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Le fait congréganiste français du XIXe siècle au miroir de la sainteté canonisée

Claude Langlois

N°2012-2 Avril 2012

| P. 140-154 |

Quand un historien chevronné s’intéresse à la sainteté canonisée dans les cent dernières années, quelques interrogations apparaissent, à propos d’une sainteté qui s’écrit au féminin, grâce au fait congréganiste, mais se trouve finalement peu reconnue, pour les motifs ici exposés. Certaines innovations apparaissent pourtant, mais elles laissent intact l’infléchissement vers la reconnaissance de personnes ou de groupes institutionnellement constitués, quoiqu’il en soit du changement de modèle offert par le Concile Vatican II.

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Historien des congrégations féminines [1], après avoir longuement scruté les textes de Thérèse de Lisieux [2], j’ai co-organisé en 2010 un colloque consacré à l’ouverture du procès de béatification de la carmélite (procès des années 1910-1911) [3]. Ce faisant, j’ai eu la curiosité de chercher en quelle compagnie la jeune carmélite avait été canonisée en 1925. Et j’ai été frappé de la présence conjointe de deux fondatrices de congrégations du XIXe siècle, les premières d’une longue liste à être portées sur les autels. Cette coïncidence m’a conduit à un double questionnement : peut-on compter ensemble les saints d’un même pays, d’une même période, et plus précisément ici des saints et saintes du XIXe siècle ? Existe-t-il une conjoncture de la canonisation et, si oui, comment est-elle observable et plus encore, que signifie-t-elle ?

Trouver des réponses appropriées se heurte à des obstacles de principe et de méthode. De principe d’abord. Si en effet on peut comparer une congrégation de femmes à une autre, au regard de son implantation ou de son activité, les saints ne sont-ils pas incomparables dans leur singularité ? On trouve réponse à cette objection en rappelant l’existence d’une institution romaine (la Congrégation des Rites [4]) chargée de « faire » des saints, selon une procédure minutieuse mise en place depuis 1634 par le pape Urbain VIII, dans la constitution Cælestis Jérusalem ; et tous les prétendants à la sainteté canonisée doivent s’y plier, avant de trouver place dans le calendrier liturgique avec les autres saints. De ce fait, il ne paraît pas déplacé d’examiner ensemble une catégorie de saints : les historiens l’ont fait, depuis une trentaine d’années [5], mais plus pour la période médiévale et moderne, et davantage en s’intéressant à l’histoire des saints qu’à celle, plus tardive, de leur canonisation comme pratique collective. La difficulté de méthode me paraît plus importante. Pour avoir examiné de près un dossier de canonisation dans sa phase initiale [6], j’en vois mieux toute la richesse mais aussi toute la complexité. Il est évidemment hors de question d’examiner, au cas par cas, toutes les canonisations identifiées, d’autant plus que la période prise en compte, celle des canonisations effectives, couvre les cent dernières années (1905-2009). Et ce siècle reste largement terraincognita pour les historiens, sauf quelques repères limités [7]. Cet article n’est donc que l’esquisse d’une approche, non en termes de spiritualité, mais d’une histoire même de la spiritualité, qui est encore, pour cette période, à écrire.

Une liste impressionnante

Pour entrer rapidement dans le vif du sujet, je propose de partir de la liste des canonisations de saintes et saints du XIXe siècle.

On qualifie ici de saints seulement ceux que l’on désignait ainsi habituellement, sans inclure les martyrs, canonisés massivement par Jean-Paul II [8]. On identifie comme français toute personne, née en France et y ayant vécu – française donc par sa formation et sa culture – même si elle a fini sa vie ailleurs, en Italie [9], en Belgique, aux États-Unis. Enfin, un saint du XIXe siècle est celui dont l’activité principale – qui joue un rôle prépondérant dans sa canonisation – a été exercée pour l’essentiel durant ce siècle. La difficulté se situe évidemment aux extrémités de la période. Julie Billiart est morte tôt dans le siècle (1816) mais a fondé en 1803, dans le diocèse d’Amiens, les sœurs de Notre-Dame qui ensuite s’installeront de manière définitive dans celui de Namur [10]. Et Léonie Aviat, décédée un siècle plus tard (1914), a créé dès 1866 une congrégation qu’elle portera comme fondatrice.

