Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Chronique d’Écriture Sainte

Ancien Testament et Judaïsme

Didier Luciani

N°2011-3 Juillet 2011

| P. 201-220 |

Répartis en cinq sections, quatorze ouvrages fournissent la matière de cette chronique annuelle : quatre proposent une traversée de l’ensemble de l’Ancien Testament ou au moins d’un corpus excédant la dimension d’un seul livre (I) ; trois autres portent sur une péricope ou sur un livre biblique particulier (II) ; trois traitent d’un thème spécifique (III) ; un ouvrage concerne plutôt la théologie de l’Écriture (IV) ; trois livres enfin, abordent un thème en relation avec le judaïsme (V).

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Répartis en cinq sections, quatorze ouvrages fournissent la matière de cette chronique annuelle : quatre proposent une traversée de l’ensemble de l’Ancien Testament ou au moins d’un corpus excédant la dimension d’un seul livre (I) ; trois autres portent sur une péricope ou sur un livre biblique particulier (II) ; trois traitent d’un thème spécifique (III) ; un ouvrage concerne plutôt la théologie de l’Écriture (IV) ; trois livres enfin, abordent un thème en relation avec le judaïsme (V).

I

Les quatre unités de cette section sont, en fait, des traductions d’ouvrages qui, fort heureusement, ont été considérés comme assez significatifs par les éditeurs pour justifier une version française.

Même s’il n’est plus tout à fait de prime jeunesse, The Theme of the Pentateuch (1978) de David J.A. Clines [1], professeur émérite de l’Université de Sheffield (Grande Bretagne), constitue toujours une borne miliaire en ce qu’il est un témoin privilégié du changement de paradigme intervenu dans les études bibliques en général et dans celles sur la Torah en particulier : le passage d’une approche historico-génétique (et souvent atomisante) du texte à une approche littéraire et holistique de sa forme finale et de sa structure. Ainsi, selon Clines, il est possible de découvrir, par-delà les aléas du processus de sa composition, une clé de lecture du Pentateuque et d’en proposer la formulation suivante : « Le thème du Pentateuque est l’accomplissement partiel– qui implique aussi un inaccomplissement partiel – de la promesse faite aux patriarches ou de leur bénédiction. La promesse ou la bénédiction est à la fois initiative divine dans un monde où les initiatives humaines conduisent toujours au désastre, et affirmation des intentions divines primordiales pour l’humanité » (p. 43). Ce changement de paradigme est aujourd’hui assez connu et admis pour qu’il ne soit pas utile de s’y attarder. Par contre, le recul permet de mesurer les apports, mais aussi les limites d’une telle entreprise, et cela d’autant plus que l’auteur se soumet lui-même à cet examen critique dans la postface de la deuxième édition (1997) sur laquelle est basée la traduction française. Je retiendrai ici trois points dont deux sont déjà mentionnés par Clines : 1) le progrès des études historiques a rendu les exégètes plus sensibles à la dimension polyphonique du Pentateuque et à son caractère de « document de compromis », ce qui rend problématique un intitulé tel que « Le thème du Pentateuque » ; 2) le développement des théories littéraires aussi bien que celui de l’herméneutique philosophique ont permis de souligner davantage la responsabilité du lecteur dans l’élaboration du sens, ce qui conduit à faire de la place à d’autres approches comme la lecture féministe ; 3) enfin, le fait de privilégier la dimension narrative du Pentateuque occulte quelque peu l’importance de sa composante légale, ce qui ne facilite pas le dialogue avec le judaïsme. S’il est un peu vain de reprocher à l’auteur d’avoir été tributaire de son époque, on doit par contre remercier la petite maison d’édition Artège de Perpignan (France) d’avoir pris le risque de traduire, trente-trois ans plus tard, un ouvrage qui conserve une bonne part de sa pertinence.

