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Le discernement des esprits chez saint Jean Cassien

(suite et fin)

Marie-David Weill, c.s.j.

N°2013-2 Avril 2013

| P. 120-133 |

Poursuivant son parcours des Conférences de Jean Cassien, l’auteur nous propose, après la comparaison des « habiles changeurs », l’image de « la voie royale », puis la figure de « l’ambidextre » : le discernement ne jouait donc pas seulement sur le registre du combat spirituel, mais encore, sur celui de la mesure et finalement, de l’équilibre qu’offre la véritable pureté du cœur.

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II. « Marcher dans la voie royale » : la discretio, « gouvernail de notre vie »

L’image biblique de la « voie royale » et la vertu des philosophes

Abba Moïse commence sa Conférence sur la discretio en rappelant les paroles d’Antoine soulignant l’excellence du discernement sur toutes les vertus :

« Combien avons-nous vu [de solitaires] se livrer aux jeûnes et aux veilles les plus rigoureuses, provoquer l’admiration par leur amour de la solitude, se jeter à un dépouillement si absolu, qu’ils n’eussent pas souffert de se réserver même un jour de vivres, voire un seul denier, remplir en tout empressement les devoirs de l’hospitalité ! Puis, soudain, ils sont tombés dans l’illusion ; à l’œuvre entreprise, ils n’ont pas su donner son couronnement ; ils ont terminé la plus belle ferveur et une vie digne d’éloge par une fin abominable […] l’absence de la seule discrétion fit que [leurs œuvres] ne purent persévérer jusqu’à la fin. On ne voit pas, en effet, d’autre cause à leur chute, sinon que n’ayant pas eu la chance d’être formés par des anciens, ils ne purent acquérir cette vertu, laquelle, se tenant également éloignée des deux excès contraires, enseigne le moine à marcher toujours par une voie royale, et ne lui permet de s’écarter ni à droite, dans une vertu sottement présomptueuse et une ferveur exagérée, qui passent les bornes de la juste tempérance, ni à gauche, vers le relâchement et le vice, et, sous prétexte de bien régler le corps, dans une paresseuse tiédeur de l’esprit. » (Conf. II, 2)

On le voit, il ne s’agit plus ici de rejeter les fausses pièces de monnaie et de ne garder que les vraies, il s’agit de se garder des excès opposés, du « trop » comme du « trop peu ». On reconnaît sans peine ici le concept philosophique de la vertu, qui garde l’orthos logos, la voie droite, le juste milieu entre deux excès. Mais on se méprendrait en interprétant les propos de Cassien de manière philosophique, comme s’il s’agissait en premier lieu de cultiver une vie vertueuse fondée sur la maîtrise de soi et les ressources de la nature humaine. L’image de la « voie royale » est avant tout une image biblique, issue du Pentateuque [1] : lors de la marche du peuple d’Israël Moïse demande à plusieurs rois l’autorisation (refusée !) de traverser leur territoire, en s’engageant à passer en droite ligne « sans dévier ni à droite ni à gauche », c’est-à-dire sans user à son profit des biens du pays traversé. Le contexte est celui du pénible et interminable exode précédant l’entrée en Terre Promise, mais on est ici tout proche du terme : après trente-huit ans d’errance, Israël traverse les terres d’Edom et de Moab, passe le torrent de Zèred, et Dieu lui promet la victoire sur les peuples dont il faut encore traverser les territoires avant l’entrée en Canaan : « Vois, je livre en ton pouvoir Sihôn, roi de Heshbôn, l’Amorite, ainsi que son pays. Commence la conquête ; provoque-le au combat. À partir d’aujourd’hui, je répands la terreur et la crainte de toi parmi les peuples qui sont sous tous les cieux : quiconque entendra le bruit de ton approche sera saisi de trouble et frémira d’angoisse. » (Dt 2, 24-25). Le refrain « Vous ne craindrez pas, car c’est le Seigneur, votre Dieu, qui combat(tra) pour vous » (Dt 1, 30 ; 3, 22 ; 20, 4) donne le ton à tout le propos de Cassien sur la discretio : le progrès et les victoires du moine dans la voie royale de la discretio résident dans la grâce accordée par Dieu, non dans son mérite personnel.