La sainteté du XIXe siècle est officiellement reconnue durant tout le siècle suivant : vingt-cinq canonisations, de 1925 à 2009. La moyenne des délais entre mort et canonisation est juste de 100 ans [11]. On est en présence d’une évidente accélération des procédures, au regard de la reconnaissance des saints de la Réforme catholique dont trois connus sont encore portés sur les autels par Pie XI de 1925 à 1930, près de trois siècles après leur mort [12]. Mais la situation diffère au début et à la fin (provisoire) du processus. Le délai moyen, pour les quatre premiers canonisés de 1925 est de 58 années. Certes la rapide canonisation de Thérèse de Lisieux – obtenue en 27 ans – abaisse la moyenne, mais celles de Sophie Barat et de Jean-Marie Vianney ont été menées avec une relative célérité [13]. Preuve d’une réputation de sainteté avérée, pour la jeune carmélite et le « saint » curé d’Ars, mais aussi d’une volonté de faire aboutir vite les premières canonisations de fondatrices. A l’inverse, le délai moyen des trois dernières canonisations de Benoît XVI est de 130 ans. Deux raisons au moins à ces retards. Pour sœur Saint-Théodore Guérin [14], comme plus tôt pour Philippine Duchesne [15], la canonisation tardive – mais accélérée dans son processus – est liée à une volonté de Jean-Paul II d’offrir aux catholiques américains des saints autochtones, même s’ils sont issus de l’émigration. La situation est différente pour Jeanne Jugan, à l’origine des Petites sœurs des pauvres : il a fallu du temps pour faire admettre par sa propre congrégation et par Rome qu’une domestique charismatique, tôt écartée de toute fonction, pouvait être considérée comme une fondatrice à part entière [16].

Cette sainteté nouvelle, comme l’ont montré les exemples déjà indiqués, s’écrit résolument au féminin : dix-huit saintes pour sept saints, soit près de trois femmes pour un homme. Une telle suprématie, assez rare pour être soulignée, s’explique avant tout par le poids des congrégations féminines nouvelles. Sur dix-huit saintes reconnues, on compte quatorze fondatrices ; mais aussi, sur les sept saints, deux sont fondateurs de congrégations féminines [17]. Par ailleurs, le fait congréganiste féminin déborde le cas, déjà très majoritaire, des fondatrices : en effet, parmi les quatre autres femmes portées sur les autels, on trouve une dame du Sacré-Cœur (Philippine Duchesne) ayant tôt [18] implanté plusieurs communautés de son ordre aux États-Unis et deux sœurs de charité, bénéficiaires d’apparitions mariale, Catherine Labouré, alors qu’elle était au noviciat parisien des filles de la Charité (1830), et Bernadette Soubirous, la voyante de Lourdes (1858), devenue religieuse chez les sœurs de Nevers [19]. Au milieu de toutes ces femmes, issues de congrégations actives, pour la plupart fondées au XIXe siècle, la carmélite Thérèse de Lisieux fait vraiment figure d’exception.

Un cas demeuré discret

Or cette suprématie des nouvelles congrégations déborde largement le cas de la France, comme on peut le constater en examinant tous les dossiers de canonisation du XIXe siècle [20], dont la grande majorité n’a pas abouti [21]. Sur plus de 500 candidats à la sainteté, 400 sont morts entre 1850 et 1899. La balance, pour le siècle, est de 55 % d’hommes et de 45 % de femmes [22]. Cette féminisation des prétendants à la sainteté s’explique également par la part prépondérante des fondatrices de nouvelles congrégations, qui représentent à elles seules les deux tiers des femmes. Et le fait congréganiste féminin concerne aussi des fondateurs puisque 30 % des candidats à la sainteté, le plus souvent des religieux, parfois des laïques, sont impliqués dans la fondation de congrégations de femmes. Le fait congréganiste féminin est immédiatement italien autant que français [23] ; puis, au fil des années, le phénomène s’étend à une catholicité qui reste largement européenne (Espagne, Irlande, Pologne [24]) et timidement américaine (surtout le Québec).

