Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Sur la vie consacrée : crise actuelle et kairos ecclésial

« Un vieux pommier ne donne pas de vieilles pommes »

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2014-4 Octobre 2014

| P. 279-290 |

La vie consacrée connaît, dans les régions les plus prospères du monde, un état de crise qui n’épargne aucune de ses formes. Certaines observations nées en Afrique peuvent s’étendre à l’Occident, où les consacrés se trouvent pareillement requis d’inculturer les conseils évangéliques, tout en cherchant les voies d’un difficile renouveau. Plus profondément se trouvent mis en cause l’identité ecclésiale des consacrés, la maturité humaine des jeunes attirés par leurs formes de vie, le rapport avec la société civile, l’attachement aux loyautés d’origine. L’appel et le soutien des pasteurs risquent bien de devenir de plus en plus déterminants.

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La vie consacrée sous toutes ses formes demeure, en Occident, dans un état de crise dont les causes sont multiples, et souvent analysées. Il me semblerait plus intéressant de signaler quelques points particuliers, en les situant dans l’espérance, condition des évolutions futures. Je ne reviendrai pas sur les statistiques européennes des vocations, partout inquiétantes – et même lorsqu’elles sont positives, s’il s’agit de milieux connotés par l’intégrisme ; peut-être faudrait-il un jour comprendre que les chiffres ne disent jamais rien de la valeur. Je parlerai ici plutôt de la vie religieuse elle-même, que je connais mieux et qui est (surtout dans sa version féminine), la plus nourrie des formes de la vie consacrée ; plus d’une observation vaudra cependant pour tous les engagements à la « profession des conseils évangéliques » qui définit, depuis le Concile au moins, cette vocation que Vita consecrata a déclarée l’un des trois paradigmes de la vie chrétienne (VC 31). Considérant la situation africaine (1) comme plus semblable qu’on ne le croit à ce qui se passe en Occident (2), j’interrogerai certaines tendances générales qui ne me semblent pas fécondes (3). Si l’on pouvait repartir de l’Église du Christ (4), on verrait comment l’affirmation assumée d’une identité propre à la vie consacrée, la maturité des personnes, la destination claire des biens et le rapport prépondérant à l’institut plus qu’à la famille naturelle forment les points cardinaux d’une vie religieuse authentiquement ecclésiale. Et tels sont aussi, pour toute forme de vie consacrée, les repères d’un vrai renouveau.

1. Parabole : en Afrique

Partons, à titre parabolique, de certains séjours que j’ai pu faire en Afrique centrale, visitant et rencontrant des consacrés, séculiers ou religieux, de divers instituts, locaux ou internationaux.

Dans ces régions, les vocations ne manquent pas, mais bien la persévérance sur le long terme. On assiste à de nombreux renvois (parfois collectifs), dans le cours de la formation première, et à de nombreux départs, ensuite. Les motifs allégués sont toujours à peu près les suivants : affaires de mœurs (ce qui veut dire, in casu, relations illicites hommes-femmes, ou plutôt prêtres-religieuses, religieux-religieuses), détournements financiers (on s’est construit une maison pour faciliter la double vie, on a profité d’une situation d’autorité pour acquérir un véhicule luxueux ou des vêtements hors de prix), accusations de sorcellerie (c’est le grief le plus difficile à prouver, mais le plus avéré, lorsque les responsables de formation font l’objet de tentatives d’empoisonnement physique ou de calomnie dévastatrice). Quand on y réfléchit un peu, ces motifs sont caractéristiques des trois vœux, de chasteté, de pauvreté et d’obéissance.

Comment se fait-il, se demande l’étranger de passage, que des impasses pareilles se reproduisent, d’époque en époque (je voyage en Afrique depuis presque trente ans), au point que la vie religieuse africaine, hormis ses apparences vestimentaires extérieures, n’a finalement rien d’inculturé ? Les modèles européens (coloniaux ou consuméristes) continuent à peser sur les choix des congrégations diocésaines elles-mêmes, et l’on se prend parfois à penser que l’entrée dans la vie religieuse ne signifie rien d’autre qu’une recherche effrénée de bien-être économique et financier. Ou encore, dans le cas des candidats à la prêtrise, qu’une chance de formation sérieuse à d’autres carrières avantageuses qu’on va entreprendre aussitôt revenu à l’état laïc. A cet égard, le laïcat chrétien paraît plus robuste, plus engagé, moins sujet au règne de l’apparence, que la vie religieuse elle-même, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir le « prophétisme » se déplacer vers les époux chrétiens, leur dévouement familial et ecclésial, leur fermeté dans les choix moraux et professionnels (refus de la corruption et de ses mirages), etc.

