Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le décret Perfectae caritatis

Un temps pour les ordres religieux ?

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2012-3 Juillet 2012

| P. 168-182 |

Les temps présents sont-ils encore propices à la vie consacrée ? Une relecture du décret Perfectae caritatis permet de donner une réponse de principe, que l’actualité peut sembler contredire ; cependant, rappelons aussi la parole du Christ à Thérèse d’Avila : « qu’en serait-il du monde, s’il n’y avait les religieux ? » (cité dans Vita consecrata, 105).

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Cinquante ans après, il est devenu possible d’évaluer le chemin parcouru depuis les grands textes de Vatican II. Encore faut-il les relire, et c’est ce que nous allons tenter de faire ici. Le décret sur « la vie religieuse », comme on disait encore (aujourd’hui, on parlera plutôt de « la vie consacrée par la profession des conseils évangéliques ») fait partie des seize textes promulgués par le Concile : ce sujet si particulier touche en fait tous les membres du « peuple de Dieu », j’espère le montrer. Commençons par nous resituer, à l’aide d’un article récent de Mgr J. Doré [1]. Il résume l’enseignement des fameuses quatre constitutions conciliaires comme suit : « L’essentiel de l’enseignement de Vatican II peut tenir en quatre mots : célébration, communion, confession, mission » ; et il poursuit sa démonstration, où l’on reconnaîtra au passage la constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium et la constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium, tout en voyant annoncées la constitution dogmatique sur la Révélation divine Dei Verbum et la constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes :

[…] l’Église est appelée à se recentrer sur son propre Mystère, et dès lors à se concevoir et à s’organiser selon quatre dimensions et attitudes constitutives :

  • Célébration. Il s’agit pour l’Église de revenir toujours d’abord au cœur de ce qui la fonde et ne cesse de la faire et de la faire vivre : la célébration des sacrements.
  • Communion. Il revient à l’Église de s’organiser et de s’ordonner en une communion qui ne recherche son unité qu’en articulant en son sein la diversité des responsabilités et des fonctionnalités.
  • Confession. Rien de tout cela ne sera possible si l’Église ne s’en rapporte pas incessamment à la source normative qu’est pour elle, en même temps que la Révélation, le souci de la réception de cette Révélation dans une confession toujours renouvelée.
  • Mission. Tout le reste étant dit, l’Église ne peut se concevoir et se réaliser que dans le monde et pour lui – et, en cela même, pour Dieu. Le Mystère qui l’appelle à la communion en Dieu est en effet de soi celui qui, du même coup, l’envoie en mission dans le monde.

Vatican II est le premier parmi les conciles œcuméniques à traiter de la vie religieuse sur un mode qui n’est pas celui de la discipline, comme à Latran IV (1215), ou de l’apologétique, comme à Trente (Décret du 3 décembre 1563), mais celui d’une réflexion proprement doctrinale. Désireux d’aborder dans un esprit pastoral les fondements doctrinaux posés par Lumen gentium, les Pères donnent en Perfectae caritatis les principes d’un aggiornamento de la « vie consacrée par la profession des conseils évangéliques », dans l’Église de ce temps (PC 1). Ainsi, les premiers mots du décret Perfectae caritatis [2] nous renvoient à la constitution sur l’Église :

Dans la constitution Lumen Gentium, le Concile a précédemment montré que la recherche de la charité parfaite par les conseils évangéliques a sa source dans l’enseignement et l’exemple du divin Maître et apparaît comme un signe éclatant du Royaume des cieux. Maintenant, il se propose de traiter de la vie et de la discipline des instituts dont les membres font profession de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, et de pourvoir à leurs besoins, selon les exigences de l’époque actuelle.
Dès les origines de l’Église, il y eut des hommes et des femmes qui voulurent, par la pratique des conseils évangéliques, suivre plus librement le Christ et l’imiter plus fidèlement et qui, chacun à sa manière, menèrent une vie consacrée à Dieu (Perfectae caritatis,1).

Nous allons repartir du chapitre VI de Lumen gentium avant de nous mettre à la lecture rapide du décret en vue d’en tirer quelques réflexions, voire, des orientations pour les temps actuels.

