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Chronique d’Écriture sainte : Ancien Testament et Judaïsme

Didier Luciani

N°2014-3 Juillet 2014

| P. 219-229 |

Six introductions à des corpus ou à des thèmes bibliques (I), quatre études sur des livres précis (II) et quatre ouvrages ayant un rapport avec le judaïsme (III) fournissent la matière de cette chronique annuelle.

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Six introductions à des corpus ou à des thèmes bibliques (I), quatre études sur des livres précis (II) et quatre ouvrages ayant un rapport avec le judaïsme (III) fournissent la matière de cette chronique annuelle.

I

Le titre du premier ouvrage est alléchant : Histoire profane de la Bible [1]. Le propos tel que présenté dans l’« Avertissement » (p. 7-9) paraît plutôt sympathique dans sa modestie lucide (« non pas conduire les lecteurs au cœur de la Bible, mais leur en faire connaître les contours et l’histoire ») aussi bien que dans son objectif limité (« l’ouvrage s’adresse d’abord à ceux qui veulent examiner la Bible depuis l’extérieur »). Mais quelle surprise pour le recenseur quand – nonobstant son a priori favorable – il lit dès la p. 16 une énormité comme celle-ci : « Considérant dès lors que tous les livres du TaNaK faisaient partie de leur héritage, ils [les chrétiens] les ont en quelque sorte confisqués, traduits en grec, réorganisés peu à peu à leur manière, puis ils ont ajouté au recueil les premiers écrits nés dans leurs communautés ». Pierre Monat, qui pourtant ne semble pas ignorer l’existence de la Septante, récidive une page plus loin en affirmant : « saint Paul, le premier écrivain chrétien, traduisit ce mot [ berith] par le grec diathèkè ». On n’aura bien sûr pas l’outrecuidance d’affirmer qu’il n’y a rien à apprendre de cet ouvrage d’autant que son auteur est un excellent latiniste, traducteur notamment de Raban Maur, de Lactance, de Bède le Vénérable (pour la très sérieuse collection Sources chrétiennes) et d’Augustin. Mais on se permettra toutefois de suggérer qu’il existe suffisamment d’introductions valables et pas forcément bigotes à la Bible et à l’histoire de sa transmission pour avoir à se contenter d’une étude qui contient un certain nombre d’imprécisions ou d’erreurs factuelles (voir, par ex., p. 100-101 à propos des rouleaux de Qumrân) et qui présente encore la « théorie documentaire » comme l’expression d’un « consensus assez large » (p. 46).

