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Rencontre avec Carmen Sammut s.m.n.d.a.

Vies Consacrées

N°2016-3 Juillet 2016

| P. 3-12 |

Rencontre

Présidente de l’Union internationale des Supérieures générales depuis 2013, Sœur Carmen Sammut est depuis 2011 Supérieure générale des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (Sœurs Blanches). Elle a été nommée consulteur du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et a participé au dernier Synode pour la famille, en tant qu’auditrice nommée par le Pape. Nous l’avons rencontrée.

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Vs Cs • Sœur Carmen Sammut, vous présidez l’Union internationale des Supérieures générales (U.I.S.G.) qui a fêté le 8 décembre dernier les cinquante ans de son existence, puisque sa création remonte au tout dernier jour du Concile Vatican II. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette association que beaucoup ne connaissent pas très bien, alors qu’elle regroupe quelque 2000 supérieures générales des Instituts de vie apostolique de l’Église catholique ?

C. Sammut • L’UISG est un forum international où quelque 2000 supérieures générales des instituts féminins de vie religieuse apostolique peuvent partager des expériences, échanger des informations et s’accompagner les unes les autres dans la réalisation de leur mission. L’UISG offre régulièrement des rencontres et publications pour aider les membres à accomplir leur service. Elle encourage le dialogue, la collaboration en réseau et la solidarité entre les religieuses du monde entier. L’UISG est en communication avec la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique (CIVCSVA) et d’autres organisations ecclésiastiques et sociales, comme la Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples (CEP) sur des thèmes concernant la vie religieuse.

Le but est de manifester l’identité charismatique de la vie religieuse et de stimuler son développement dans l’Église et le monde. Les membres réfléchissent sur les signes des temps, les changements d’époque, pour chercher ensemble des réponses adéquates, tout en respectant l’autonomie et la nature de chaque institut. Notre vision, c’est d’être une voix prophétique dans l’Église et le monde.

L’UISG est divisée en 39 constellations composées des religieuses vivant dans un même pays ou des pays voisins, pour faciliter les rencontres dans les diverses régions. Nous avons une rencontre plénière tous les trois ans, et entre les plénières, des rencontres des déléguées. Le Bulletin de l’UISG est publié trois fois par an en sept langues.

Nous avons des projets en cours : ainsi « Regina Mundi en Diaspora » donne des bourses d’études en théologie chaque année. Cette année, nous avons aussi offert trois bourses pour l’étude des Droits Canoniques, latin et oriental. En 2015, nous avons eu la première rencontre des religieuses canonistes venant des cinq continents ; elles formeront un réseau. Nous avons commencé à offrir à nos membres le service des religieuses canonistes en diverses langues.

Nous nous rencontrons deux fois par an avec l’USG, l’Union des Supérieurs Généraux, et conjointement à eux, nous travaillons avec la CIVCSVA, ces dernières années sur Mutuae Relationes, le document qui décrit les relations avec les évêques.

Vs Cs • Il est également peu connu que des religieuses s’engagent à neuf, parfois en communautés inter-congrégationelles, pour la cause des réfugiés et contre le trafic des êtres humains ; ces orientations vous paraissent-elles propres à la vie consacrée, ou relèvent-elles du devoir de la communauté chrétienne dans son ensemble ?

C. Sammut • Devant des problèmes si grands, si globaux et si urgents, il faut l’engagement de toute personne de bonne volonté. C’est terrible de voir son frère, sa sœur, en humanité réduit à l’esclavage. Nos entrailles ne peuvent le supporter. Ces femmes, enfants, ou hommes vendus en esclavage sont pour nous des icônes du Seigneur. Il s’agit souvent d’exploitation sexuelle, d’abus sur mineurs, de travail forcé. Avec l’audace de la foi dans le Seigneur ressuscité qui nous apparaît avec les plaies dans ses mains et son côté, nous nous sommes organisées en réseaux contre le trafic des êtres humains depuis 2009. Mais devant ce grand mal, nous nous trouvons comme David en face de Goliath. Il ne s’agit pas seulement de nous approcher des victimes, de les écouter, les accueillir, leur donner la main et leur dire : « Jeune fille, lève-toi. » C’est la signification de Talitha Kum, dans le geste de puissance de Jésus raconté en l’Évangile de Marc 5,41. Il s’agit aussi de dénoncer les trafiquants et les lois injustes. L’idéal (et cela existe dans plusieurs pays), c’est que nous travaillions avec d’autres réseaux, avec la société civile, avec la police, avec les juges...

