Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Mère Marie Skobtsov (1891-1945)

« Dans le désert des cœurs humains »

Marie-Laure Desangles, f.m.j.

N°2013-2 Avril 2013

| P. 107-119 |

C’est une figure peu connue du nouveau monachisme orthodoxe que nous présente une moniale des Fraternités de Jérusalem, attentive au cheminement insolite d’un cœur que l’amour du Christ conduisit, de maternité charnelle en maternité spirituelle, au don brûlant de la maternité divine.

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Il est, dans une rue grise et calme du XVe arrondissement de Paris, une étrange chapelle. Une chapelle russe bâtie dans la cour intérieure d’un immeuble banal, autour d’un tronc d’arbre. L’arbre était là, dans la cour, on ne l’a pas déraciné. Aux murs, d’innombrables icônes dont certaines ont été peintes ou brodées, avant la guerre, par celle qui était alors l’âme de cette maison et que tous appelaient simplement Mat’, « Mère ». Mère Marie [1] était à l’image de sa chapelle : habitée par le Christ, mais ayant gardé en elle quelque chose de sauvage, d’indompté. Poète d’une vie dont, par la beauté des mots et de couleurs tissés, mais aussi par la compassion offerte à tous les malheurs, elle préparait la transfiguration.

« Toi, Mère étrange, Mère folle,
c’est la violence même de tes passions
qui t’a jetée dans le fol amour du Christ pour les hommes ».

Poète, révolutionnaire et exilée

Elle était née Élisabeth – Lisa – Pilenko, à Riga, le 8 décembre 1891. Née au bord de la Baltique, mais dans une famille de la noblesse cosaque dont les propriétés s’étendaient en Crimée, au bord de la mer Noire. Née dans des circonstances dramatiques – elle manque de mourir pendant l’accouchement, puis lors de son baptême par immersion – dont sa mère témoignera : « Je ne connais personne qui ait été à ce point exposée à de graves dangers et qui ait à chaque fois miraculeusement échappé à la mort. Dès sa jeunesse, ma fille a su qu’elle connaîtrait des souffrances, des épreuves, une mort cruelle, qu’elle serait brûlée et aurait de nombreux compagnons dans son cercueil » [2].

Son enfance heureuse se partage entre les étés ivres d’escapades dans le domaine familial d’Anapa et les hivers studieux dans « le brouillard jaune » de Saint-Pétersbourg. Mais les soubresauts politiques des dernières années de la Russie impériale la projettent vite hors de la légèreté de ces années : miné par les tracasseries administratives, son père, soupçonné d’indulgence envers les étudiants révolutionnaires, meurt subitement alors que Lisa n’a pas 15 ans.

Établie à Saint-Pétersbourg, elle semble destinée à devenir une parfaite représentante de cette intelligentsia russe, mondaine et intellectuelle, brillante et désenchantée, qui réédifiait le monde par la parole, à longueur de nuits. La mort de son père l’avait conduite à une conclusion radicale : « C’est une injustice. S’il n’y a pas de justice, il ne peut y avoir de Dieu juste. C’est donc qu’il n’y pas de Dieu du tout ! » [3]. À un monde livré au mal et au malheur, l’intelligence, la beauté peut-être pourraient donner sens. Ses dons artistiques ouvrent à Élisabeth la porte des salons littéraires de Saint-Pétersbourg où elle lit ses poèmes et expose ses tableaux. « Nous vivions au centre d’un immense pays comme dans une île déserte, jugera-t-elle plus tard. La Russie ne savait pas lire, mais toute la culture du monde se concentrait dans notre milieu... Nous étions cyniques et impudiques dans le domaine de l’esprit, inconsistants et inagissants dans l’existence même » [4].