Bien qu’il ne réponde pas tout à fait au même propos, l’ouvrage de Thomas Römer [2] qui se limite – et c’est déjà beaucoup – à présenter de manière accessible l’état actuel de la recherche sur la composition et la formation de la Bible, n’est pourtant pas sans rapport avec le précédent. Il adopte, en effet, les mêmes présupposés d’une approche historico-critique, « avec son exigence de neutralité sur le plan confessionnel » (p. 12-13) et il s’adresse en priorité au même lectorat qui « cherche plutôt à comprendre qu’à croire » (p. 8). Présenté sous forme d’entretiens avec Estelle Villeneuve, il porte ainsi à la connaissance du grand public toute une série d’hypothèses exégétiques qui lui sont, la plupart du temps, inconnues et inaccessibles. Le projet est mené avec brio en quatre étapes : le premier chapitre (« L’aventure de la recherche », p. 11-73) qui n’est pas le moins intéressant, comporte une nette dimension autobiographique : comment ce professeur de l’Université de Lausanne, d’origine allemande qui, depuis 2008, occupe la chaire « Milieux bibliques » au Collège de France, en est venu à s’intéresser à la Bible et s’est petit à petit imposé comme l’un des acteurs majeurs de la recherche exégétique, notamment sur le Pentateuque. La mention de ses maîtres (Rolf Rendtorff [3], Françoise Smyth-Florentin, Albert de Pury) et de ses contradicteurs (Norbert Lohfink) permet de capter sur le vif aussi bien le déploiement d’une pensée en construction que l’élaboration d’une méthode de travail. Le deuxième (« La formation du Pentateuque », p. 75-137) et le troisième chapitres (« Le grand puzzle des traditions d’Israël », p. 139-213) font le point sur ce qui – de l’avis même de l’auteur (p. 62) – restera encore pendant longtemps un vaste « chantier ». Une fois de plus, et même si de nombreuses pièces du puzzle manquent, les problèmes les plus complexes concernant la formation du Pentateuque sont présentés avec talent, pédagogie et prudente souplesse, T. Römer n’hésitant pas, pour se faire comprendre, à comparer les processus qui ont conduit à la naissance et au rassemblement des traditions fondatrices d’Israël avec des situations actuelles. Le dernier chapitre enfin (« La grande histoire du Dieu de la Bible », p. 215-288) traite de l’émergence progressive du monothéisme biblique. Loin des effets d’annonce qui prennent les lecteurs pour des « gogos » et font les choux gras des éditeurs [4], il faut lire ce livre comme une passionnante enquête littéraro-policière en soupesant chacun des arguments avancés et en refusant – comme l’auteur le recommande lui-même – de se soumettre à de quelconques « certitudes établies par rapport à la tradition exégétique » (p. 30). Certes, ce lecteur ne disposera pas souvent des outils techniques pour discuter telle ou telle question de détail, mais il pourra toujours (s’)interroger (sur) certains présupposés de lecture. Ainsi, ceux qui connaissent les travaux de Römer savent déjà son parti pris global pour une interprétation du texte biblique comme littérature de compromis dont les traces historiques de l’écriture demeurent. Ceci étant assez largement admis aujourd’hui, peut-on pour autant en conclure que « plus il [le texte biblique] devenait composite, plus il était ouvert et lisible par différentes communautés, en des circonstances variées. C’est précisément grâce à cela qu’il a acquis son autorité et sa valeur sacrée, parce qu’il était ainsi capable de fédérer une population entière dans sa diversité » (p. 43) ? Ne faut-il pas, au minimum, enregistrer l’expérience commune inverse, à savoir que plus un texte – qu’il soit d’origine politique, religieuse ou autre – résulte d’une négociation difficile et complexe, plus il manque de souffle, ne satisfait personne et a peu de chances d’être retenu (a fortiori sacralisé) par l’histoire ? Comment, par ailleurs, concilier ce soi-disant travail quasi-permanent de réécriture (compte tenu du grand nombre supposé d’intervenants) sur une période assez courte (puisque la rédaction des textes a été sensiblement rajeunie) avec les contraintes matérielles lourdes de la fabrique du manuscrit antique ? De ce point de vue, la durée de vie, particulièrement brève (40 ou 50 ans), estimée pour un rouleau de cuir (p. 39) et la comparaison avec un comité de rédaction (p. 124) risquent de ne pas emporter l’adhésion générale. Que l’écriture de la Bible soit, sans l’ombre d’un doute, le fruit d’une histoire, dispense-t-il, enfin, l’exégète de chercher également à honorer le fait que cette même Bible raconte aussi, dans une large mesure, une histoire ? Et ce disant, pour éclairer le sens du texte, l’exégète doit-il se rendre davantage sensible aux (apparentes) incohérences et au côté fourre-tout de la construction ou souligner plutôt la (relative) homogénéité de l’œuvre finale ? On aimerait poser à Thomas Römer encore bien d’autres questions. Il faut au moins le remercier, car tout autant que par les réponses plus ou moins assurées qu’elle formule, son entreprise vaut pour les questions qu’elle pose et qu’elle nous oblige à poser.

