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L’autorité dans la Bible

Le cas d’Esther ou le pouvoir de donner sa vie

Bruna Costacurta

N°2013-4 Octobre 2013

| P. 265-278 |

La traversée du livre d’Esther comporte de singuliers enseignements, au sujet de l’autorité que Dieu aime et de l’obéissance qu’il bénit. Le vrai pouvoir est celui de l’amour de qui donne sa vie, jusqu’à l’extrême ; à travers quelles péripéties, quels risques et quels drames, c’est ce que ce livre met en scène, dans la figure royale de la femme s’exposant, comme Moïse ou David, aux risques de sa vocation.

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« Il ne doit pas en être ainsi parmi vous » : ces paroles de l’Évangile ont été choisies très à propos comme thème principal de cette Assemblée qui veut se pencher sur le thème « Le service de l’autorité ». Ce sont les paroles prononcées par Jésus en réponse à la demande de la mère des fils de Zébédée, qui désirait voir ses fils s’asseoir à sa droite et à sa gauche. Se tournant vers les autres apôtres, scandalisés par cette demande, Jésus leur dit :

Vous le savez, les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir, et les grands sous leur domination. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur, et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude (Mt 20,25-28, traduction de la nouvelle TOB, N.D.L.R.).

L’exercice du pouvoir, au lieu de contribuer à la croissance et au bien commun, se transforme souvent en harcèlement, en démonstration de supériorité et en désir de dominer et d’opprimer qui tend à rendre l’autre esclave, à l’humilier, à l’amoindrir et à lui faire violence. Mais parmi les disciples de Jésus, « il ne peut en être ainsi », et au sein des communautés qui marchent à sa suite il n’y a pas de place pour ce genre de pouvoir, mais seulement pour cette forme d’autorité qui est un service d’amour, entièrement à la disposition de l’autre, un don de notre vie à ceux que Dieu nous confie, afin que nous soyons pour eux des exemples et des soutiens sur le chemin ardu de la sainteté.

L’Écriture sainte nous offre de nombreuses figures d’autorité pour nourrir notre réflexion sur cette question. Pour cette présentation, je me bornerai à deux passages. Le premier, que j’exposerai brièvement, se trouve dans le Deutéronome. C’est la figure idéale du roi, l’autorité ultime dans l’ancien Israël. Puis, je m’arrêterai plus longuement sur un personnage paradigmatique, la reine Esther, qui accomplit sa royauté dans la décision de donner sa vie pour les siens. Nous allons donc commencer par réfléchir sur le texte de la Loi, la Torah, qui nous dévoile un chemin de sagesse et une histoire particulièrement riche en éléments qui se rapportent à notre sujet. C’est un livre qui montre comment il est possible de vivre selon le chemin de sagesse indiqué par la Torah.

Le roi idéal : une autorité sans puissance

Dans Deutéronome 17,14-20, la Loi définit la figure du roi idéal voulu par Israël et donné par le Seigneur : un roi qui ne doit pas, par sa puissance, remplacer la royauté de Dieu, mais qui doit plutôt être une médiation de la présence du divin au milieu de son peuple. Le texte dit :

Lorsque tu seras entré dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne, lorsque tu le posséderas, que tu y auras établi ta demeure, et que tu diras : Je veux mettre un roi sur moi, comme toutes les nations qui m’entourent, tu mettras sur toi un roi que choisira l’Éternel, ton Dieu, tu prendras un roi du milieu de tes frères, tu ne pourras pas te donner un étranger, qui ne soit pas ton frère.
Mais qu’il n’ait pas un grand nombre de chevaux ; et qu’il ne ramène pas le peuple en Égypte pour avoir beaucoup de chevaux ; car l’Éternel vous a dit : Vous ne retournerez plus par ce chemin-là.
Qu’il n’ait pas un grand nombre de femmes, afin que son cœur ne se détourne point ; et qu’il ne fasse pas de grands amas d’argent et d’or.
Quand il s’assiéra sur le trône de son royaume, il écrira pour lui, dans un livre, une copie de cette loi, qu’il prendra auprès des sacrificateurs, les Lévites.
Il devra l’avoir avec lui et y lire tous les jours de sa vie, afin qu’il apprenne à craindre l’Éternel, son Dieu, à observer et à mettre en pratique toutes les paroles de cette loi et toutes ces ordonnances ; afin que son cœur ne s’élève point au-dessus de ses frères, et qu’il ne se détourne de ces commandements ni à droite ni à gauche ; afin qu’il prolonge ses jours dans son royaume, lui et ses enfants, au milieu d’Israël.