Mais déjà son cœur est déchiré par la pitié : elle donne des cours d’alphabétisation à des ouvriers ; allant voir, à seize ans, le grand poète Alexandre Blok pour lui montrer ses propres essais, elle le quitte emplie d’un « sentiment maternel plein d’inquiétude pour lui » ; elle épouse, à dix-neuf ans, un intellectuel révolutionnaire, Dimitri Kouzmine-Karavaiev, « pour lui donner une discipline de travail et le sauver ».

Cette vie de mondanités intellectuelles cependant ne la comble pas : « C’est de l’ivresse sans vin ». Dès 1913, elle se sépare de son mari ; de sa rencontre avec un homme simple, retrouvé à Anapa, naît sa première fille qu’elle prénomme Gaïana (« Terre »). Comme pour conjurer la stérilité des discussions d’esthètes, elle adhère en 1917 au parti socialiste-révolutionnaire, qui lui confie, entre autres missions, la charge d’assassiner Trotski ; elle y renonce. Et si la révolution la contraint à fuir le bolchevisme dans les terres familiales de Crimée, c’est pour y être élue maire et transformer son domaine en école pour les paysans.

Sa traversée de la révolution garde le caractère dramatique et romanesque de sa jeunesse : accusée par l’Armée blanche, qui l’emporte un temps en Crimée, de collaboration avec les révolutionnaires, elle est jugée ; mais condamnée à une peine légère, elle épouse le jeune officier cosaque présidant le tribunal, Danilo Skobtsov, et, devant l’avancée des bolcheviks, s’enfuit avec lui en Géorgie, où naît leur fils Youri, en 1921, puis à Constantinople, en Serbie, où, l’année suivante, elle a une petite fille Anastasia, et enfin à Paris. Là, elle connaît l’exil, la pauvreté, l’humiliation de durs travaux. Là, tout semble la quitter : elle se sépare de son second mari ; sa dernière fille meurt, à trois ans, des suites d’une grippe mal soignée. Mais là où tout la fuit, dans son exil, l’attend « une visitation de Dieu » : « Au chevet de Nastia, je sentis que mon âme, toute sa vie durant, avait erré sur des chemins tortueux. Désormais j’aspire à une route véritable, droite et déblayée, non parce que je crois en la vie, mais pour justifier, comprendre et accepter la mort » [5].

Un monachisme au cœur du monde

« Je le sais, écrivait-elle déjà au début de la guerre de 14, le peuple n’a besoin que du Christ » [6]. Aussi va-t-elle dès lors passer sa vie à porter le Christ au « peuple » et à voir en chacun le Christ qu’il faut nourrir, vêtir, visiter. Elle se met au service de l’ACER (Action chrétienne des étudiants russes) comme « secrétaire itinérante », pour rencontrer et soutenir, à travers la France entière, les émigrés russes, le plus souvent dans une grande misère matérielle et spirituelle. Alors qu’à l’origine, il s’agissait d’apporter un soutien spirituel par des livres et des conférences, elle réinvente auprès d’eux l’amour qui accueille et console, l’amour ingénieux qui sait procurer le vêtement ou le médicament qui fait défaut, l’amour inventif qui sait écrire un article dénonçant telle situation ou se faire l’interprète de telle détresse cachée. Mais cela suffit-il ? « Ce que je donne est si misérable. J’ai parlé, je suis partie, j’ai oublié. Mais j’ai compris pourquoi je n’obtiens pas plus de résultats. Chacun d’eux exige de nous notre vie entière, ni plus ni moins » [7].

La voie pour rejoindre ce frère innombrable, pour abriter, selon son désir, « l’univers en son cœur », est de se donner tout entière au Christ, de lui laisser en son cœur toute la place afin d’aimer en lui. Le métropolite Euloge, alors en charge des paroisses orthodoxes russes d’Europe occidentale, se montre, par grâce, assez attentif à la voix de l’Esprit pour discerner l’authenticité de cette vocation peu conformiste d’une mère de trois enfants, deux fois divorcée. Il reçoit, en 1932, la profession monastique d’Élisabeth Skobtsov : « Je te nomme Marie, en souvenir de sainte Marie l’Égyptienne. De même qu’elle se retira dans le désert après une vie orageuse, va, parle et agis dans le désert des cœurs humains. » Et comprenant, malgré son désir de lui voir fonder une communauté de moniales orthodoxes en France, qu’elle est appelée à inventer ce qu’elle nommera elle-même « un nouveau monachisme, au cœur du monde », il lui montre, lors d’un voyage, le paysage qui les environne : « Voici votre monastère, Mère Marie ! » [8].