Pour qui aura été emporté par cette formidable aventure de la recherche et voudra passer de la vulgarisation de qualité à la recherche scientifique plus pointue, l’ouvrage que Thomas Römer signe avec Diana V. Edelman (independent scholar), Philip R. Davies (Université de Sheffield), et Christophe Nihan (Université de Lausanne) sera tout à fait approprié et permettra de se rendre compte, de façon plus précise, des acquis et des questions débattues [5]. Cet ouvrage collectif, premier volume introductif d’une série qui étudiera chacun des cinq livres du Pentateuque, comporte quatre parties. Partant de la situation actuelle de la recherche (remise en cause complète du modèle « documentaire » wellhausénien et consensus sur l’émergence du Pentateuque à l’époque perse), le premier chapitre (p. 13-24) s’attache surtout à définir l’objectif du présent volume et de la collection qu’il inaugure : « Plutôt que l’agenda traditionnel traitant des sources littéraires, couches rédactionnelles, variantes textuelles et exégèse chapitre par chapitre […], ces commentaires se concentreront sur quelle contribution chacun des livres du Pentateuque apporte, individuellement, à la définition et l’illustration des aspects essentiels du culte monothéiste de Yhwh Elohim […]. La prémisse fondamentale de cette approche du Pentateuque est donc que l’“Israël” qu’il crée présuppose un ensemble de conditions historiques et culturelles spécifiques » (p. 17). Ces composantes principales qui seront largement développées dans le chapitre 4 (p. 115-217), constituent donc pour les auteurs, autant de thèmes-clés au travers desquels le Pentateuque doit être lu et interprété : la Torah ; l’ethnicité ; la géographie ; Yhwh et les autres divinités ; les théories du culte ; les traités, serments d’allégeance et dotation royale ; Moïse. Auparavant, le chapitre 2 (p. 25-70) rappelle utilement les principaux éléments de contenu et de forme du Pentateuque dans son ensemble et selon chacun des livres (cadre chronologique, données géographiques, contenu narratif) avant d’aborder les questions de datation (IVe s. selon la combinaison des témoignages internes et externes) et de résumer brièvement les étapes principales de la recherche des trente dernières années. En étudiant la province de Yehud à la période perse, le chapitre 3 (p. 71-114), quant à lui, fournit le cadre socio-historique et géographique de l’émergence du Pentateuque : « Dans la mesure où la production du Pentateuque semble avoir utilisé des sources provenant des royaumes d’Israël et de Juda, il est logique de conclure que chacun de ses livres, comme toute la collection séquencée, fut composé en Yehud plutôt qu’à Babylone ou en Égypte […]. Nous nous centrerons donc sur la province de Yehud sous gouvernement perse plutôt que sur les communautés juives dispersées dans l’empire […] » (p. 71). Malgré la somme d’érudition déployée, c’est avec ce chapitre – et les auteurs en sont bien conscients (voir p. 23, 71) – que le lecteur mesurera le mieux le caractère hypothétique de certaines reconstitutions même si, sur ce sujet, l’ignorance des historiens comporte quelques lacunes. Une bibliographie en fin de chaque chapitre, un glossaire et deux indices (sources anciennes et auteurs) aideront à la lecture de ce qui demeure, néanmoins, un ouvrage à la fois exigeant et prometteur pour les commentaires annoncés.

Pour (presque) « en finir » – au moins pour cette année – avec le très productif Thomas Römer, je signale un dernier ouvrage, également captivant sur les origines du monothéisme [6]. Celui-ci développe ce qui est ébauché en quatre-vingt pages dans le dernier chapitre de La Bible, quelles histoires et il reprend, en substance, le contenu du cours donné au collège de France durant les années 2011-2012 (« Le dieu Yhwh : ses origines, ses cultes, sa transformation en dieu unique » ; voir http://www.college-de-france.fr/site/thomas-romer/course-2012-02-09-14h00.htm#|m=#course). La méthode reste la même que dans les ouvrages précédents : analyser le texte biblique dans une perspective historique et à la lumière des sources archéologiques et épigraphiques du Proche-orient ancien pour retracer, en l’occurrence, la carrière ou l’« invention » (au sens d’une construction collective et progressive) d’un dieu qui n’a pas toujours été aussi unique que certains peuvent le penser. L’idée ne choquera que ceux qui n’ont jamais lu la Bible ou qui conçoivent celle-ci comme « tombée du ciel », à l’instar du Coran. À nouveau, sans pouvoir – faute de place – dévoiler au lecteur les détails et les résultats de cette enquête qui court sur un millénaire environ (de – 1300 à – 300), je me contenterai de prendre un peu de recul pour formuler l’une ou l’autre question. Dans la mesure où les textes bibliques sont prioritairement reconnus comme des « constructions théologiques » (p. 13) avant d’être lus comme des témoignages historiques directs, en quoi est-il si important, pour en appréhender la signification, de chercher à en reconstituer le possible processus d’élaboration ? La nature même des textes ne (re)commande-t-elle pas la manière de les approcher et de les interpréter ? Est-il, par ailleurs, si surprenant que la communauté juive dans laquelle naît la Torah et qui considère celle-ci tout à la fois comme transcendante (« elle vient des cieux ») et immanente (écrite par un homme, « elle parle le langage des hommes »), doive « recycler » les réalités humaines les plus « triviales » pour parvenir à exprimer les réalités divines les plus « sublimes » ? Y a-t-il ici quelque chose d’étranger à la logique d’« incarnation » d’un Dieu qui cherche à se dire dans l’histoire des hommes ? Après tout – et l’analogie vaut ce qu’elle vaut – que le papier « recyclé » sur lequel j’écris ma chronique ait été fabriqué à partir de journaux pornos ou d’Observatore Romano, c’est surtout ce que j’en fais ultimement qui importe et qui fait sens. Et cela m’amène à ma dernière question : quelles que soient les sombres origines du monothéisme, n’est-il pas mystérieux que ce soit ce petit peuple d’Israël, maintes fois menacé de disparaître, qui fasse finalement au monde don de cette « invention » ? De ce point de vue, il se pourrait que l’approche volontairement et légitimement profane de Thomas Römer confirme, de façon magistrale, la réponse du médecin de Frédéric II quand ce dernier lui demandait une preuve de l’existence de Dieu : « Les juifs, majesté ! ».