2. Interprétation : « Et nous aussi »

Or – ici commence l’explication de la parabole –, il faut se demander si, mutatis mutandis, on ne se trouve pas, en Europe et en Amérique du Nord, et partout où la « lutte pour la vie » a cessé d’être orientée vers les besoins primitifs (manger, se loger, se déplacer…), devant le même paysage. Certes, les défis sont différents. Il s’agit par exemple, dans nos régions nanties, de renoncer à prélever dans les vocations du tiers-monde le sang neuf que l’on ne trouve pas pour l’heure chez nous ; et il s’agit de faire face à ce redoutable héritage des scandales sexuels du récent passé ; et il s’agit encore de savoir comment des générations de religieux âgés vont pouvoir faire alliance avec un tout petit nombre de jeunes frères ou sœurs. Mais n’est-ce pas, de même, la pauvreté, la chasteté et l’obéissance qui se trouvent requises de se manifester comme à neuf – et en particulier, lorsque pèsent ces départs et abandons toujours nombreux d’une forme de vie où l’on avait cependant promis de demeurer « jusqu’à la mort » ?

Notons au passage ce fléau particulier dont il faudrait pouvoir se garder : l’inflation, dans certains milieux religieux réputés dévots, d’amitiés spirituelles entre hommes et femmes plus ou moins présentées comme nécessaires à la vie mystique. C’est là une sorte de retour à la fameuse « troisième voie » qui a fait tant de tort, durant l’immédiat après-Concile [1]. J’ai été surprise de retrouver cette dérive, que je croyais dépassée, à la fois en Afrique et dans certains groupes européens émergents.

Sur le point malheureusement plus courant des fidélités éphémères, j’ai écrit, dans la revue Christus des jésuites français, un article qui voulait distinguer des situations différentes [2] : car ce n’est pas la même chose de retirer un serment à peine donné (cas des départs qui suivent de près les derniers vœux), ou de reprendre peu à peu l’engagement que l’on avait promis (cas des ruptures du milieu de la vie), ou de désavouer à un âge vénérable toute une vie de dévouement. Sur le fond de l’interprétation spirituelle que j’ai tentée, il faut cependant ajouter que la facilité avec laquelle les représentants des évêques ou le Dicastère lui-même accordent, depuis le nouveau Code de 1983, la dispense des vœux définitifs – l’indult de sécularisation – me semble à reconsidérer. J’ai vu plusieurs fois des religieux éprouvés (dans tous les sens du mot), ou plutôt leurs supérieurs, recevoir pratiquement par retour du courrier la dispense de leurs vœux définitifs, au moment même où l’Église urge l’indissolubilité du mariage et met longtemps avant de dispenser du célibat sacerdotal. Cette inconséquence ecclésiologique ne sert pas la communion des vocations et des ministères que par ailleurs nous prônons ; elle n’aide pas non plus à considérer l’engagement religieux avec tout le sérieux qui devrait lui être reconnu : peut-on se défaire d’un engagement pris à l’égard du Christ comme si rien ne s’était passé ? Le Moyen-Âge et la théologie des vœux de Thomas d’Aquin avaient sur ce point plus de vigueur, puisque l’Église ne se reconnaissait pas le droit de relever des vœux solennels [3].

3. Se restructurer ?

Beaucoup d’instituts, dans les pays du Nord et assimilés, ont cru que le salut pouvait venir soit des associés laïcs, soit de profondes restructurations qui élargissent en quelque sorte l’échelle – comme on le fait en regroupant les paroisses. Mais ces deux voies peuvent s’avérer des impasses.