Elle part quelques mois vivre une sorte de noviciat auprès de monastères restés traditionnels, en Lettonie et en Estonie, aux franges de l’URSS. Le monachisme qu’elle y découvre lui paraît immobile, immuable, coupé des hommes et de l’histoire. Figé dans un refus du monde qui tend davantage à protéger sa paix qu’à le tourner radicalement vers Dieu. Détournant le sens profond des vœux de chasteté et de pauvreté pour reconstituer un modèle familiariste protecteur : « Ils veulent organiser leur existence, mener une vie en commun, avoir de hauts murs qui font barrage à la crasse et à la douleur du monde. Ils construisent une sorte de famille spirituelle, la protègent et la préservent de toute atteinte comme un lieu sacré. Ils lui consacrent toutes leurs forces pour lui assurer confort matériel, pureté morale, et la maintenir dans la cohésion fraternelle » [9].

Ainsi vécu, le propos monastique s’enlise dans un confort matériel, mais surtout psychologique et spirituel, qui lui fait perdre de vue sa finalité et sa vraie nature qui est d’ordre eschatologique. Replié sur lui-même, il risque de couper le moine des hommes, mais aussi finalement de Dieu : « Il extrait l’homme d’un monde de péché et de souffrance, il l’entoure des hautes murailles du monastère, mais il ne le conduit pas au désert, jusqu’à la grotte, jusqu’à la station solitaire en présence de Dieu » [10].

Le « nouveau » monachisme, le monachisme véritable, loin de se couper du monde, ne doit-il pas, au contraire, suivre le trajet du Christ venu de Dieu et descendu dans le monde ? Comment ne pas aimer ce monde pour qui le Christ a donné sa vie ? Le seul modèle à suivre est ce Jésus qui a connu l’exil loin du Père, une naissance dans la pauvreté, et l’exil encore sur cette terre. Ce Jésus qui a voulu avoir faim et pleurer, qui ne s’est pas soucié que de l’âme humaine, mais a guéri des corps et mangé avec ses amis. Et qui se donne, tout entier – corps et sang – pour que tout entier le monde soit sauvé.

Si un nouveau monachisme doit naître, pense Mère Marie, c’est qu’il faut foncièrement l’ouvrir au monde que Dieu aime, mais aussi parce que les conditions de vie du monde moderne, sont elles-mêmes, dans l’histoire, d’une radicale nouveauté. Elle songe évidemment à la révolution et à l’exil qui ont détruit les hauts murs et jeté les moines russes sur les chemins. Le monachisme, pour continuer à vivre et à remplir dans l’Église un rôle qu’elle estime vital, n’a pas d’autre choix que de s’établir « au cœur du monde » et de redéfinir à cette aune ses valeurs et ses pratiques.

Dès qu’elle acquiert cette certitude, aucune tâche désormais ne lui semble impossible. Commentant la marche sur les eaux de Pierre à la rencontre du Christ, elle écrit dans son dernier poème qui relit son histoire spirituelle :

« Le don qui fut le sien nous est donné aussi.
Pour qui croit, point de noyade,
L’eau sous ses pieds est un chemin aisé.

Mais à une condition : se décider tout de suite
Et ne plus calculer, ni craindre de disparaître.
Lancé, tu vas. Lancée, j’y vais. L’abîme sous les pieds ».