Irmtraud Fischer, professeur d’Ancien Testament et vice-recteur de l’Université de Graz (Autriche) est certainement une de celles qui a honoré cette requête – laissée en suspens par l’ouvrage de Clines – d’une exégèse féministe et qui l’a « acclimatée » au monde catholique et à la culture européenne. Avec, parmi bien d’autres publications, une thèse d’habilitation qui portait déjà sur une lecture féministe de Gn 12-36 (Berlin, 1994) et un commentaire sur le livre de Ruth (Fribourg, 2001), l’auteure était toute désignée pour proposer une traversée de l’ensemble du corpus biblique cherchant à la fois à honorer, de manière non discriminatoire et respectueuse, la présence des deux sexes (genderfair) à chaque page du récit tout en accordant une attention renouvelée et ouvertement partisane aux figures féminines, précisément pour réparer l’injustice et contrebalancer la trop longue négligence à leur égard. La trilogie publiée par les éditions du Cerf rend désormais accessible au public francophone cette œuvre impressionnante, de plus de neuf cent pages, publiée originellement en allemand entre 1995 et 2006 (Kohlhammer, Suttgart) [2]. Le titre de chaque volume en indique le contenu. Le tome 1 raconte le destin des matriarches (Sara, Hagar, Rébecca, Rachel, Léa) et des ancêtres « non conventionnelles » de la maison d’Israël (Noémi et Ruth), sans taire les pages obscures de la chronique familiale (Dina, Tamar), ni les actions subversives de quelques héroïnes (Shiphra et Pua, Çippora, etc.). Ces « femmes aux prises avec Dieu » (pendant féminin du nom de « Jacob-Israël », celui qui a lutté avec Dieu) montre à loisir que Yhwh n’est pas que le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Le tome 2, avec une longue introduction méthodologique sur le phénomène prophétique en général et l’exposé des options de lecture de l’auteur (entre exégèse historico-critique et lecture canonique), s’intéresse, quant à lui, aux prophétesses de la Bible hébraïque (Myriam, Débora, la « prophétesse » d’En-Dor, Hulda, la femme d’Isaïe, Noadya, etc.). Il confirme d’une part, que la prophétie est un phénomène moins masculin que ce que la liste des prophètes écrivains pourrait faire croire (cf. les archives de Mari) et d’autre part, que les textes bibliques, si on veut bien les lire – et les lire bien –, sont habituellement moins misogynes que ce qu’une interprétation andro-centrique multiséculaire a laissé paraître. Le tome 3, enfin, revisite l’histoire de ces femmes qui, conseillères ou éducatrices (Abigayil, la femme de Téqoa, la reine de Saba, Esther, Judith, Bethsabée, etc.), ont souvent, par leur sagesse, joué un rôle essentiel dans la vie sociale et politique d’Israël. Il ne peut évidemment être question de discuter ici chaque texte étudié et chaque interprétation proposée. L’important est de savoir que le lecteur dispose, sur les femmes dans la Bible, d’un solide dossier qu’il gagnera à aller consulter en fonction de ses intérêts et de ses recherches. À cet égard, l’absence d’un index des citations bibliques efficace pour retrouver une péricope précise est fort regrettable : assez bizarrement, seul le volume 2 en possède un ! On signalera, en outre, qu’il ne faut pas s’attendre à voir toutes les femmes de la Bible apparaître dans ce parcours. Rien n’est dit, par exemple, de l’épouse anonyme et pourtant pleine de consistance de Manoah, la mère de Samson (Jg 13), et pas grand-chose non plus sur le courage et l’initiative de Çippora, la femme de Moïse (t. 1, p. 201-203). On sera aussi en droit de s’interroger sur la personnification féminine presque automatique et indiscutée de la Sagesse (t. 3, p. 207s) : si certaines conventions de lecture méritent d’être bousculées et si des bastions machistes doivent être rasés, pourquoi ne pas aussi s’en prendre à ce dogme d’une « Dame » Sagesse [3] ? Une dernière remarque : l’usage inhabituel et indu des catégories narratives « temps raconté » et « temps racontant » (t. 2, p. 27-28) me semble générer plus de confusion que de lumière. Rien de cela ne devrait toutefois empêcher le lecteur de se plonger dans cette somme.