Sur la question des associés laïcs, il me paraît que la seule limite à poser est celle de la vie consacrée, mais c’est beaucoup : le charisme propre à l’institut ne se transmet pas aux laïcs comme il se transmet aux membres de l’institut, parce que le charisme revient toujours, finalement, à un mode d’exercice de la vie consacrée elle-même ; et celle-ci ne se transmet qu’à ceux que Dieu y appelle. Ainsi, les religieux peuvent partager à d’autres chrétiens, laïcs ou prêtres, quelque chose de leur mode de procéder, dans la louange ou l’action apostolique ; mais la vie à mener en commun propre à la vie religieuse ne peut pas convenir aux laïcs, sous peine de les voir perdre le sens de leur propre témoignage familial, social, politique. Le partage des décisions financières ne me paraît pas non plus adéquat : beaucoup d’instituts sont prêts à laisser tout le domaine économique (et les orientations qu’il implique) à d’autres que les membres, sous prétexte de se consacrer au spirituel ; c’est ainsi que les supérieurs finissent par devenir dépendants d’économes qui n’ont pas le sens des priorités de la vie consacrée [4]. Les charges du gouvernement me paraissent moins propices encore à la participation des laïcs ; encore une fois, c’est du dedans (car il y a un dedans et un dehors) que doivent venir les procédures adéquates ; à défaut, est-il indiqué pour l’institut de poursuivre sa tâche [5] ? En tout état de cause, on doit ici encore militer contre la confusion des vocations chrétiennes, et pour leur spécificité.

Dans le domaine des restructurations, les dernières années ont vu bien des instituts en difficulté tenter de se joindre à d’autres en meilleure santé. Il faut bien reconnaître que l’addition des problèmes n’aboutit pas nécessairement à leur diminution. Et l’on voit, hélas, disparaître peu à peu des singularités locales, parce que l’on s’éloigne toujours plus des humus qui ont vu naître les vocations. Ce mouvement d’uniformisation peut être dommageable [6], dans une Église aujourd’hui comprise comme particulière aussi bien qu’universelle. Il faut d’ailleurs se demander si les « économies d’échelle » chères aux grandes multinationales n’affectent pas la vie religieuse par contrecoup. Il serait regrettable que les choix dans le domaine de la formation (laquelle doit évidemment se dérouler dans la région d’émergence des vocations), des priorités apostoliques et du tissu communautaire soient marqués d’abord par un souci de rentabilité économique : la vie religieuse n’est pas destinée à faire du profit, fût-il spirituel, mais à se trouver toujours davantage livrée à Celui qui l’appelle, sur les chemins de son abaissement.

4. Repartir de l’Église du Christ

L’éclaircie pourrait venir, comme c’est souvent le cas dans l’histoire, d’un renouvellement du dynamisme communautaire conjugué à l’émergence de saintes individualités. Or, partout me semble présent un vrai problème d’identité ecclésiale des groupes religieux (voir ci dessous a et c), en même temps qu’un défi pour la maturité humaine et spirituelle de leurs membres (voir ci dessous b et d). Je vais m’en expliquer.

Mais auparavant, notons qu’aucune évolution ne pourra s’opérer favorablement si les pasteurs de l’Église laissent la vie religieuse « classique » d’Occident aller à son « inéluctable » déclin, tout en survalorisant les formes de vie consacrée supposées en genèse. A cet égard, n’a-t-on pas parfois fait preuve de légèreté, en se laissant gagner par le « jeunisme » des nouveaux mouvements, surtout quand ils semblaient franchir facilement toutes les difficultés que semblaient redouter les communautés plus anciennes ? Vingt, trente ou quarante ans après que ce dynamisme renouvelé ait gagné l’Église catholique, force est de constater que la sagesse immémoriale de la vie religieuse, si elle avait été davantage répandue, aurait évité bien des souffrances, sinon quelques scandales retentissants. Remarquons que les désordres observés sont eux aussi de nature sexuelle, financière, sectaire – et mettent donc en cause les trois vœux.