La discretio, âme de l’ascèse des Pères

Cet aspect de la discretio comme « voie royale » va commander toute l’ascèse des Pères du désert et est un des traits les plus caractéristiques de la physionomie de Cassien :

« Efforçons-nous donc de tout notre pouvoir d’acquérir, par la vertu d’humilité, le bien de la discrétion, qui saura nous garder indemnes des deux excès opposés. Le proverbe n’est pas nouveau : Ἀκρότητες ἰσότητες, les extrêmes se touchent. L’excès du jeûne et de la voracité ont même aboutissement ; les veilles immodérées ne sont pas moins désastreuses pour le moine que l’appesantissement d’un sommeil prolongé. Les privations excessives débilitent et ramènent à l’état où croupissent la négligence et l’apathie. J’en ai vu maintes fois qui étaient demeurés sourds aux séductions de la gourmandise, déchoir par suite de jeûnes immodérés ; la passion qu’ils avaient vaincue prit sa revanche à la faveur de leur affaiblissement. D’autres sont tombés, pour s’être adonnés plus que de raison aux veilles et aux nuits sans sommeil, dont le sommeil même avait été impuissant à triompher. » (Conf. II, 16).
« Que l’on s’empresse à ne point glisser, par appétit de la jouissance corporelle, dans un relâchement malheureux, à ne pas anticiper l’heure fixée, ni s’abandonner au plaisir de la bouche ou dépasser la mesure. Mais il convient aussi, l’heure venue, de prendre nourriture et sommeil, quelque répugnance que l’on puisse y avoir. L’une et l’autre guerre viennent du démon ; mais la chute est plus grave par un jeûne immodéré que par un appétit satisfait. De celui-ci, on peut, une componction salutaire intervenant, remonter à la mesure de l’austérité ; de l’autre, c’est impossible. » (Conf. II, 17).

Peut-être s’étonnera-t-on au premier abord qu’en matière de nourriture et de sommeil, le « trop peu » représente pour l’ascète un danger plus grand encore que le « trop » ? Abba Moïse en fait lui-même la confidence à ses auditeurs :

« Je me souviens, quant à moi, d’avoir plus d’une fois si profondément méprisé l’appétit de la nourriture, qu’après deux ou trois jours passés sans rien prendre, la pensée même ne me venait pas de rompre l’abstinence [...] Or j’éprouvai toujours que cette répugnance à l’endroit de la nourriture et du sommeil me jetait dans un plus grand péril que n’auraient fait les assauts de la paresse et de la gourmandise. » (Conf. II, 17).

Comment comprendre ? En fait, les désirs de prouesses ascétiques (comme s’abstenir totalement de nourriture, de sommeil), s’écartant de la mesure prescrite par la règle commune et la tradition des anciens, s’avèrent bien souvent être d’origine démoniaque, comme ces fausses pièces de monnaie dont nous avons parlé : de telles pensées d’ascèse excessive revêtent les apparences de la ferveur, de la piété, mais font encourir un double péril : tout d’abord celui de la vanité, mais aussi celui d’un affaiblissement excessif du corps qui rendra le moine plus vulnérable aux assauts des autres vices et tentations (colère, tristesse, etc). Le discernement des esprits est donc une véritable sagesse pratique qui ne fait jamais de l’ascèse un absolu, mais la considère toujours en vue de sa finalité : la charité et la contemplation [2].

Dans son essai sur la spiritualité du monachisme primitif, où il commente la Vie d’Antoine écrite par Athanase, L. Bouyer a très bien mis en lumière l’anthropologie et la théologie qui sous-tendent la sagesse de cette ascèse des Pères toute empreinte de discernement. Pour Cassien et les premiers moines, le corps, comme le cosmos, est bon, créé par Dieu. Mais l’ordre qui régit actuellement les mouvements du corps et du cosmos, lui est perverti et vient du diable [3]. Ainsi l’ascèse ne lutte pas contre le corps, mais uniquement contre le désordre imprimé par le diable dans le corps. Le but n’est pas de supprimer le corps mais de lui faire retrouver son ordre originel à l’âme. De même, le but n’est pas non plus de châtier le corps et la sensibilité dans le dessein de communier davantage par là aux souffrances de la Passion du Christ, comme le fera une ascèse médiévale devenue parfois ambiguë [4]. Chez les Pères, le but est uniquement de devenir plus libre, de s’affranchir peu à peu de l’esclavage qu’un corps indocile fait peser sur l’âme. C’est une « ascèse par abstinence », une « ascèse de libération ».