II

Parmi les femmes de la Bible, certaines et non des moindres sont tout de même parvenues à imposer leur nom à un livre biblique (Ruth, Esther, Judith), preuve s’il en était que rien, en ce bas monde, n’est jamais absolument unilatéral. Philippe Abadie, professeur d’Ancien Testament à l’Université catholique de Lyon et spécialiste de la littérature biblique tardive, nous offre une présentation du rouleau d’Esther, fruit direct de son enseignement [4]. Cela signifie qu’en quelques 200 pages, le lecteur curieux trouvera tout ce qui est nécessaire pour entrer dans ce joyau de la littérature romanesque : un chapitre bien informé et assez dépendant du grand spécialiste Arnaldo Momigliano (1908-1987) sur l’historiographie juive tardive (période perse et hellénistique) pour tâcher de comprendre, autant que faire se peut, le contexte historico-littéraire qui détermine l’écriture du livre et donc, en partie au moins, son interprétation (chap. 1, p. 9-32) ; une traduction littérale du texte massorétique (chap. 2, p. 33-49) ; une présentation de la tradition textuelle particulièrement enchevêtrée, avec trois formes différentes de texte (chap. 3, p. 50-62) ; quelques clés pour la structuration du livre (chap. 4, p. 63-67) ; la question de son rapport à l’histoire (chap. 5, p. 69-94) ; l’intertextualité du livre d’Esther avec l’Exode, le livre de Daniel, l’histoire de Joseph, et le discours de sagesse (chap. 6, p. 95-110) ; la détermination de son origine et de son genre littéraire (une Diasporanovelle ; chap. 7, p. 111-119) ; sa date de composition (chap. 8, p. 121-126) ; les discussions autour de sa réception canonique (chap. 9, p. 127-135) ; une présentation de la fête de Pourîm (chap. 10, p. 137-146) pour parvenir enfin à ce qui reste le but ultime de tout travail exégétique : une proposition de lecture du livre (chap. 11). En une petite trentaine de pages, celle-ci met l’accent sur les ressorts dramatiques du récit, sur l’ironie qui le traverse et qui donne à cette mascarade sa vraie consistance : Esther, dont le nom signifie « caché, occulté, mystérieux » – ce qui s’accorde à la fois à l’intrigue et au mode de présence de Dieu chiffré dans le récit (voir Est 5,4) –, « représente aux yeux du lecteur une présence juive en attente d’être dévoilée au cœur de la cour perse » (p. 155). Mais elle est aussi celle qui, dévoilant son origine, obligera in fine Haman à tomber le masque et précipitera l’issue fatale. La question que pose la finale du récit n’est pas esquivée : « Dans l’inversion de l’histoire, Pourîm célèbrerait-il la vengeance juive sur les méchants ? » (p. 171-172). Pour l’auteur qui s’appuie sur les interprétations d’Armand Abécassis et d’Elie Wiesel, la fête « appelle plutôt à son propre dépassement – c’est-à-dire au pardon qui se célèbre au Yom Kippour » (p. 172). Une conclusion sur la postérité littéraire et notamment racinienne du livre biblique ainsi qu’une bibliographie où – fait suffisamment rare pour être souligné – les références en français ne manquent pas, referment ce parcours fort instructif.