Choisi par Dieu, établi dans une relation de dépendance avec lui, le Roi doit vivre de la foi selon les critères du Seigneur, conscient d’être l’objet d’une affection particulière, d’une élection qui n’est pas le résultat de sa capacité et de son initiative propre mais un don gratuit de la miséricorde de Dieu.

Comme le dit l’Écriture, son cœur ne doit pas se remplir de superbe (cf. v. 20.) L’autorité qui lui est donnée pour gérer les affaires de son peuple ne doit pas être sous le signe du pouvoir, comme il en va des rois des « nations qui sont autour » (v. 14) : il est un frère, et en signe de solidarité avec le peuple il doit exercer sa fonction comme un service adressé à ceux qui sont ses frères. Il doit donc laisser de côté les possessions et les apparences des formes habituelles du pouvoir. Par conséquent, il doit posséder un petit nombre de chevaux (utilisés jusqu’ici pour symboliser la guerre et la puissance militaire), de femmes (souvent utilisées comme moyens d’alliance avec les autres peuples, donc comme instruments du pouvoir politique, en même temps qu’elles incarnent le danger d’absorption par Israël des idéologies et des religions païennes), et enfin, peu d’argent et d’or (c’est-à-dire une certaine modération dans la puissance économique.)

Les traits typiques de la puissance sont ainsi remis en question afin d’indiquer le chemin à suivre pour bien exercer l’autorité : lire tous les jours la Loi, la Parole de Dieu, et s’y conformer dans une attitude de dépendance et d’obéissance fait du roi un serviteur du Seigneur, en mesure de servir les personnes à sa charge. Le pouvoir ne peut exiger l’obéissance que si lui-même se vit dans l’obéissance.

La figure typique de ce roi « selon le cœur de Dieu » (1 S 13,14), c’est David, le plus jeune fils de Jessé, le petit choisi par le Seigneur parmi tous ses frères, tiré de son occupation, comme berger du troupeau de son père, pour devenir le « Berger d’Israël » (cf. 2 S 5,1-2 ; Ps 78,70-72). David est le nouveau pasteur qui, à la différence de la figure de Saül, le roi guerrier, refuse les armes de la puissance face au géant Goliath, leur préférant une fronde et quelques cailloux provenant d’un cours d’eau, faibles armes du pasteur qui va à la rencontre de l’ennemi redoutable avec la confiance tranquille issue de la foi dans le Seigneur (cf. 1 S 17).

Dans l’épisode de la bataille avec les Philistins, deux formes très différentes de royauté sont mises face à face, mais la royauté de Saül fondée sur la puissance et marquée par l’abus doit céder la place à celle du roi berger prêt à sacrifier sa vie pour son peuple et qui met sa confiance, non dans la force des armes, mais dans la présence salvifique de Dieu : c’est la véritable royauté et par conséquent le véritable exercice de l’autorité, service et don de sa vie pour ses frères.

Tout cela nous introduit à la figure d’Esther, la reine faible et sans défense qui se révèle dans toute sa force royale quand elle décide de risquer sa vie pour le salut de son peuple.