Mère universelle

« Lancée », elle établit son « monastère » dans une petite maison du VIIe arrondissement parisien qu’elle achète, sans en avoir le premier sou, pour en faire un foyer de femmes abandonnées. La communauté qu’elle rêve de fonder se transforme vite en une sorte d’atelier, plus soucieux de travail que de vie spirituelle. Deux ans plus tard, l’étrange monastère, devenu trop petit, déménage rue de Lourmel, dans le XVe, et devient maison d’accueil pour toutes les détresses et les exclusions : à la fois soupe populaire, hospice, centre social et foyer culturel où les plus brillants représentants de l’émigration russe, tel Nicolas Berdiaev ou le P. Serge Boulgakov, son père spirituel, viennent faire des conférences et animer des séminaires d’histoire ou de théologie. Le Père Lev Gillet, le futur « Moine de l’Église d’Orient », qui en est un temps l’aumônier, le décrit comme « un étrange pandémonium. Nous avons des jeunes filles, des fous, des expulsés, des chômeurs et, en ce moment, le chœur de l’Opéra russe et le chœur grégorien de Dom Malherbe et maintenant des services à la chapelle matin et soir » [11].

C’est le P. Lev, qui regarde l’œuvre de Mère Marie avec une bienveillance parfois perplexe, qui doit lui annoncer, en 1936, la mort subite de sa fille aînée, Gaïana, repartie à Moscou avec son jeune époux. Son dernier poème évoque discrètement sa douleur :

« J’ai pris en moi bien des choses : j’ai été trois fois mère,
Engendrant vers la vie et deux fois vers la mort.
Mettre en terre des enfants, c’est comme mourir ».

Chaque matin Mère Marie va dans le quartier des Halles chercher de quoi nourrir la maison ; chaque nuit elle y retourne trouver les clochards, les alcooliques les plus perdus. « Je sens, avait-elle écrit, que la mort de mon enfant m’oblige à devenir une mère pour tous. » Elle devient la mère universelle qui nourrit, console et donne sa vie goutte à goutte. Marie l’Égyptienne, la pécheresse transfigurée au désert par l’amour fou du Christ, laisse peu à peu la place en elle à Marie, Mère de Dieu, qui inlassablement enveloppe de langes le Corps du Christ et le berce en ses membres souffrants.

« À chacun je voudrais donner mon âme
pour que mangent les affamés, `
soient couverts les nus,
se désaltérèrent les assoiffés
et que les sourds entendent la nouvelle ».

C’est à ce prix seulement que peut s’accomplir le commandement laissé par Jésus, « le commandement bi-unitaire de l’amour » [12] qui implique que l’on se soucie moins de son salut et de sa vertu que du don sans réserve de soi-même à l’autre. L’autre, chair souffrante qui réclame d’être accueillie et soulagée dans la réalité de sa misère ; l’autre, icône de Dieu, défigurée par la puissance du mal et du malheur, qui ne peut être restaurée que dans un combat uni à celui du Christ.

Provocations prophétiques

Au fil de ses articles, parus dans diverses revues de l’émigration russe, elle élabore une réflexion originale sur la « mystique des relations humaines » [13], qui appelle un constant « dialogue avec l’homme » jusque dans ses errances et ses déchéances, forme la plus authentique du dialogue avec Dieu. Mais tant sa pensée, novatrice dans l’orthodoxie, que son activité débordante, parfois anarchique, et son tempérament resté anticonformiste l’exposent aux critiques et aux incompréhensions. Les desservants se succèdent dans la paroisse de Lourmel. Les trois moniales, venues à la demande de Mgr Euloge, l’aider à former une communauté, ne parviennent pas à suivre les audaces et les innovations incessantes de Mère Marie, qui leur semble plus soucieuse d’assurer la viabilité économique de son œuvre que d’assister aux offices, et finissent par partir fonder une communauté plus classique.

