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Hadewijch d’Anvers et Ignace de Loyola

Il a dressé pour moi l’étendard de l’amour (Ct 2,4)

Térèse-Marie Bernard-Pirnay

N°2011-4 Octobre 2011

| P. 284-290 |

À propos de deux livres récents, venus de rayons non spécialisés des librairies, une mère de famille, théologienne de surcroît, voit s’esquisser ces rapprochements et contrepoints dont elle nous livre ici la saveur.

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À la fin de 2010, Gallimard publie Iñigo de François Sureau dans la prestigieuse collection NRF. Au début de 2011, c’est Albin Michel qui sort Hadewijch d’Anvers ou la voie glorieuse de Jacqueline Kelen. Dans ces deux ouvrages, il est question – fugitivement, il est vrai – des Pères du désert, de Bernard de Clairvaux, de Maître Eckart, de Madame Acarie, de Thérèse de Lisieux. Mais il me paraît surtout qu’on peut aborder ces deux œuvres ensemble. Je ciblerai d’abord quelques-uns de leurs traits formels. Ensuite, je centrerai l’analyse sur les deux personnes dont ces livres esquissent la silhouette.

Traits formels des deux œuvres

Hadewijch d’Anvers ou la voie glorieuse comporte 253 pages. Aucune précision sur le genre de l’ouvrage, sur le contrat de lecture. Un sous-titre pourtant renseigne sur le chemin d’Hadewijch : elle a choisi la meilleure part, sans doute. Trente chapitres non numérotés, sans titres et assez brefs composent l’œuvre. Pas de récit chronologique ici. On sait en effet peu de choses de Hadewijch. « Elle n’a pas laissé sur terre de traces autres que ses écrits ». Ceux-ci ont un sujet fondamental : l’Amour fou du Bien-Aimé, le génitif étant ici subjectif et objectif. Les trente chapitres modulent à l’envi ce thème autour duquel gravitent, sur le mode mineur, quelques éléments de biographie, les textes de Hadewijch, les influences qu’elle a reçues et exercées, le mouvement béguinal, la nature, pour en citer quelques-uns. Cette structure cadre bien avec une image qu’on a souvent de Hadewijch : une femme qui savoure infiniment toutes les nuances de son amour pour le Bien-Aimé.

Le dernier chapitre effleure « le beau jour où Hadewijch a pris congé de l’étroite existence humaine ». A l’exception de ce dernier chapitre, qui comporte plusieurs passés, le livre est écrit au présent : la vérité de l’Amour est intemporelle. Elle concerne, à des degrés divers, tous les acteurs du livre : son héroïne, son auteure, ses lecteurs. Sa mort appartient en propre à Hadewijch. Seul le chapitre qui y est consacré est affecté d’un indice chronologique « passé ».

Jacqueline Kelen adopte la plupart du temps la position du narrateur externe et omniscient dans son livre : elle écrit à la troisième personne, observe son modèle, scrute l’amour qui l’habite. Souvent, cependant, elle recourt à la première personne du singulier et intervient en direct. Elle exprime avec véhémence son admiration pour Hadewijch et sa déception vis-à-vis de ceux qui ne la reconnaissent pas et, plus généralement, vis-à-vis de l’institution ecclésiale majoritairement masculine, cramponnée à ses prérogatives. Il faut également mentionner les nombreuses citations de l’œuvre de Hadewijch qui étayent l’ouvrage. Le passé y est fréquent et la première personne y renvoie, bien sûr, à Hadewijch.

On peut donc parler, à propos de ce livre, d’un face-à-face entre deux femmes : Hadewijch et Jacqueline Kelen. Deux passionnées.

