Quel avenir pour la vie contemplative ?
« Seigneur, enseigne-moi tes voies, fais-moi connaître ta route »
Marie-Pascale Ducrocq, o.p.
N°2012-3 • Juillet 2012
| P. 195-202 |
« Les grands fondateurs d’Ordres religieux, eux, ne se sont jamais interrogés sur leur avenir, ni sur leur recrutement, ni sur leurs chances de durer. Poussés par l’Esprit ils ont répondu à un appel pour l’Église de leur temps. La continuité de leur fondation était dans les mains de Dieu ». Telle est l’attaque de ces pages dynamiques, qui interrogent avec humour sur le rapport de la vie contemplative à la société actuelle et surtout, invitent à se tourner vers Celui dont la jeunesse peut, si l’on y puise, tout renouveler.
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Verra-t-on dans quelques décades la plupart des monastères convertis en musées ou centres d’accueil divers ?… Dieu le sait ! Pour qui a foi en l’Évangile, c’est peu probable, car la vie consacrée en général, et la vie contemplative en particulier, sont une constante trop enracinée dans la sequela Christi, depuis les premiers temps de l’Église, pour se laisser enterrer, submerger par la société contemporaine, quels que soient les doutes soulevés à son égard. Mais il serait téméraire, devant la raréfaction évidente des vocations, de se contenter de survivre au jour le jour sans se préoccuper de poser quelques jalons pour l’avenir, surtout si l’on fait partie du milieu concerné. Il en va du Royaume de Dieu ! Survivre pour survivre, un illustre historien anglican, le Professeur A-J. Krailsheimer, voyait là la définition même de la décadence [1]. La vie consacrée doit surmonter cette tentation en se posant les vraies questions, sans oublier que le phénomène concerne surtout actuellement les communautés d’Occident.
Les grands fondateurs d’Ordres religieux, eux, ne se sont jamais interrogés sur leur avenir, ni sur leur recrutement (mot déplaisant qui fait plutôt penser à l’armée ou à quelque propagande économique ou politique !), ni sur leurs chances de durer. Poussés par l’Esprit ils ont répondu à un appel pour l’Église de leur temps, appel caritatif souvent, contemplatif parfois. La continuité de leur fondation était dans les mains de Dieu. On peut dire en un sens qu’ils s’en souciaient peu. Jamais ils ne se sont préoccupés de survie, rarement des adaptations à venir. Et cette constatation déjà nous interroge.
Car n’est-il pas bien important aujourd’hui de ne pas donner aux jeunes générations l’impression qu’elles sont en face d’une réalité qui s’effrite, doute de son avenir, ne sait pas très bien où elle va, au pire serait déjà condamnée à mourir ? Comment ce regard ne serait-il pas asphyxiant pour l’éclosion et l’épanouissement de vocations éventuelles, que nous avons à accueillir plus qu’à susciter ? Heureusement non, « nous ne sommes pas les derniers des Mohicans » comme l’affirme fermement Jean-Claude Lavigne [2].
Les analyses de la situation actuelle ne manquent pas. Que de réunions, questionnaires, articles, voire livres entiers à ce sujet, que d’efforts généreux et ouverts dans la plupart des communautés depuis le grand aggiornamento demandé par le Concile ! Retour aux sources, c’est le cheval de bataille des uns. Pour d’autres : « À vin nouveau, outres neuves » (Mc 2,22), essayons de l’inédit ! Même pour l’orientation moyenne adoptée par beaucoup et dans une certaine expectative, la position reste inconfortable et continue de poser question. On accuse la société, sa laïcisation accélérée, la chute des valeurs familiales et des valeurs tout court etc. Si l’on pouvait, à travers et au-delà de tout cela, savoir quelles sont les idées de Dieu lui-même plutôt que les nôtres !… Si l’on pouvait être certain d’échapper toujours à la sévère parole de Jésus adressée un jour à Saint Pierre ! « Vos pensées sont celles des hommes et non de Dieu ». Sommes-nous bien sûrs d’être ce que Jésus veut que nous soyons dans son Église aujourd’hui pour qu’il appelle de plus jeunes à se joindre aux ancien(ne)s ? Tout le monde n’est pas saint Paul pour pouvoir dire avec assurance : « La pensée du Seigneur, c’est nous qui l’avons ! » (I Cor 2, 16).