Il est vrai qu’aux dires de témoins, l’apparence et l’activité de Mère Marie pouvaient choquer : « Je me souviens être passée au foyer un jour de juillet, par une chaleur caniculaire. Je trouvai la Mère à la cuisine, s’affairant près d’un fourneau brûlant dans la vapeur et la fumée, sur une énorme marmite de soupe aux choux bouillante, dans un décor fait de seaux, de cuvettes et de chiffons mouillés. Sans voile, les cheveux en bataille, pieds nus, le bas de la jupe relevée, elle ressemblait plus à la cantinière d’une popote d’ouvriers qu’à une moniale et en tous cas certainement pas à une journaliste ou un poète » [14]. Mais un autre témoin, Constantin Motchoulski rapporte des propos qui relativisent cette apparente négligence : « La communion entre les hommes est un grand mystère et un sacrement. Au Jugement dernier, on ne me demandera pas si j’ai pratiqué avec succès les exercices ascétiques, ni combien j’ai fait de génuflexions et de prosternations. On me demandera si j’ai nourri celui qui a faim, si j’ai vêtu celui qui est nu, si j’ai visité le malade et le prisonnier, et on ne me demandera rien d’autre » [15].

Ses provocations semblent moins la trace d’un anarchisme mal converti que la marque d’un prophétisme en acte, dans la tradition des fols-en-Christ qu’elle aimait [16]. « Nous entrons dans l’âge eschatologique… Ne voyez-vous pas que la fin est proche, qu’elle est à notre porte ? » [17]. La fin du monde qu’elle pressentait exigeait que soit abandonnée toute identification de la foi à un ordre, à des structures. « Personne ne sent que le monde brûle. Personne ne ressent d’angoisse pour le destin du monde… Chaque homme a le choix entre le confort et la douceur d’un lieu de vie, à l’abri des vents et des tempêtes, et l’espace sans limites de l’éternité où tout est indéfini et mouvant, sauf une chose : la Croix » [18].

La guerre

Car la guerre, la guerre qu’elle avait connue dans la Russie idéaliste de sa jeunesse, la rattrape dans cet Occident matérialiste : elle en perçoit d’emblée le caractère eschatologique qui « exige une mobilisation totale des forces spirituelles », comme elle comprend immédiatement la nature criminelle du nazisme qui « a empoisonné toutes les sources et tous les puits ». Mais, chez Mère Marie, la lucidité intellectuelle s’accompagne toujours de l’efficacité pratique : elle organise l’aide aux prisonniers ; elle ouvre un atelier de confection de couvertures pour l’armée française, qui lui permet de continuer à nourrir « Lourmel ». Puis, au fur et à mesure que les lois anti-juives sont promulguées dans Paris occupé, l’aide s’organise à Lourmel pour héberger et cacher les Juifs qui viennent s’y réfugier, leur fournir des certificats de baptême, les faire passer en zone libre. En juillet 1942, lors de la rafle du Vel’d’Hiv’, Mère Marie réussit, grâce à son habit monastique, à entrer dans le stade pour soigner, réconforter ; elle parvient même à en faire sortir quatre enfants, cachés dans les poubelles. Elle répond à l’obligation du port de l’étoile jaune par un poème :

« Deux triangles, une étoile,
le bouclier de l’ancêtre David.
C’est élection, non pas offense,
un grand chemin, pas un malheur. […]
Israël, tu es encore persécuté,
mais qu’importe la haine des hommes
si, dans l’orage de Sion,
Elohim à nouveau te questionne… ».

Le 8 février 1943, sur dénonciation, la Gestapo investit Lourmel et arrête le prêtre desservant, le P. Dimitri Klépinine, Youri, le fils de vingt ans de Mère Marie, et plusieurs amis. Deux jours plus tard, elle a juste le temps de dire à sa mère : « Sois forte ! », avant d’être emmenée à son tour. Ni Youri ni le P. Dimitri ne reviendront de Buchenwald.