La reine Esther et la force de la faiblesse

Le livre d’Esther, écrit en hébreu mais avec de nombreux ajouts en grec, est un récit de type légendaire qui sert à expliquer l’origine de la fête de Pourim [1]. Fondée sur l’expérience faite par le peuple d’Israël, d’être libéré par Dieu d’un danger mortel, il met en scène une jeune femme juive, Esther, qui possède quelques caractéristiques communes avec la grande figure de Moïse, lui aussi un instrument de salut pour Israël. C’est une histoire qui nous enseigne à vivre l’autorité, à la fois en montrant les conséquences destructrices d’une mauvaise utilisation du pouvoir et, de façon plus positive, l’utilisation « juste » du pouvoir, qui défend et soutient la vie. Je voudrais donc maintenant retracer l’histoire de ce livre en mettant en lumière et en interprétant certains des aspects les plus importants. Nos points communs de référence seront les textes grec et hébreu.

Le texte hébreu commence par une description d’un grand banquet donné par le roi Assuérus à tous ses princes et ses ministres. La puissance et la richesse du roi de Perse se manifestent dans cette fête avec toute leur opulence : c’est un temps d’auto-glorification, typique de la royauté mondaine, d’une durée de 180 jours, suivis par 7 jours de fête pour tout le peuple. Pendant ce temps, Vasti, la reine, femme d’Assuérus, offre un banquet pour les femmes. Mais quand Assuérus l’envoie chercher, désireux qu’il est de montrer à ses hôtes la beauté de sa femme, celle-ci refuse de venir. La colère du roi est grande et, sur l’avis de ses conseillers, il décide de la faire déporter : Vasti n’a pas voulu paraître en sa présence, elle a désobéi à son ordre, donc elle ne viendra plus jamais. Une autre deviendra reine.

De Vasti à Esther

Ainsi commence la recherche d’une nouvelle épouse pour le roi Assuérus. C’est alors qu’entre en scène un certain Mardochée qui avait une parente nommée Esther élevée comme sa fille adoptive, car elle était orpheline. Dotée d’une grande beauté, elle est choisie avec d’autres jeunes filles pour être présentée au roi. Assuérus succombe à son charme : c’est elle qui sera désormais la nouvelle reine, et il y aura en son honneur une grande fête de sept jours.

Esther se rend à la cour, dans une attitude de soumission, et s’astreint à la préparation épuisante de 12 mois qu’on lui impose, avec force onguents et parfums, avant de pouvoir être présentée au roi. Elle obéit en toute chose. Mais à travers tant de docilité, elle va en réalité changer le destin de son peuple.

Il est intéressant de comparer ces types très différents d’Esther, la soumise, et de Vasti, la rebelle, qui pose un acte révolutionnaire par lequel elle remet en cause le pouvoir, en refusant de se laisser exhiber, et par là, suscite notre sympathie. Cependant, il ne convient pas d’interpréter son attitude avec nos esprits modernes ou féministes. L’attitude de Vasti est présentée dans le texte de façon négative, comme la transgression de l’ordre établi par la loi. Je pense malgré tout que l’on peut voir là une certaine ironie de l’histoire : une femme qui met sens dessus dessous un empire gigantesque et puissant comme l’Empire perse ! Quelque chose de semblable se trouve aussi chez les sages-femmes égyptiennes du livre de l’Exode. Elles refusent en effet d’obéir à l’ordre de Pharaon, lui opposant des arguments irréfutables : elles ne peuvent tuer les enfants à la naissance, car ils sont déjà nés lorsqu’elles arrivent, du fait que les femmes juives sont si pleines de vitalité qu’elles accouchent plus rapidement que les femmes égyptiennes. Et le puissant Pharaon, qui ne s’y connaît guère en matière d’accouchement et de naissance, doit leur faire confiance, annuler son ordre et le remplacer par un autre (cf. Ex 1,15-22).

Vasti joue cependant un rôle charnière dans l’intrigue, en permettant, par sa désobéissance, l’entrée du personnage d’Esther. Quelque chose de similaire se produit ensuite avec Mardochée, dont le refus de s’incliner devant Haman, le plus haut dignitaire de la cour, fait évoluer l’histoire jusqu’au risque de l’extermination. Mais Mardochée refuse par obéissance à Dieu, tandis que chez Vasti il s’agit d’une revendication personnelle.

