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Le padre Alberto Hurtado Cruchaga (1901-1952)

Un engagement social fondé sur les Exercices de saint Ignace

Malulu Malulu Gauthier, s.j.

N°2011-1 Janvier 2011

| P. 57-64 |

Le Père Hurtado, canonisé en 2005, est l’une de ces grandes figures jésuites que les Exercices spirituels ont façonnées. La fécondité de son parcours spirituel nous est rappelée ici – il fit une partie de sa formation en Belgique – avec ses réalisations les plus célèbres, à l’enseigne d’une conviction qui demeure : « être catholique, c’est être social ».

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Quand j’étais étudiant en théologie à Rome, j’ai eu la grâce d’être présent à la Messe de canonisation du Père jésuite Alberto Hurtado, le 23 octobre 2005, sur la place Saint-Pierre. Je me rappelle encore la façon dont le professeur d’ecclésiologie dogmatique nous encourageait à y être pour assister à l’un des rares actes où le Pape exerce sa prérogative personnelle d’infaillibilité [1]. Je suis surtout allé sur la place Saint-Pierre pour partager la joie de toute la Compagnie qui voyait ainsi reconnaître les vertus de l’un de ses fils élevé sur les autels.

Ce n’est pas ici mon intention de revenir sur cette mémorable chronique de la vie romaine. Je voudrais présenter tout simplement saint Alberto Hurtado comme paradigme d’un engagement chrétien né de l’expérience des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola. Je pense qu’à ce titre, il a beaucoup à apprendre aux ignatiens d’aujourd’hui, préoccupés par l’amour qui se met dans les actes concrets de la vie sociale [2]. Je vais dire d’abord un mot sur la personne du nouveau saint jésuite, puis sur son portrait spirituel ; j’aborderai enfin, et toujours dans les grandes lignes, son engagement et ses réalisations sociales.

Qui est le Père Alberto Hurtado Cruchaga ?

Faut-il l’invoquer comme « saint Hurtado » ou « Padre Hurtado » ? Voilà un saint qui a été élevé à l’honneur des autels tout en gardant l’appellation affectueuse de « Padre », « Père ». Il est né au Chili, dans la cité de Viña del Mar, le 22 janvier 1901. Très tôt, il devint orphelin de père (le 14 janvier 1905). Cette triste disparition ne bouleversa pas seulement la vie psychologique de la petite famille, mais elle la plongea aussi dans une situation difficile d’indigence et de pauvreté qui aura une grande influence sur la vie personnelle, religieuse et apostolique d’Alberto. A la fin du secondaire, en 1917, il voulut devenir jésuite, mais son conseiller spirituel, le père Fernando Vives, s.j., l’en dissuada, à cause de son jeune âge. Il lui conseilla d’entreprendre d’abord les études universitaires. En 1922, Alberto Hurtado termina ses études de droit à l’Université Catholique de Chili. Désormais, « une vie professionnelle féconde est à sa portée. Mais… quelle est la volonté de Dieu ? Sa vocation de jésuite occupe toujours son cœur et sa prière » [3]. Le 14 août 1923, il entrait au Noviciat des jésuites à San Bernado (Chillán). En 1927, il fut envoyé en Europe pour poursuivre sa formation de philosophie à Sarriá (Espagne) et la théologie en Irlande d’abord (en 1931) et ensuite à Eegenhoven-Louvain (Belgique). Le 24 août 1933, Alberto Hurtado est ordonné prêtre, à Louvain, par le Cardinal J.-E. Van Roey, archevêque de Malines. Il écrira à un ami : Prends-moi désormais pour prêtre du Seigneur ! Tu comprendras bien ma joie immense. En toute sincérité, je peux te dire que je suis pleinement heureux. A présent, je ne désire plus rien d’autre qu’exercer mon ministère avec la plus grande plénitude possible de vie intérieure et d’activité extérieure [4]. Pendant la troisième année de probation (« troisième an »), il prépara sa thèse doctorale qu’il défendit la même année sur Le système pédagogique de Dewey face aux exigences de la doctrine catholique.