Les religieux dans Lumen gentium

Du long itinéraire du texte, retenons qu’un chapitre sur les religieux fut toujours intégré au schéma sur l’Église. D’abord autonome dans le projet primitif (texte A, 23 novembre 1962), il est ensuite compris dans la vocation à la sainteté lors du projet rédigé par G. Philips (texte B, juillet 1963), puis il apparaît dans le texte C (1963-64) comme un second volet de ce même futur chapitre V, pour finir par constituer, dans le texte final, un chapitre VI, première figure du caractère eschatologique de l’Église (chapitre VII). Le texte final de la Constitution dogmatique (texte D) comporte ainsi huit chapitres, dont la teneur et l’ordonnance ont été pratiquement dictées par les Pères conciliaires. Il est promulgué le 21 novembre, jour de clôture de la troisième session. L’évolution du titre du chapitre assigné à la « vie religieuse » est tout aussi intéressante ; les « états de perfection évangélique à acquérir » (texte A), « les états de perfection à acquérir » (texte B), font place aux « religieux » (textes C et D). En situant clairement les religieux dans le mystère de l’Église, le Concile opérait un renouvellement théologique considérable, qui n’a peut-être pas encore sorti tous ses effets. Ainsi, partageant la vocation de tous à la sainteté (chapitre V), les religieux ont bien reçu, dans la Constitution dogmatique Lumen gentium, un chapitre distinct de celui des laïcs (chapitre IV) et des membres de « l’ordre sacré » (chapitre III), mais ils se trouvent aussi, avec les clercs et les laïcs, dans l’unique peuple de Dieu (chapitre II) en marche vers le salut (chapitre VII) que Dieu lui offre (chapitre I) et qui, en la Vierge Marie, a déjà abouti (chapitre VIII).

En résumé toujours, le chapitre VI de Lumen gentium décrit la vie religieuse comme une profession des conseils évangéliques dans un état de vie ecclésial (LG 43), une consécration signifiante (LG 44), une existence liturgique et cependant canonique (LG 45), une vocation (parmi d’autres, certes) à la sainteté de Dieu dans l’Église du Christ (LG 47). A la personne consacrée par Dieu dans la profession des conseils, il est ainsi donné un état de vie stable en lequel l’Église peut à la fois manifester le Christ (LG 46) et se reconnaître comme l’Épouse du Sauveur (LG 46).

Outre Lumen gentium, d’autres textes conciliaires majeurs devraient encore être examinés, pour formuler l’apport de Vatican II à la théologie de la vie religieuse. La constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium voyait la vie religieuse comme une profession liturgique (SC 80, 98 et 101). Le Décret Christus Dominus l’appellera à un apostolat concerté avec les évêques, mais aussi le clergé et les autres instituts religieux (CD 33-35). Le décret Ad gentes estimera que l’Église n’est pas plantée tant que la vie religieuse n’y est pas apparue (AG 18 [3] et 40). Et le décret Perfectae caritatis, richement nourri de citations scripturaires, va la désigner comme un témoignage évangélique [4].

Perfectae caritatis

Lorsque la Commission conciliaire des religieux reçut du Conseil de présidence, à la fin de la première session du Concile (début décembre 1962), la mission de « résumer beaucoup » le projet confectionné durant la période préparatoire au sujet des religieux, elle convint de faire apparaître les fondements de la vie religieuse dans Lumen gentium, les rapports entre évêques et religieux dans Christus Dominus et les questions de l’apostolat missionnaire dans Ad gentes [5]. Le reste, tout le reste, formerait la matière du futur décret sur « La rénovation adaptée de la vie religieuse ». C’est au cours de la séance publique du 28 octobre, que la sixième mouture du texte, objet d’un dernier vote favorable, fut solennellement promulguée par Paul VI.

Attachons-nous à présent à ce seul décret Perfectae caritatis, pour le parcourir brièvement. Nous évoquerons ensuite, comme prévu, son actualité et, pour finir, je m’avancerai à énoncer quelques signes de l’avenir [6].

Il me paraît que, du préambule à la conclusion, le document décrit d’abord les critères du renouveau escompté (1-4), les fondements communs à toutes les formes de la vie religieuse (5-6), puis la variété des instituts, laquelle engage diversement leurs membres et leur visibilité sociale (7-18), et enfin, les chemins de l’avenir (19-25). Suivons donc cette quadruple articulation, qui montre comment la vie religieuse [7] doit se rénover : en « s’adaptant », selon l’esprit des fondateurs (1°) ; puisque Dieu la consacre pour la mission (2°) ; dans cette « charité parfaite » (3°) que l’Église protège et soutient judicieusement (4°).