En comparaison, Esther est un personnage foncièrement positif, qui n’a jamais d’attitudes de revendication personnelle, mais qui au contraire se laisse guider par la responsabilité envers son peuple, et c’est cette attitude qui conduira au salut. Esther se laisse apparemment intégrer au système, mais en réalité elle va le faire éclater de façon spectaculaire. Cela nous montre que la transgression réelle est l’obéissance au plan de Dieu et le fait de porter l’amour jusqu’à ses extrêmes conséquences. Et c’est par obéissance qu’Esther se « prépare » pour son rôle de reine, et garde cet honneur en silence.

Haman, Mardochée, Esther

Le récit de l’arrivée d’Esther à la cour insiste sur le fait qu’elle s’est tue sur ses origines juives (voir 2,10-20), ce qui va être important dans la suite de l’histoire. Le lecteur, en effet, est au fait de ce que ni le roi, ni Haman ne savent. Le mal ne connaît pas la vérité, et celle-ci, en se révélant, va remporter sur lui la victoire. Mais le silence d’Esther a une autre valeur narrative : dans un état de réification apparente du corps, en se laissant docilement oindre et parfumer pendant une année entière, Esther met son identité en lieu sûr et, en la cachant aux étrangers, elle parvient en quelque sorte à ne pas se livrer totalement à eux. Elle reste une Juive, fidèle à son histoire et à son peuple d’appartenance, et ce sera pour le bien de son peuple, le moment venu, qu’elle sera prête à se sacrifier.

Après une brève parenthèse sur le récit du complot contre le roi déjoué par Mardochée (cf. 2,21-23), on découvre la description de Haman, avec sa soif immodérée de pouvoir : tous doivent s’agenouiller et se prosterner devant lui, mais Mardochée refuse, non par orgueil, comme il l’a affirmé dans sa prière au Seigneur, mais pour « ne pas mettre la gloire de l’homme au-dessus de la gloire de Dieu » (cf. 4,17d-e). Haman a entendu et il sait que Mardochée est Juif. Il décide donc de se venger sur tout son peuple (cf. 3,5-6). C’est la dynamique perverse du pouvoir, avec cette disproportion totale entre l’infraction reprochée et la réaction qu’elle provoque : vous décidez de détruire tout un peuple parce que l’un d’entre eux n’est pas à genoux.

Mystère d’un peuple qui n’est pas seulement une unité ethnique, mais dont l’identité profonde et la cohésion interne sont fondées sur l’élection de Dieu, et dans laquelle l’appartenance et la solidarité entre les membres sont vécues au plus haut degré. Mystère, aussi, de la dramatique du mal et du salut. Que l’on se rappelle Paul aux Romains : « Si par l’offense d’un seul la mort a régné par lui seul, à plus forte raison ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce et du don de la justice régneront-ils dans la vie par Jésus Christ lui seul » (Rm 5,17). Dans le livre d’Esther, la ruine n’est pas causée par le péché, mais par la fidélité à Dieu, cette même fidélité qui sauvera par la suite ceux qui ont été condamnés à mort. Nous sommes dans le problème de la souffrance du juste : Mardochée doit souffrir la persécution à cause d’un acte de justice, et avec lui souffriront tous ceux de son peuple.

En raison des intrigues de Haman et de ses fausses accusations devant le roi, on publie donc un décret d’extermination, dont la date est décidée au sort (Pourim : cf. 3,7). Le roi Assuérus confie à Haman lui-même l’exécution du massacre. Les accusations soulignent la différence d’Israël, vue comme un danger. Israël est une nation dont les lois sont autres que celles des nations, et qui n’observe pas les édits du roi. La loi de Dieu donne des références différentes, des critères qui peuvent paraître subversifs. L’échelle des valeurs n’est plus la même, et cela transforme la vie concrète : « Il y a dans toutes les provinces de ton royaume un peuple dispersé et à part parmi les peuples, ayant des lois différentes de celles de tous les peuples et n’observant point les lois du roi. Il n’est pas dans l’intérêt du roi de le laisser en repos », dit Haman à son souverain (3,8), ce qui sera fortement réaffirmé dans l’édit d’extermination (voir 3,13d-g). La fidélité à Dieu rend différents, étrangers, à tel point que l’on est vu, comme c’est le cas dans cette histoire, comme quelque chose qu’il faut éliminer.

