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Réflexions d’un psychiatre à propos de l’exorcisme

Paul Lievens

N°2012-3 Juillet 2012

| P. 213-220 |

En tant que psychiatre, l’auteur explique le phénomène vécu de la pos­session comme une expérience subjective. Il en analyse ensuite les prin­cipales dimensions : le sujet, « l’éprouvé », la capacité symbolique, la croyance, la conviction et les déviations pathologiques. Il insiste sur l’importance d’entendre le « je » quand il nous parle ou nous interpelle. Une réflexion dont l’actualité montre, en milieu chrétien ou ailleurs, toute la pertinence.

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Mon propos est de faire quelques réflexions concernant l’exorcisme parce qu’il m’est arrivé, surtout dans le cadre de l’organisme d’accompagnement dépendant du Diocèse de Malines-Bruxelles, de devoir donner un avis sur des personnes envoyées par le service Saint Gabriel (Exorcisme). C’est un fait, certaines personnes mentionnent le démon ou une puissance surnaturelle pour expliquer l’origine de leur souffrance ou des malheurs qui leur arrivent. C’est un fait aussi que certaines personnes prétendent pouvoir commander à des forces occultes ou les conjurer. Il en va ainsi dans toutes les cultures.

Il n’y a pas de position officielle de la psychiatrie vis-à-vis de l’exorcisme, mais le psychiatre est prêt à examiner le phénomène en tant que manifestation humaine – comme toute autre manifestation, religieuse ou non. Les avis des spécialistes sont partagés : la plupart n’y croient pas et parmi eux, beaucoup considèrent le phénomène comme d’ordre folklorique ; d’autres ne prennent pas position.

En médecine aussi le mot « possession » est utilisé

Longtemps la médecine a été impuissante, et pourtant on s’adressait à elle parce qu’on croyait que ses représentants pouvaient faire mieux que d’autres. Et ceci indépendamment de l’idée, couramment admise, que la maladie était la conséquence d’une offense à la divinité ou du péché. « Celui que Jupiter veut perdre, il le rend fou ». Il était facile, en ces temps-là, de parler de possession par un « démon », un « djinn », un « esprit ». Cela correspondait à une manière admise d’expliquer les phénomènes. Actuellement on parlera plus facilement de « sorts jetés », de « fluides », de « rayons », « d’ondes », de « magnétisme ». Les psychiatres n’entrent pas dans le mode de penser qui consiste à attribuer l’origine d’un trouble à une cause surnaturelle ou immatérielle. Signalons cependant que le mot « possession » est encore souvent utilisé actuellement, non pour parler du démon, mais pour caractériser une forme de trouble psychique, le trouble obsessionnel.

« Ça me tombe dessus », disent certains patients ; d’autres disent, quand une peur obsessionnelle ou une compulsion s’installe, « et ça tombe sur l’un ou l’autre objet » sans qu’ils sachent à l’avance lequel. Ils disent tous : « c’est plus fort que moi », comme s’ils étaient possédés. C’est aussi le cas des joueurs invétérés dont on dit facilement qu’ils sont comme possédés par le démon du jeu. Il en va de même dans le vaste chapitre des troubles du contrôle des impulsions, tels que les paraphilies (déviances sexuelles), la kleptomanie, la pyromanie, la boulimie, la cigarette, l’alcool, l’ordinateur, etc. À propos des paraphilies, on parle d’activité passionnelle, impulsive et instinctive (c’est-à-dire fonctionnant comme l’instinct). Les critères définissant ces activités concernent la structure du comportement ; le contenu dépend de la culture et des expériences passées du sujet. Ces critères sont :

  • l’impossibilité d’appliquer à la tendance, la logique que le sujet applique ailleurs ;
  • la disparition des valeurs rationnelles, comme l’adaptation au réel, à l’avenir, et au milieu, quand apparaît la tendance dans son esprit, et cela sans angoisse ;
  • la joie et le plaisir à réaliser le désir ou l’envie qui s’impose ; c’est « l’acte suprême ».

C’est donc une activité alogique, amorale et irrationnelle. C’est évidemment le patient qui décrit son expérience vécue en termes de plaisir suprême ou parfois en termes de « possession » ; mais peut-on le croire ? Oui, parce que sa parole est la seule source pour savoir ce qu’il vit et parce que le phénomène se répète.