Dès lors s’éclaire le lien qui unit les deux orientations de la discretio (discerner l’origine de nos pensées et se garder du « trop » et du « trop peu ») : le fait de s’en tenir humblement mais fermement et fidèlement à la mesure fixée par la règle commune, par la tradition éprouvée des anciens, est une des armes les plus efficaces pour éviter de se laisser piéger par une « fausse pièce » présentée par le tentateur. L’humilité, la régularité et l’obéissance servent davantage le progrès spirituel du moine que les à-coups d’une héroïcité peu éclairée...

L’acquisition de la discretio : ouverture du cœur et obéissance

Cette sagesse pratique, en effet, ne s’acquiert pas en un jour, elle est le fruit de la persévérance et d’un long chemin au cours duquel le disciple s’en remet entièrement à un ancien éprouvé. Car si le discernement des esprits est « un très haut présent de la grâce divine (diuinae gratiae maximum praemium) » (Conf. II, 1), un charisme (cf. 1 Co 12,10) que certains reçoivent pour servir le bien des âmes, il reste cependant que tout moine doit s’efforcer d’acquérir pour lui-même cet indispensable discernement [5]. À Germain qui s’enquiert de la voie à suivre pour l’acquérir, abba Moïse répond sans hésitation : la seule voie, c’est l’humilité, et cette humilité s’exprime et grandit à travers deux attitudes principales : l’ouverture du cœur [6] et la complète remise de son jugement propre aux anciens dans une obéissance inconditionnelle [7].

« La vraie discrétion ne s’acquiert qu’au prix d’une vraie humilité. De celle-ci la première preuve sera de laisser aux anciens le jugement de toutes ses actions et de ses pensées mêmes, tellement que l’on ne se fie pour rien à son sens propre, mais qu’en toutes choses l’on acquiesce à leurs décisions, et que l’on ne veuille connaître que de leur bouche ce qu’il faut tenir pour bon, ce qu’il faut regarder comme mauvais. » (Conf. II, 10).

Paradoxalement, le disciple qui veut devenir διακρίτος, qui veut acquérir le discernement, doit donc commencer par se faire volontairement ἀδιακρίτος [8], « sans discernement », en abdiquant son jugement personnel dans une remise de soi inconditionnelle (ἀδιακρίτως) à un ancien. « Obéir, dira joliment saint Jean Climaque après Cassien, c’est exclure le discernement par surabondance de discernement » [9].

Celui qui aura, par cette voie d’humilité et d’obéissance, acquis le discernement, goûtera alors une paix et une liberté nouvelles, tout à fait caractéristiques de la spiritualité des Pères. C’est encore à travers une métaphore que Cassien va nous aider à comprendre ce dernier point. Dans sa sixième Conférence, « Du meurtre des saints », le binôme droite/gauche évoqué à propos de la voie royale réapparaît, à travers l’image originale de l’ambidextre, que Cassien puise dans le sens littéral de l’Écriture et qui figure pour lui le moine parfait : « Tel nous est dépeint, dans le livre des Juges (3, 15), ce fameux Aoth, ‘qui se servait des deux mains comme de la droite’ » (Conf. VI, 10) [10].

III. « Ambidextres, nous le serons à notre tour… » : la discretio du moine parfait

La victoire de l’ambidextre

Comme Aoth, nous serons des « ambidextres », mais au sens spirituel,

« si par un bon et droit usage de la prospérité, qui tient lieu de la main droite, et de l’adversité, représentée par la main gauche, nous les tournons également au côté droit, en sorte que tout ce qui nous arrive nous devienne, selon le mot de l’Apôtre, ‘ armes de justice’. » (Conf. VI, 10)

En effet, « notre homme intérieur, dit Cassien, a essentiellement deux mains » (Conf. VI, 10). La main droite, c’est le « succès spirituel », c’est-à-dire les moments où le moine expérimente qu’il commande aisément en maître à toutes ses passions et convoitises : son âme est tranquille, fervente, et « se porte d’un ardent désir vers les choses futures, qu’elle contemple aussi dans une plus grande lumière » (Conf. VI, 10).