La réaction de Mardochée et des siens est immédiate et proportionnée à la situation dramatique : les vêtements déchirés, la cendre, le jeûne, les pleurs. Ce sont des gestes douloureux de deuil, par lesquels la mort est comme anticipée, des gestes qui disent l’angoisse en même temps qu’ils implorent Dieu de libérer son peuple de tant de tragédies. Israël semble devoir disparaître définitivement, il est condamné, voué à la destruction, et cela, à cause de sa fidélité à Dieu. Il n’est pas rare que, dans l’Écriture, l’appartenance à Dieu et sa bénédiction deviennent cause de persécution, voire de mort, comme en Égypte à l’époque de l’Exode : le peuple est devenu nombreux, selon la promesse faite à Abraham, la bénédiction du Seigneur est visible ; mais cela est perçu par les autres comme dangereux, provoquant de leur part les persécutions et une volonté d’anéantissement.

Le choix d’Esther

La nouvelle du malheur qui s’est abattu sur Israël parvient jusqu’à Esther par Mardochée, qui lui envoie un appel à l’aide désespéré, lui demandant d’aller intercéder auprès du roi pour son peuple : « Rappelle-toi l’époque où tu étais pauvre et nourrie par mes mains. Voici que Haman, qui s’est hissé au deuxième poste après le roi, a parlé contre nous pour nous tuer. Invoque le Seigneur et va parler au roi en notre faveur, afin que nous soyons libérés de la mort » (4,8).

Esther lui oppose des difficultés apparemment insurmontables : nul ne peut entrer auprès du roi sans y être appelé, sans quoi il risque la mort. Mais la réponse de Mardochée met sa fille adoptive en face de la vérité : « Ne pense te sauver seule, parmi tous les Juifs, du fait que tu habites dans le palais. Car si tu gardes le silence en cette circonstance, l’aide et la délivrance adviendront pour les Juifs par un autre moyen, mais tu périras avec la maison de ton père. Qui sait si ce n’est pas en vue de cette heure que tu as été élevée au rang de reine ? » (4,13-14). Ce sont des mots pleins de souffrance, des mots en apparence sévères, mais qui, en réalité, expriment l’amour. L’amour ne se manifeste pas dans un désir de protection, qui encouragerait une attitude égoïste ou lâche et défaitiste. L’amour, y compris celui de ceux qui ont des responsabilités envers les autres, devrait aider à aimer, jusqu’au péril de leur vie s’il le faut. La voie du salut vient de la solidarité, et Esther accueille les paroles de Mardochée et accepte de périr. Elle ne pense plus au danger et n’essaye plus de se sauver : le salut de son peuple est maintenant une priorité : « J’entrerai chez le roi, malgré la loi ; et si je dois périr, je périrai » (4,16).

Ce qui se passe à ce moment dans la vie d’Esther, c’est l’acceptation consciente de sa propre histoire et de son identité comme découverte de sa vocation. L’appartenance d’Esther au peuple juif marque son destin : l’acceptation que la réalité de son corps, sa vie concrète et son histoire personnelle font partie intégrante de l’histoire du salut. Et maintenant qu’Israël est arrivé à l’heure du danger, Esther reprend possession de son passé et devient une vraie reine (non des Perses, mais d’Israël), elle accepte courageusement la mort pour que son peuple puisse continuer à vivre.

Esther devient adulte et exprime sa maturité en devenant responsable de l’autre et atteint dans cette acceptation, qui est obéissance à sa vérité propre, sa pleine stature personnelle. Le fait d’être juive et reine de Perse s’accomplit dans le don de sa vie, dans une autorité qui est service et moyen de salut.