Dans une contribution à la fois brillante et ardue de 1994 [5], Paul Beauchamp avait déjà attiré l’attention sur l’importance de Gn 12,10-20 – récit assez scabreux et énigmatique où Abraham fait passer sa femme pour sa sœur – aussi bien à cause de la typologie qui s’y mettait en place qu’en raison du caractère originel de ce lien conjugal qui, selon la manière dont il était vécu, ne pouvait manquer d’affecter les liens du peuple d’Abraham avec l’étranger. Le choix d’inaugurer avec cette même péricope une nouvelle collection d’« Études d’histoire de l’exégèse » dont l’objectif est d’examiner des passages bibliques difficiles qui ont posé des problèmes d’interprétation à toutes les époques, est donc particulièrement judicieux [6]. Jan Joosten (Strasbourg) commence par exposer le dossier exégétique en récusant le modèle de la dépendance – quel qu’en soit le sens – de Gn 12 par rapport aux deux autres récits parallèles (Gn 20,1-18 ; Gn 26,6-11) et en insistant sur le rôle de préfiguration de l’exode que remplit l’épisode. Entre interprétations historiques et allégoriques, Marie-Odile Boulnois (Paris) étudie ensuite la réception du texte chez les Pères grecs des cinq premiers siècles. David Banon (Strasbourg) présente la lecture juive, en se basant surtout sur le commentaire du Ramban (Nahmanide, 1194-1270), qui semble être le premier interprète juif à avoir appliqué à la Bible la théorie des quatre sens, et Gilbert Dahan (Paris) examine le recours à ces mêmes catégories herméneutiques dans l’exégèse médiévale. Enfin, c’est la voix des Réformateurs du XVIe siècle que nous fait entendre Annie Noblesse-Rocher (Strasbourg), à travers le commentaire de la Genèse de Luther, les relectures qu’en font Musculus et Spangenberg, les exégèses savantes et rhétoriques de Zwingli et Pellikan et les interprétations tropologiques de Calvin et Borrhaus. « On aurait aimé – dit le préfacier (G. Dahan) – que l’enquête se prolonge, avec les exégètes catholiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, avec les auteurs de toutes confessions (ou s’affichant en dehors de toute confession) du XIXe et du XXe siècle. Mais les cinq études […] permettent déjà de saisir les enjeux d’un récit, qui est perçu comme autre chose qu’une légende et met en cause les comportements fondamentaux de l’homme » (p. 10). S’intéressant à un seul et même texte, il aurait été aussi appréciable – me semble-t-il – qu’une reprise plus théorique récapitule le chemin parcouru et, dans une sorte de démarche comparative, aide le lecteur à mieux ressaisir les enjeux, les lignes de force et les constantes qui traversent chacune des interprétations exposées.

D’Abraham il est encore question avec Walter Vogels, professeur à l’Université saint Paul d’Ottawa et écrivain bien connu de nos lecteurs. Déjà auteur d’une étude narrative du cycle d’Abraham (Abraham et sa légende, Paris, 1996), celui-ci – à l’instar de ce qu’ont déjà entrepris M.-R. Hayoun et A. Ségal [voir VC 82 (2010), 231-232] – propose dans ce nouvel ouvrage [7] et après un bref résumé du dossier biblique (chap. 1), une étude sur la manière dont le judaïsme (chap. 2), le christianisme (chap. 3) et l’islam (chap. 4) envisagent cette grande figure fondatrice et se réfèrent à ce père dans la foi. Trois autres chapitres sur la présence du patriarche dans l’art (chap. 5), sur son rapport à l’histoire (chap. 6) et sur son rôle dans le dialogue interreligieux (chap. 7) complètent utilement le panorama. Sans faire preuve d’une excessive originalité, l’ensemble n’en constitue pas moins un dossier à la fois accessible, équilibré et bien documenté.

III

Après les histoires de femmes, de couples, de sœur-épouse et d’ancêtres, les deux ouvrages qui ouvrent cette troisième section thématique ne nous font pas vraiment quitter les affaires de famille. Pierre Gibert fait même de cette valeur-refuge surinvestie par nos contemporains, le sujet explicite de la série d’interviews qu’il accorde à Yves de Gentil-Baichis [8]. En parcourant les grands textes de la Bible, Ancien et Nouveau Testaments mêlés, il montre que celle-ci, experte en humanité, fait bien mieux que de proposer des modèles idéaux et des recettes faciles pour réussir sa vie : elle offre une carte vivante où des êtres de chair et de sang, étrangement proches de nous, tracent à coup d’expériences souvent douloureuses un chemin de liberté qui les conduit à Dieu. Heureux ceux qui découvriront grâce à lui que ces vieux textes de l’Écriture peuvent être, tout à la fois, une lumière sur leur route et le miroir de leur expérience.