Iñigo est bien différent. Un simple prénom lui sert de titre. Ce dernier est suivi d’une précieuse indication : il s’agit d’un portrait. Le lecteur sait donc qu’il va lire la description d’un personnage historique : un certain Iñigo. Dès les premières lignes, on apprend que ce personnage est Ignace de Loyola. Le portrait est assez court, 154 pages. Il s’ouvre sur la mort d’Ignace, le 31 juillet 1556 à Rome. Les quatre chapitres suivants marquent un retour dans le passé : la bataille de Pampelune le 20 mai 1521 et le fameux boulet qui va bouleverser la vie d’Iñigo (ch. 2), le retour à Loyola et la convalescence (ch. 3), la révélation du Seigneur et le pèlerinage à Montserrat (ch. 4) et enfin le séjour à Manrèse (ch. 5). Un cadre chronologique précis donc et qui correspond à la personnalité d’Ignace, efficace et dynamique. Un texte intitulé « J’ai longtemps détesté Ignace de Loyola… » clôt le portrait. François Sureau, qui s’était jusque-là effacé derrière le sujet de son ouvrage (dans la 3e personne), prend la parole à la 1ère personne. Il explique le chemin qui l’a mené à apprécier Ignace et à lui consacrer un livre.

Il s’agit donc ici d’une biographie partielle, chronologique et systématique d’Iñigo avant qu’il ne devienne Ignace, c’est-à-dire avant, pendant et après sa conversion. Cette biographie s’étend sur les chapitres 2 à 5 et est le plus souvent rédigée au passé. Deux éléments l’encadrent : le chapitre 1 consacré à la mort très ordinaire d’Ignace, et la postface dans laquelle l’auteur exprime son admiration pour Ignace. On ne lit aucune citation d’Iñigo dans l’ouvrage. L’exergue est empruntée à Rimbaud : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ». Bataille, combat… : cette phrase exprime bien que la conversion « constitue un changement de direction d’une personne qui reste au fond la même » (Iñigo, p. 144). Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent », est aussi le frère du pèlerin qu’Ignace n’a cessé d’être.

On le voit : les deux livres – Hadewijch d’Anvers, doublement féminin (écrit par une femme sur une femme) et Iñigo, doublement masculin – parus au même moment, sont bien différents.

Esquisse des deux protagonistes

Les deux personnalités que ces œuvres tentent de cerner sont également aux antipodes l’une de l’autre, à certains points de vue. À gauche, Hadewijch, témoin de la mystique nuptiale et de la mystique de l’essence. Douce (premier et dernier mot de l’ouvrage) et noble (le mot « haut » a de très fréquentes occurrences). C’est une femme du nord de l’Europe. Situé entre Anvers et le Brabant, son univers n’est pas très vaste. Elle vit au XIIIe siècle. On possède très peu de renseignements à son sujet. On sait cependant qu’elle bénéficie très jeune de visions grandioses. « À dix-huit ans elle reçoit souvent, lors d’extases ineffables, le corps de son Bien-Aimé, ainsi que ses paroles, et loin d’être apaisé, son désir s’accroît ». Dès lors, sa voie est tracée : elle sera béguine et se donnera toute à Lui, le Bien-Aimé, son Unique Amour. Pourtant l’Église ne la canonise pas. Par ailleurs, sa culture est étendue (« Outre sa langue natale, elle connaît le latin, le français, se nourrit des Écritures et a lu attentivement Augustin d’Hippone, Bernard de Clairvaux, Guillaume de St-Thierry et Richard de St-Victor »).

À droite, Iñigo qui deviendra un mystique apostolique. Bouillant. Ce jeune hobereau espagnol du XVIe siècle, catholique quelque peu, « est décidé à s’ouvrir dans le monde un chemin de gloire, sans trop regarder aux moyens ». Il enchaîne les conquêtes féminines, pas les études. Il ne s’ennuie pas à la cour d’Arevalo. Sa conversion lui fait opérer un virage radical. Il se rend en Terre-Sainte, revient en Espagne – où il entamera de solides études – se rend en France et en Italie. C’est un voyageur. Il fonde la compagnie de Jésus. Il meurt le 31 juillet 1556 à Rome. En 1622, il est canonisé.