L’émergence des fondatrices – et fondateurs – de familles religieuses du XIXe siècle, inscrit dans un processus de canonisation relancé par Pie IX et Léon XIII [25], s’opère en deux temps : pour les premières béatifications, en 1906-1908, sous Pie X, et en 1925-1926, sous Pie XI, pour les premières canonisations et des béatifications nouvelles. Les premières fondatrices proclamées bienheureuses, sont, en 1906 [26], Julie Billiart [27], et, en 1908, Marie-Madeleine Postel et Madeleine-Sophie Barat. Ces deux dernières sont à l’origine d’importantes congrégations enseignantes, l’une normande (Écoles chrétiennes de la Miséricorde [28]), l’autre internationale (Dames du Sacré-Cœur [29]). En 1925, ces deux fondatrices sont canonisées [30], les premières d’une longue lignée ; et en 1925-1926, a lieu aussi la béatification de deux fondateurs (Pierre-Julien Eymard et André-Hubert Fournet [31]) et d’une autre fondatrice (Jeanne-Antide Thouret [32]). Le mouvement est lancé. Et pourtant ces premières fois, comme les suivantes, ne paraissent pas avoir suscité de grandes manifestations, sinon dans les familles religieuses et dans leurs entourages proches. Et ces fondatrices, présentement, n’ont pas acquis une forte notoriété [33]. Aussi est-il nécessaire de s’interroger : si l’émergence d’une nouvelle catégorie de saintes – des femmes qui fondent leur propre congrégation – est un phénomène important, la reconnaissance de celles qui ont assumé avec succès cette lourde charge ne paraît pas avoir été au rendez-vous.

Deux années particulières

Pour essayer de comprendre ce paradoxe, il me paraît intéressant de regarder de plus près les deux années 1920 et 1925 qui constituent deux moments privilégiés où la sainteté française est mise à l’honneur. En 1920, au sortir d’une guerre au cours de laquelle les initiatives de paix de Benoît XV, en 1917, avaient été très froidement accueillies par les belligérants, notamment en France, le pape canonise Jeanne d’Arc, l’héroïne nationale, ainsi que Marguerite-Marie Alacoque, la Visitandine qui avait donné un grand essor à la dévotion au Sacré-Cœur. Les Filles de la charité, la première famille de « filles séculières », qui a servi de modèle aux fondations du XIXe siècle, est aussi honorée par la béatification de leur fondatrice, Louise de Marillac, et par celle de sœurs guillotinées en 1794, en même temps que des Ursulines.

La promotion française de 1925 est plus impressionnante. C’est l’année sainte, occasion des premières canonisations de Pie XI. Présentons-les dans l’ordre chronologique [34] qui paraît avoir été soigneusement voulu : Thérèse de Lisieux au premier rang, « l’étoile de mon pontificat », répétera Pie XI ; puis les deux fondatrices, Marie-Madeleine Postel et Madeleine-Sophie Barat ; enfin, ensemble également, Jean Eudes, fondateur des Eudistes [35], et le curé d’Ars [36]. Les bienheureux, également à l’honneur, ouvrent et ferment la marche de ce cortège sans équivalent. En tête, les religieuses martyres d’Orange (1794) [37] ; et en queue, Bernadette Soubirous, la voyante de Lourdes ; Jean de Brébeuf et ses compagnons jésuites, martyrs de la nouvelle France [38] ; enfin Pierre-Julien Eymard, fondateur d’une congrégation eucharistique de prêtres et de sœurs (Servantes du Saint Sacrement [39]). L’année 1926 apporte encore sa part de bienheureux, un fondateur (André-Hubert Fournet) et une fondatrice (Jeane-Antide Thouret), mais surtout les 191 prêtres et religieux « martyrs de Septembre » (1792) auxquels il faut adjoindre le prêtre angevin Noël Pinot.

Cette reconnaissance collective de 1920 et 1925 sert de repère commode pour mieux comprendre la conjoncture complexe de la canonisation au début du XXe siècle. Le premier point à souligner est, pour la France, l’importance de Jeanne d’Arc [40], canonisée en 1920 et, dans le même temps, reconnue par les parlementaires français comme héroïne nationale. Mais l’apogée de son culte a coïncidé avec sa béatification en 1909. Jeanne d’Arc est une héroïne célébrée autant par les Laïcs que par les Catholiques, par les Républicains que les Royalistes. Dès le second Empire, les Catholiques se la réapproprient quand Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, ouvre son procès. En 1894, Léon XIII la déclare vénérable, manière d’encourager le « ralliement » des Catholiques à la République. Les étapes vers la canonisation sont très suivies de fidèles aussi différents que Thérèse de Lisieux qui lui consacre deux pièces (1894 et 1895) et Charles Péguy qui commence à écrire sa première Jeanne d’Arc au même moment. La béatification de 1909 s’inscrit aussi dans un contexte de nationalisme exacerbé [41]. La gloire durable de Jeanne a eu comme effet de reléguer au second plan les nouvelles figures de fondatrices, qui émergeaient en 1908 [42].