Plus académique – il est le fruit d’une thèse soutenue à Lausanne en 2009 sous la direction de Daniel Marguerat –, l’ouvrage de Anne-Laure Zwilling, comme son sous-titre l’indique, traite, en clé essentiellement narratologique et en mode mineur psychologique, des relations fraternelles (au sens biologique du terme) dans la Bible [9] et cela au travers de cinq récits de l’Ancien Testament (Caïn et Abel : Gn 4,1-16 ; Rachel et Léa : Gn 29-31 ; Jacob et Ésaü : Gn 25,19-37,1 ; Joseph et ses frères : Gn 37-50 ; Tamar, Amnon et Absalom : 2S 13,1-22) et de trois textes du Nouveau Testament (Marthe et Marie : Lc 10,38-42 + Jn 11,1-44 ; Les deux fils : Lc 15,11-32). Les grandes questions auxquelles cherche à répondre l’étude sont les suivantes : « Comment sont racontées les relations entre frères et sœurs dans les textes bibliques ? Quelles sont les situations mises en scène ? Qu’est-ce qui est obstacle et qu’est-ce qui favorise la relation fraternelle ? […] les textes bibliques […] construisent-ils, ou tentent-ils de construire, une éthique de la fraternité ? […] quelle compréhension de la fraternité […] nous ont-ils léguée ? » (p. 18). L’enquête minutieuse conduit à plusieurs conclusions. Comme dans toute bonne littérature, aucun texte n’est univoque et chacun joue, à des degrés divers, sur plusieurs registres de la relation fraternelle. À l’intérieur de la Genèse (quatre des huit textes étudiés), l’auteur remet en cause l’idée d’une progression linéaire vers des relations plus harmonieuses (du fratricide originel à la réconciliation finale). Gn 4 y est plutôt lu comme une sorte d’archétype inaugural exposant les difficultés, les limites et les dangers de la fraternité que l’ensemble des récits suivants déclinent selon plusieurs modalités. C’est ainsi la complexité, la difficulté, mais aussi la richesse et la dynamique de la relation qui sont prises en compte dans l’éventail de toutes ses composantes et qui sont portées à l’attention du lecteur : colère, meurtre, jalousie, rivalité, viol, accusation, tromperie, ruse et violences de toutes sortes, mais aussi solidarité, amour et réconciliation. Mais, dans ces réalités bien humaines, c’est aussi l’affirmation d’un projet de fraternité toujours à construire, toujours en espérance, que la Bible raconte et que l’auteur met bien en lumière.

Dans l’Écriture, ce projet et cette espérance peuvent prendre aussi le nom de shalom ou d’eirènè. Remarquant l’intérêt soutenu des études bibliques pour les thèmes de la violence et de la guerre et comment ces sujets continuent de fasciner le public – voir, par exemple, le succès du livre de Thomas Römer, Dieu obscur : cruauté, sexe et violence dans l’Ancien Testament, Genève, 32009 ; ou les différents ouvrages de André Wénin –, les collègues de la faculté de théologie de l’Université de Strasbourg ont souhaité organiser un hommage à l’un des leurs en regardant les choses d’un point de vue inverse ou au moins complémentaire et en proposant une réflexion sur la paix [10]. Fort de vingt-cinq contributions émanant d’exégètes de sept pays différents, le volume comprend quatre études sur l’Ancien Testament (Ex 4,18 + 18,7.23 ; Jr 29,5-7 ; Mi 4-5 ; Si 44,14), sept sur les évangiles synoptiques (Mt 5,9 ; 10,34 ; Lc 2,14), deux sur l’évangile de Jean, deux sur les Actes des apôtres (Ac 9,31 ; 10,36), quatre sur les lettres de Paul (Rm 5,1-2 ; 1Co 14,33 ; Ph 4,7) et enfin, cinq sur d’autres littératures (1 Hénoch, Targoum PsJonathan, Nag Hammadi, littérature rabbinique, Constitutions apostoliques). Que la balance semble si nettement pencher en faveur du Nouveau Testament tient bien sûr au fait que le récipiendaire de l’hommage, Claude Coulot, a enseigné cette matière tout au long de sa carrière académique. Mais, en dehors de cela, les titres de plusieurs contributions prouvent bien qu’on ne peut exploiter ce déséquilibre pour accuser les coordinateurs de l’ouvrage et les différents contributeurs d’angélisme et de naïveté : « La paix est un combat », comme le rappelle Bernard Renaud à partir de Mi4-5 (p. 47-57) ; « Violence, douceur et paix » ne sont jamais très éloignées les unes des autres dans le premier évangile comme le montre Gérard Claudel (p. 73-84) ; la parole de Jésus (« Je ne suis pas venu jeter la paix, mais le glaive » : Mt 10,34//Lc 12,51) interdit tout idéalisme et toute opposition simpliste de type marcionite comme le laisse entendre Denis Fricker (p. 111-122) ; etc. Outre le bel hommage à un fils de saint François, le volume constitue un puissant rappel que, dans l’un et l’autre Testaments, la paix comme la fraternité sont tout autant des exigences à recevoir que des dons à conquérir.