1° Une rénovation adaptée (1-4)

La rénovation adaptée, selon l’intraduisible formule latine, de la vie et de la discipline religieuses concerne « les instituts religieux et, compte tenu de leur caractère propre, les sociétés de vie commune sans vœux [8] et les instituts séculiers » (PC 1). Cette rénovation se caractérise d’une part par un retour continu aux sources de toute vie chrétienne et à l’inspiration originelle des instituts [9], et, « d’autre part », par la correspondance des instituts aux conditions nouvelles de notre temps. Sous l’impulsion de l’Esprit Saint et la direction de l’Église, elle s’accomplit selon les principes suivants : suite du Christ dans le respect du patrimoine de l’institut, communion à la vie de l’Église en vue de secourir les hommes et, avant tout (primas partes), rénovation spirituelle (PC 2). Les critères pratiques de ce renouvellement viendront des conditions actuelles des religieux et des besoins de l’apostolat (PC 3). Tous les membres des instituts, et non seulement les supérieurs ou les chapitres généraux, en seront les acteurs (PC 4).

Ainsi, le Concile Vatican II n’appelle pas la vie religieuse à se réformer de l’intérieur, comme l’avait fait le Concile de Trente [10], il lui demande de se renouveler en « s’adaptant » [11] mieux : au Christ et à l’Église, au monde et aux religieux présents. Au-delà de la réforme disciplinaire, la visée du renouveau est christologique, ecclésiologique et pastorale tout ensemble.

2° Consécration à Dieu et à la mission de l’Église (5-6)

Les « éléments communs à toutes les formes de vie religieuse » tiennent en quelques mots : consécration particulière à Dieu et service de l’Église, union de la contemplation avec l’amour apostolique (5). La profession des trois conseils évangéliques est en effet la réponse à une vocation divine ; ici, la vie entière est dédiée au service de Dieu et le Concile y voit une manière particulière d’exprimer, « avec plus de plénitude », la consécration baptismale. Acceptée par l’Église, cette donation lie les religieux à son service. Participant à la fois de l’abaissement du Christ et de sa vie dans l’Esprit, ils ont à suivre l’Unique nécessaire, ne cherchant avant tout que Dieu seul (soli Deo vivant). C’est ainsi qu’ils uniront la contemplation avec l’amour apostolique, c’est-à-dire l’adhésion à Dieu et à son œuvre de rédemption.

Car la dilection du prochain « pour le salut du monde et l’édification de l’Église » procède de la vie cachée avec le Christ en Dieu. Telle est la charité qui vivifie la pratique des conseils. En conséquence, que la vie spirituelle soit intense (oraison, méditation de l’Écriture, liturgie, surtout eucharistique, prière de l’Église) et que la vie fraternelle soit ecclésiale (amour des membres du Christ, révérence et dilection pour les pasteurs, vie et pensée avec l’Église, consécration à sa mission) : c’est le numéro 6. Le paragraphe sur « la vie spirituelle à cultiver avant tout » s’achève ainsi par une exhortation à se consacrer totalement à la mission de l’Église.

Le fait est tout aussi remarquable que l’accent du numéro 5 sur la consécration à Dieu, s’épanouissant elle aussi dans l’union de l’amour apostolique avec la consécration divine. Ce qui est commun à toute forme de vie religieuse, c’est de ne vivre que pour Dieu seul, et, par là même, d’être associé à la mission de l’Église pour le salut de tous. Voyons comment cet unique élan se réalise sous des formes variées dans les différents instituts.

3° Diversité de la charité (7-11 et 12-18)

Nous mettons sous ce titre à la fois ce que l’on nomme habituellement une typologie de la vie religieuse (7-11) et la partie dite ascétique du document (12-18). Ce regroupement surprendra moins lorsqu’on verra la place donnée, dans tous ces paragraphes, à leur fondement commun, la charité.