L’apôtre est alors prêt pour la mission. De retour dans son pays, il remplira notamment la charge de professeur, de directeur spirituel et d’aumônier diocésain des groupes des laïcs. Le 19 octobre 1944, Alberto Hurtado prêche une retraite à un groupe de dames. A l’issue de la retraite, naîtra – par la générosité de ces femmes touchées et interpellées par son enseignement – le Foyer du Christ ; la plus grande œuvre sociale initiée par celui qui allait devenir un célèbre homme de Dieu.

En effet, quelques jours avant cette retraite, dans une nuit pluvieuse, le Père Alberto avait eu une rencontre émouvante avec un clochard. En ce pauvre qui l’approcha, il a reconnu le Christ lui même qui manquait de maison. Pendant la retraite, il parla aux retraitantes de cette rencontre avec le sans-logis. Ces dernières furent, globalement, émues et interpellées par la triste expérience du Père. Elles posèrent spontanément le geste de charité, qui sera à l’origine du fameux « Hogar de Cristo », le Foyer du Christ, dont nous parlerons plus loin.

A partir de la mi-novembre de 1951, la santé du jésuite commence à décliner. Un signal de l’heure de l’Adieu définitif ! En 1952, les choses se dégradèrent rapidement à cause de l’infarctus pulmonaire qui vint s’ajouter au cancer de pancréas qui le minait déjà. Tout serein, il célébra sa dernière Messe publique le 19 mai 1952 au collège jésuite Loyola de Santiago du Chili. Le 18 août au soir, « le saint est mort » ! Ainsi s’exprima l’opinion générale. Un pressentiment qui devint réalité 42 ans plus tard lorsque le Pape Jean Paul II le béatifia à Rome, le 16 octobre 1994. Le 23 octobre 2005, sur la place Saint-Pierre, à l’occasion de la clôture du Synode des évêques sur l’Eucharistie et en conclusion de l’année de l’Eucharistie, le Pape Benoît XVI canonisa saint Alberto Hurtado.

Un portrait spirituel

Le père Juan Ochagavía, un des connaisseurs de la personne et de l’œuvre d’Alberto Hurtado, a brossé, en quelques pages, la personnalité spirituelle du saint [5]. Il était avant tout « un amoureux passionné pour le Christ ». Il était aussi un « serviteur du pauvre qui est le Christ ». C’est à partir de ces deux traits saillants qu’on peut comprendre sa vie intense et son engagement dans une action qui est adoration. Alberto expliquait ainsi sa conviction en 1934 : Notre fin est la plus grande gloire de Dieu par l’action, i.e. faire des œuvres qui soient pour la plus grande gloire de Dieu. (…) Nos œuvres doivent procéder de l’amour de Dieu et doivent tendre à unir plus étroitement les âmes avec Dieu. Les œuvres qui ne réalisent pas directement ou indirectement cette fin ne sont pas jésuites. Ainsi clarifiées, de telles œuvres sont dignes de notre adoration [6]. Présentons maintenant les traits de cet engagement.

Ses réalisations

L’Amour passionné pour le Christ. On dirait tout simplement : « Jésus-Christ d’abord » ! La connaissance et l’amour de Jésus qui s’est fait homme [7] étaient sa préoccupation fondamentale. Celui qui a regardé profondément ne fût-ce qu’une fois les yeux de Jésus ne l’oubliera jamais [8]. Telle est en fait la grande richesse que Alberto Hurtado a tirée de l’expérience des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, notamment de la Contemplation ignatienne de l’Incarnation et de celle Pour parvenir à l’amour. Alberto se reconnaissait le bien aimé de Dieu, et l’expérience de cet amour le poussait à répondre avec amour.

Nous pouvons risquer d’affirmer que Padre Alberto est allé au plus loin dans la mystique chrétienne. Il a rejoint le sommet que l’Apôtre Paul exprime en ces termes : « ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » [9].

L’Amour passionné pour le pauvre qui est le Christ. Pour Alberto, l’amour pour Jésus-Christ ne se limite pas à la seule personne du Christ. Il savait que « pour être un autre Christ sur la terre, la sanctification propre ne suffit pas, il faut aimer comme le Christ aima et travailler comme le Christ travailla » [10]. Ainsi, le Père Hurtado a pu faire le lien entre le Christ qu’il contemplait dans les Évangiles, qu’il rencontrait dans l’Eucharistie et aussi dans le visage du pauvre. Avec le vocabulaire ignatien, on dirait qu’il observait le monde à la manière de la Très Sainte Trinité. « Il arrivera un moment, disait-il, où la Très Sainte Trinité aura pitié du désordre et de la misère qui règnent dans mon âme et Jésus voudra s’incarner en moi » [11]. Sa conclusion est une conviction : « Le pauvre est le Christ ». Car il y a une identité entre Jésus et ces plus petits qui sont ses frères [12]. Une telle conviction nous permet, du coup, de comprendre son engagement social. C’est le Christ qu’Alberto avait conscience de servir à travers le pauvre et tous les membres de son Corps mystique [13].