Même Moïse, guide élu d’Israël en sa fondation, était ainsi divisé entre deux peuples, fils d’une mère juive et élevé par une mère égyptienne, lui aussi a du garder le secret douloureux de son identité, et cela dans un contexte d’extermination. Tous deux vivent à la cour des étrangers, et sont attirés par eux vers des lieux de pouvoir. Et c’est là qu’ils sont appelés à reconnaître leur origine. Ils sont témoins de la violence (Esther sait l’extermination voulue par Haman, Moïse assiste au mauvais traitement imposé à un Juif par un Égyptien), mais Moïse réagit avec la violence et le meurtre de l’Égyptien, tandis qu’Esther au contraire accepte sa propre mort. Les deux ont peur (Moïse s’enfuit, Esther s’évanouit devant le roi), et à la perspective d’affronter le dangereux souverain, Moïse, comme Esther, s’est d’abord opposé, pour accepter ensuite d’y aller, embrassant l’exposition à la mort comme faisant partie de l’obéissance à Dieu. Tous deux sont d’une beauté qui joue en faveur de la vie, Moïse est beau, et c’est pourquoi sa mère ne veut se résoudre à le faire mourir ; Esther est belle, et c’est pourquoi Assuérus ne la condamne pas à mort. Enfin, pour l’un et l’autre se dévoile un mystère de fertilité et de maternité : Moïse, le nouveau né condamné à mort, est reçu par la fille de Pharaon et la rend mère (elle qui n’avait pas de lait pour nourrir un bébé), tandis qu’Esther devient vraiment mère du peuple (la voici, la vraie royauté) quand elle accepte de mourir pour lui.

La force de la prière

Dans le texte grec, avant qu’Esther ne se rende chez le roi, se trouvent les prières de Mardochée et de sa fille adoptive (voir 4,17a-z) : face à la mort, elle se tourne vers le Dieu de la vie pour être sauvée. Il ne s’agit pas pour elle d’abdiquer son initiative propre, car elle fait également appel à ses propres ressources (Esther est toujours la reine, ce qui la met dans une position privilégiée qui peut être très utile), mais toujours dans la conscience que Dieu seul peut venir à son aide et opérer la libération, même s’il passe pour cela par une médiation. C’est un équilibre difficile entre l’initiative propre et l’abandon au Seigneur, et un test continu pour tous les croyants. Et la prière en est la synthèse : l’homme est en jeu et il est actif, mais s’il agit, c’est pour demander à Dieu d’accomplir son dessein de salut.

Dans la prière d’Esther, l’angoisse est profonde et marquée par des gestes de pénitence et de deuil : elle ôte les signes de sa royauté et revêt ceux de la mort imminente. Esther est prête à mourir, mais elle veut en être libérée ; sa demande d’aide est pathétique et urgente, elle insiste sur le danger mortel et la solitude. La reine avoue sa faiblesse et son impuissance, Dieu doit la prendre en pitié et intervenir.

Elle rappelle au Seigneur qu’il est le Dieu fidèle, qu’il a choisi Israël, et qu’il ne peut permettre que soit « fermée la bouche de ceux qui le louent ». Esther demande donc à Dieu de sauver son peuple. Elle va entrer dans l’antre du « lion », elle répète qu’elle est seule, et que seul Dieu peut l’aider. La solitude accompagne souvent le service de l’autorité, mais ceux qui y sont appelés savent que le Seigneur ne les abandonne pas.

Esther rappelle aussi à Dieu sa propre fidélité : elle ne s’est pas souillée, elle a seulement souffert, en la détestant, sa condition de reine parmi les Gentils. Elle est restée fidèle au choix de Dieu, avec toutes les exigences que cela implique. Et maintenant, elle demande au Seigneur de se manifester pour ce qu’il est : le Dieu d’Abraham, qui libère et qui sauve. Dans sa prière, même angoissée, il y a une conscience et une confiance inébranlables que Dieu l’écoute. Esther n’a que Lui, Il ne peut pas l’abandonner. Avec cette seule force, celle de la foi, Esther va à la rencontre de son destin.