*

Et pourtant plusieurs éléments rapprochent Hadewijch et Ignace dans les deux livres qui leur sont consacrés. Et d’abord et surtout le feu, inscrit dans le nom même d’Ignace. (Eneko en basque, Iñigo en castillan : le feu, p. 14). « Oui, vous étiez dans le feu, dans le feu, c’est cela, comme de l’or », lui dit dom Chanon lorsqu’Ignace confesse son attirance irrépressible pour le sexe. Il y eut aussi le feu de la bataille. Après sa conversion, Ignace reste bien un homme de feu, comme Élie auquel le livre fait souvent allusion (brise, brise légère, souffle, silence, ascension). En effet, Élie passe du feu violent du Carmel au feu de l’amour dans le char qui l’emporte. De la même manière, l’ardeur qui brûle Ignace trouvera son véritable objet au moment de sa conversion : le Seigneur qui le bouleverse (manifestation extérieure : les larmes). Il devient un « fou de Dieu ». Hadewijch brûle aussi pour le Bien-Aimé. Elle ne cesse de rappeler que l’élan qui porte un être vers Dieu n’est ni tiède ni tranquille, qu’il s’agit bien d’une relation passionnée, aussi intense que celle que vivent un homme et une femme très épris l’un de l’autre (Hadewijch, p. 109). Elle se sent enveloppée de Lui, collée à Lui, bouche à bouche… (p. 10), comme Moïse qui meurt d’un baiser de Dieu (Dt, 34,5). Ce feu de l’amour est immanquablement lié à la nuit. Comme Ignace, Hadewijch connaît la solitude et souffre parfois au plus profond de l’absence de Dieu (« Ah ! souvent je ne sais que faire, tenue par vous en cette angoisse cruelle… Je demeure dans la vallée, l’horreur me saisit du chemin qui m’attend », Hadewijch p. 92). A Manrèse, Iñigo aussi est laminé. Peut-être Dieu n’existe-t-il pas. Si Dieu existe, peut-être est– il méchant. La prière lui répugne.

Par ailleurs, chez Hadewijch et chez Ignace, la passion pour Dieu, liée, dans une certaine mesure, à la littérature courtoise ou aux romans de chevalerie, conduit aux autres, aux démunis et à ceux qui ont besoin d’être guidés. Béguines et compagnons, notamment, bénéficieront de l’accompagnement affectueux de Hadewijch et d’Ignace et de leurs écrits, considérés par ailleurs comme des chefs d’œuvre de la littérature.

Tous deux reçoivent également des visions et aiment la Sainte Vierge citée en premier par Hadewijch dans la « Liste des Parfaits » (Hadewijch, p. 118) et présente aux côtés d’Ignace notamment depuis qu’il a vu Notre-Dame lors de sa convalescence, un peu avant Noël 1521 (Iñigo, p. 84). Les Écritures vivent pour ces deux amoureux de Dieu : Ignace ne se sépare pas du cahier dans lequel il a recopié les paroles de la Bible qui le touchent, il aime saint Pierre (Iñigo, p. 63, 76), s’identifie au bon larron (Iñigo, p. 78, 85, 104…), tandis que Hadewijch est toute proche de Marie-Madeleine (Hadewijch, p. 70, 87,195…) ou de la Belle du Cantique des cantiques. Pierre et Marie-Madeleine : des pèlerins, comme Ignace et Hadewijch, dont on sait surtout le chemin intérieur.

De plus ces passionnés de Dieu se situent clairement dans l’Église. La pensée de Hadewijch est orthodoxe (Hadewijch, p. 239) et Ignace se consacre au service des hommes dans l’obéissance à l’Église.

Signalons au passage que Hadewijch influencera Ruysbroeck (Lorsqu’on invoque ce dernier dans les litanies des saints, j’adresse un clin d’œil à Hadewijch). D’après F. Sureau, ce même Ruysbroeck est une source pour le premier maître d’Iñigo : dom Chanon. En outre, l’ermite admirable inspire la Devotio moderna et le renouveau chartreux du XIVe siècle. Ludolphe de Saxe, l’auteur de la Vie du Christ qui bouleversa Ignace, se situe dans la mouvance de ce renouveau chartreux. Sous cet angle, c’est un rapport de maternité spirituelle qui unit Hadewijch à Ignace.

