouveaux religieux. Confiant dans la grâce de Dieu, confiant dans ceux qui la portent, saint Dominique les envoie annoncer la Parole de vérité, même les plus jeunes dont il apaise les craintes – bien légitimes – quand ils prétextent leur manque d’expérience et leur incompétence. Animées par la compassion, confiance et miséricorde vont de pair dans l’humanité du Saint.

Lors de ses marches, au gré des rencontres, Dominique est appelé à intercéder au cœur de situations malheureuses, et les miracles se multiplient. Des Anglais se noient dans la Garonne, son intercession les ramène sains et saufs. Une autre fois, c’est du pain qui est apporté mystérieusement alors que la communauté n’a plus rien à manger. Dominique obtient par la prière la vocation d’un frère, ou encore ramène à la fidélité des jeunes qui ont décidé en secret de quitter l’Ordre. Il ressuscite un architecte tombé d’un échafaudage, etc. Il confiera sous le sceau du secret à un intime n’avoir jamais rien demandé à Dieu qui ne lui ait été accordé ! Cette confidence ne sera révélée qu’après sa mort.

Une Pentecôte

Voici que durant l’automne 1216, Dominique retourne à Rome. Le souci de ceux qui ne connaissent pas encore la joie du salut tourmente son cœur et son âme. « Le zèle du salut des âmes lui faisait éprouver une joie inexprimable [9]. » Il rencontre à plusieurs reprises le nouveau pape Honorius III, qu’il connaît bien car il n’est autre que l’ex-cardinal Hugolin, proche du pape Innocent III. Au même moment, il fait la connaissance d’un certain Guillaume de Montferrat et se lie d’amitié profonde et spirituelle avec lui. Ils ont au cœur le même désir, la même soif de l’annonce de Jésus Christ... à travers le monde !

À son retour à Toulouse, Dominique est porteur d’une Bulle du Pape reconnaissant la fondation de Saint-Romain. Le document est daté du 22 décembre 1216. Une autre Bulle arrivera le 21 janvier 1217, confirmant la fondation des « Frères prêcheurs ». Dominique commence alors à parler aux frères d’une mission qui dépasserait largement les frontières d’un diocèse et même du Sud de la France : partir plus loin. Le 15 août 1217, Dominique convoque les frères à Prouilhe et leur annonce qu’il les disperse pour fonder des couvents en France, à Rome, en Espagne, et qu’ils ne seront plus les missionnaires d’un unique diocèse. L’univers va s’ouvrir à eux, l’itinérance et la pauvreté seront leur lot, ils étudieront dans les universités. Les frères sont stupéfaits, les amis de Dominique disent leur désaccord, les évêques des environs font de même, mais Dominique affirme : « Je sais ce que je fais [10]. » Il s’agit dans l’histoire de l’Ordre d’une véritable Pentecôte mise doublement sous la garde de Notre-Dame : c’était un 15 août, à l’ombre du monastère des moniales voué à Notre-Dame. Les frères partent donc, selon les instructions de Jésus en Mt 10,5 s. Et lui, Dominique, pense qu’après avoir bien établi canoniquement son Ordre et lui avoir donné des constitutions, et quand son ami Guillaume de Montferrat aura étudié la théologie durant deux années, ils pourront partir évangéliser « les Cumans », ce peuple non identifié jusqu’à nos jours, certainement en Europe centrale, dont peut-être Dominique et Diègue avaient traversé le pays en revenant du Danemark. Ainsi la fondation de l’Ordre se confirmera par des reconnaissances successives de l’Église entre 1215 et 1216, épousant la progression de la dynamique missionnaire de l’Ordre envoyé à travers le monde. Dominique retourne à Rome en 1220, convoque à Bologne le premier chapitre général, qui approuve les premières Constitutions. À la Pentecôte 1221, il convoque à Rome le deuxième chapitre général, durant lequel les frères sont envoyés de par le monde, en Scandinavie, Pologne, Hongrie, Proche-Orient. C’est à cette époque qu’il fonde le monastère des moniales de Saint-Sixte évoqué plus haut.

Épuisé, Dominique meurt à Bologne le 6 août 1221, entouré de ses frères, qui pleurent en lui un véritable père. Avant de mourir, il les assure qu’il leur sera plus utile au ciel qu’ici-bas et leur laisse pour testament ces paroles : « Ayez la charité, gardez l’humilité, possédez la pauvreté volontaire ». Il ne leur laisse aucun écrit, aucune directive spécifique en dehors des Constitutions, confiant dans la lecture des signes des temps de chaque génération qui saura trouver les formes chaque fois nouvelles pour annoncer la Bonne Nouvelle du salut à travers les siècles. Il laisse la grâce d’un charisme de compassion et de miséricorde. Les frères se souviendront de son exhortation sur les routes du Lauragais : « Allons de l’avant en pensant à notre Sauveur [11] ».

*

Dominique demandait à Dieu dans sa prière une charité efficace. Georges Bernanos a cette magnifique affirmation : « L’Ordre des Prêcheurs nous apparaît comme la charité même de Dominique réalisée dans l’espace et dans le temps, comme sa visible oraison [12] ». Aujourd’hui la prière de saint Dominique est encore exaucée, et son oraison efficace, l’Ordre – frères, moniales, laïcs – porte son charisme au service de l’Église du Christ sur tous les continents. Des congrégations, des instituts de vie religieuse vivent de ce charisme hérité des apôtres, pour annoncer l’Évangile de miséricorde et de paix en Jésus-Christ, en témoins de la compassion et de la miséricorde de Dieu.

[1Déposition de Toulouse au procès de canonisation, n° 18.

[2Compagnon et premier successeur de saint Dominique dont le récit, le Libellus sur les origines de l’Ordre des Prêcheurs, est à la base de l’historiographie dominicaine primitive.

[3La bienheureuse Jeanne d’Aza est fêtée le 2 août et le bienheureux Mannès le 18 août au calendrier dominicain.

[4Libellus, n° 6.

[5Libellus, n° 10.

[6Déposition de Bologne, n° 35.

[7Libellus, n° 13.

[8Saint Dominique, la vie apostolique, textes présentés et annotés par Marie-Humbert Vicaire, o.p.Cerf, 1965 p.124-125.

[9Grégoire IX, Bulle de canonisation de saint Dominique.

[10Déposition de Bologne, n° 26.

[11Déposition de Bologne, n° 41.

[12G. Bernanos, Les Prédestinés.

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