Reine dans la faiblesse

Lorsque notre protagoniste est présentée au roi, elle apparaît dans toute sa beauté mais aussi dans toute sa faiblesse. Esther craint la réaction du souverain puissant et colérique, l’émotion et la peur pour sa vie prennent le dessus, les forces lui manquent et elle s’évanouit. Mais Dieu, comme dit le texte grec, « adoucit l’âme du roi » qui apaise immédiatement sa colère, et soucieux de la santé de sa femme, la rassure en lui disant qu’elle ne souffrira pas les conséquences de son acte et qu’elle ne mourra pas (cf. 5,1a-f).

Dans la figure d’Esther, bien qu’elle soit assaillie par la peur, et prête à donner sa vie pour son peuple, se manifeste le sens de la vraie royauté. L’intercession et le fait de prendre sur soi la souffrance des autres sont les composants essentiels de l’autorité réelle. Esther a risqué sa vie parce qu’elle est chargée de la souffrance du peuple auquel elle appartient et dont elle se sent responsable. L’exercice du pouvoir est un service apporté « jusqu’à la fin » (Jn 13,1).

Encore une fois, comme nous l’avons mentionné précédemment, la figure d’Esther peut être comparée à celle de Moïse, qui vient également se présenter à Pharaon, au risque de mourir, et qui devient ainsi le chef et le guide d’Israël, assumant un rôle de médiation dans sa relation avec Dieu.

Quant à Esther, elle s’évanouit à nouveau (voir 5,2 a, b). Elle est reine, mais elle est écrasée par le poids qu’elle doit porter, et cela se manifeste dans son nouvel évanouissement. La faiblesse n’est pas à craindre, et ceux qui ont le pouvoir ne doivent pas avoir peur de l’admettre. Cette fois, Assuérus, encore plus bouleversé en face de cette épouse qui s’évanouit, lui propose de lui donner tout ce qu’elle veut, même la moitié de son royaume.

Mais la demande d’Esther est infiniment plus modeste : elle demande seulement que le roi, avec Haman, participe à son banquet. Puis, au cours du banquet, quand Assuérus réitère sa proposition de lui donner ce qu’elle désire, elle exige encore un autre banquet le lendemain, avec le roi et Haman. Le lecteur, à ce stade, est perplexe : qu’attend donc Esther ? Pourquoi n’aborde-t-elle ouvertement le problème ? Pourquoi retarder le moment de la demande réelle ? A-t-elle peur de se révéler comme appartenant au peuple d’Israël et craint-elle les réactions de ses deux invités ? Ou a bien a-t-elle un plan, et attend-elle le bon moment, faisant preuve de « prudence » dans son exercice de l’autorité ?

Le lecteur doit attendre patiemment que l’histoire réponde à ces questions. En attendant, le récit se concentre sur Haman qui, lui, n’attend pas, et fait un peu vite une interprétation positive de la demande d’Esther : certainement, l’invitation de la reine qui ne s’adresse qu’à lui et au roi est un signe de grand respect et d’honneur, et il l’annonce en ces termes à ses proches et ses amis. Et si ce Mardochée ne veut toujours pas se mettre à genoux devant lui, il obtiendra ce qu’il mérite… Sur les conseils de son épouse et de ses amis, il fait préparer une potence pour y pendre le rebelle insolent avant de se rendre, « tranquillement, au banquet du roi » (5,14). Le pouvoir rend mauvais. Haman veut exterminer tous les Juifs et, de plus, il tient également à anticiper la mort de Mardochée à la potence préparée pour lui.

Le salut de Dieu

Mais les plans de Dieu sont différents : cette nuit même, Assuérus, au cours d’une insomnie, demande que lui soient lues les chroniques du royaume. Il y est rapporté que Mardochée a déjoué un complot contre le roi. Ce dernier décide alors de rendre hommage à celui qui lui a sauvé la vie, autrement dit à ce même Mardochée pour lequel, à l’insu du roi, a déjà été préparée la potence de mort. Le message biblique est rassurant : le bien fait, tôt ou tard, devient le salut pour soi-même et pour les autres.