Les numéros 7 à 11 sont tous construits sur le même rythme : description, à partir de ses composantes concrètes, du type de la vie religieuse que l’on envisage, puis appel à la rénovation et à l’adaptation qui lui conviennent. En premier lieu sont considérés les instituts intégralement ordonnés à la contemplation (7), puis les instituts voués à la vie apostolique (8) – un paragraphe doctrinalement inégalé [12]. La vie monastique et conventuelle (9) est ensuite distinguée de la vie contemplative ; la vie religieuse laïque (10) et les instituts séculiers (11) concluent une énumération qui ne se veut pas exhaustive, et dont l’ordonnance n’est pas plus historique que canonique – elle relèverait plutôt de la phénoménologie, qui décrit pour désigner, la vie religieuse étant irréductible à toute définition.

Disons pour faire bref que, livrés à Dieu et par lui à l’apostolat, les religieux sont tous exhortés à la perfection de la charité, qui va de l’amour de Dieu à l’amour de tous ses enfants.

Les trois vœux (12-14), la vie à mener en commun [13] (15) et quelques problèmes d’adaptation propres aux religieux (16-18) forment un second volet. Alignés sur l’ordre donné par Lumen gentium – où la chasteté précède toujours la pauvreté et l’obéissance –, les trois vœux sont présentés tour à tour à partir de leur principe final : le royaume des cieux, pour la chasteté (12), la suite du Christ pour la pauvreté (13), l’exemple du Christ pour l’obéissance (14). De même, la vie à mener en commun a pour modèle la primitive Église et procède de la charité que Dieu a déjà répandue dans les cœurs (15). L’adaptation de la clôture (16), la modification de l’habit (17), la rénovation de la formation en fonction de « l’unité de vie » (18) [14] sont à chaque fois mises en relation avec les circonstances et les manières de penser de notre temps. Fondement théologique des vœux et de la vie fraternelle, référence pastorale donnée aux autres problèmes d’adaptation : l’unité des composantes « ascétiques » de la vie religieuse lui vient du souci d’envisager le don à Dieu en même temps que l’engagement envers les frères, et c’est bien le fait de ces numéros 12 à 18 du Décret.

De l’une à l’autre partie de notre diptyque, la charité de Dieu, s’exerçant dans tous les instituts (7-11), se fait signe visible (12-18) d’une restauration universelle, elle-même fondée dans l’union de l’Église avec le Christ (12) et l’effusion de l’Esprit (15).

4° Utilité pour l’Église et nécessité des temps (19-25)

La création de nouveaux instituts (19), la conservation des œuvres propres et l’esprit missionnaire (20), la suppression ou le regroupement des instituts (21-22), la collaboration des supérieurs majeurs entre eux et avec les conférences épiscopales pour ce qui regarde l’apostolat (23), et même les vocations religieuses (24) reçoivent comme critères de base l’utilité, l’espoir et les besoins de l’Église, universelle ou particulière. C’est d’ailleurs l’autorité de l’Église qui est donnée comme juge en ces matières, sauf pour ce qui est des œuvres propres (20), seul moment où il est encore question, et à deux reprises, d’adaptation aux conditions actuelles. Finalement, le Concile dit son estime pour le genre de vie des instituts religieux et son espoir dans la fécondité de leurs œuvres : leur divine vocation et leur mission dans l’Église à l’époque actuelle, c’est de répandre la bonne nouvelle du Christ dans l’univers entier, par un témoignage universellement visible (25).

Achevons cette lecture. La rénovation de la vie religieuse (1-4) impose de se consacrer « plus intimement » à Dieu et de s’unir « davantage » à la mission de l’Église (5-6), dans une charité diversement pratiquée, mais qui procède toujours de l’amour de Dieu en vue du salut du monde (7-11 ; 12-18), sous l’autorité de l’Église de ce temps (19-25). Le cœur de la vie religieuse, c’est de manifester visiblement et socialement ce que recherche aussi toute vie chrétienne : la « perfection de la charité ». Pour Perfectae caritatis, la vie religieuse est particulièrement requise de signifier l’efficacité de l’amour de Dieu dans le langage de ce temps.

Cinquante ans plus tard

Les forces et les faiblesses du décret n’ont pas manqué d’apparaître, dans la réflexion et surtout la pratique postconciliaires. Du point de vue doctrinal, les acquis ne sont pas minces. Abandonnant la définition des « états de perfection » pour se ressourcer dans l’Écriture [15],

Perfectae caritatis

présente la vie religieuse comme une « profession de la pratique des conseils » (1) qui ne monopolise pas la « perfection de la charité » vers laquelle tend, disait déjà Thomas d’Aquin, toute vie chrétienne [16]. Il choisit, à l’encontre d’une division d’inspiration païenne entre vie active et vie contemplative, la voie plus descriptive d’une typologie, insatisfaisante par nature [17], mais qui souligne la diversité (pneumatique) des formes de la vie consacrée. Enfin, à la tâche de « faire signe », urgée par Lumen gentium, le décret ajoute le devoir de discerner les signes de Dieu qui ne cesse de se révéler [18].