IV

C’est à une question difficile et controversée – à vrai dire plus théologique qu’exégétique – que se sont attelés les chercheurs réunis en novembre 2007 à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem pour un colloque sur le sens littéral des Écritures, dans le cadre du projet « La Bible en ses traditions » (voir http://www.ebaf.info/) [11]. Dès les mots du titre, l’introduction d’Olivier-Thomas Venard, une des chevilles ouvrières de ce colloque, pose les termes de cette difficulté en parlant des « deux asymptotes du sens littéral des Écritures » (p. 9), c’est-à-dire de la tension produite par une définition psychologico-historique (le sens que l’auteur voulait transmettre aux destinataires de son temps) et une définition textuelle (l’ensemble des significations que produit la lettre du texte). À partir de ce constat, le but des douze contributions n’était pas tant de proposer de nouvelles définitions, toujours relatives, du sens littéral, mais d’essayer de comprendre pourquoi telle époque ou tel interprète se rapprochent plus de l’une ou de l’autre asymptote. Le parcours s’organise en trois étapes. Dans la première (I. L’histoire comme principe unificateur ?), Maurice Gilbert (Rome) commence par rappeler les enseignements du magistère sur le sujet, depuis Léon XIII jusqu’au document de la Commission Biblique Pontificale de 1993 (L’interprétation de la Bible dans l’Église). Puis Francolino Gonçalvès (Jérusalem) montre pourquoi, selon lui, le sens littéral s’identifie au sens historique originaire tel que la méthode historico-critique (mal nommée) peut le définir avec plus ou moins de certitude. Dans une contribution particulièrement savante, Étienne Nodet (Jérusalem) modère quelque peu la candeur de la proposition précédente en montrant, par maints exemples différents tirés aussi bien de l’Ancien que du Nouveau Testament, que « le texte biblique résiste durablement à toute appréhension simple » (p. 104) et qu’il a sans doute été volontairement conçu ainsi. La deuxième partie de l’ouvrage (II. Tentatives contemporaines pour penser l’articulation des sens) teste, sur cas concrets, les différentes conceptions des « sens de l’Écriture » et leur validité : « The meaning and significance of Gen 21,1-7. Navigating across the sea of interpretation » (Krzysztof Sonek, Jérusalem) ; « Le Cantique des Cantiques au risque du sens littéral (ou textuel) » (Jean-Emmanuel de Ena, Fribourg) ; « The letter kills, the spirit gives life (2Co 3,6) » (Gregory Tatum, Jérusalem). La troisième partie enfin (III. La lettre comme principe unificateur), la plus composite, élargit l’enquête en se demandant comment les interprètes d’autres époques et d’autres milieux culturels [les traducteurs akkadiens des textes summériens (Uri Gabbay, Jérusalem) ; la traduction du sens littéral chez saint Jérôme (Christophe Rico, Jérusalem) ; Origène et Augustin (Jean-Michel Poffet, Fribourg), l’exégèse médiévale (Gilbert Dahan), l’exégèse claudélienne (Dominique Millet-Gérard, Paris)] ont compris le sens littéral des Écritures. « Devant une telle complexité théorique et historique du problème du sens littéral et de ses solutions théologiques, on peut être tenté par un retour au simple “bon sens”. Finalement, la question du sens littéral est-elle si différente de celle du sens en général ? Ne devrait-on pas se contenter d’invoquer sans plus la “transcendance de la signification”, comme un fait brut dont on part sans devoir ni pouvoir l’expliquer – puisqu’il n’y a pas de position extérieure au langage ? » (p. 326). Au terme du parcours et à lire ces propos de Venard, dans sa solide conclusion (plus de 50 pages), on se dit que la question, liée finalement au statut du langage, mérite – comme toute question essentielle – d’être sérieusement posée et qu’elle importe finalement plus que les réponses qu’on y apporte.