Assuérus demande conseil à Haman, qui entre-temps s’est rendu à la cour, sur ce qu’il convient de faire pour un homme que le roi veut honorer. Haman ne sait pas (mais bien le lecteur) que l’homme dont le roi parle est Mardochée, et il pense qu’il est lui-même celui que le roi veut honorer. N’a-t-il pas, par deux fois, été l’invité privilégié à la fête de la reine ? Il s’attend donc à présent à de nouvelles manifestations de faveur. En réponse à Assuérus, il laisse donc libre cours à son rêve de triomphe : être vêtu d’une robe royale, une couronne sur la tête, et porté par la cavalerie royale dans les rues de la ville sous les acclamations du peuple : « Voici ce qu’il convient de faire pour l’homme que le roi veut honorer » (cf. 6,7-10). Le pouvoir ne rend pas seulement cruel, mais aussi un peu stupide, car mettre toute sa volonté de puissance et l’accomplissement de soi dans le fait d’être trimballé habillé comme un roi est d’un absurde déconcertant. L’histoire est ironique, voire grotesque, et elle le devient plus encore quand Haman apprend ce que le lecteur savait déjà : tout cet étalage de faste et de gloire est pour Mardochée, et non pas pour Haman. Il s’était rendu au palais pour demander au roi de faire pendre Mardochée, mais maintenant c’est à lui qu’il revient de conduire en triomphe celui qui aurait dû être sa victime.

Au cours du deuxième banquet voulu par Esther, lorsque celle-ci dénonce le plan diabolique de Haman, qui voulait exterminer tous les Juifs, c’est la fin du persécuteur (voir 7,1-6). Le roi est furieux, dans le jardin, et Haman, terrifié, conscient que sa chute a déjà été décidée, supplie et demande pitié à la reine Esther, se laissant tomber sur le canapé où elle était assise. Mais son geste est mal compris, la puissance rendant incapable de s’humilier, et quand le puissant et fier Haman demande grâce et se prosterne, son geste paraît empreint de violence. Le roi entre dans la chambre, le voit et s’écrie : « Il veut aussi forcer la reine devant moi, dans ma maison ? » (7,8).

Pour Haman, c’est le moment de vérité : la potence qui devait servir à la mort de Mardochée est la place qui lui est destinée. À présent, l’intrigue de l’histoire avance vers la conclusion attendue : le décret d’extermination est révoqué, le peuple d’Israël est sauvé et les attaquants sont détruits. La fête de Pourim servira à rappeler, de génération en génération, le salut opéré par le Seigneur, dans un jeu de masques échangés et de rôles inversés, où les persécuteurs sont vaincus et où les condamnés à mort peuvent célébrer la vie qui leur est rendue.

L’autorité d’une vie donnée

« Il a renversé les puissants de leurs trônes, et il a élevé les humbles. Il a rassasié de biens les affamés, et il a renvoyé les riches à vide », chante le Magnificat de l’humble Vierge de Nazareth (Lc 1,52-53 ; cf. 1 S 2,4-8), célébration des revers de fortune si typiques des interventions divines du salut.

C’est ainsi qu’Esther, la reine si faible, se révèle d’une force extraordinaire dans la décision de donner sa vie pour son peuple. Elle devient une figure exemplaire de l’autorité qui s’exerce dans un service total. Autorité qui n’est pas le pouvoir des dirigeants des nations qui dominent et oppriment, selon les paroles de l’Évangile citées au début. La véritable autorité est exercée dans la douceur, le service, l’humilité, l’amour qui conduit au don de soi. La véritable autorité, c’est le Seigneur et le Maître qui s’est fait serviteur, lavant les pieds des disciples, signifiant par là le don de sa propre vie (cf. Jn 13,1-17) ; le pouvoir réel, c’est celui du « Bon Pasteur », qui offre sa vie pour le troupeau qui lui est confié (cf. Jn 10,11-18).

C’est ce « service de l’autorité » qui vous est demandé. Les grands des nations gouvernent selon une autre logique de pouvoir, mais « il ne doit pas en être ainsi parmi vous ».

[1« Le mot Pourim est un mot perse qui signifie « tirage au sort », car Aman tira au sort la date du 14 adar pour exterminer la communauté » (Consistoire de Paris, N.D.L.R.).

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