Après nous avoir gratifié d’une petite introduction à la Sagesse biblique (Qu’est-ce que la Sagesse ? De l’Orient ancien à la Bible, 2011) fort pratique, Stéphanie Anthonioz, maître de conférence à la faculté de théologie de Lille, récidive avec une introduction un peu plus conséquente, mais dans la même veine, au phénomène et à la littérature prophétique [7]. Sachant que l’auteur a été assistante de Thomas Römer, on ne s’étonnera pas de découvrir qu’elle mène son projet d’histoire socioreligieuse et culturelle du prophétisme en recourant aux sources anciennes du Proche-Orient ancien et à la critique rédactionnelle de la Bible. Tel qu’il se présente, ce volume complétera utilement les ouvrages de J. Blenkinsopp (Une histoire de la prophétie en Israël, 1993) et de A. Lemaire (Prophètes et rois. Bible et Proche-Orient, 2001), parus dans la même collection « Lectio Divina ».

Comme son titre l’indique, le dernier ouvrage de cette section concerne un thème plus limité, mais non moins important pour l’étude de la Bible surtout, mais pas uniquement, dans sa composante légale : Loi et justice [8]. Le livre reprend les actes de deux colloques successifs (Paris, 2010 et 2011) qui ont exploré cette thématique dans trois corpus littéraires différents : dans le Proche-Orient ancien (p. 11-96 : 5 contributions) ; dans la Bible hébraïque et la littérature de sagesse (p. 97-261 : 8 contributions) ; dans l’Orient chrétien (p. 263-274 : 1 contribution). Dans cet ensemble assez technique, on ne peut guère faire plus ici que de lister – pour la seule partie « Bible hébraïque » – l’intitulé des différentes études, laissant au lecteur le soin de s’orienter en fonction de ses intérêts : T. Römer, « La loi du roi en Deutéronome 17 et ses fonctions » ; E. Otto, « The Book of Deuteronomy and its answer to the persian state ideology : The legal implications ; C. Nihan, « Révisions scribales et transformations du droit dans l’Israël ancien : le cas du talion (jus talionis) » ; R. Achenbach, « Rechtliche und religiöse Aspekte der Integration Fremder in die israelitische Kultusgemeinde » ; D. Edelman, « The ‘ Seeing God’motif and Yahweh as a God of Justice » ; O. Artus, « La mise en œuvre du droit et de la justice par les figures exemplaires de l’Ancien Testament : Abraham, David, Salomon, Josias » ; J. Asurmendi, « Loi et justice : l’équilibre instable de la sagesse » ; S. Ramond, « Loi et justice dans les deutérocanoniques du corpus de sagesse (Siracide et Sagesse de Salomon) ». Il est fort regrettable qu’un ouvrage d’une telle qualité scientifique (et d’un tel prix) ne soit pas muni des indices appropriés.