Oh ! Il n’est pas question de se culpabiliser à outrance (très mal vu à notre époque ! Infantile.…), ni de faire le procès de tout ce qu’il peut y avoir de défaillant dans nos structures et nos habitudes de vie, sombrant ainsi dans des analyses sans fin, parfois injustes, et sans résultats concrets. Mais le courage et la volonté de vivre au mieux des exigences de l’Évangile ne dispensent pas d’oser se remettre toujours plus profondément en cause ni d’affronter un problème que beaucoup de nos contemporains ne se posent même pas parce qu’ils en vivent la réponse de façon quasi empirique, comme une chose acquise sans démonstration. En d’autres termes et de façon plus abrupte : avons-nous encore pour eux des raisons d’exister ? Quel est notre rapport à la société actuelle ? Notre fonction propre dans l’Église, telle que nous la vivons, même repensée, a-t-elle encore sa raison d’être au XXIe siècle ? On gagne toujours à se laisser interpeller par les signes des temps : « Les vierges suivent l’Agneau partout où il va », chante l’Apocalypse. Où veut-il donc nous conduire ?
Bien des congrégations de vie apostolique, par la force des choses, ont déjà pris avec courage de fameux tournants, comme la conversion en maisons de retraite ou d’accueils divers de ce qui fut autrefois d’immenses maisons-mères, en ce temps béni où les noviciats débordaient. Était-ce d’ailleurs forcément le signe de l’ultime bénédiction ? Qui sait si la pénurie actuelle, par les sacrifices et les remises en question qui s’imposent, ne prépare pas un autre temps de fécondité pour l’Église ? « Le bras du Seigneur serait-il si court ?… » (Nb 11,23).
Qu’en est-il plus précisément pour les monastères ?
D’après les statistiques officielles, la vie contemplative serait moins touchée que la vie apostolique par la chute des vocations. C’est vrai que, à quelques exceptions près, la source n’est pas complètement tarie et que, de loin en loin, il se présente ici ou là quelque aspirante… Il faut reconnaître que ce n’est quand même pas la gloire (Dieu nous garde de la rechercher !), que la plupart des communautés vieillissent à rythme accéléré, et que bien des fusions ou amorces de fermetures sont en route, sinon consommées. Pourtant, il est certain aussi que les hôtelleries monastiques sont de plus en plus recherchées par nos contemporains comme havres de prière et de paix, signe manifeste d’une vraie soif spirituelle. Or, si des infirmières ou des enseignantes laïques ont remplacé les religieuses en bien des endroits, si ces dernières sont souvent regrettées, non pour la qualité du travail d’abord (ce serait faire injure à la compétence du personnel laïque que de le penser), mais pour cette note de gratuité évangélique que pouvait donner leur service, hôpitaux et collèges ont malgré tout continué de tourner ! Il n’en va pas de même quand un monastère s’éteint, c’est un pôle de prière qui disparaît purement et simplement. Ce n’est pas forcément une catastrophe pour lui s’il n’était plus en mesure de faire face à sa mission propre, mais il y a peu de chances que des laïques du voisinage prennent le relais pour la prière….
En quoi Dieu peut-il nous interpeller dans ce genre de situation ? Que veut-il nous faire comprendre ? Je pense assez souvent au sous-titre d’un livre de Gustavo Gutierrez [3] qui pourrait être une première piste : « Boire à son propre puits ». Pas dans le sens de la suffisance comme si on n’avait rien à apprendre des autres, mais dans le sens de notre ligne propre, de notre vocation profonde, pour garder l’unité du regard sans tomber dans le piège de la dispersion. Nous ne sommes pas dans les monastères appelées à plus d’amour que les autres (bien des gens « du monde », même non chrétiens, ont, autant et parfois plus que nous, des obligations de dépassement d’eux-mêmes qu’ils assument quotidiennement sans en faire un plat), mais nous sommes appelées à beaucoup d’amour dans le sens de l’ intériorité, si menacée par le stress ambiant. N’est-ce pas là notre propre puits, inépuisable, celui où Dieu nous attend, d’où l’Esprit Saint peut faire jaillir des sources neuves, inimaginables peut-être à vues humaines, et qu’il faudrait accueillir sans a priori d’aucune sorte ? Notre puits, c’est tout ce qui favorise le climat de prière, liturgique ou personnelle, c’est d’abord le souci d’une présence à sa Présence, la plus continuelle possible, (sans ascèse inhumaine, ou visée d’un angélisme coupé du réel), quel que soit l’Ordre choisi. Toutes les personnes qui se sentent appelées à la vie monastique reconnaissent leur appel dans ce fond commun. Il s’enracine très simplement, mais sans équivoque, dans une orientation vers Dieu pour Dieu, directement, dans la louange et l’intercession pour tous les hommes. « Être devant Dieu pour le monde, et non devant le monde pour Dieu » [4].