Ravensbrück : Marie du Golgotha

Quant à Mère Marie, déportée à Ravensbrück, elle subit, comme tous, la vie des camps, dans la faim, le froid, la maladie, les coups, les humiliations. Mais elle demeure, aux dires de ses compagnes, celle qui écoute et console. Elle demeure profondément libre. Dans l’alliance qui la caractérise de sens pratique et de souci spirituel, elle organise dans son bloc de petits cercles d’études, où parfois elle lit et commente un passage d’évangile. Avec du fil dérobé dans l’atelier où elle travaille, elle brode des mouchoirs qu’elle offre, et des icônes, étincelles de beauté dans la nuit. Debout, pendant les appels, sans dessin préalable, elle réalise ainsi sur un carré de tissu une broderie inspirée de la tapisserie de Bayeux, pour célébrer le débarquement des Alliés en Normandie. Elle demeure surtout en Christ qui est la vraie terre de son âme, le lieu de la passion quotidienne qu’elle partage avec toutes, et de la résurrection qu’elle voit déjà à l’œuvre, jusque dans la fumée qui monte, nuit et jour, des fours crématoires : « Cette fumée n’est sinistre qu’au sortir de la cheminée. Car regardez-la s’élever, voyez comme en montant elle se transforme en un nuage léger, immatériel, qui se dissipe dans l’espace infini. Ainsi font nos âmes qui s’arrachent à cette terre de péché et, après un vol léger sont aspirées par l’éternité pour une nouvelle vie de bonheur » [19].

Au fur et à mesure que ses forces l’abandonnent, elle est configurée à son Seigneur et à sa Mère – la dernière icône qu’elle brode montre Marie enlaçant tendrement son Fils en croix. « Au Gologtha, avait-elle écrit, le Christ souffre sa passion volontaire. Marie souffre involontairement avec lui. Il porte les péchés du monde. Elle collabore avec lui, compatit. Il est crucifié dans sa chair. Elle est crucifiée avec lui. [...] L’âme humaine unit en elle deux images originelles : l’image du Fils de Dieu et celle de la Mère de Dieu. Autrement dit, elle doit participer non seulement au destin du Fils, mais aussi à celui de la Mère. Cela signifie qu’elle doit non seulement prendre sa croix volontairement choisie, mais aussi accepter le mystère de la croix devenue épée, reçue et non choisie. D’une part, la croix du Golgotha doit transpercer telle une épée, chaque âme humaine, être vécue comme une compassion, une participation aux souffrances du Fils de l’homme. D’autre part, l’âme doit accepter les épées que sont les croix de ses frères  » [20].

À Ravensbrück, Mère Marie est devenue Marie du Golgotha. Jusqu’à donner le témoignage du plus grand amour (Jn 15,13), en épousant la mort d’une autre. Le Vendredi Saint 30 mars 1945, lors d’une « sélection » opérée par les nazis, elle s’était approchée du groupe de celles qui partaient, avait, semble-t-il, pris la place de l’une d’elles. Le Samedi Saint, le matricule 19263 s’inscrit dans la longue liste des femmes gazées dans le camp. « La mort de Mère Marie qui avait tout donné d’elle-même aux autres, écrivit quelques années plus tard Geneviève de Gaulle-Anthonioz, qui partagea le même bloc dans le camp, fut une mort humiliée, dépouillée, semblable à celle de son Maître supplicié. » Mais une mort pour la vie :

« Ô mort, non, je ne t’ai pas aimée, toi.
J’ai aimé ce qui est vivant en ce monde : l’éternité ».