Du point de vue pastoral, Perfectae caritatis est à la source d’un renouveau particulièrement centré sur les numéros 5 (« éléments communs à toutes les formes de vie religieuse ») et 6 (« primauté de la vie spirituelle »), assidûment scrutés. La directive communautaire du numéro 15 – qu’on tende à « une seule catégorie de sœurs », que les coadjuteurs soient « plus intimement associés » aux autres membres –, a pu achever un mouvement d’unification datant, en beaucoup d’instituts, du début du vingtième siècle. Mais c’est sans doute la prescription du numéro 3 – « il faut réviser convenablement les constitutions, les ‘directoires’, les coutumiers, les livres de prière, de cérémonies et autres recueils du même genre » – qui demeurera dans les mémoires, puisqu’elle fut à l’origine de l’immense mouvement capitulaire qui mobilisa les énergies des instituts, depuis le motu proprio Ecclesiae sanctae de Paul VI (6 août 1966), pour rénover, adapter, mettre à jour, leurs textes constituants. Un mouvement qui devait reprendre, vingt ans plus tard, en raison de la publication du Code de droit canonique de 1983.

Or, cet approfondissement considérable de la doctrine et des pratiques semble coïncider avec l’effondrement devenu manifeste (ses prémices datent du siècle dernier) du recrutement et des vocations. Sans compter ses dérives vers les courants dont les trois conseils sont précisément la critique (freudisme, marxisme, nietzschéisme), ou le repli sur la « vie commune », on doit bien constater que, dans les pays occidentaux du moins, la vie consacrée paraît aujourd’hui tellement affaiblie qu’on envisage parfois son extinction. Peut-être les remèdes sont-ils venus trop tard (le premier Congrès des états de perfection et les premiers appels au renouveau datent du pontificat de Pie XII), mais ce temps d’épreuve pourrait aussi permettre d’en revenir à l’essentiel.

Largement dépouillée de son efficacité sociale, souvent en difficulté économique, parfois absorbée par les différents domestiques, la vie religieuse, féminine et masculine, se trouve, de plus, sévèrement marquée aujourd’hui non seulement par un âge grandissant (moins de deux pour cent de ses membres, en Europe occidentale, n’ont pas quarante ans), mais par le retentissant scandale des abus sexuels tardivement dénoncés. Une situation de crise totale, qui n’est pourtant pas sans espérance, pour autant que l’on accepte de migrer vers les chemins de l’avenir.

Et maintenant ?

Le décret

Perfectae caritatis

énonce en termes d’engagement personnel (« manifester l’union de l’Église avec le Christ », 12) ce que la constitution dogmatique Lumen gentium considérait à partir de l’union du Christ avec son Église [19] (LG 44). Avant même que chacun des religieux ne chemine, par les vœux et dans la vie communautaire, vers la figure eschatologique de la Jérusalem céleste, l’Église manifeste déjà en ce monde la réalité du salut qui lui vient du Christ. S’intégrer au mystère de l’Église, se reconnaître comme un fruit de sa sainteté, c’est pour la vie religieuse se trouver dans l’obligation de repenser toutes les figures de son déploiement. Le magistère postconciliaire l’y a aidé, de multiples manières, et par les documents qu’il lui a adressés [20], et par les appels inscrits dans la plupart des exhortations postsynodales [21], et par un Synode général, en 1994, entièrement dédié à la vie consacrée sous toutes ses formes. Dans les derniers temps, il a fallu sans doute, comme dans la Lettre aux catholiques d’Irlande, appeler à la pénitence et à la conversion. Il me paraît qu’une des conditions de l’avenir réside dans l’écoute que feront les religieux, et d’ailleurs tous les consacrés, de la voix de l’Église, lorsqu’elle sort des condamnations pour inviter dans la confiance aux chemins d’un vrai renouveau.