Un engagement social qui part de l’Eucharistie comme de son centre : nous nous tromperions de direction si nous parlions de l’engagement d’Alberto Hurtado sans commencer par ce qui en était l’âme. Lui-même disait que l’acte central de notre journée devra être notre Messe : la communion au centre de la Messe, un acte indispensable de chaque croyant fervent (…) Ma Messe est ma vie, et ma vie est une Messe prolongée. Après la communion, rester fidèles à la grande transformation qui s’est emparée de nous. Vivre notre jour comme Christ, être Christ pour nous et pour les autres. Telle est la communion [14]. En effet, « en célébrant (et en participant à) l’Eucharistie, le Père Alberto Hurtado Cruchaga s’associait au sacrifice du Christ et, en se nourrissant de son Corps et de son Sang, il recevait de Lui la force de se donner aux hommes » [15]. En ce sens son engagement peut vraiment se dire authentiquement chrétien, puisque l’action partait de l’Eucharistie comme de sa source vitale et qu’elle culminait dans l’Eucharistie.

Viser à donner un foyer pour le Christ qu’on voit. On ne peut pas recenser toutes les œuvres sociales caritatives que le Padre Hurtado a initiées. La seule référence à l’œuvre qu’il a qualifiée d’enfant qu’il avait engendré – Hogar de Cristo –, dont nous avons déjà parlé, nous en dit beaucoup. Les objectifs sont ainsi définis dans les statuts : une œuvre de simple charité évangélique, destinée à créer et à fomenter un climat de véritable amour et de respect envers le pauvre. Plus concrètement, il fallait chercher les pauvres et les abandonnés pour les combler d’amour fraternel et aider la personne vaincue par la misère à retrouver sa dignité [16]. Le « Hogar por Cristo », avec ces logements construits grâce au sacrifice de tous pour le bien des « pauvres qui sont le Christ », avait sa base spirituelle dans la spiritualité du Corps mystique. Pour Alberto donc, la doctrine du Corps mystique exprime vraiment la solidarité sociale.

Jaime Castéllon donne cette longue explicitation : « La nécessité de l’engagement social jaillit de la réalité du Corps mystique ; par son Incarnation, le Verbe s’est uni mystiquement à toute la nature humaine. Ainsi, Il a permis que les hommes soient par grâce ce que Lui était par nature : fils de Dieu. La solidarité du Christ avec l’humanité nous engage à étendre le don de notre amour non seulement à Lui mais à tout Son Corps mystique. Délaisser le moindre de nos frères, c’est délaisser le Christ ; le prochain est Christ » [17]. N’est-ce pas l’Évangile en acte ? « Si quelqu’un dit : ‘J’aime Dieu’ et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas » [18].

Éduquer les consciences par la plume. Nous n’osons pas énumérer les publications du Père Alberto Hurtado. Il faut renvoyer à sa bibliographie [19] et se contenter d’affirmer qu’il n’était pas engagé uniquement à travers des œuvres caritatives, mais qu’il a beaucoup écrit pour éduquer les consciences. En 1941, par exemple, il publiait un livre resté célèbre : Le Chili est-il un pays catholique ? A travers cet ouvrage, il ouvrait les yeux d’un grand nombre de catholiques sur la réalité du catholicisme au Chili. Alors que la Deuxième guerre mondiale déchirait l’Europe, le Père Hurtado écrivait pour aider les chrétiens à penser déjà à construire un monde de paix, avec le Christ.