C’est bien là notre fonction, notre mission dans l’Église, notre part dans la construction du Royaume, et même notre premier service de la société. Si une communauté monastique n’a plus la possibilité ou le désir assez ferme d’assumer cette mission de prière, elle n’a plus de raison d’être comme telle, même si les autos envahissent ses parkings les jours de fête, même si son implantation a un certain renom, car cette affluence ou estime peut être davantage (mais pas forcément) le signe de la soif spirituelle de ces fidèles plus que de sa propre fidélité à elle. D’où pourrait venir cette déviation ? Soit de l’envahissement des medias ou de toute autre activité qui la tirerait de plus en plus vers des valeurs réelles mais extrinsèques par rapport à sa vocation première, soit d’un vieillissement de la communauté tel qu’il ne permettrait plus de trouver dans la paix le temps du vacare Deo, et d’assumer en même temps toutes les tâches nécessaires à la bonne marche d’une maison, y compris un accueil minimum, incontournable à notre époque. Autrement dit : la réalité doit correspondre à la mission. Faute de cette cohérence, Dieu lui-même peut-il soutenir la communauté en cause ? Association de pieuses et bonnes personnes peut-être, mais pas pierre vivante de l’Église, à la place et dans le rôle qui doivent être les siens. Cela ne diminue pas le prix de la prière personnelle de chaque religieuse. L’une ou l’autre pourrait être amenée à la vivre ailleurs ou autrement, source possible d’une nouvelle fécondité pour l’avenir.
Les jeunes de notre époque ont bien des défauts, c’est connu ! – pas plus sans doute que les vieux quand ils étaient jeunes, seulement différents – mais les plus sérieux ont une qualité qu’on peut rarement leur refuser et qui est peut-être une grâce de notre temps : le sens de l’ authenticité. Il leur faut des choses vraies, claires, conformes à ce qu’elles veulent signifier. Ils ont en général horreur du bla, bla, bla, des théories abstraites, des apparences trompeuses ou floues. Finalement pas moins généreux que leurs ancêtres, ils ne résistent pas souvent au témoignage de l’amour sans compromis, désintéressé, vraiment gratuit. (Qu’on pense à la popularité d’une Mère Teresa et au développement prodigieux de sa congrégation !).
Cette exigence d’authenticité était une des grandes idées de Sœur Colette Friedlander (citée plus haut), non comme critique démolissante des communautés contemplatives, mais comme invitation à y réfléchir devant Dieu. Y aurait-il là une deuxième piste de réflexion dans la ligne de la vérité de notre vie ? Qu’entendait-elle par le concept d’« authenticité » ? Comme pour le mystère de Dieu, elle en valorisait le contenu plutôt par ce qu’il n’était pas que par ce qu’il est. Par exemple serait in-authentique une conception de la clôture qui, tout en maintenant une séparation du monde très stricte extérieurement, ne se priverait pourtant pas d’utiliser pour sa commodité tous les médias du temps. Elle disait à ce sujet, faisant allusion aux exigences d’une législation rigoureuse, toujours en vigueur maintenant, bien qu’avec quelques élargissements : « Les moines et moniales de notre temps peuvent-ils et doivent-ils continuer à vivre sur ce modèle de stricte séparation ? La réponse est simple : il y a belle lurette qu’ils ne le font plus. Les contacts avec l’extérieur se sont multipliés de façon exponentielle depuis une quarantaine d’années » (Que dirait-elle aujourd’hui !). « On sort ou on reçoit des personnes ‘extérieures’ au monastère pour se soigner, pour gagner sa vie, pour s’instruire et se cultiver, pour assister à des réunions et ainsi de suite. Tous ces contacts ont un dénominateur commun : ils servent les besoins et les intérêts (légitimes) du monastère, pas ceux d’autrui (à de rares exceptions près)… Autrement dit, nous avons laissé se créer une situation où nous n’assumons plus les sacrifices exigés par une stricte séparation d’avec l’extérieur, mais où nous en acceptons encore les avantages, quand nous ne les revendiquons pas ». Jugement sévère et plus ou moins exact selon les communautés quelque vingt ans après. Il invite pourtant à la réflexion, plus encore sous l’angle d’une charité authentique que sous celui de la séparation. Mais une séparation n’en est pas moins nécessaire si nous ne voulons pas voir se tarir ou s’embourber notre puits ! Où est la bonne mesure si l’on ne veut pas survaloriser ou dévaloriser les moyens en perdant plus ou moins de vue la fin ? La notion de « l’écart fertile », chère à Jean-Claude Lavigne, a toute sa place en la matière.