C’est ainsi que la vie consacrée pourrait mieux manifester sa particularité dans l’Église : ni sacrement, comme l’ordre et le mariage, ni condition provisoire de l’existence, comme souvent le célibat, elle constitue un « état de vie » stable, où l’Église reconnaît l’une des figures du « grand mystère » dont parle la Lettre aux Éphésiens 5,32 – mystère qui abrite aussi bien, quoiqu’à des titres divers, le mariage et la vie religieuse [22], le veuvage et le célibat [23], les diacres [24] et les prêtres [25]. L’originalité de la vie consacrée est précisément de rendre visible, par pure grâce, la transcendance de l’amour de Dieu sur tous les autres attachements, mais aussi la proximité de cet amour dans tous les lieux où l’homme pourrait en désespérer. Ce témoignage d’une surabondance qui comble le cœur et se diffuse sans mesure porte évidemment les consacrés aux avant-postes de la mission (Evangelica testificatio 69), parce qu’ils se tiennent au cœur de l’Église : qui pourrait les en séparer ?

A ces défis il faut ajouter, pour l’avenir, l’appel fait aux anciennes générations d’accepter la greffe des jeunes pousses qui leur sont encore données. Il y a peu de chances, d’un point de vue sociologique, qu’un groupe majoritairement âgé, affecté pendant des dizaines d’années par des évolutions radicales, prévenu à tous égards de sa disparition prochaine, trouve les ressources nécessaires à l’effacement qui s’impose devant les forces les plus jeunes. Mais la vie religieuse n’a-t-elle aucunement préparé à cette joie de diminuer pour que d’autres grandissent ? Pourquoi ne pourrait-elle trouver, même dans l’Occident vieillissant, un modèle où les générations ne s’affrontent pas mortellement, mais s’accordent à transmettre ce qu’elles ont reçu ? On peut évidemment s’orienter vers un partenariat avec des « laïcs associés », et souvent on le doit. Mais la vie religieuse ne peut se dispenser de connaître en son propre sein cet enfouissement des saisies propres, pour que les plus jeunes trouvent disponibles et puissent assumer, mais aussi renouveler, les valeurs mêmes de l’institut. Il serait dommageable que les dernières forces soient mobilisées, dans les familles religieuses, pour le soin des aînés, tout respectables qu’ils soient. Une politique courageuse d’affectation des jeunes aux plus grandes responsabilités n’est pourtant pas suffisante ; il faut encore soutenir ces engagements par des communautés spirituellement vigoureuses – une propriété que l’âge ne peut affecter.

On soulignera encore cette évidence, que le régime économique des instituts et des personnes relève lui aussi de la préparation de l’avenir. Certes, la doctrine s’est beaucoup améliorée, durant les cinquante dernières années, dans les constitutions des instituts religieux eux-mêmes ; mais certains points demeurent dans l’ombre : les propriétés et les biens des instituts, la gestion des institutions encore pour un temps aux mains des congrégations, le rôle des économes… Ces lacunes éventuelles, ajoutées à une relative faiblesse de la théologie du travail et de la Providence, voire du rapport entre le vœu de pauvreté et la présence du Christ dans les pauvres, invitent à la réflexion. La vie religieuse peut-elle manifester le style évangélique de son administration ? Pourquoi son constant effort de partage demeure-t-il caché ? Comment se fait-il que des procédures « séculières » s’emparent de ses dynamismes financiers, au point que les décisions des supérieurs semblent dépendre de l’aval de comptables tout-puissants ? La vie religieuse s’est toujours renouvelée quand elle est devenue plus pauvre. À bien des égards, c’est sa vocation et sa situation spirituelle aujourd’hui.

Malheureusement, le droit canon n’étant pas connu, et le droit civil étant parfois devenu la seule référence, il arrive que les biens d’Église dont disposent les instituts en voie d’extinction se volatilisent eux aussi : on vend à des promoteurs peu scrupuleux, on s’empêtre dans des obligations de proximité, on se lie à des « bienfaiteurs » intéressés… Même si les cas de spoliation sont marginaux, parce que, d’habitude, les Unions de Supérieurs Majeurs (et les responsables diocésains) veillent, ils font l’objet d’effervescences médiatiques répétées qui n’aident pas à la compréhension de nos contemporains.