Une maternité consumée

Une vie à l’image de l’histoire de son siècle et de son pays, chaotique, confrontée à la violence et à la désespérance. Mais une vie aimantée par l’absolu, cherché dans la beauté par la création artistique, dans la justice par l’engagement social révolutionnaire, dans la quête de l’amour à travers des mariages décevants, des maternités successives, une intense activité sociale et caritative auprès d’exilés et de démunis de toutes sortes. Avant qu’elle ne le rencontre dans le visage du Christ : « Rien n’a jamais été inventé de plus fort que ces paroles : ‘ Aimez-vous les uns les autres’. Seulement il faut aller jusqu’au bout et ne pas faire d’exception. Alors tout sera justifié et la vie illuminée. Sans cela tout est horreur et pesanteur » [21]

La violence de l’amour aiguillonnait Mère Marie, faisant voler en éclats convenances et conformismes et, même après sa conversion, tout ce qui pouvait ressembler à un repli sur soi et à une installation dans la fausse paix du quotidien.

Mais plus elle laissait son cœur être déchiré par l’épée qui avait transpercé l’âme de la Mère de Dieu (Lc 2,35), plus elle apprenait de Marie à voir en tout homme l’image de Dieu et son propre fils, et plus elle participait à la force et à la douceur de la maternité divine. Jusqu’à l’ultime purification que, sept ans auparavant, elle avait prophétisée par le feu :

« Je le sais, le bûcher s’allumera. […]
Des branches mortes monte une mince fumée,
le feu apparaît à mes pieds,
le chant funèbre devient plus fort.
Mais la ténèbre n’est pas mort, ni vide,
en elle se dessine la croix.
Ma fin ma fin consumée »

Jusqu’à, dans la communion à la Passion du Christ, devenir martyre de la compassion [22].

[1Publications en français : Mère Marie, Le sacrement du frère (biographie spirituelle par Hélène Arjakovsky-Klépinine, traductions d’articles et de poèmes), Éd. Le Sel de la terre, 1994 ; Sainte Marie de Paris, Le Jour du Saint-Esprit, (témoignages, écrits autobiographiques, pièces-mystères, articles), Cerf, 2012.

[2Souvenirs de Sophie PILENKO, in Le Jour du Saint-Esprit, p. 35.

[3« Rencontres avec Alexandre Blok », in Le Jour du Saint-Esprit, p. 178.

[4Ibid. p. 184.

[5Le sacrement du frère, p. 27-28.

[6Souvenirs de Sophie PILENKO, in Le Jour du Saint-Esprit, p. 50.

[7Témoignage de Constantin MOTCHOULSKI, in Le Jour du Saint-Esprit, p. 87.

[8Le sacrement du frère, p. 35-36.

[9« Sous le signe de la destruction », in Le Jour du Saint-Esprit, p. 429.

[10Ibid. p. 430.

[11Élisabeth Behr-Siegel, Un moine de l’Église d’Orient, Cerf, 1993, p. 282.

[12« Le second commandement de l’Évangile », in Le sacrement du frère, p. 75.

[13Selon le titre d’un de ses articles, traduit dans Le sacrement du frère, p. 107-115.

[14Témoignage de Tatiana MANUKHINA, in Le Jour du Saint-Esprit, p. 74-75.

[15Témoignage de Constantin MOTCHOULSKI, in Le Jour du Saint-Esprit, p. 91.

[16Mère Marie a rédigé plusieurs biographies de ces « fous », typiques de la piété russe, qui choisissent comme voie de sainteté l’imitation de la kénose du Christ.

[17Témoignage de Constantin MOTCHOULSKI, in Le Jour du Saint-Esprit, p. 94.

[18Le sacrement du frère, p. 39.

[19Rapporté par Danilo SKOBSTOV, in Le Jour du Saint-Esprit, p. 104.

[20« De l’imitation de la Mère de Dieu », in Le sacrement du frère, p. 101.103.

[21Le sacrement du frère, p. 28.

[22Mère Marie a été canonisée par le Saint-Synode du Patriarcat œcuménique, le 11 février 2004, ainsi que ses trois compagnons, arrêtés en même temps qu’elle et morts en déportation : son fils Youri, le P. Dimitri Klépinine, desservant de la paroisse de la rue de Lourmel, et Élie Fondaminski, juif baptisé par le P. Dimitri dans le camp de transit de Compiègne.

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