Concernant les réfugiés c’est la même chose : nous sommes bouleversées en voyant des personnes qui cherchaient le bonheur échouer et mourir dans la mer ou le désert. L’Exécutif de l’UISG, se demandant comment marquer les 50 ans de notre histoire, a eu l’idée d’une action inter-congrégationelle. Alors, nous avons lancé un appel aux congrégations membres et nous avons reçu un appui très appréciable, en ressources humaines et financières. La rapidité avec laquelle ce projet a pu se réaliser montre combien la vie religieuse est encore vivante, pourvu que nous agissions ensemble. De ce fait, le 12 décembre 2015, lors de notre Eucharistie de jubilé, nous avons pu envoyer en mission en Sicile dix sœurs de huit congrégations différentes, venant de quatre continents. Elles vivent en deux communautés, une à Agrigento, l’autre à Ramacca. Mais là aussi, ce projet qui a eu un commencement à l’UISG est devenu un projet de tous. Les évêques nous ont ouvert les portes et facilité le logement ; l’Union des Supérieures Majeures d’Italie (USMI), la branche de Sicile, nous a beaucoup aidées ; les paroissiens et une association de laïcs nous ont accueillies chaleureusement. Ce qui rend ce projet différent, c’est que le cardinal Montenegro, archevêque d’Agrigento, a insisté pour que nous n’arrivions pas avec un plan bien ficelé, mais que nous prenions le temps d’écouter, de regarder, d’apprendre bien l’italien, de rencontrer les réfugiés où ils sont, avant de décider de l’action.

Vs Cs • Vous êtes maltaise et, depuis 2011, Supérieure générale des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, bien connues pour leur engagement dans les pays où l’Islam est souvent majoritaire ; vous-même avez séjourné en Tunisie, en Algérie et dans la République Islamique de Mauritanie. Vous êtes aussi consulteur du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Pensez-vous que la rencontre avec les croyants musulmans est aujourd’hui profondément compromise en Europe ?

C. Sammut • Dans nos relations avec l’autre, ce que je trouve très triste, c’est de généraliser – c’est de juger sans connaître l’autre, ni s’informer sur les causes des événements. Ce sont des façons d’ajouter à la violence, car alors nous devenons, en quelque sorte, extrémistes nous-mêmes, et l’extrémisme, qu’il soit de telle origine ou de telle autre, est un désordre.

L’ignorance de l’autre dans sa différence provoque en nous la peur, et nous nous enfermons. Les partis politiques jouent sur nos peurs pour leur propre fin. Pourtant, je reste optimiste, car je connais beaucoup d’initiatives où des personnes de différentes religions travaillent ensemble, par exemple en faveur des personnes économiquement pauvres, ou dans des associations comme « Religions pour la Paix », qui réunit des personnes de bonne volonté de toutes religions, avec le désir de bâtir ensemble la paix dans tous les pays du monde.

Autre raison de mon optimisme : dans tous les pays d’Europe, nous sommes exposés à la différence dès le plus jeune âge, car il est presqu’impossible d’avoir une crèche, une école, un club où il n’y a pas de brassage de cultures humaines et religieuses. La question nous est posée : comment éduquer à la pluralité, non pas en niant qui nous sommes, mais en nous ouvrant aussi à l’autre, dans sa différence, à la façon dont il veut être identifié.

Nous avons aussi le devoir de rester informés, et non pas de croire seulement les quelques mots donnés dans les informations souvent bien biaisées. Par exemple, combien de nous ont lu la Déclaration de Marrakech, du 27 janvier 2016 ? « Les organisateurs ont reconnu en préambule la nécessité de se réunir, au vu de la “ situation des minorités qui subissent massacres, asservissements, déracinements et autres horreurs et humiliations” dans divers pays du Moyen-Orient. D’autant que, constatent-ils, ces violences qui, “ en calomniant plus d’un milliard d’êtres humains” – les musulmans eux-mêmes – “ suscitent désormais la répulsion et la haine” à leur égard [1] »...

Il faudrait réaliser que les musulmans eux-mêmes sont interpellés par les agissements des groupes terroristes. J’étais en Algérie lors des décennies de violence. Les femmes surtout réalisaient qu’il fallait combattre les terroristes en continuant à vivre le plus normalement possible. Ne pas se laisser paralyser par la peur. Pour nous aussi, si nous voulons être disciples du Christ, il nous faut continuer à croire à la rencontre et aux bienfaits de la rencontre. Partager tout simplement la vie, les moments heureux, comme les naissances, les réussites, et les moments douloureux comme les maladies, la mort ; les fêtes religieuses ou sociales. Il y a aussi à créer des occasions pour la rencontre et à y inviter les autres. Nous avons à être inventives. Je connais des groupes de religieuses qui, avec des laïques, organisent des matinées de rencontres autour d’une tasse de café, pour que les personnes qui sont juxtaposées dans une même ville puissent commencer à se rencontrer, à faire connaissance, et de là, le respect mutuel peut naître.