Par ailleurs, si l’État devient la référence externe du droit ecclésial [26], qu’en sera-t-il de la renonciabilité à certains droits fondamentaux qui s’exerce, en droit ecclésiastique, aussi bien au niveau des personnes que des institutions ? On pense ici aux vœux des religieux, régime qui implique évidemment de renoncer au mariage, mais on vise aussi les pratiques que ces vœux engagent et qui vont de plus en plus apparaître comme opposées à la « liberté de choix » habituellement reconnue en matière de résidence, de travail professionnel, de loisirs, etc [27]. Comment manifester que ce renoncement exhausse la liberté plutôt qu’il ne la contraint et comment faire en sorte que le droit civil n’impose pas aux congrégations de provisionner des « garanties » à l’égard des sortants éventuels, ce qui annihilerait l’authenticité des engagements ?

Et que dire des religieux âgés devenus incapables de se rendre aux ordres de leurs supérieurs, parce qu’ils ont tissé autour d’eux le réseau protecteur d’affections de type familial, plus fortes que toute obligation communautaire ? Enfin, quel temps faudra-t-il pour que l’infamie attachée aux abus d’enfants s’atténue dans la mémoire commune, si manipulée soit-elle ? Toutes ces questions qui ont bien quelque chose à voir avec les trois vœux pèsent sur les cœurs livrés à Dieu, plus peut-être qu’ils ne peuvent le dire. C’est bien dans cet abaissement que nous sommes attendus, s’il plaît à Dieu de nous y reprendre.

Conclusion

Comment peut-on être religieux ?, se demandent peut-être les amis de Montesquieu [28]. Quand on a passé l’âge de l’amour – comme disait Sara en entendant les visiteurs d’Abraham lui promettre un fils (Gn 18,1-15) – peut-on encore enfanter ? Mais qui donc a décrété qu’une absence de vocations, même durant des décennies, signifiait un échec de l’engagement, une stérilité définitive, ou une disparition prochaine [29] ?

Nous avons rappelé que le décret conciliaire consacré aux religieux se résume par le double commandement de la charité : pour le Christ qui nous a aimés, pour ceux qu’il nous destine à aimer. Les temps actuels ne représentent-ils pas un kairos divin, une invitation du Christ à le trouver présent là où il nous appelle – quoiqu’il en soit du soutien si nécessaire des chrétiens laïcs et des pasteurs – dans cette faiblesse et ce vieillissement ?

[1J. Doré, « Pour commémorer Vatican II comme une grâce », in DC 2476 (16 octobre), 2011, 906-911.

[2Cf. N. Hausman, « Pour Dieu seul : la vie religieuse », in Beauté de la personne humaine. La lumière de Vatican II. Trente ans après, Cahiers de l’École Cathédrale 21, Mame-Cerp, 1996, 99-110.

[3« La vie religieuse manifeste avec éclat et fait comprendre la nature intime de la vocation chrétienne ».

[4Voir le terme dans AG 40 ; ce sera le titre de l’exhortation apostolique Evangelica testificatio de Paul VI (1971).

[5Cf. N. Hausman, Vie religieuse apostolique et communion de l’Église. L’enseignement du Concile Vatican II, Cerf, 1987 (ici : 74).

[6Dans ces deux premiers points, je résume quelques pages de l’ouvrage précité (160-166 ; Cf. aussi 69-121).

[7Je mets souvent, comme le Décret, sous l’étiquette « religieux », d’autres formes de la vie consacrée, en particulier les ermites (Cf. PC 1) et les instituts séculiers (Cf. PC 11) ; pour les vierges consacrées, voir SC 80.

[8Le Code de Droit canonique de 1983 les nomme désormais « sociétés de vie apostolique », Cf. cc. 731-746.

[9Contrairement à ce que l’on croit souvent, le Concile n’emploie pas le terme de « charisme » pour désigner la grâce supposée propre à un institut religieux. Ce sera le fait d’Evangelica testificatio, aux numéros 11 et 32.

[10La remarque est de Th. Merton, “The Council and Religious Life”, in New Black-friars 47 (1965/1966), 9-10.

[11Le mot revient à de nombreuses reprises, dans la plupart des numéros du décret.

[12Cf. N. Hausman, « La vie religieuse apostolique selon Vatican II », in NRT 107 (1985), 658-674.

[13Il faut préférer cette expression à celle de « vie commune », que le Concile n’emploie qu’à propos des prêtres.

[14L’importance de ce numéro ne peut être surestimée, puisqu’il condense une quinzaine de chapitres du texte A ; Cf. N. Hausman, Vie religieuse…, o.c., 72.