L’engagement comme ministère de la parole : Outre par les œuvres caritatives et la plume, Alberto Hurtado s’est distingué comme un vrai ministre de la Parole. Il a accompli ce ministère à travers les multiples retraites ignatiennes qu’il prêcha – desquelles, par ailleurs, naîtront certaines œuvres comme nous l’avons montré dans les paragraphes précédents. Il a aussi parlé aux groupes dont il avait la direction en tant qu’aumônier. Il fut, en effet, aumônier de l’Action catholique des jeunes. On rapporte qu’il répétait aux jeunes et à leurs cadres cette belle réflexion : Si le Christ descendait dans cette nuit pleine d’émotions, il répéterait en regardant la ville : ‘J’ai pitié d’elle’ et, en vous regardant, il vous dirait avec une infinie douceur : ‘Vous êtes la lumière du monde… C’est vous qui devez illuminer ces ténèbres. Voulez-vous m’aider ? Voulez-vous être mes apôtres ? [20]. De telles paroles, expression de son expérience avec Celui qui est la Parole, montraient son engagement chrétien et conduisaient d’autres à l’engagement social authentique.

Conclusion

Le père Hurtado avait fait une expérience profonde de Dieu selon les Exercices Spirituels de saint Ignace. Une telle expérience ne le laissa pas dans une sorte d’« extase ». Mais au contraire, elle devint une « foi qui se fait vie », c’est-à-dire, « la foi qui est connue et vécue dans toutes les circonstances et moments, puisqu’on est chrétien dans la mesure où on tire les conséquences des vérités qu’on accepte » [21].

Ainsi, le Père Alberto Hurtado a été un « vrai chrétien » et un « vrai catholique », au sens qu’il donnait lui-même à ces termes. Autrement dit, le chrétien ressemble à son Père, en étant aussi pour ses frères une source de bienfaits la plus abondante possible, une personne qui désire collaborer à l’action de Dieu en elle-même et dans le monde sans jamais croire en avoir fait assez. Au Teatro Caupolican à Santiago, le Père Hurtado disait, en 1943, aux jeunes qu’« être catholique, c’est être social » [22].

Terminons donc en appliquant à saint Alberto Hurtado ses propres mots : En vérité les grands maîtres spirituels, plus que grands écrivains, sont des témoins, des prophètes [23].

[1Cf. Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium, n° 25 (Nous laissons à l’auteur et à ses sources la responsabilité de cette dernière assertion N.D.L.R).

[2Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, n° 230.

[3Dom A. Magnet, Alberto Hurtado. Un toit pour le Christ, Namur, Fidélité, 1992, p. 13 (réédition en 2005).

[4Cf. Alvaro Lavín & ALII, Biografia…, p. 47.

[5Cf. J. Ochagavía, Alberto Hurtado. Su personalidad espiritual, Santiago, Centre de Espiritualidad Ignaciana, 1996.

[6J. Ochagavía, o.c., p. 16.

[7Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, n° 104.

[8J. Ochagavía, o.c., p. 7.

[9Ga 2, 20.

[10J. Ochagavía, o.c., p. 10.

[11J. Ochagavía, o.c., p. 12.

[12Cf. Mt 25, 40.

[13Cf. J. Ochagavía, Alberto Hurtado…, p. 12.

[14A. Hurtado, La búsqueda de Dios. Conferencias, artículos y discursos pastorales del Padre Alberto Hurtado, S.J., Santiago, Universidad católica de Chile, 2005, p. 216.

[15G. Malulu Lock, « L’Année de l’Eucharistie : Octobre 2004-Octobre 2005. Quelques considérations », in Telema, 123 (2005) 88.

[16Cf. Dom A. Magnet, Alberto Hurtado…, p. 34 et J. Castellón Covarrubias, Alberto Hurtado. Les fondations du royaume (traduction de M. van Overbeke. Préface de J.-Y. Calvez), Bruxelles, Lessius, 2000, p. 147.

[17J. Castellón, o.c., p. 73.

[181 Jn 4, 20.

[19Cf. Par exemple : Un disparo a la eternidad. Retiros espirituales predicados por el Padre Alberto Hurtado, S.J., (2ème édition), pp. 350-354 ; in Mensaje. Edición especial Padre Hurtado (2001) 80 ; et Mensaje (2005) 46-47.

[21Cf. Tony Mifsud, El sentido Social…, p. 62.

[22Cf. J. Castellón Covarrubias, Alberto Hurtado, s.j., o.c., p. 72-73.

[23Cf. A. Hurtado, « S. Ignacio, maestro de la vida espiritual », Mensaje (1953) 213-215.

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