Dans ma pratique

Au cours de ma pratique de psychiatre, j’ai pu observer plusieurs choses. Certaines personnes me parlent d’une expérience de Dieu, expérience qui a définitivement orienté leur vie ; pour d’autres, la religion est un secours, un soutien et un élément d’apaisement ; d’autres encore rejettent le religieux de leur vie ou l’ont abandonné. Peu de patients font spontanément allusion à des notions religieuses, mais au cours d’une thérapie, surtout narrative, il arrive que des événements religieux soient évoqués, sans plus. Le phénomène de la culpabilité est dans la majorité des cas sans rapport avec un enseignement chrétien ou une faute ou un péché.

J’ai l’impression que les patients évoquent peu souvent des thématiques religieuses parce qu’ils ont le sentiment que le soignant ou le thérapeute n’y prêtera pas attention ou parce qu’ils ont eu l’expérience d’une réponse décevante, tant il est vrai que peu de soignants ont une formation en ce domaine.

De l’exorcisme

L’exorcisme, outre ses aspects plus fondamentaux qui sont religieux, psychologiques et anthropologiques, est aussi un phénomène psychosocial qui participe aux habitudes de consommation dans le domaine des guérisseurs. A titre d’information, rappelons qu’en Belgique, dans une publication récente du CRIOC (Centre de Recherches et d’Information des Organisations de Consommateurs) sur la consommation des citoyens dans le domaine de la voyance, des guérisseurs et des personnes nanties de dons métapsychiques (631 interviews), on peut lire que 40 % des personnes interrogées croient que les voyants possèdent un don, et que ce pourcentage est en hausse de 10 % depuis quelques années ; que 15 % ont déjà consulté un voyant et8 % un guérisseur. Cela veut dire que le phénomène de croyance est important et j’estime que trop souvent, la société ne le prend pas au sérieux ; comme si c’était une faiblesse ou quelque chose qui relevait d’un monde dépassé. Il n’en est rien.

Croyance et conviction

La psychologie ne prétend pas à une connaissance exhaustive de l’être humain, qui est très complexe. Elle va en décrire l’organisation du comportement, du langage et de la pensée et prendre particulièrement en compte le spécifiquement humain, la capacité symbolique, la subjectivité et sa dimension spirituelle qui peut revêtir une forme religieuse. La dimension spirituelle, rendue possible par la capacité symbolique et la subjectivité est autre chose que la pensée. Son point de départ est l’éprouvé. La spiritualité s’éprouve d’abord, puis se pense.

On peut la comprendre par comparaison avec l’apprentissage de la lecture. Lorsqu’un enfant sait lire, il a appris à ne plus apercevoir les signes pour eux-mêmes ; il va au-delà. Une porte s’ouvre à lui, la porte du sens, qui ouvre des perspectives à l’infini. La capacité symbolique est la capacité de voir qu’il y a autre chose derrière la lettre, le mot, l’objet ; qu’il y a un au-delà des choses. Cette expérience de l’au-delà des choses est subjective et personnelle. En lisant un texte, le lecteur peut voir un projet là où l’œil ne voit qu’une forme ; il peut même aller au-delà de l’intention de l’auteur. Comme la vérité et la raison interpellent toujours l’individu au-delà de ce que l’humanité sait déjà, il n’y a pas de fin à la lecture ni d’arrêt pour l’humain dans sa connaissance de la vérité. Ce qui vient d’être dit rend compte de l’accès au spirituel et par là, potentiellement à la visée religieuse de l’humain, mais non de son contenu.

Il résulte de cette structure symbolique de l’humain que, ce que nous découvrons au-delà des choses et qui donne un sens à ces choses, nous amène ou nous oblige à y croire. Le sens qui est découvert n’est pas un fait observable ; c’est pourquoi nous sommes obligés d’y croire ; et nous y croyons. Cette façon de penser se manifeste aussi dans d’autres domaines. Beaucoup de nos savoirs et de nos idées sont des croyances – en dehors de quelques idées que nous avons pu vérifier par nous-mêmes ou de savoirs qui sont scientifiquement établis ; et même dans ce cas, nous devons souvent faire crédit aux scientifiques et les croire. Croire, c’est faire crédit ; c’est un assentiment qui n’a pas toujours le caractère intellectuel et logiquement communicable du savoir ; c’est un acquiescement à l’information reçue. Quelques fois nous exigeons des preuves [1]. En ce qui concerne l’esprit, nous n’avons une expérience que du nôtre. Celui des autres est toujours déduit et « crédité ».