Une sainteté au féminin ?

La difficulté de prendre conscience de la nouveauté des saintes fondatrices du XIXe siècle provient plus encore de la prééminence durable des saints de la Réforme catholique, exaltés depuis le début du XVIIe siècle [43] : on en a la preuve avec les canonisations tardives de Marguerite-Marie Alacoque (1920) et de Jean-Eudes (1925). Cette prééminence se manifeste de manière très visible dans une collection de qualité – « Les saints » – qui paraît à partir de 1897 [44] en prenant en compte l’ensemble de la sainteté catholique depuis la Vierge Marie [45]. On y trouve, sans surprise, Vincent de Paul et François de Sales, en compagnie de figures moins connues mais plus récemment portées sur les autels. Benoît Labre [1908 [46]] et Grignion de Montfort [1903] ont été canonisés respectivement vingt et quinze ans plus tôt ; Jeanne de Lestonnac [1904] vient d’être béatifiée en 1900. Pour Jean-Baptiste de la Salle canonisation et Vie du nouveau saint coïncident [1900]. L’éditeur parfois anticipe une sanction romaine qui tarde : pour Jean Eudes [1907], la biographie paraît deux années avant la béatification, et pour Louise de Marillac [1911] et Marguerite-Marie Alacoque [1912], elles précèdent la sanction romaine de près de dix ans. Et que dire de la Vie de la royale carmélite Louise de France [1907] dont le procès s’ouvre seulement à Rome… mais n’aboutira pas ?

Certes, dans cette même collection, on trouve quelques nouvelles figures du XIXe siècle. Avec des décalages significatifs : La Vie de la fondatrice du Sacré-Cœur, Mère Barat [1909] suit de près sa béatification ; par contre celle de Marie-Madeleine Postel, dont la congrégation n’a pas la même notoriété, doit attendre [1917]. L’ouverture d’un procès suffit parfois à mobiliser des plumes impatientes, ainsi pour Anne-Marie Javouhey [1909] et pour Émilie de Rodat [1912]. Mais ces anticipations de décisions souhaitées ne suffisent pas à assurer la promotion des saintes d’un nouveau type [47], d’autant plus que Pie XI n’entend pas abandonner l’exaltation de la Réforme catholique, comme en témoignent les canonisations de Pierre Canisius (1925) et de Robert Bellarmin (1930) pour permettre leur immédiate promotion au rang de docteur de l’Église, en compagnie de Jean de la Croix (1926).

Mais la concurrence vient paradoxalement du renouveau du culte des martyrs. La nouvelle mission du XIXe siècle a contribué à raviver la mémoire des fondations glorieuses du catholicisme sur les traces de François Xavier, notamment au Japon [48]. Les violences subies, à partir des années 1840, par des missionnaires français, dans les nouveaux terrains de la mission asiatique et océanienne aboutissent aux premières béatifications de martyrs du XIXe effectués dès la fin du siècle [49], bien avant la reconnaissance des nouvelles fondatrices. Mais surtout, ce nouveau culte des martyrs missionnaires réveille une lecture conflictuelle de la Révolution, renforcée par la victoire des Républicains dans les années 1880 [50]. Les Catholiques français trouvent bientôt l’appui de Rome pour exalter les « martyrs » de la Révolution, d’autant plus facilement que les conflits du début du XXe siècle – interdiction d’enseigner pour les congrégations (1904), rupture du concordat par la loi de Séparation (1905) – ravivent des souvenirs toujours à vif. Si la quête des « martyrs » de la Révolution s’est d’abord polarisée sur ceux de Septembre 1792, la lourdeur de ce dossier n’a permis son aboutissement qu’en 1926, alors que la France et la papauté venaient de sceller leur réconciliation. Mais dès 1906, Pie IX a su peser avec ces armes spirituelles dans le confit avec la République en proclamant la première béatification des victimes de la Révolution, les Carmélites de Compiègne. La béatification des religieuses martyres de la Révolution continuera en 1920 et en 1925, au bénéfice de Filles de la Charité, d’Ursulines et de Sacrementines.