II

Cette deuxième section qui présente des commentaires de livres ou de péricopes précis suit l’ordre canonique et commence donc par un ouvrage sur le Lévitique, fruit d’une thèse défendue, en 2013, à l’Université Urbanienne de Rome [9]. Elle se donne pour objet d’étudier le concept de « prochain » (réa‘) en Lv 19 – c’est-à-dire, plus précisément les v. 13, 16 et 18 où ce mot apparaît – et dans le contexte du code de Sainteté. Bien que le sujet en question ait déjà souvent été traité, l’auteur s’attelle avec courage à la tâche, brassant une (trop ?) large information (p. 155, il cite même un article en croate !) sans parvenir à éviter une certaine lourdeur. Parmi bien d’autres remarques, le lecteur doit notamment s’habituer à une façon de référencer assez idiosyncrasique (par ex., « CdA » pour « Code de l’alliance » au lieu de l’habituel CA ; « la H », « CS » ou « LS » alternativement pour le « Code de Sainteté ») et à une organisation de la bibliographie assez particulière (en 8 sections), peu opérante (dans quelle section bibliographique retrouver, par exemple, la référence à E. Powery mentionnée dans le texte de la thèse aux p. 69-70 ?) et, de plus incomplète (parmi maints « oublis », l’auteur aurait pu citer la thèse strasbourgeoise de H. Becker, Réa‘ dans Lv 19,18 et son interprétation dans la tradition juive). En outre, la pagination de la « Table des matières » ne correspond pas au contenu. Au total, cette recherche un peu touffue qui a le mérite (ou le défaut ?) d’être publiée très rapidement (6 mois après la soutenance) et qui mêle considérations historiques, philologiques, structurelles, etc. n’est à recommander qu’aux seuls lecteurs intéressés par cette question du prochain – certes essentielle –, et armés de courage pour passer au-delà d’une érudition assez scolaire et parfois pesante.

Sous son titre modérément énigmatique (Échec au roi), le dernier opus d’André Wénin, auteur bien connu de nos lecteurs, présente un triple intérêt [10]. Tout d’abord, il offre, sur un livre biblique assez peu étudié dans l’ère francophone (voir la bibliographie raisonnée, p. 233-241), un commentaire certes partiel, mais assez significatif : ainsi, hormis une proposition de lecture cursive de l’ensemble du récit de Juges (chap. 2, p. 57-94), onze chapitres sur vingt-et-un que compte le livre sont analysés en détail (Jg 1-3 ; 10-16 ; 19). Ensuite, il apporte une nouvelle preuve de la fécondité de l’analyse narrative surtout quand elle s’applique à des textes si folkloriques et si manifestement éloignés du genre de la chronique historique. Enfin, il permet à l’auteur de creuser ce qui constitue tout à la fois l’un des ses domaines privilégiés de recherche et l’un des obstacles les plus infranchissables pour nombre de lecteurs de l’Ancien Testament, à savoir la présence de la violence – qu’elle soit divine ou humaine – dans la Bible (voir le sous-titre de l’ouvrage). On retrouvera ici, avec plaisir, la finesse d’analyse et la fibre anthropologique qui caractérisent l’interprétation de l’exégète louvaniste.

Autre auteur bien connu, Philippe Abadie nous revient cette année avec un petit opuscule qui concerne un autre roi d’Israël : David [11]. Après un « Regard d’ensemble sur le livre de Samuel » (chap. 1, p. 11-20), le parcours, divisé en huit étapes (1S 16-17 ; 18 ; 19-20 ; 21-23 ; 25 ; 27 et 29 ; 1S 30-2S 1 ; 2S 2-5), retrace l’accès au pouvoir du jeune héros choisi par Dieu, depuis son onction par Samuel (1S 16) jusqu’à son sacre comme roi sur tout Israël (2S 5). Honorant parfaitement les principes de la collection dans laquelle il s’insère (Au fil des Écritures), l’auteur met tout en œuvre pour guider au mieux le lecteur, seul ou en groupe, dans sa découverte et son étude pas à pas du récit biblique : traduction du texte biblique à nouveau frais, nombreux encadrés pour expliquer les termes techniques, mise en parallèle synoptique des textes à comparer, bibliographie essentielle pour poursuivre la recherche, etc. Tout en étant attentif à la dimension littéraire et théologique de la construction de la figure de David, comme « roi idéal », on ne s’étonnera pas qu’à la différence d’A. Wénin, P. Abadie cherche aussi à en saisir le projet historien sous-jacent. Un beau service rendu à la formation biblique.