Il y a évidemment bien des réussites, dans ces jeunes groupes qui mettent au jour des formes diverses de consécration, mais on déplore aussi trop de déconvenues. C’est l’épreuve du temps qui permet à présent de découvrir peu à peu les signes de l’Esprit, au premier rang desquels, le Consistoire de la Pentecôte 2011 l’a rappelé, une juste perception de l’autorité des successeurs des apôtres sur les multiples rameaux qu’engendre, au fil des siècle, le « grand arbre » de la vie consacrée – pour parler comme Lumen gentium, 43 et le Catéchisme de l’Église catholique, § 917. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que cette autorité ne consiste pas à dispenser les charismes (la figure de l’évêque fondateur doit être très sérieusement interrogée), mais à confirmer les dons de l’Esprit. Revenons maintenant aux points annoncés.

a. Sur l’identité ecclésiale

C’est peut-être ici que se présente l’interrogation la plus profonde. Comment se fait-il que beaucoup de religieux des pays les plus favorisés de la planète soient entrés dans cette sorte de léthargie qui les trouve sans voix lorsqu’on leur demande raison de leur espérance ? Pourquoi le « témoignage public » qui doit être rendu au Christ [7] est-il si souvent masqué par des procédures d’enfouissement des actions (les « œuvres ») et des difficultés (endurées ou redoutées) de ces innombrables frères et sœurs que seul un regard avisé peut encore reconnaître partout à l’œuvre dans les Églises locales ?

Comment peut-on être religieux ?, se demandent peut-être les amis de Montesquieu [8]. Mais comment les religieux du Nord, qui ne sont pas tous grabataires [9], disent-ils si peu, en paroles ou en actes, l’amour qui les a un jour rejoints et définitivement sauvés ? Quand on a passé l’âge de l’amour – comme disait Sara en entendant les visiteurs d’Abraham lui promettre un fils (Gn 18,1-15) – peut-on encore enfanter ? Mais qui donc a décrété qu’une absence de vocations, même durant des décennies, signifiait un échec de l’engagement, une stérilité définitive, ou une disparition prochaine [10] ? Les temps actuels ne représentent-ils pas un kairos divin, une invitation du Christ à le trouver là où il nous appelle – quoiqu’il en soit de la désaffection réelle ou supposée des pasteurs –, dans cette faiblesse et ce vieillissement ?

Bien entendu, une des choses urgentes serait de revenir, pour les approfondir, aux fameuses directives du document Mutuae relationes (14 mai 1978), publié conjointement par la Sacrée Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers et la Sacrée Congrégation pour les Évêques – et de le faire sur un mode qui ne soit pas disciplinaire d’abord, mais théologique, puisque c’est précisément l’ecclésiologie de « communion » du Concile qui s’était dite là, dix ans après Vatican II, et d’une manière très emblématique [11].

b. Pour la maturité humaine des personnes

J’ai écrit ailleurs que la vie religieuse, comme le sacerdoce, devrait attirer des personnalités matures, et que la tradition chrétienne donne assez de critères pour les identifier : or, le don de soi dans le travail, le dévouement gratuit pour des causes ingrates, l’engagement du corps dans la prière, le silence et le travail des mains, la capacité de durer dans la désolation des puissances ou des saisies propres, sont sans doute aujourd’hui trop négligés au profit des études gratifiantes, du cocooning communautaire, des investissements attrayants et éphémères qui n’ont jamais construit personne, sans compter cette manie de surprotéger les jeunes par un lourd dispositif d’accompagnement [12] qu’on croit spirituel et qui n’est, dans le meilleur des cas, que psychiquement rassurant ; qu’en advient-il d’ailleurs, après la formation ? Les Pères du désert et les fondateurs du monachisme avaient à cet égard des pratiques un peu plus décapantes [13].

Je pense également que le peu de jeunes religieux en formation ne doit pas conduire à ce que les anciens dépendent en fait, pour leurs nécessités les plus vitales, de l’engagement des plus jeunes ; et il ne faudrait pas non plus que les plus jeunes soient en quelque sorte surprotégés par des anciens qui ne voient en eux que des moyens de se survivre. Le futur d’un institut appartient à la Providence de Dieu, surprenante souvent. Les anciens devraient être salués et confortés dans la sainteté d’un engagement spirituel durable (un ancien est d’abord une âme religieuse, même dans un vieux corps) ; et les plus jeunes gagneraient à être appelés à une sainteté toujours plus audacieuse, dans la ligne du charisme confié par le Seigneur à l’institut. Or, on assiste parfois à d’affligeantes dépendances et contre-dépendances, dont un aspect souvent masqué doit être, lui aussi, sérieusement discuté, celui qui concerne les ressources financières.

c. Sur la dévolution des biens (et le rapport au droit civil)