Que dire de la pauvreté !… Parodiant Marcel Proust, le Père Timothy Radcliffe lançait un jour avec son humour habituel : « A la recherche de la pauvreté perdue ! ». (Il parlait évidemment du monde religieux, car il y a encore des pauvres en Occident). Énorme question qu’on ne peut plus vivre à l’ère de la mondialisation sans référence aux autres continents. Un jeune Évêque d’Afrique rentrant dans son pays après un séjour en Europe s’exclamait : « Ils me font rigoler avec leur crise… ». Évidemment, quand on voit quotidiennement des gens quasi-mourir de faim à sa porte et de longues files de malheureux attendre là quelque secours qui n’est jamais suffisant, la crise monétaire internationale paraît une donnée bien lointaine, et comme hors du temps et de la réalité toute crue. Elle est pourtant bien réelle au dire des spécialistes. Si nous ne pouvons rien sur cette économie internationale, ne serait-elle pas aussi dans l’abstrait, et donc in-authentique, une pauvreté monastique qui se réduirait à l’absence de grande propriété personnelle, sans rien ou pas grand-chose qui nous fasse communier concrètement à la condition des pauvres que Dieu aime d’un amour de prédilection. Lui voit tous ses enfants d’un seul regard, tota simul. L’eau de notre puits ne devient-elle pas plus ou moins trouble si nous nous comportons en riches, en oubliant plus ou moins le monde des pauvres ?…
Au fond, est in-authentique tout ce qui substitue à l’exigence évangélique du don total, de la sortie de soi, du service, de la gratuité, une certaine recherche du plus utile, du plus beau, du plus réussi, de ce qui finalement servira au mieux nos intérêts, aussi élevés puissent-ils nous paraître. Comme un manque de cohérence entre l’idéal poursuivi au départ et ce qui se vit réellement. Qui peut prétendre, individuellement et collectivement, être indemne dans l’un ou l’autre de ces domaines ? Il ne s’agit pas de français ou de latin dans la liturgie, du port de l’habit d’autrefois ou de sa simplification à outrance, de grille au parloir ou de rencontres plus libres. Non, ce qu’attend Dieu de ses communautés contemplatives – et il en attend d’autant plus que leur idéal est très beau et très haut – n’est-ce pas avant tout la pureté et la fermeté du don de soi dans cette vie de prière librement choisie, sans équivoque ? Les modalités sont alors secondaires ; à chaque Ordre, à chaque communauté de les chercher, pour les trouver selon sa grâce propre et les signes de la Providence sur sa route. Et aux autres communautés de respecter les choix différents. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père ! » (Jn 14,2).
On peut ajouter que la « séparation du monde » a toujours été considérée comme une composante essentielle de la vie monastique, et elle le reste, mais, pas plus aujourd’hui qu’hier, elle ne peut se vivre hors du monde, car (remarquait encore Sœur Colette Friedlander) « la séparation du monde, au sens strict et littéral du terme est une impossibilité : le monde a façonné les personnes qui entrent dans les monastères, il conditionne leurs moyens d’existence, le travail qu’elles font, les objets qu’elles utilisent dans leur vie quotidienne, et ainsi de suite. Tout au plus peut-on retarder l’impact des changements en se coupant strictement de l’extérieur, mais on ne parviendra par là qu’à vivre pour un temps dans le monde d’hier plutôt que dans celui d’aujourd’hui, jamais hors du monde ». Or, notre monde a beaucoup changé et sa mentalité en proportion (développement considérable des médias, durée de la vie, montée d’un confort de vie de plus en plus exigeant, sécularisation dans tous les domaines etc.). Nous ne pouvons échapper à un retentissement de cette évolution sur notre manière de vivre notre séparation du monde. Quelle forme va prendre aujourd’hui « l’écart fertile » de J.-Cl. Lavigne pour que la vie contemplative reste fidèle à son être même ? En quoi l’état de la société actuelle nous interroge-t-il à ce sujet ? Que faudrait-il inventer pour être adapté à notre société, en être séparé sans en être coupé, et bien de notre siècle sans être englouti par les mœurs du temps ? – Aux moniales elles-mêmes de le demander ardemment à l’Esprit Saint, et de le demander avec foi. Plutôt que de prier pour voir de jeunes vocations frapper à la porte de nos monastères, ne devons-nous pas d’abord chercher devant Dieu à être ce qu’il veut que nous soyons ? Creuser, creuser notre puits….
« Bois l’eau de ta propre citerne, l’eau jaillissante de ton puits » (Pr. 5,15).
[1] D’après une communication inédite de Sœur Colette Friedlander (†), cistercienne, au Conseil de rédaction de Vie consacrée, en 1993, sur« L’avenir de la vie contemplative ». Sœur Colette a publié ensuite une étude sur la clôture des moniales, parue dans la collection Vie consacrée : La clôture des moniales. Trente ans d’expectative, Namur, 1997.
[2] J.-Cl. Lavigne, « Pour qu’ils aient la vie en abondance », Cerf, 2010.
[3] G. Gutierrez, La libération par la foi : boire à son propre puits, Cerf 1985.
[4] J-M. R. Tillard, Devant Dieu et pour le monde, Paris, Cerf (Coll. Cogitatio fidei), 1974.