Autrement qu’un commentaire exégétique classique, le vingt-troisième volume de la revue Graphè, fidèle à sa ligne éditoriale, explore différents moments de la réception et du destin littéraire du livre deutérocanonique de Judith au fil des siècles [12]. Ainsi, après une présentation du texte biblique par C. Vialle (intrigue, structure, genre littéraire, personnages), les douze contributeurs témoignent de la fascination qu’a exercée cette œuvre dans les textes hébreux médiévaux (D. Delmaire, Université Lille 3) ; chez le chanoine dijonnais Charles Godran, au lendemain du concile de Trente (J. Nassichuk, University of Western Ontario) et chez le calviniste de la même époque, Guillaume Du Bartas (S. Taïlamé, Université Aix-Marseille) ; chez les moralistes catholiques du XIIIe au XVIIIe s. (S. Mercier, Université catholique de Louvain) ; dans le théâtre du siècle des lumières (B. Ferrier, Université d’Artois) et dans celui de Giraudoux (G. Teissier, Fondation Giraudoux) ; dans les œuvres des dramaturges Henri Berstein et Charles de Peyret-Chappuis et chez le peintre Gustave Klimt (S. Zaied Akrout, Paris Sorbonne Nouvelle) ; dans le théâtre post-Shoah de Rolf Hochhuth et de Jean-Jacques Varoujan (F. Marteau, Université Paris 8), dans celui, post-moderne de Howard Barker (F. Bernard, Université Aix-Marseille) et dans celui de Friedrich Hebbel et de Jorge Palant (I. Durand-Le Guern et D. Attala, Université de Bretagne Sud) ; enfin, chez les écrivains de la deuxième moitié du XXe s. (J. Poirier, Université de Bourgogne). À l’évidence, le livre de Judith – en raison même de sa « structure disponible » – s’offre à tous les réinvestissements herméneutiques possibles (femme exemplaire, de pouvoir, lumineuse, menteuse, « au pays des soviets », « art déco », fatale, etc.). Et c’est précisément la raison pour laquelle ce parcours nous invite finalement – par delà les images d’Épinal trop bien ancrées (surtout celle de la décollation) – à revenir vers le texte biblique dans sa globalité.

III

Hormis une exception, les ouvrages de cette section concernent davantage les relations entre juifs et chrétiens que le judaïsme lui-même. Les deux premiers inaugurent d’ailleurs une nouvelle collection au titre sans équivoque « Juifs et chrétiens en dialogue » qui se donne pour objectif de republier des articles parus depuis trente-cinq ans dans la revue Sens de l’A. J.-C.F. (Amitiés judéo-chrétienne de France). L’intérêt ne réside donc pas d’abord dans la découverte d’inédits, mais plutôt dans la mise en perspective que permet le recul historique, mise en perspective facilitée par le travail du préfacier.

Le premier volume, introduit par Jean Dujardin (ancien secrétaire du comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme) regroupe ainsi vingt contributions (plus deux textes de références : les « dix points de Seelisberg » et les « Orientations » de l’A.J.-C. F.) publiées dans la revue entre 1981 et 2011 (certaines ayant été présentées ailleurs à une date antérieure) [13]. Elles tournent toutes autour de la nature du dialogue, de ses conditions, de sa pratique, de sa finalité et de ses fruits. Certaines sont des réflexions dûment élaborées en vue de la publication écrite, d’autres ressortissent davantage du témoignage ou de l’intervention orale (la plupart du temps dans le cadre de colloques) mis subséquemment par écrit. Outre par la préface qui rappelle brièvement la naissance de l’A.J.-C. F., on pourra se faire une idée des avancées et des attentes de ce dialogue en comparant, par exemple, l’article du cardinal Etchegaray, de 1981 (« Les relations entre juifs et chrétiens aujourd’hui », p. 95-102) et celui de la pasteur Élisabeth Parmentier, de 2011 (« Pourquoi dialoguer », p. 185-194). Une brève biographie des intervenants (p. 257-261) permet de situer utilement quelques-uns des acteurs de ce dialogue.

Comme son titre l’indique, le second ouvrage de cette collection cherche à faire un pas de plus dans l’approfondissement du dialogue [14]. D’une teneur plus « théologique » et moins « anecdotique » que le premier – ce qui est somme toute normal pour un deuxième stade du dialogue – il regroupe treize articles écrits entre 1986 et 2011 (plus trois textes « officiels » : Nostra Aetate, Dabru Emet, et une déclaration du Christian Scholars Group). Il est préfacé par Michel Remaud qui enregistre tout à la fois les progrès accomplis et liste quelques-unes des questions nouvelles et difficiles que ce même progrès engendre : en trois pages (p. 7-10), ce terme « question » et le point d’interrogation ne reviennent pas moins de six fois chacun. Je note, par ailleurs, qu’entre les intervenants du premier et du second volume, seuls quatre noms apparaissent de part et d’autre (A. Abécassis, J. Dujardin, P. Haddad et É. Parmentier) ce qui est une autre manière de marquer la diversité et le dynamisme des échanges, même si – comme le reconnaît le préfacier – l’enseignement officiel de l’Église « n’est pas reçu dans le peuple chrétien sans y rencontrer des résistances qui ne tiennent pas toutes à la pesanteur des habitudes » (p. 9). Raison de plus pour encourager toutes les initiatives – et ces ouvrages en font certainement partie – qui favorisent la (re) connaissance mutuelle.