C’est sur la croyance que se bâtit la conviction laquelle, du point de vue psychologique, consiste à ne plus vouloir mettre la croyance en question, même si on conserve un petit doute. En effet la conviction a un effet apaisant ; il n’est donc pas facile de la changer. Comme elle repose sur un témoignage ou sur une intuition, il est possible qu’on puisse tenir pour vraie une idée fausse. Parmi les domaines où la conviction joue un rôle important, il y a celui de la justice ; j’évoque ici la notion juridique de « conviction intime » du juge, qui est un des éléments déterminants du jugement. La « conviction » caractérise aussi la pensée du délirant ; on peut dire que délirer, c’est ne plus mettre en question une croyance sans fondement.

Du sujet

La psychiatrie n’est pas réductible au modèle de la médecine scientifique, c’est-à-dire, celle qui se limite à des faits observables, parce qu’elle tient compte aussi de ce qui échappe à l’observation : la subjectivité du patient. Le « je pense » est une expérience vécue de se sentir et d’être affecté (touché), de voir, d’imaginer et d’aimer. Ce « penser vécu » est subjectif et personnel évidemment. Quand un moine bouddhiste ou une moniale chrétienne méditent, l’I.R.M. [2] montre que ce sont les mêmes zones cérébrales qui s’activent. Mais le contenu de la pensée est différent et propre à chacun. Pour le connaître il faudra que la personne me le révèle par la parole. La parole seule permet de dire qu’il y a eu une expérience personnelle et laquelle. Mais je ne saurais éprouver à sa place ce que l’autre a éprouvé. Je dois le croire. Je peux prêter un « je pense » à une personne, mais pas le vivre. A ce propos, A. Huxley en 1954 disait : « Nous pouvons mettre en commun les renseignements des expériences éprouvées, mais pas les expériences elles-mêmes ». La science et la recherche scientifique mettent donc habituellement le sujet, le Je, entre parenthèses parce qu’il est essentiellement subjectif, c’est-à-dire non objectivable et donc non contrôlable. Il peut en effet dire une chose et son contraire. Il n’est pas nié mais il est oblitéré. Or le domaine spirituel relève de ce Je. En outre, c’est ce « je pense » qui est lourd d’une possibilité de folie.

La notion de pathologie

A titre d’illustration, prenons le cas d’une personne délirante qui affirme que le démon lui a inspiré les idées qui l’habitent ou lui a parlé – ce qu’on appelle les « voix », que le scientifique considère comme des hallucinations auditives. On peut faire un parallèle avec le paranoïaque, mieux connu, qui se croit persécuté, ou traité injustement, ou se croit investi d’une mission justicière. Il affirme avec conviction des idées non vérifiables, qu’elles soient de persécution ou de « possession ». On peut les considérer comme des croyances non partagées par les autres, et se dire dès alors, qu’elles sont anormales ou pathologiques. Mais en quoi est-ce différent de la croyance de Galilée affirmant qu’un corps abandonné à lui-même reste dans son état, de repos ou de mouvement, en somme le principe d’inertie ? A son époque cette affirmation paraissait inacceptable et comme délirante.

Je ne crois pas qu’on puisse juger de la normalité en fonction de ce que pense la majorité, ni en fonction de l’adhésion des autres. Un délirant n’est pas simplement quelqu’un qui, dans une fonction psychique, présente un écart de la norme. Il est autre ; il se présente à nous d’emblée de manière inaccessible à notre entendement. Il nous paraît étranger ; d’où le mot, jadis, d’aliénation. Lorsqu’un psychotique me parle, je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’il veut me communiquer, parce je ne peux pas éprouver la situation comme lui. Mais quand nous nous donnons le temps de l’écouter, il va nous révéler qu’au début, quand il a entendu des voix il a été très perplexe ; il a douté. « Ai-je bien entendu ? » ; « s’adressait-on bien à moi ? » Et plus tard, « que me veulent-elles, ces voix ? ». Son esprit critique est mis à rude épreuve, mais finit par fondre et laisser la place à un état de certitude. Tout va alors devenir pour lui indices de sa persécution par autrui ou de sa mission pour autrui. On appellera cela un trouble du jugement ; c’est, en fait, l’aboutissement d’une longue évolution intérieure. Mais ce n’est pas le « je » qui est malade ; c’est l’organisation psychique, et le « je » finit par ne plus vouloir prendre position vis-à-vis de ce qu’il vit et il va, en quelque sorte, s’effacer.