[15On compte 55 renvois scripturaires, pour une seule référence à la tradition. Le Père J.M.R. Tillard pense que « l’utilisation de l’Écriture dans le décret est souvent peu fidèle au sens littéral des textes » (voir « Les grandes lois de la rénovation de la vie religieuse », in L’adaptation… (US 62), o.c., 93, note 48). En sens contraire, on verra P. de la Joncquière, dans « La Bible et le décret Perfectae caritatis », in VC 38 (1966), 295-314.

[16Somme théologique IIa IIae, q. 186, a. 2 ; Cf. q. 184, a. 2.

[17Il faut en tout cas lui adjoindre la typologie christologique de LG 46.

[18C’est l’avis de M. de Certeau, « La rénovation de la vie religieuse », in Christus 13 (1966), 101-120.

[19LG 44, § 1 : « Par les vœux (ou d’autres engagements sacrés assimilés aux vœux par leur nature même), le fidèle du Christ s’oblige à la pratique des trois conseils évangéliques susdits ; il est livré entièrement à Dieu, qu’il aime par-dessus tout, et ainsi il est ordonné au service du Seigneur et à son honneur à un titre nouveau et particulier. Le baptême déjà l’avait fait mourir au péché et consacré à Dieu, mais pour pouvoir recueillir en plus grande abondance le fruit de la grâce baptismale, il veut, par la profession faite dans l’Église des conseils évangélique, se libérer des surcharges qui pourraient le retenir dans sa recherche d’une charité fervente et d’un culte parfait à rendre à Dieu, et se consacrer plus intimement au service divin [n]. Cette consécration sera d’autant plus parfaite que des liens plus fermes et plus stables reproduiront davantage l’image du Christ uni à l’Église son Épouse par un lien indissoluble ».

[20Voir la liste établie dans mon ouvrage, o.c., 19-20, à laquelle il faut ajouter l’instruction Potissimum institutioni sur la formation (2 février 1990), le document Congregavit nos in Christi amor sur la vie fraternelle en communauté (2 février 1994) et l’exhortation, publiée à la suite du Synode de 1994, Vita consecrata, le 25 mars 1996 ; l’instruction « Repartir du Christ » en a célébré les cinq ans, le 19 mai 2002.

[21Evangelii nuntiandi 69 (1971), Catechesi tradendae 65 (1979), Familiaris consortio 74 (1981), Reconciliatio et paenitentia 4 (1984), Christifideles laici 55-56(1988), Pastores dabo vobis 4, 27(1992), etc., jusqu’à Verbum domini (30 septembre 2010) ; voir N. Hausman, « Parole du Seigneur et vocations dans l’Église : le cas de la vie consacrée », Revue des Bernardins, 2011-2, 117-124.

[22Pour le mariage, voir LG 11 et 41 ; Cf. aussi GS 48 et 49 ; OT 10 ; AA 11. Pour la vie religieuse, voir LG 44 ; Cf. aussi PC 12, etc. ; pour le ministère sacerdotal, voir PO 16. Le mystère est le même, la manière de le symboliser diffère : le mariage « signifie » ce mystère « en y participant » (LG 11), les vœux religieux « représentent » le Christ uni à l’Église (LG 44), les prêtres « évoquent les noces mystérieuses voulues par Dieu qui se manifesteront pleinement aux temps à venir » (PO 16).

[23Innuptis, « non mariés », hapax conciliaire, en Lumen gentium 41.

[24Lumen gentium 41.

[25Presbyterorum ordinis 16.

[26Voir mon article « L’Église en tant qu’institution justiciable. Une journée d’étude Leuven-Strasbourg, le 15 décembre 2000 », in NRT 123 (2001-2), 254-257.

[27On a déjà vu, dans des procès civils, d’anciens religieux attaquer leurs supérieurs parce qu’ils n’avaient pu choisir ni leur métier, ni leur assignation communautaire, ni leurs vacances annuelles, etc.

[28Allusion à la fameuse question du tout-Paris : « Comment peut-on être persan ? ».

[29Voir par exemple l’article de Sœur G. Ang, sur « La Congrégation des Petites Sœurs de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus d’Anguo (Chine) » in Vies consacrées 81 (2009), 19-24, qui relate le relèvement d’un institut longtemps réduit à deux membres âgés et infirmes.

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