Malheureusement, les cas ne manquent pas, en Belgique et ailleurs, de problèmes considérables liés à la dévolution des biens des instituts finissants. Le droit canon n’étant pas connu, et le droit civil étant souvent seul pris en compte, il est arrivé, et il arrive encore, que les biens d’Église que sont les avoirs patrimoniaux et financiers des couvents en voie d’extinction se volatilisent eux aussi : on vend à des promoteurs immobiliers plus ou moins fiables, et l’argent disponible est – dans les meilleurs cas –, englouti dans les soins aux personnes survivantes ; ce qui signe la fin imminente des fruits d’une générosité de toute la communauté chrétienne, parfois accumulés sur plusieurs siècles. Même si ces cas sont marginaux, parce que, d’habitude, les Conférences de Supérieurs Majeurs (et les responsables diocésains) veillent, ils font l’objet de scandales médiatiques qui n’aident pas à la compréhension de la vie religieuse, notamment contemplative (c’est souvent elle qui est en cause dans ces spoliations).

D’autre part, d’après les évolutions législatives observables en Europe [14], on passe d’une approche formelle (où le civil examine l’application des principes canoniques, sans plus) à une approche sur le plan du contenu (où le civil vérifie si ces normes internes jouissent de garanties procédurales suffisantes, aux yeux des conventions supra-étatiques contemporaines). Mais si l’État devient la référence externe du droit ecclésial, qu’en sera-t-il de la renonciabilité à certains droits fondamentaux qui s’exerce, en droit ecclésiastique, aussi bien au niveau des personnes que des institutions ? On pense ici encore une fois aux vœux des religieux, régime qui implique évidemment de renoncer au mariage, mais on vise aussi les pratiques que ces vœux engagent et qui vont de plus en plus apparaître comme opposées à la « liberté de choix » habituellement reconnue en matière de résidence, de travail professionnel, de loisirs, etc. [15].

d. Sur le rapport des religieux à leurs familles

Pour évoquer encore une situation qui n’est pas isolée, rappelons la curieuse aventure, en France, de trois sœurs très âgées qui se sont opposées de toutes leurs (vieilles) forces à leur rappel vers la maison-mère [16]. Il y a longtemps qu’on sait qu’il n’est pas sage de laisser se perpétuer des situations qui ne peuvent qu’aboutir à des impasses (cas des supérieurs trop longtemps en charge, et plus encore, des économes « à vie ») ; la nouveauté, c’est que l’entourage, familial ou proche, prend désormais automatiquement le parti de soutenir la « fronde ». La même chose peut se produire (et s’est produite), lorsqu’on n’a pas pris le soin de désigner les supérieurs comme « représentants légaux » ou « personnes de confiance », en ce qui concerne les soins à recevoir dans le cas où l’on deviendrait incapable d’exprimer ses volontés. Dans les pays où le système hospitalier est omniprésent et tout-puissant, qui décidera de ce qui se passe pour les religieux en fin de vie, si la loi remet ce droit aux familles naturelles ?

Conclusion

J’aimerais conclure sur une autre évocation. J’ai reçu naguère de Chine continentale ce message d’une consacrée de l’Église souterraine :

« il y a quelque jours, lorsque j’étais en train de faire cours chez les sœurs, nos trois prêtres ont été arrêtés ; jusqu’aujourd’hui, nous n’avons pas du tout de nouvelles d’eux, priez pour eux, pour nous ; malgré tout, nous devons chercher les moyens de continuer à vivre (3 juillet 2011) ».

Cet appel me paraît symbolique. La vie consacrée de Chine, d’Afrique ou d’ailleurs souffre violence. Elle a souvent besoin de compassion, et toujours, d’être confirmée dans sa foi. La mission que Jésus a donnée à Pierre, pour lequel il avait prié : « Toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22,32), peut encore s’exercer aujourd’hui.