Vs Cs • Vous étiez présente au dernier Synode sur la famille ; voulez-vous nous en parler, en particulier pour ce qu’il peut faire entendre aux consacrés ?

C. Sammut • Au début du Synode, le pape François nous a demandé de nous armer de courage apostolique, d’humilité évangélique et d’une prière confiante, pour que le Synode soit une œuvre de l’Esprit. Ce sont des attitudes que nous avons besoin de cultiver en permanence nous aussi.

Énumérant les défis de la famille, nous avons vu que nous ne parlions pas d’une réalité parfaite, mais des hommes et des femmes que nous connaissons, qui sont nos proches, nos familles, et qui ont une histoire sainte, qu’ils aient réussi leur mariage avec tant d’efforts, ou qu’ils cohabitent, qu’ils soient des familles monoparentales, ou divorcées, ou encore divorcées et remariées. La diversité des situations nous interpelle dans notre ministère et nous appelle à aller vers les autres pour les accompagner dans l’actualité de leur vie, dans leur recherche de plus de vie, de bonheur. Plutôt que de condamner, nous avons à regarder le monde avec les yeux de Dieu, regardant au-delà de l’apparence, pour découvrir les valeurs que nos contemporains veulent vivre.

Beaucoup a été dit sur la beauté du sacrement du mariage et son côté mystique. Je me demande combien de couples comprennent cette signification profonde du sacrement. Il y a un grand besoin de formation solide, durant les années de jeunesse, durant le temps de préparation au mariage et dans les premières années de vie de couple. Nous sommes concernées par cette préparation. Nous avons une grande richesse, celle d’apprendre à connaître personnelle avec Lui à travers des heures de Jésus à partir des Évangiles, à avoir une relation prière. Souvent, nous cachons ce trésor au lieu de le mettre en commun avec les autres. Il me semble que nous devons faire tout pour apprendre aux personnes, jeunes et moins jeunes, à prier et non seulement à dire des prières. Cet apprentissage peut aider les couples à traverser les moments difficiles qui arrivent en toute vie et à prendre des décisions informées.

Le mariage a été vu comme une vocation au sein de l’Église. Comment aider les jeunes à discerner leur vocation, aussi quand il s’agit du mariage ?

Je crois que ce que je retiens de plus fort est l’importance de revenir à la compréhension donnée par le Concile Vatican II au mot « Église » comme « Peuple de Dieu ». Cette vue implique un chemin synodal à tous les niveaux. Dans nos propres Instituts, nous essayons de vivre cette démarche à travers nos discernements communautaires pour chercher ensemble la volonté de Dieu sur nous, à travers des assemblées et chapitres où chacune a droit à la parole. Nous devons insister pour que nos Églises locales entreprennent aussi ces démarches synodales, où tous les membres du Peuple de Dieu réfléchissent et bâtissent les décisions ensemble.

Vs Cs • Comme enseignante de métier, pensez-vous que la transmission de la culture a encore sa place devant les urgences sociales dramatiques que nous connaissons ?

C. Sammut • Avec la transmission de la culture, nous voulons donner aux jeunes une raison de vivre. L’EI (État islamique) et d’autres groupes extrémistes leur donnent une raison de mourir. Il nous faut aller vers les jeunes, au lieu d’attendre qu’ils viennent dans nos lieux habituels – se rendre proches, les impliquer dans des projets de profonde humanité, envers les pauvres, les diminués, car il y a beaucoup de générosité et d’altruisme chez les jeunes.

Aujourd’hui, il est important de donner en héritage une culture de vie contre une culture de mort, une culture interculturelle contre les groupes xénophobes, une culture respectueuse des différences, une culture de la non-violence. Ce sont des pistes importantes pour les religieux et religieuses dont le ministère est avec la jeunesse, dans l’éducation formelle ou informelle. Enseigner la langue de l’autre, enseigner les visions culturelles de l’autre, créer des lieux alternatifs de rencontre sont autant de moyens pour former une jeunesse responsable pour un monde où la paix puisse régner.

Devant un changement d’époque, où la notion du temps et de l’espace subit un choc radical, où tout doit être rentable immédiatement, il me semble important de continuer et de renforcer l’éducation à la beauté à travers la musique, les arts, la danse, la contemplation de la nature, pour que nous puissions continuer à être profondément humaines, capables de gratuité et de gratitude.

Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.

[1La Croix du 29/01/2016.

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