La main gauche, elle, représente l’adversité, l’expérience de la tentation et de l’épreuve :

« le tourbillon des tentations le saisit ; les feux de la concupiscence allument les désirs de la chair ; les passions déchaînent les ardeurs de la colère ; la superbe et la vaine gloire se gonflent et l’émeuvent. La tristesse qui opère la mort l’abat ; la paresse lui donne l’assaut avec toutes ses machines de guerre, et l’ébranle. Toute ferveur lui étant retirée, il s’appesantit dans une sorte de tiédeur et de chagrin sans motif […] La psalmodie, la prière, la lecture, la solitude de sa cellule lui deviennent à la fois des objets d’horreur, et tous les instruments des vertus lui inspirent un sombre et insupportable dégoût. Lorsque le moine se sent battu par ces flots, qu’il reconnaisse que l’attaque vient de gauche ! » (Conf. VI, 10).

La main droite – le succès spirituel – risque de conduire à la vaine gloire ; la main gauche – l’assaut des tentations – risque de conduire au désespoir. L’ambidextre évite les deux périls ; se servant aussi habilement de la main droite que de la gauche, il sait vivre pareillement le succès et l’épreuve, et tout sert son bien spirituel [11].

Dans l’Ancien Testament, Job est le parfait modèle de l’ambidextre spirituel : « il gagne la couronne à droite », en restant humble et juste dans l’opulence, et « il triomphe aussi à gauche, en déployant dans l’adversité une vertu plus sublime encore » (Conf. VI, 10). Et dans le Nouveau Testament, c’est l’apôtre Paul qui représente le « véritable ambidextre », quand il déclare en Ph 4, 11-13 : « J’ai appris à me contenter de l’état où je me trouve. Je sais vivre pauvrement, je sais aussi vivre dans l’abondance. Ayant éprouvé de tout, je suis fait à tout, à la satiété et à la faim, à l’abondance et à la détresse. Je puis tout en celui qui me fortifie. »

« Ambidextres, nous le serons à notre tour, lorsque l’abondance ou la disette des choses présentes ne pourra nous changer ; que ni la première ne nous jettera aux voluptés d’un mortel relâchement, ni la seconde au désespoir et au murmure, mais que, rendant à Dieu d’égales actions de grâces dans la bonne et la mauvaise fortune, nous tirerons un même profit de l’une et de l’autre. » (Conf. VI, 10).

L’image est intéressante, car elle complète celle des « habiles changeurs » et celle de la « voie royale » et va plus loin encore. Il ne s’agit plus seulement ici du « ou/ou » des changeurs séparant les vraies pièces des fausses, ni du « ni/ni » de la vertu et de l’ascèse évitant les deux excès du trop et du trop peu ; il s’agit maintenant du « et/et », d’user positivement aussi bien de la droite que de la gauche, c’est-à-dire de faire tourner à son avantage spirituel toutes les situations quelles qu’elles soient. Richesse et pauvreté, santé et maladie, tranquillité de l’âme et assauts de la tentation, rien ne peut détourner de sa vocation d’union à Dieu le moine anachorète ambidextre, qui possède l’art consommé du discernement des esprits.

Discernement des esprits, anthropologie et cosmologie

Arrivés à ce point, nous comprenons pleinement le rôle et l’importance du discernement des esprits. Il ne s’agit pas seulement d’une vertu utile pour avancer sans s’égarer dans la vie spirituelle, en déjouant les pièges du démon et en pratiquant à bon escient l’ascèse et la vertu, il s’agit de bien plus que cela. Le « moine ambidextre », c’est finalement l’homme vainqueur dans tous les combats [12], c’est-à-dire l’homme restauré dans sa pureté originelle, l’homme pleinement conforme au dessein créateur de Dieu et exerçant son dominium sur l’ensemble de la création, qui s’étend de son propre corps jusqu’aux créatures angéliques. Le moine ne vit pas pour lui : sa discretio n’a rien d’une introspection méticuleuse qui le replierait sur lui-même en vue de cultiver sa sainteté personnelle ; son ascèse n’est pas une affaire privée, ses vertus ne sont pas ordonnées à lui permettre de vivre satisfait de soi dans la tranquillité de l’âme. Le moine vit pour Dieu et pour le monde. Il est engagé au cœur du grand combat cosmique qu’a déclenché la révolte des premiers anges [13]. Et quand il quitte le cénobitisme pour s’engager plus avant dans la solitude, ce n’est pas par mépris de la vie commune ni par individualisme. C’est au contraire parce que, fortifié par ses premières victoires, il se laisse pousser comme le Christ par l’Esprit au désert (cf. Mt 4, 1-14) pour y poursuivre en première ligne, pour l’Église et pour le monde, le combat contre le diable, combat qui se joue en lui et dans toute la création [14]. Dans ce combat, le discernement des esprits, dirigeant la pratique d’une ascèse éclairée, est bien sûr l’arme essentielle.