Ces célébrations, étalées sur vingt ans, de 1906 à 1926, sont l’occasion de rappeler la nocivité de la Révolution française, à travers l’exaltation de ses victimes. Or ce temps des martyrs révolutionnaires coïncide exactement avec le moment où s’opère l’émergence, par la béatification et la canonisation, des fondatrices des nouvelles congrégations de femmes. Les polémiques que suscite l’établissement de ce nouveau martyrologe rendent plus malaisée la compréhension de la nouveauté introduite par les fondatrices dans la France postrévolutionnaire. De tels procès, de plus, montrent l’importance de ne pas négliger le contexte politique. Ce fut également le cas pour la béatification des trois fondatrices de congrégations enseignantes, en 1906 et 1908, au lendemain de la loi de 1904, interdisant l’enseignement congréganiste. La célébration, en 1906, de la fondatrice d’une congrégation d’origine française installée à Namur était une manière pour Rome de remercier la Belgique [51] qui servait de refuge aux congrégations françaises. En 1908, la béatification de la fondatrice des Dames du Sacré-Cœur, Sophie Barat, s’opère dans une France que les 2500 religieuses de cet ordre ont presque toutes quittée depuis 1903, pour faire des fondations ailleurs [52]. Il ne restait de cet ordre prestigieux que quelques sœurs pour fermer les ultimes maisons, en Bretagne et en région parisienne [53]. Manière détournée, pour Rome, de protester. La canonisation de 1925 coïncidera avec la réouverture de certains pensionnats en France.

Faisons retour, une dernière fois, à la promotion de 1925. Ce n’est plus, comme en 1909, Jeanne d’Arc qui accapare toute l’attention des fidèles, mais bien Thérèse de l’Enfant-Jésus, au plus haut de sa gloire, et aussi – il ne faut pas l’oublier – Jean-Marie Vianney. Et Pie XI entend utiliser la popularité de ces nouveaux saints français en les donnant en exemple à la catholicité, faisant en 1927, de la carmélite de Lisieux, la patronne des missions, et, en 1929, du curé d’Ars, le modèle de tous les curés. Ultime effet d’occulter la nouveauté congréganiste.

En termes de « gender »

Mais cette conjoncture mouvementée n’explique pas tout. Une analyse en terme de gender [54] pourrait apporter ici quelque lumière. Les familles religieuses les plus anciennes désignent leur fondateur au masculin, Benoît, François – même s’il y eut Claire – Dominique, Ignace. Avec la Réforme catholique, on voit apparaître des couples fondateurs, mais la reconnaissance de l’efficace présence d’une femme à côté du fondateur, fut lente à se manifester : Jeanne de Chantal est canonisée en 1767, un siècle après François de Sales ; Louise de Marillac, qui a œuvré aux côtés de Vincent de Paul, seulement en 1934 ; quant à Alix Le Clerc, qui a secondé Pierre Fourrier, elle doit se contenter d’une tardive béatification en 1947. Cette présence d’un couple fondateur se retrouve pour la nouvelle congrégation des sœurs de la Croix-Saint-André où la canonisation du fondateur, André-Hubert Fournet (1933) précède celle de la fondatrice, Jeanne-Élisabeth Bichier des Ages (1947).

Mais ce modèle duel de l’époque moderne disparaît quand les femmes occupent, au XIXe siècle, une place de fondatrice à part entière. Et Rome ratifie ce modèle par la canonisation des fondatrices tout en marquant quelque remords qui se manifeste par la présence tardive de quelques fondateurs reconnus comme bienheureux, tels Pierre-François Jamet en 1987 (Bon sauveur de Caen), Guillaume Chaminade en 2000 (Marie Immaculée) et Pierre Bonhomme en 2003 (Notre-Dame du Calvaire). Mais cette prééminence féminine a un prix, l’obscurité relative des fondatrices féminines. Pour importantes que soient ces nouvelles congrégations, celles-ci ne possèdent pas, à Rome et dans la catholicité, les relais que fournit l’appartenance à un grand ordre [55].