En psychiatrie on considère, dans ces cas, que la pathologie n’est pas dans l’énoncé du discours, mais dans l’organisation neuronale cérébrale qui fonctionne mal. Une idée, une parole, une action peuvent paraître déplacées, inadmissibles, aberrantes ; c’est dans ce qui est à l’origine de ces manifestations que se trouve la pathologie. On observe d’ailleurs d’autres signes de dysfonctionnement cérébral, tels que les troubles de la concentration, de la mémoire, de la cohérence du langage, de l’humeur, du contrôle, du rendement.

En ce qui concerne la personne qui se dit envoûtée par un démon, nous cherchons à savoir s’il existe des signes d’un éventuel dysfonctionnement mental qui permettent de penser à un trouble psychiatrique. En leur absence, rien ne permet de dire que cette personne est malade et nous ne prenons pas parti. Quand nous trouvons des signes d’ordre psychiatrique et si nous pensons qu’un traitement, pharmacologique et/ou psychothérapeutique est susceptible de soulager la souffrance de la personne (angoisses, découragement, préoccupations…) et si elle demande de l’aide, nous le proposons, sans nous prononcer sur la signification de son problème religieux. Nous pensons en outre, que la présence de signes psychiatriques ne peut pas être un obstacle pour une démarche religieuse qui rencontrerait les attentes du patient et, par là, respecterait sa dignité et lui rendrait la vie plus supportable.

En conclusion

Puisque nous n’avons pas un accès direct à la vérité, c’est-à-dire au monde réel et à la subjectivité de l’autre, nous tenons pour vraies certaines choses pour des raisons dont nous ne sommes pas toujours conscients, mais qui peuvent éventuellement se révéler plus tard. Une grande prudence s’impose. Le « je » décrit plus haut, et qui est souvent mis entre parenthèses parce que non objectivable, ne se révèle que quand il parle. Il révèle alors sa présence (existence) et, dans le cas de possession, qu’il a à se plaindre de celle-ci. Il est affecté par ce qui lui arrive et il veut prendre position.

On observe cela aussi chez le délirant au début de la maladie. Il est bouleversé par la découverte d’être persécuté, ou d’être trompé, ou d’entendre une voix qui lui commande. Et parce qu’il en est affecté, il va vouloir prendre position. Mais petit à petit, quand l’affect s’atténue et disparaît, il ne reste plus qu’un phénomène cognitif dont le patient ne doute plus. Cette comparaison ne signifie pas que le possédé soit un délirant. Elle veut montrer simplement que dans le monde subjectif du sujet, le « je », veut prendre position vis-à-vis d’une intuition qui l’affecte, que son origine soit maladive ou non.

Ce qui me paraît important, c’est d’entendre le « je ». Que veut nous dire une personne possédée ou une personne malade quand elle utilise un langage religieux ; quand elle nous confie qu’elle trouve la force dans la prière ; quand elle nous dit avoir reçu un signe de Dieu au plus profond de sa détresse ; quand elle affirme que Dieu seul peut encore l’aider ; quand elle se dit maudite à cause de ses péchés ; enfin quand elle se plaint d’être possédée par le démon ?

Ces propos sont la révélation d’un jugement et d’une prise de position. Ils nous disent quelque chose sur la personne et son questionnement existentiel. Ils peuvent aussi être dits pour provoquer une réaction de manière à être reconnue dans la façon dont elle porte son fardeau. Ce peut être aussi une recherche auprès de quelqu’un, du sens de ce qu’elle vit. De toutes manières, par le biais du langage religieux, elle demande une attention à ce qu’elle vit. L’important est de l’entendre pour pouvoir l’accompagner.

[1C’est ce que fait le monde scientifique pour affirmer un savoir vérifiable.

[2L’imagerie par résonance magnétique est une technique de référence pour l’étude du fonctionnement cérébral humain.

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