« Ainsi l’ascèse d’Antoine, et de tout le monachisme ancien, apparaît-elle comme étroitement liée, dans son caractère physique lui-même, à une anthropologie découlant des dogmes bibliques de la création et du péché originel et, plus généralement, à toute une cosmologie de la chute et de la rédemption. C’est la même conception où s’encadre l’image de l’œuvre du Christ dressée par les épîtres pauliniennes aux Colossiens et aux Éphésiens : un conflit spirituel où le Christ et les ‘puissances’ sont les antagonistes. »

Discernement des esprits et paternité spirituelle

Dans la solitude du désert, retiré loin du monde, le moine est donc au cœur de l’Église, au cœur du monde. Et celui qui maîtrise parfaitement l’art du discernement des esprits, fruit de longues années d’ascèse et de prière, ou en a reçu le charisme (cardiognosie), est alors appelé, au cœur même de sa solitude, à un nouveau service de charité fraternelle. Le moine parfait, c’est celui qui devient père, celui qui engendre et guide avec discernement ses frères sur les voies de la contemplation. Là, et là seulement, sa vie révèle toute sa maturité et porte tous ses fruits de charité [15]. Le discernement des esprits, allié à l’humilité et la compassion, est la qualité principale du père spirituel, Cassien le montre bien en plaçant sa deuxième Conférence sous le patronage d’Antoine, qu’Athanase décrivait comme modèle du moine devenu père d’une multitude par son charisme de discernement :

« Il y avait encore ceci de grand dans l’ascèse d’Antoine. Il avait, comme je l’ai déjà dit, le charisme du discernement des esprits. Il en connaissait les mouvements, et les intrigues vers lesquelles chacun d’eux se portait avec zèle. Non seulement il ne se laissait pas jouer par eux, mais il enseignait aussi à ceux dont ils troublaient les pensées comment ils pourraient déjouer leurs intrigues, en leur expliquant les fourberies et les faiblesses de leurs agissements. Chacun donc, comme s’il avait été oint par lui, descendait au combat plein de hardiesse contre les intentions du diable et de ses démons. Combien de vierges, même déjà fiancées, pour avoir seulement vu Antoine de loin, demeurèrent vierges pour le Christ. Il venait aussi vers lui des gens de l’étranger. Eux aussi, comme tous les autres, en tiraient profit et rentraient chez eux comme conduits par un père. Vraiment, quand il se fut endormi, tous, comme des orphelins privés de père, se consolaient uniquement par son souvenir, en gardant ses admonitions et ses exhortations. »

Une telle paternité spirituelle ne naît pas naturellement du « grand âge », du « nombre des années », mais de la sagesse [qui] tient lieu à l’homme de cheveux blancs » (Conf. II, 13). Le démon se plaît à user des « cheveux blancs » des anciens « pour leurrer les jeunes, en les leur présentant comme la marque d’une autorité acquise d’avance » (Conf. II, 13). Mais les vrais pères, les anciens authentiques auxquels il convient d’ouvrir son cœur et de remettre sa vie sont rares, « chaque génération n’en a compté que quelques-uns » [16].

Conclusion

Au terme de cette présentation, nous voudrions insister sur un point. On ne soulignera jamais assez que ce « discernement des esprits », si central soit-il dans la spiritualité monastique, n’arrête jamais le regard sur lui-même, mais appelle toujours un dépassement, un achèvement dans un au-delà de lui-même. La finesse de l’analyse psychologique et de la description du combat spirituel que nous ont transmise Antoine, Évagre, Cassien et leurs successeurs, ne se comprend que par la vie mystique, par l’excellence et l’ardeur de la charité, dans son double visage d’amour de Dieu et d’amour du prochain.