Il est délicat, pour conclure, de s’interroger sur la signification d’un phénomène que de judicieux observateurs ont, chacun à leur manière, analysé. André Vauchez constatait en 1988, dans sa thèse pionnière, une pratique de longue durée, du Moyen-Âge à nos jours : à quelques exceptions près (martyrs africains ou asiatiques), remarquait-il, « la sainteté catholique s’est développée de façon presque exclusive dans le cadre des “Instituts de perfection” c’est-à-dire des ordres et des congrégations religieuses » [56]. Et le changement, constaté avec la promotion des fondatrices des congrégations du XIXe siècle, s’inscrit sans peine dans cette continuité. D’où cette question, posée à l’aube du XXe siècle, par Dominique-Marie Dauzet : « Pourquoi une fondatrice de congrégation du XXe siècle dans un diocèse italien ou espagnol – aujourd’hui totalement inconnue, sinon par quelques centaines de ses filles ou de ses compatriotes – devrait-elle être béatifiée plus volontiers qu’un maçon, un médecin ou un chef d’entreprise qui a vécu dans la fidélité – parfois coûteuse, voire héroïque – à son baptême ? » [57]. En effet, la sainteté canonisée, malgré le changement de modèle, prôné par Vatican II [58], demeure très liée à une conception traditionnelle selon laquelle les instituts religieux qui se donnent justement comme finalité d’adopter un type de vie parfaite, sont les terreaux naturels de production de la sainteté canonisée. Ce qui laisse peu de place aux séculiers, encore moins aux laïques.

Concluons

Au premier chef, la fabrication des saints ne peut se séparer de modèles ecclésiologiques qui la fonde : la volonté récente de porter les papes contemporains sur les autels en est une preuve qui ne trompe pas. Mais dans le même temps, celle-ci obéit à une logique bureaucratique qui reste, dans toutes ses étapes, largement hors de contrôle des fidèles qui ne peuvent intervenir que ponctuellement dans son processus [59]. Dans le même temps, le processus de canonisation est une des modalités à travers lesquelles l’Église catholique écrit ou réécrit sa propre histoire en usant de filtres qui laissent néanmoins apparaître certaines innovations, comme une plus grande égalité des sexes. De ce fait, les canonisations oscillent entre la ratification de figures d’intercesseurs, portées par une demande populaire, et la volonté de la reconnaissance du rôle que des groupements spécialisés occupent dans l’Église. Tension classique entre le charismatique et l’institutionnel, mais avec un net infléchissement au bénéfice du second.

[1Le catholicisme au féminin, Cerf, 1984. Réédition, 2012.

[2Quatre volumes au Cerf sous le titre général d’Écritures thérésiennes (2002-2011), et deux études plus ciblées chez Jérôme Millon (2010-2011).

[3Voir, en attendant les actes du colloque, les articles de Dominique-Marie Dauzet et de Claude Langlois dans Vie thérésienne, 204, oct-déc. 2011.

[4Remplacée depuis 1969 par la congrégation pour la cause des Saints

[5La thèse pionnière est celle d’André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431), Rome, École française de Rome, 1981, rééditée en 1988.

[6Appelé procès ordinaire. Celui-ci consiste en l’audition de témoins sélectionnés, dont l’organisation est confiée à l’évêque (l’Ordinaire) du lieu où le futur saint est décédé.

[7Benoît Pellistrandi, « La sainteté contemporaine », Mélanges de la Casa de Velasquez, 32-2, 2003, p. 165-184. Article consultable en ligne. On trouve des travaux sur la politique de canonisation de Jean-Paul II.

[8Les seules Missions étrangères de Paris ont compté dix évêques et prêtres parmi les 103 martyrs de Corée canonisés en 1984, autant parmi les 117 martyrs vietnamiens canonisés en 1988 et encore neuf de leurs membres parmi les 120 martyrs chinois canonisés en 2000. Pareillement, nous n’avons pas inclus ici le mariste Pierre– Louis Chanel, martyrisé en 1841 à Futuna et canonisé en 1954 par Pie XII.

[9C’est le cas de la fondatrice de la Charité de Besançon, interdite de séjour dans son diocèse d’origine et décédée à Naples.