Une autre initiative à saluer est la publication, par Béatrice de Varine, d’un ouvrage sur les dix-neuf siècles (Ie – XIXe s) de l’histoire mouvementée des relations entre juifs et chrétiens [15]. Ce travail résulte de l’enseignement que l’auteur a donné pendant plus de vingt ans dans le cadre du SIDIC (Service d’information et de documentation juifs-chrétiens) puis au collège des Bernardins. Même s’il s’agit d’un cours d’initiation pour non spécialistes et d’un travail de vulgarisation [à part deux titres (Berger et Perez), toute la bibliographie est en français], autant dire que les propos de l’auteur ont pris le temps de se nourrir de nombre de lectures et de mûrir et qu’ils seront d’autant plus utiles qu’ils offrent un panorama accessible et synthétique – en plus de 700 p., tout de même ! – sans équivalent jusqu’à présent en langue française [16]. Le motif déclencheur du projet est aussi simple que pertinent : comment porter ce « nouveau » regard sur les juifs et le judaïsme auquel Vatican II nous invite si l’on ne connaît pas un tant soit peu l’« ancien » regard des siècles passés ? Concrètement, l’ouvrage se divise en trois parties : des origines à 1492 (expulsion des juifs d’Espagne, p. 19-283) ; du XVIe s. à 1791 (émancipation des juifs de France, p. 285-483) ; le XIXe s. (p. 485-675). Pour la période des origines, notons que les positions de l’auteur restent assez classiques et n’enregistrent pas – à tort ou à raison, l’avenir le dira – le changement de paradigme historique introduit par D. Boyarin (bien que traduit en français, cet auteur n’est jamais cité) et ses collègues. Cette « prudence » méthodologique se confirme dans toute la suite du parcours et tient – me semble-t-il – au dessein de l’auteur de rassembler et de présenter l’information disponible plutôt que faire œuvre de véritable recherche historique innovante. On en voudra pour preuve les nombreuses références, en notes de bas de page, faites à des dictionnaires (Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme ; Encyclopaedia Judaica), à des atlas (Histoire universelle du peuple juif de Elie Barnavi et Denis Charbit), à une histoire comme celle de Josy Eisenberg (Histoire moderne du peuple juif. D’Abraham à Rabin) et même à l’« encyclopédie catholique pour tous » Théo (dans sa première édition de 1989) dont le moins qu’on puisse dire est que – quelles que soient ses qualités – elle ne constitue pas une référence scientifique. Il faut sans doute comprendre la présence d’une bibliographie en fin de volume (p. 683-690) dans le même sens d’un outil didactique pour approfondir l’étude plutôt que comme la caution scientifique de thèses avancées. On sera également sensible aux remarques du préfacier (J. Dujardin) sur la non prise en compte de l’influence de la judéophobie païenne, sur l’insuffisance de réflexion à propos des dérives allégorisantes de la typologie et sur la question du déicide (p. 14). Mais après tout, sur ces questions difficiles, on ne peut exiger de l’historienne qu’elle cumule aussi les compétences théologiques. Tel qu’il se présente, son travail rendra déjà un service insigne.

Je profite du peu de place qu’il me reste pour présenter le dernier ouvrage de cette chronique et signaler qu’avec La monarchie de Dieu (original allemand de 1932, 21936), la totalité des œuvres de Martin Buber est enfin accessible en français [17]. Dans la mesure ou l’auteur y traite de la notion de Dieu-roi dans le Proche-Orient ancien et de l’« acclimatation » de ce concept dans la foi d’Israël, l’ouvrage – certes exégétiquement daté – pourra être lu en complément de celui de T. Römer sur L’invention de Dieu (voir ci-dessus). Dans la mesure, où l’auteur fonde son exégèse philosophique en partie sur le livre des Juges, il pourra également être lu en contrepoint de l’approche d’A. Wénin et, d’une certaine manière, lui répondre. Alors, Monarchie de Dieu ou bien Échec au roi ?