Si le moine scrute les replis de son cœur pour en chasser toutes les impuretés, ce n’est pas pour s’analyser, ni pour s’établir dans la sérénité d’une âme affranchie de toute passion, ce qui n’aurait rien de chrétien. C’est au contraire dans l’unique but d’aimer son Dieu avec passion et de s’offrir à lui plus pleinement en mettant ses pas dans les pas du Christ. Les Conférences de Cassien sur la prière (IX-X) traduisent bien la profondeur de l’expérience mystique authentiquement chrétienne des Pères du désert et leur désir brûlant et passionné de Dieu. La pureté du cœur qu’ils s’efforcent d’acquérir par le discernement n’exclut la passion que par surabondance de passion pour Dieu. Voilà comment Cassien fait parler abba Isaac, au sujet de la prière de ceux qui sont avancés dans les voies de la pureté du cœur : « leur cœur s’enflamme, et il est ravi en cette prière de feu que le langage humain ne saurait exprimer » ; leur âme est comme une « flamme insaisissable, flamme dévorante » (Conf. IX, 15), leur prière « jaillit dans un élan tout de feu, un ineffable transport, une impétuosité d’esprit insatiable. Ravie hors des sens et de tout le visible, c’est par des gémissements ineffables et des soupirs que l’âme s’épanche vers Dieu. » (Conf. X, 11). « C’est un regard sur Dieu seul, un grand feu d’amour. L’âme s’y fond et s’abîme en la sainte dilection, et s’entretient avec Dieu comme avec son propre Père, très familièrement, dans une tendresse de piété toute particulière. » (Conf. IX, 18) [17].

En combattant sans relâche en première ligne les vices et les manœuvres des démons dans son âme pour atteindre la « pureté du cœur », et en accordant à ce travail tout intérieur réalisé dans le secret de sa solitude la priorité sur toute œuvre ecclésiale visible, le moine permet peu à peu à l’Esprit du Christ d’étendre son règne en lui. Il accomplit par là un service ecclésial d’une incomparable grandeur, un service de charité fraternelle, parce qu’il coopère à restaurer la beauté défigurée de l’image divine originelle inscrite dans son âme et dans l’âme de ses frères, qu’il sera appelé à la suite d’Antoine à engendrer et à servir comme un père.

« Son aptitude à être utile à tous était telle que beaucoup de soldats et de gens qui s’étaient acquis de grands biens déposaient les fardeaux de cette vie et se faisaient dès lors moines. Vraiment, il avait été donné par Dieu pour médecin à l’Égypte. Qui venait à lui affligé et ne s’en retournait joyeux ? Qui venait en se lamentant sur ses morts et ne quittait aussitôt son deuil ? Qui venait en colère et n’était transformé en ami ? Quel pauvre venait à lui, découragé, et, à l’entendre et le voir, ne méprisait la richesse et n’était consolé de sa pauvreté ? Quel moine, qui s’était laissé aller au relâchement, et était venu vers lui, ne devenait bien plus fort ? Quel jeune homme, venu à la montagne et ayant contemplé Antoine, ne sentait aussitôt les plaisirs se dessécher et ne chérissait la tempérance ? Qui venait vers lui tenté par un démon et ne trouvait le repos ? Qui venait enfin, troublé dans ses pensées, et n’éprouvait le calme de l’esprit ? »

[1Nb 20, 14.17 : « Moïse envoya de Cadès des messagers : Au roi d’Edom. Ainsi parle ton frère Israël. [...] Nous voulons, s’il t’agrée, traverser ton pays. Nous n’irons pas à travers les champs ni les vignes ; nous ne boirons pas l’eau des puits ; nous suivrons la route royale (dèrèk hammèlek, hodô basilikè, via publica) sans nous écarter à droite ou à gauche, jusqu’à ce que nous ayons traversé ton territoire. » ; voir également Nb 21, 21-22 et Dt 2, 27.