V

Le petit ouvrage dû à la plume de Dominique de la Maisonneuve (N.-D. de Sion, Paris) et qui ouvre cette dernière section consacrée au judaïsme, montre que, de toute façon, dès le stade préliminaire de la traduction, il n’est pas possible d’échapper à ces questions de lettre et de sens. Cette spécialiste de l’hébreu et de la littérature juive propose une initiation à la Tora [12] à partir de l’observation de son langage et de sa lettre hébraïque dans sa matérialité même (ici, le texte massorétique), en examinant tour à tour le verbe (1e partie), quelques faits linguistiques significatifs comme la répétition (2e partie), l’ordre des mots et le déroulement de la pensée (3e partie), et enfin les phénomènes d’agglutination, d’appariement ou au contraire de disjonction (4e partie). À l’instar de ce que les rabbins pratiquent habituellement dans le midrach, la démarche est sous-tendue par la conviction que, tout en « parlant selon le langage des hommes » (Rabbi Yichma’el), « la Tora vient des cieux » (Rabbi Aqiba), et donc que la forme même de son texte, dans tous ses détails et toute son extension, est signifiante. On pourra vérifier la pertinence de cette conviction dans la relecture d’Ex 3 (le buisson ardent) offerte en fin de parcours.

Le même regard chrétien ouvert au judaïsme inspire l’ouvrage dirigé par François Lestang et Marie-Hélène Robert sur la question de la Terre [13]. Ce collectif est, en grande partie, le fruit d’un séminaire pluridisciplinaire du CCEJ (Centre chrétien pour l’étude du judaïsme – Université Catholique de Lyon) qui s’est tenu entre 1991 et 2001 et que l’anniversaire du centre (20 ans) donne enfin l’occasion de publier. Les six contributions examinent le rapport à la terre d’Israël à des époques et par des acteurs différents : la période intertestamentaire (Élisabeth Pascal-Gerlinger), le Nouveau Testament (Dominique Cerbelaud), les Pères de l’Église (Bernard Meunier) ; les trois autres études sont de la main de Jean Massonet, longtemps directeur du CCEJ : la terre dans la tradition rabbinique ; chez Yehoûdah Hallévi, Maïmonide et les kabbalistes des XIIe-XVIe siècles ; dans la spiritualité juive des XVIIIe-XIXe siècles. Même si certains aspects sont laissés dans l’ombre (la question des sionismes), le parcours suffit à montrer comment cette question de la terre ne disparaît jamais de l’horizon et que le lien à celle-ci demeure fort à toutes les époques et dans tous les courants. Une histoire du Centre depuis sa fondation et une liste des publications de ses membres concernant le judaïsme complètent ce volume et donne une idée du travail accompli.

Je termine cette chronique en signalant brièvement un ouvrage inclassable, comme l’est aussi, sans doute, son auteur Menahem R. Macina [14]. Ce dernier est tout d’abord un excellent connaisseur de l’histoire des relations entre chrétiens et juifs et, à ce titre, le livre ici présenté constitue un dossier remarquable, avec une foule d’annexes consultables sur son site (www.rivtsion.org). Ensuite, cette histoire est lue dans une perspective clairement eschatologique, comme le sous-titre l’indique, et si rien n’oblige à adopter toutes les positions de l’auteur (notamment sur la signification de l’État d’Israël dans cette histoire), on doit lui savoir gré d’attirer l’attention sur une certain oubli des « fins dernières » dans la théologie actuelle. Enfin, comme témoignage et comme fruit d’une expérience singulière (que Macina prend le risque de dévoiler dans sa conclusion, p. 355-357), la démarche est hautement respectable et éclairante sur bien des points. Mais au nom même du respect pour d’autres expériences et sensibilités, on doit bien reconnaître qu’elle n’a pas forcément la vocation de s’universaliser dans toutes ses composantes. À chacun sa grâce !