[1P. Monat, Histoire profane de la Bible. Origines, transmission et rayonnement du Livre saint, Paris, Perrin, 2013, 14 × 22,5 cm, 304 p., 22 €.

[2T. Römer, La Bible, quelles histoires ! Entretien avec Estelle Villeneuve, Montrouge/Genève, Bayard/Labor et Fides, 2014, 14,5 × 19 cm, 293 p., 19,90 €.

[3Même si les relations entre le maître et le disciple n’ont pas toujours été stables, on lira les propos de Römer (p. 16-31) comme un bel hommage rendu au Professeur d’Ancien Testament de l’université de Heidelberg, décédé le 1er avril 2014.

[4Ainsi, « À l’origine du Dieu unique de la Bible se tenait un dompteur d’autruches » ; « Yahvé, le Dieu titulaire de l’Israël ancien, n’était pas célibataire et eut longtemps une déesse femme à ses côtés » ; « Abraham n’était, à l’origine, pas le grand-père de Jacob » ; etc.

[5D.V. Edelman, P.R. Davies, C. Nihan, T. Römer, Clés pour le Pentateuque. État de la recherche et thèmes fondamentaux (coll. Le Monde de la Bible, 65), Genève, Labor et Fides, 2013, 15 × 22,5 cm, 240 p., 25 €.

[6T. Römer, L’invention de Dieu (coll. Les livres du nouveau monde), Paris, Seuil, 2014, 14,5 × 22 cm, 340 p., 23 €.

[7S. Anthonioz, Le prophétisme biblique. De l’idéal à la réalité (coll. Lectio Divina, 261), Paris, Cerf, 2013, 13,5 × 21,5 cm, 267 p., 25 €.

[8O. Artus (éd.), Loi et justice dans la littérature du Proche-Orient ancien (coll. Beihefte zur Zeitschrift für Altorientalische und Biblische Rechtgeschichte, 20), Wiesbaden, Harrasowitz Verlag, 2013, 17,5 × 24,5 cm, 274 p., 68 €.

[9S. Finia Buassa, De l’associé de pâturage au compagnon de l’alliance. Le sens de re’a dans les prescriptions de Lv 19, Paris, L’Harmattan, 2014, 15,5 × 24 cm, 359 p., 37 €.

[10A. Wénin, Échec au roi. L’art de raconter la violence dans le livre des Juges (coll. Le livre et le rouleau, 43), Bruxelles, Lessius, 2013, 14,5 × 20,5 cm, 255 p., 24,50 €.

[11P. Abadie, Le berger devenu roi. La montée au trône de David selon 1 Samuel 16 à 2 Samuel 5 (coll. Au fil des Écritures), Lyon, Olivétan, 2013, 14 × 20 cm, 157 p., 14 €.

[12J.-M. Vercruysse (éd.), Le livre de Judith (coll. Graphè 23), Arras, Artois Presses Université, 2014, 16 × 24 cm, 268 p., 18 €.

[13J. Beau, B. Charmet, Y. Chevallier (éd.), Juifs et chrétiens, pourquoi nous rencontrer ? (coll. Juifs et chrétiens en dialogue), Paris, Parole et Silence/École cathédrale, 2013, 14 × 21 cm, 264 p., 17 €.

[14J. Beau, B. Charmet, Y. Chevallier (éd.), Juifs et chrétiens : pour approfondir le dialogue (coll. Juifs et chrétiens en dialogue), Paris, Parole et Silence/École cathédrale, 2013, 14 × 21 cm, 240 p., 19 €.

[15B. de Varine, Juifs et chrétiens. Repères pour dix-neuf siècles d’histoire (du Ier au XIXe siècle) (coll. Essai Histoire), Paris, Desclée de Brouwer, 2013, 15 × 23,5 cm, 711 p., 32 €.

[16S’ils s’intéressent (malheureusement) souvent aux mêmes faits, les quatre volumes (Paris, 1955-1977 ; plus un 5e, collectif paru au Seuil en 1994) de Léon Poliakov sur l’Histoire de l’antisémitisme ne recouvrent pas tout à fait le même propos.

[17M. Buber, La monarchie de Dieu (coll. Les Dix Paroles), Lagrasse, Verdier, 2013, 14 × 22 cm, 312 p., 25,50 €.

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