[2Si donc, pour une raison légitime, nous n’avons pu « remplir selon toute sa rigueur notre programme accoutumé », il ne faut pas s’en attrister ou se mettre en colère car, dit Cassien, « on gagne moins par un jeûne que l’on ne perd par un mouvement de colère ; et le profit que l’on retirerait de la lecture n’égale pas le dommage encouru pour le mépris d’un frère » (Conf. I, 7) ; « Une fidélité ponctuelle ne nous servira de rien, si nous nous laissons ravir la chose principale, en vue de quoi tout doit être accompli » (ibid.).

[3Cf. L. Bouyer, La vie de saint Antoine. Essai sur la spiritualité du monachisme primitif, coll. « Figures monastiques », St Wandrille, éd. de Fontenelle, 1950, p. 73-75.

[4« Remarquons qu’il n’est pas fait mention ici de pratiques positivement afflictives, comme les moines d’Irlande ou saint Pierre Damien en introduiront dans l’ascèse : pas de mortifications blessantes, pas de disciplines ensanglantées. L’ascèse d’Antoine et des premiers moines n’est faite que d’abstinences. Elle n’inflige nulle torture, etc ». (L. Bouyer, La vie de saint Antoine..., op. cit., p. 92).

[5A. de Vogüé remarque une évolution, le passage d’une diakrisis-charisme reçu pour autrui (cf. 1 Co 12) à une diakrisis-vertu personnelle acquise par chaque moine pour son propre salut : « En passant de Paul à Athanase, cette diakrisis communautaire s’intériorise et se privatise […]. Accordée originellement à certains membres de l’Église pour le bien de celle-ci, la grâce du discernement doit maintenant être possédée, et d’abord demandée, par chaque solitaire pour son propre salut. » (A de Vogüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l’antiquité. Première partie : le monachisme latin. Tome I : De la mort d’Antoine à la fin du séjour de Jérôme à Rome (356-385), coll. « Patrimoines. Christianisme », Paris, Cerf, 1991, p. 65).

[6« On enseigne aux débutants à ne cacher par fausse honte aucune des pensées qui leur rongent le cœur, mais, dès qu’elles sont nées, à les manifester à l’ancien et, pour en juger, à ne pas se fier à leur opinion personnelle, mais à croire mauvais ou bon ce que l’ancien, après examen, aura déclaré tel. (Inst. IV, 9) ; « Une mauvaise pensée produite au jour perd aussitôt son venin » : le démon bat alors aussitôt en retraite, car « ses suggestions pernicieuses n’ont sur nous d’empire qu’autant qu’elles demeurent cachées au fond du cœur » (Conf. II, 10).

[7Voir Inst. IV, 10 et déjà Antoine (Apophtegmata Patrum, Antoine, 38 ; PG 65, 88B). En Inst. IV, 39, 2, parmi les dix « signes auxquels se reconnaît l’humilité » énumérés par Cassien, cinq d’entre eux sont liés à l’ouverture du cœur et à la remise du jugement dans l’obéissance.

[8Notons que l’adjectif adiakritôs a deux sens : il exprime la qualité du disciple parfaitement obéissant, ou à l’inverse il est employé dans un sens péjoratif pour désigner le moine sans jugement qui n’en fait qu’à sa tête et ne se fie qu’à lui-même sous prétexte d’idiorythmie (cf. P. Miquel, Mystique et discernement, Paris, Beauchesne, 1997, p. 113).

[9Jean Climaque, cité dans P. Miquel, Mystique et discernement, op. cit., p. 113.

[10L’image de l’« ambidextre » présente dans la Vulgate disparaît hélas dans bon nombre de traductions : la Bible de Jérusalem traduit : « qui était gaucher » et Osty : « qui était infirme de la main droite ». Le mot grec amphoterodéksioi n’apparaît que deux fois dans la Bible : ici en Jg 3, 15, et en Jg 20, 16 au sujet de sept cent hommes d’élite « qui se servaient de la main gauche comme de la droite », « sinistra ut dextra proeliantes » (Vulgate) ; « gauchers » (Bible de Jérusalem) ; « qui étaient infirmes de la main droite » (Osty). Osty spécifie en note de Jg 20, 16 : « ‘infirmes de la main droite’, c’est-à-dire gauchers. Le sens d’‘ambidextre’ est très problématique. Il faut d’ailleurs noter que certains gauchers sont d’une habilité proverbiale. À rapprocher de 1 Chr 12, 2, où, parmi les premiers partisans benjaminites de David, sont signalés ‘des tireurs d’arc se servant de la main droite et de la main gauche, pour [jeter] des pierres ou pour [lancer] des flèches avec l’arc’. Se rappeler que Benjamin veut dire ‘Fils de la droite’ ».