« La vie consacrée ne peut se contenter de vivre dans l’Église et pour l’Église », ose écrire l’instruction Repartir du Christ [17]. C’est donc qu’elle doit, repartant de Jésus, aller avec lui vers le monde aimé du Père (Jn 3,16). Se laisser transfigurer par l’esprit des béatitudes, suivre le Seigneur dans sa Pâque, c’est pour tous les consacrés goûter et toucher aujourd’hui ce que saint Ignace nommait « les saints effets » de la Résurrection [18]. Puissent les consacrés devenir plus prompts à reconnaître dans l’Esprit « qui dirige et gouverne notre sainte Mère l’Église » [19], l’élan même de leurs vies. Mais comment la vie consacrée va-t-elle aller à la rencontre de sa Joie, si personne ne l’y convie (Cf. Ac 8,30-31) ?

[1Voir l’intéressante mise au point de http://www.ayaas.net/animation/retr/fidelite32.htm

[2« Le recueillement de l’Amour. A propos des ruptures d’engagements de vie », in Christus 220, Octobre 2008, 270-277.

[3Autre chose est le cas des personnes dont on ne sait par quel moyen se défaire, alors qu’il le faudrait. Les récentes Notes canoniques éditées par la Corref comportent sur ce point (et bien d’autres) d’intéressantes recommandations ; voir Comité canonique de la Corref, Notes canoniques, Cerf, 2013.

[4Ce peut malheureusement être aussi le cas quand l’économe est un membre de l’institut. Certains pensent qu’on devrait imposer aux mandats d’économes des conditions plus restrictives qu’aux mandats de gouvernement (limitation dans le temps, délai de transmission réduit, interdiction de passer directement d’un mandat de gouvernement à un mandat économique et vice-versa…).

[5Je dirai plus loin que cette décision ne signe pas d’office l’échec de l’institut, mais souvent, sa réussite accomplie, lorsque ce qu’il a entrepris par la grâce de Dieu semble assumé par d’autres chrétiens. Faut-il pour autant voir en ceux-ci des héritiers du charisme, ou plutôt, des bénéficiaires d’une spiritualité ?

[6Certains croient à tort qu’on se rapproche ainsi du modèle unique du monachisme oriental ; c’est faire fi des singularités typiques des monastères basiliens, tous différents même s’ils suivent une même règle, le rôle catalyseur de l’higoumène étant d’habitude déterminant.

[7Il fait partie des éléments essentiels de la vie religieuse proprement dite, selon le canon 607 § 3 et ses sources.

[8Allusion à la fameuse question du tout-Paris : « Comment peut-on être persan ? »

[9On a calculé que les derniers religieux du Canada disparaîtraient en 2030 environ. C’est signaler une espérance de vie dont ne disposaient pas la plupart de nos fondateurs.

[10Voir par exemple l’article de Sœur G.Ang, sur « La Congrégation des Petites Sœurs de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus d’Anguo (Chine) » in Vies consacrées 81 (2009), 19-24, qui relate le relèvement d’un institut longtemps réduit à deux membres âgés et infirmes. On pourrait citer bien d’autres cas similaires.

[11C’est en effet le document Mutuae relationes du 14 mai 1978, « Directives de base sur les rapports entre les évêques et les religieux » qui fait de ce concept la clé d’une ecclésiologie décidément pneumatologique. Voir mon article « La responsabilité pastorale des évêques et la vie consacrée », in Nouvelle Revue Théologique (=NRT) 116 (1994), 342-345.

[12Il n’est pas rare que des jeunes en formation dépendent de plusieurs responsables, ce qui finit par les habituer à beaucoup parler d’eux-mêmes ; est-ce l’objet principal de l’accompagnement ?

[13Cf. mon article « Note sur la crise des ‘prêtres pédophiles’ », in NRT 132 (2010-4), 619-627.

[14Voir mon article « L’Église en tant qu’institution justiciable. Une journée d’étude Leuven-Strasbourg, le 15 décembre 2000 », in NRT 123 (2001-2), 254-257.

[15On a déjà vu, dans des procès civils, d’anciens religieux attaquer leurs supérieurs parce qu’ils n’avaient pu choisir ni leur métier, ni leur assignation communautaire, ni leurs vacances annuelles, etc.

[16Voir S. Caster, « La cavale des bonnes sœurs », in Revue XXI, avril-mai-juin 2011, 33-45 (www.revue21.fr/La-cavale-des-bonnes-soeurs)

[17Instruction du 19 mai 2002, pour célébrer le cinquième anniversaire de Vita consecrata

[18Exercices spirituels, n° 223.

[19Idem, n° 365.

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