[1D.J.A. Clines, Pour lire le Pentateuque (coll. Sed Contra), Perpignan, Artège, 2011, 13,5 × 21,5 cm, 221 p., 24 €.

[2I. Fischer, Des femmes aux prises avec Dieu. Récits bibliques sur les débuts d’Israël (coll. Lire la Bible, 152), Paris, Cerf-Médiaspaul, 2008, 13,5 × 21,5 cm, 238 p., 32 € ; Id., Des femmes messagères de Dieu. Le phénomène de la prophétie et des prophétesses dans la Bible hébraïque (coll. Lire la Bible, 153), Paris, Cerf-Médiaspaul, 2009, 13,5 × 21,5 cm, 403 p., 42 € ; Id., Femmes sages et dame Sagesse dans l’Ancien Testament. Des femmes conseillères et éducatrices au nom de Dieu (coll. Lire la Bible, 166), Paris, Cerf-Médiaspaul, 2010, 13,5 × 21,5 cm, 271 p., 32 €.

[3Voir F. Mies, « ‘Dame Sagesse’ en Proverbes 9 : une personnification féminine ? », Revue Biblique 108 (2001), p. 161-183.

[4P. Abadie, La reine masquée. Lecture du livre d’Esther, Lyon, Profac, 2011, 15 × 20,5 cm, 206 p., 18 €.

[5P. Beauchamp, « Abram et Saraï : la sœur épouse, ou l’énigme du couple fondateur », dans C. Coulot (éd.), Exégèse et herméneutique. Comment lire la Bible ? (coll. Lectio Divina, 158), Paris, Cerf, 11-50.

[6M. Arnold et al., La sœur épouse (Genèse 12,10-20) (coll. Lectio Divina, 237), Paris, Cerf, 2010, 13,5 × 21,5 cm, 144 p., 15 €.

[7W. Vogels, Abraham « notre père » (coll. Lire la Bible, 164), Paris-Montréal, Cerf-Médiaspaul, 2010, 13,5 × 21,5 cm, 169 p., 16 €.

[8P. Gibert, La Bible et la famille : « Je vous donne un commandement nouveau ». Entretiens avec Yves de Gentil-Baichis, Paris, Desclée de Brouwer, 2009, 14 × 20 cm, 113 p., 15 €.

[9A.-L. Zwilling, Frères et sœurs dans la Bible. Les relations fraternelles mises en récits dans l’Ancien et le Nouveau Testament (coll. Lectio Divina, 238), Paris, Cerf, 2010, 13,5 × 21,5 cm, 205 p., 21 €.

[10E. Bons Et Al., Bible et paix. Mélanges offerts à Claude Coulot (coll. Lectio Divina, 233), Paris, Cerf, 2010, 13,5 × 21,5 cm, 347 p., 35 €.

[11O.-T. Venard (dir.), Le sens littéral des Écritures (coll. Lectio Divina, Hors série), Paris, Cerf, 2009, 13,5 × 21,5 cm, 362 p., 32 €.

[12D. de la Maisonneuve, « La Tora vient des cieux ». Introduction au sens du langage biblique (coll. Cahiers de l’École Cathédrale, 94), Paris, Parole et Silence, 2010, 15 × 21,5 cm, 14 €.

[13F. Lestang – M.-H. Robert, La Terre, demeure de sainteté. Études chrétiennes du judaïsme, Lyon, Profac, 2011, 15 × 20,5 cm, 238 p., 18 €.

[14M. R. Macina, Chrétiens et juifs depuis Vatican II. État des lieux historique et théologique. Prospective eschatologique, Avignon, Éditions Docteur angélique, 2009, 15 × 21 cm, 397 p., 23 €.

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