[11« Que l’on nous donne maintenant un homme qui, parmi les conjonctures que nous avons dites de droite, ne s’enfle point du poison subtil de la vaine gloire, et parmi celles de gauche combatte d’une âme si virile que, bien loin de succomber au désespoir, il se fasse plutôt de l’adversité, par sa patience, une arme pour s’exercer à la vertu ! Celui-là se sert des deux mains comme de la droite. Triomphant dans l’un et l’autre combat, il cueille à droite comme à gauche la palme de la victoire » (Conf. VI, 10)

[12Les trois passages de l’Écriture où il est parlé d’ambidextres au sens littéral présentent toujours ces hommes comme des vaillants et des vainqueurs au combat : Aoth (Ehud) en Jg 3, 15 tue par ruse, de la main gauche, Églôn, roi de Moab, puis entraîne toute l’armée au combat. Les sept cent hommes d’élite ambidextres en Jg 20, 16 appartiennent à l’armée des vingt-six mille Benjaminites, qui fait subir à l’armée d’Israël comptant quatre cent mille hommes une cuisante défaite. Et les ambidextres de 1 Chr 12, 2 sont « des preux, des combattants à la guerre », qui accompagnent David dans ses combats victorieux. De même en 2 Co 6, 6-8, passage que Cassien exploite pour parler des ambidextres spirituels, le champ sémantique est encore celui du combat : « par les armes offensives et défensives de la justice » ; l’original grec et la Vulgate rendent mieux l’idée exploitée par Cassien puisqu’il s’agit littéralement des « armes de justice [portées] à droite et à gauche ».

[13Voir à ce sujet l’intéressante étude de L. Bouyer, « Cosmologie et démonologie dans le christianisme antique », dans La vie de saint Antoine..., op. cit., appendice A (en particulier p. 182-198 sur la théologie de saint Paul).

[14« La signification profonde de ce départ, pour le moine comme pour le Christ après le baptême, est dans le dessein de s’attaquer au démon et de le vaincre chez lui, pour ainsi dire […] Antoine voit dans le désert l’habitat par excellence des démons et c’est pour les débusquer dans leurs derniers retranchements qu’il va délibérément les poursuivre ». (L. Bouyer, La vie de saint Antoine..., op. cit., p. 95 et 101).

[15« Dans les plus anciens récits, dans les Apophtegmata ou bien chez Cassien, ce qu’on nomme un ‘abbé’, c’est-à-dire un ‘père’, c’est le moine parvenu au plus haut point de sa maturité spirituelle par la fidélité ultime à la plus exigeante ascèse. Celui qui avait renoncé à tout devient le père de tous. Une inépuisable fécondité spirituelle apparaît comme le terme de la vie la plus héroïquement sevrée du monde, parce que la seule agapè du Christ la conduisait et l’inspirait. Le moine déserte donc la fécondité naturelle, qui ne saurait avoir d’autre terme que la mort, simplement pour atteindre, par sa propre mort à soi-même, une autre fécondité, toute surnaturelle, qui enfante des multitudes sans nombre à une vie immortelle. […] Le moine parfait, c’est ‘l’abbé’, c’est-à-dire le ‘père’, dans une plénitude de sens que ne connaîtra nulle autre paternité sinon celle de Dieu » (L. Bouyer, La vie de saint Antoine..., op. cit., p. 117-118).

[16J.-C. Larchet, Thérapeutique des maladies spirituelles. Une introduction à la tradition ascétique de l’Église orthodoxe, Paris, Cerf, 1997, p. 487, et tout le chapitre sur « Le rôle thérapeutique du père spirituel », p. 469-495.

[17Citons encore : « L’âme, toute baignée de la lumière d’en haut, ne se sert plus du langage humain, toujours infirme. Mais c’est en elle comme un flot montant de toutes les affections saintes à la fois : source surabondante, d’où sa prière jaillit à pleins bords et s’épanche d’une manière ineffable jusqu’à Dieu. » (Conf. IX, 25).

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