[10La Belgique était alors incorporée dans l’Empire français.

[11H : 106 ; F : 97. La différence n’est pas significative. La médiane est proche, 94 ans.

[12Jean Eudes et Pierre Canisius (1925), Robert Bellarmin (1930). Délai moyen, 294 ans.

[13Respectivement, 61 et 66 ans.

[14Délai de 150 ans.

[15Délai de 130 ans.

[16C. Langlois, Catholicisme, religieuses et société. Le temps des bonnes sœurs (XIXe siècle), DDB, 2011, p. 187-210.

[17Même si l’un d’entre eux, Pierre-Julien Eymard, fonde deux familles religieuses distinctes : à Paris, en 1856, la Société du Saint-Sacrement, et à Angers, en 1864, la Société des Servantes du Saint-Sacrement.

[18Elle appartient à la nouvelle congrégation des Dames du Sacré-Cœur et arrive en Louisiane en 1818.

[19Le rapport des deux voyantes à leur congrégation est différent. Pour Catherine Labouré, ce sont les Lazaristes qui s’appuient sur des visions de Catherine encore novice (une Vierge au globe, 1830), pour susciter une médaille protectrice qui deviendra la médaille miraculeuse (1832). La bénéficiaire de cette vision ne sera connue qu’après sa mort en 1876. Pour Bernadette Soubirous, il s’agit de trouver à la voyante de Lourdes une famille religieuse d’accueil pour échapper aux risques de médiatisation. Elle choisit une congrégation de sœurs de Charité, largement présente dans le Sud-Ouest, plutôt qu’une nouvelle congrégation enseignante, créée au XIXe siècle, les sœurs de la Croix-Saint-André… dont le fondateur sera canonisée en même temps qu’elle.

[20Vu le grand nombre de dossiers, on a seulement retenu les personnes décédées avant 1900.

[21Sur les 95 Français décédés entre 1850 et1899, pour lesquels un procès a été ouvert, on aboutit à 32 béatifications et 18 canonisations. Le « taux de réussite » est d’un bon tiers.

[22Le parfait équilibre des sexes est atteint pour les trois dernières décennies.

[23En fait sur les 49 saints canonisés, décédés dans la seconde moitié du XIXe siècle, – en dehors des martyrs –, on compte 22 italiens, 14 français et 13 autres provenant de divers pays.

[24Même si la Pologne comme telle n’est pas un État au XIXe siècle

[25Pie IX, 54 (dont 23 martyrs japonais) ; Léon XIII, 18 ; Pie X, 4 ; Benoît XV, 3, Pie XI, 34.

[26Cette première béatification est à rapprocher de la Constitution Conditæ a Christo (1900), premier document romain traitant nommément des congrégations à vœux simples, cadre canonique dans lequel s’inscrivent les nouvelles congrégations féminines.

[27cf supra.

[28Sa maison-mère est à Saint-Sauveur-le-Vicomte, dans le diocèse de Coutances. Quand le diocèse voisin de Bayeux doit s’occuper, à partir de 1909, du procès de Thérèse de Lisieux, ses responsables prendront langue avec un prêtre de ce diocèse ayant œuvré à la béatification (1908) de Marie-Madeleine Postel.

[29Il s’agit de deux congrégations tôt créées, en 1806 et 1800. Les deux fondatrices sont décédées respectivement en 1846 et en 1864.

[30Julie Billiart plus tardivement, en 1969.

[31Canonisé en 1933.

[32Canonisée en 1934.

[33La quête de notoriété est fondamentale dans le procès de canonisation, elle est connue sous le nom de réputation de sainteté examinée soigneusement du vivant du saint potentiel et plus encore après sa mort.

[34Respectivement les 17, 24 et 31 mai.

[35Mais aussi des sœurs de Notre-Dame de charité qui s’occupant de femmes de « mauvaise vie ».

[36Dans l’encyclique Quas primas du 11décembre 1925, proclamant la fête du Christ-Roi, Pie XI récapitule les fastes religieux de l’année sainte : « Voici les canonisations, où Nous avons décerné, après la preuve éclatante de leurs admirables vertus, les honneurs réservés aux saints, à six confesseurs ou vierges ». Aux cinq canonisés d’origine française, il faut ajouter Pierre Canisius. La sainteté contemporaine (celle du XIXe siècle) s’impose de manière collective. Toutefois, deux saints du XIXe ont été canonisés plus tôt, le rédemptoriste autrichien Clément-Marie Hoffbauer, mort en 1820, canonisé en 1909, et l’italien Gabriele dell’Addolorata, mort en 1862 et canonisé en 1920. Si le premier est à cheval sur deux siècles, le second appartient pleinement au XIXe siècle.