Enfin, on ne sait rien de la mort de Hadewijch, « discrète apothéose » (Hadewijch, p. 251). Celle d’Ignace, dans « une chambre qui ressemblait à la cellule d’un béguinage flamand » (Iñigo, p. 15) est marquée aussi par la discrétion. Chacun part rencontrer son Seigneur sur la pointe des pieds. Hadewijch n’est pas canonisée, Ignace oui. Mais « le vénérer, ce serait oublier qu’ainsi qu’il le croyait, Dieu seul est glorifié dans les saints » (Iñigo, p. 19). Serait-Il moins glorifié par Hadewijch que par Ignace ?

A Manrèse, en pleine période de nuit de la foi, Ignace rencontre une dame qui « vivait retirée, à la manière des béguines flamandes » (Iñigo, p. 122). Chacun enrichit l’autre de son silence, de ses doutes, de son ouverture à l’autre. Cet épisode, pour moi, est plein de signification.

Conclusion

Le Père de Lubac l’a écrit : la mystique chrétienne est « l’union au Dieu Tri-personnel de la révélation chrétienne, union réalisée en Jésus-Christ et par sa grâce […], grâce dont le lieu normal est l’Église et les conditions normales la vie de foi et les sacrements ». On peut donc dire qu’Hadewijch et Ignace sont des mystiques. Les deux livres montrent leur amour pour le Père, le Fils et l’Esprit même si Hadewijch parle peu du Père – leur fidélité à l’Église et aux sacrements. Ignace, par exemple, communie chaque jour et se confesse régulièrement. Dans la 7e vision, Hadewijch reçoit de Jésus lui-même le pain et le vin. Elle témoigne « de la mystique nuptiale qui est rencontre personnelle, amoureuse avec le Bien-Aimé » (Hadewijch, p. 238). Elle représente aussi la mystique de l’essence qui consiste à « devenir Dieu avec Dieu même » (Hadewijch, p. 150). Sans doute vaudrait-il mieux parler de mystique de l’amour à propos de Hadewijch. Ignace, quant à lui, est un mystique apostolique, orienté vers la voie missionnaire.

Tous deux sont des spirituels : leur vie intérieure est suscitée par l’Esprit que donne Jésus. « L’Écriture est comme le support de leur vie spirituelle et le milieu dans lequel elle s’épanouit ». Chacun a enseigné et écrit, de belle manière de surcroît. Ils fortifient l’Église, Hadewijch face au clergé ambitieux et cupide, Ignace dans la tourmente de la Réforme.

« Approcher aujourd’hui les œuvres spirituelles des grandes figures chrétiennes […], c’est voir en chacune se refléter, pour son époque, le Visage que nous avons à notre tour à manifester, à neuf, aujourd’hui ». C’est donc recevoir d’elles des balises pour le chemin que nous créons en le traçant. À mon avis Hadewijch et Ignace sont des amoureux de Dieu. En cela, ils interpellent toutes les époques et la nôtre en particulier. Par ailleurs, Hadewijch questionne : les femmes remplissent-elles pleinement leur rôle dans l’Église ? Voilà de quoi ravir Anne Soupa et Christine Pedotti, auteures de l’ouvrage Les pieds dans le bénitier. Surtout Hadewijch envoie les laïcs : leur mission est clairement spirituelle puisqu’elle consiste à « faire souffler l’esprit nouveau qui vivifie toutes choses et renouvelle le monde ». On trouve chez Ignace ce désir de la fraîcheur que donne la docilité au Seigneur. C’est là un des enjeux du discernement ignatien.

« Je suis venu apporter le feu sur la terre, et combien je voudrais qu’il brûle ! », dit le Seigneur. Voilà ce que chante l’antienne de communion du 31 juillet, fête de saint Ignace. À n’en pas douter, Hadewijch et Ignace sont des brandons de ce feu-là. À nous d’en faire pétiller les flammes.

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