[37Le 10 mai.

[38Le 5 juillet 1925, Pie XI béatifiait 103 martyrs de la Corée.

[39Respectivement les 2 juin, 21 juin et 3 août.

[40Philippe Martin (éd.), Jeanne d’Arc. Les métamorphoses d’une héroïne, Nancy, Éditions Place Stanislas, 2009.

[41On en trouve des échos dans la liturgie de Jeanne aux résonances guerrières, qui use volonté de figures comme Judith.

[42On peut en prendre la mesure par les publications cumulées des années 1908-1910 dans les bibliothèques publiques françaises : Jeanne d’Arc, 515 ouvrages ; Jean Eudes, 41 ; le curé d’Ars, 27 (mais 40, en 1905 l’année de sa béatification) ; Sophie Barat, 22 ; Marie-Madeleine Postel, 11.

[43Comme en témoignent les canonisations de Charles Borromée (1610) ainsi que celles d’Ignace de Loyola et de Thérèse d’Avila (1622).

[44Chez l’éditeur parisien V. Lecoffre.

[45Présentation de la collections par Christian Sorrel, « La sainteté entre hagiographie et histoire », Gérard Cholvy (éd.), La sainteté, 1999, Montpellier, p. 9-10.

[46Entre crochets […] la date de parution de la vie du saint.

[47D’autant plus que l’écriture hagiographique, qui se veut aussi rigoureusement critique, gomme les différences d’un saint à l’autre.

[48La canonisation par Pie IX, en 1862, des martyrs de Nagasaki (1597) a constitué le point de départ d’une politique qui s’étendra bientôt aux martyrs de la nouvelle mission.

[49Jean-Gabriel Perboyre, tué en Chine (1840) et Pierre-Louis Chanel, en Océanie (1841), sont béatifiés en 1889 par Léon XIII, vingt ans avant les premières fondatrices. Sur la place des martyrs dans les canonisations ultérieures, Bernard Ardura, « Béatifications et canonisations au XXe siècle », Gérard Cholvy, Op. cit., p. 223-237.

[50La célébration du 14 juillet comme fête nationale date de 1880.

[51La congrégation belge s’était aussi tôt ouverte au nouveau monde (États Unis, 1840) et plus tard à l’Afrique (Congo belge, 1894).

[52Chantal Paisant : « Quand résister c’est faire le choix du départ. La Société du Sacré-Cœur », P. Cabanel (dir.), Lettres d’exil 1901-1909, Brepols, 2008, p. 174-176.

[53Les dernières sœurs encore présentes y célébrèrent la nouvelle bienheureuse.

[54Le terme est ici utilisé selon le sens qu’il prend dans les sciences sociales, l’analyse selon le rapport des sexes.

[55Le succès de Thérèse est ainsi facilité par le choix d’un postulateur carme. La promotion de nouveaux saints du carmel s’opère dans une conjoncture qui reste à préciser. La béatification de la fille de Louis XV, Louise de France, avait au début du siècle de forts soutiens, mais cette cause fut éclipsée par la béatification soudaine des carmélites de Compiègne et par la rapide montée en puissance d’une carmélite, issue d’une famille bourgeoise, Thérèse de Lisieux, plus en phase avec le recrutement du XIXe siècle et avec la nouvelle conception de la spiritualité. De son côté, la jeune carmélite italienne de Florence, Thérèse Marguerite Redi, morte en 1770, dut attendre la fin du cycle thérésien (1927) pour être à son tour béatifiée (1929).

[56André Vauchez, op. cit., 1988, p. 36.

[57D.-M. Dauzet, « Faut-il encore canoniser ? », Communio, 37 (5-6), 2002, p. 105.

[58Constitution Lumen Gentium, chapitre V.

[59Le dernier cas en date a été la dénonciation de l’antisémitisme du Père Dehon qui a conduit Benoît XVI à suspendre in extremis sa béatification en 2005.

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