Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie consacrée et ses défis en Afrique

Réflexions des Conférences de Supérieurs Majeurs au Cameroun

Silvia Recchi

N°2011-1 Janvier 2011

| P. 43-56 |

Les Conférences anglophones et francophones des Supérieur(e)s Majeur(e)s du Cameroun réfléchissent depuis longtemps aux défis de la vie consacrée et de la formation à la vie religieuse en Afrique. C’est la substance de ces dix années de discernement que nous présente l’auteur, sous un mode qui pourrait bien toucher plus généralement tous les acteurs intéressés à l’avenir de la vie consacrée dans les Églises locales des autres pays et continents.

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Les débats qui ont eu lieu au cours du récent Synode sur l’Église en Afrique (2009) ont concerné, entre autre, la vie des Instituts de vie consacrée et leur rôle dans les domaines de la réconciliation, de la justice et de la paix dans le continent africain. Le Synode a mis en exergue le dynamisme et la vitalité de ces jeunes Églises qui disposent d’un nombre croissant de vocations religieuses. Cela n’a pas empêché, toutefois, que soient mentionnées les difficultés et les problèmes propres à la vie consacrée dans le continent, notamment l’instabilité vocationnelle, l’exigence d’une formation solide des membres des instituts, le manque d’une autonomie matérielle, l’importance de développer une culture et une spiritualité de communion dans des milieux troublés par des tensions tribales, ethniques et raciales. Le Synode a également évoqué l’exigence d’un discernement vocationnel plus approprié, la vie religieuse étant souvent considérée comme une « issue » qui permet aux jeunes candidats de sortir des entraves propres à leurs milieux d’origine.

Les Conférences des Supérieurs Majeurs du Cameroun [1], dans ces dernières dix années, ont réfléchi sur nombre des défis auxquels la vie consacrée est confrontée, dans ses urgences et difficultés plus importantes [2].

La réflexion a abouti à des orientations communes portant sur le discernement des vocations et sur l’admission des nouveaux candidats, sur la fidélité à l’identité charismatique des familles religieuses, sur les relations des instituts avec les Églises locales, sur leur apport à la réconciliation, à la justice et à la paix dans le continent, ainsi que sur les problèmes liés à la séparation des membres de leur institut.

Nous voulons considérer les enjeux les plus significatifs de ce travail de réflexion.

Les vocations religieuses et leur discernement

C’est au sein d’une assemblée extraordinaire des Supérieurs Majeurs convoquée en décembre 2009 qu’on a traité expressément des critères de discernement des vocations. Cette assemblée était la première assemblée extraordinaire organisée hors des assemblées ordinaires annuelles, et souhaitée explicitement par l’Évêque délégué pour la vie consacrée par la Conférence épiscopale nationale du Cameroun. Le Synode célébré en octobre 2009, avait spécialement souligné, face à l’instabilité des vocations religieuses dans les jeunes Églises d’Afrique, la nécessité d’un discernement plus attentif, car au nombre important des admissions dans les instituts correspondent malheureusement des nombreuses défections, signifiant une fragilité vocationnelle qui n’est pas toujours « détectée » par les formateurs.

Un questionnaire ad hoc, élaboré par le Comité permanent des Conférences des Supérieurs Majeurs, a été proposé aux instituts pour une réflexion commune sur le problème. Les critères d’admission signalés par ces derniers ont été les critères « classiques », qui prennent en compte notamment les aptitudes humaines (santé physique et mentale, équilibre psychologique), la formation chrétienne (catéchèse, sacrements, engagement dans les mouvements), le désir de suivre le Christ dans la vie consacrée ainsi que l’aptitude à vivre la vie propre à l’institut. Pour ce qui a trait au niveau culturel réclamé des candidats, la plupart des familles religieuses ont affirmé exiger le baccalauréat et seulement une petite minorité a déclaré accepter des candidats avec un niveau scolaire plus bas [3]. Les étapes prévues pour la formation suivent également le cheminement traditionnel. Le candidat passe progressivement par une période de pré-noviciat [4] qui vise la consolidation de sa formation humaine et spirituelle et qui l’introduit aux exigences essentielles de la vie consacrée. Le noviciat a été reconnu par tous comme une période capitale d’initiation à la vie consacrée dans l’institut, permettant au candidat de se confirmer dans la vocation spécifique de la famille religieuse par une expérience concrète de cette vie.

La réflexion des Supérieurs Majeurs a mis en exergue l’utilité pour les instituts d’harmoniser entre eux certaines de leurs pratiques d’admission et surtout, d’échanger des informations au bénéfice de tous, cela à cause d’une grande mobilité des vocations qui transmigrent très facilement d’un institut à l’autre. La réflexion sur ce dernier point a conduit à solliciter une plus grande prudence des responsables et une information plus adéquate sur le candidat, à rechercher auprès de sa famille, de sa paroisse ou de l’ancienne congrégation qui l’a accueilli. L’importance d’une aide psychologique a été également évoquée pour les cas les plus difficiles.

S’agissant d’une formation intellectuelle systématique des candidats, les Supérieurs Majeurs ont fortement recommandé des structures inter-congrégationnelles mises en place au Cameroun, qui disposent d’un personnel plus qualifié et qui permettent des échanges et une collaboration fructueuse entre les formateurs.

Au delà des étapes de formation prévues par les instituts et des procédures suivies par ceux-ci, la difficulté la plus significative relative à l’admission et à la formation des candidats, qui ressort de la réflexion des Supérieurs Majeurs, se situe plutôt au niveau des motivations qui poussent les jeunes à entrer dans un institut de vie consacrée. Ces motivations sont souvent fragiles, voire ambigües, et si elles ne sont pas affrontées au début de la formation, elles conduisent plus tard à des difficultés graves au sein des communautés religieuses.

C’est justement par rapport à ces motivations que le discernement de la part des formateurs et des supérieurs devrait s’effectuer avec des critères plus adaptés aux milieux. Parfois, la pastorale vocationnelle des instituts semble être plus soucieuse à montrer aux candidats les avantages de la vie religieuse qu’à leur expliquer ses exigences, ce qui fait facilement percevoir cette vie comme une promotion sociale et empêche les jeunes de percevoir le sérieux du choix vocationnel. La tentation implicite est celle d’agir comme si les vocations étaient un produit des différentes politiques ou méthodes pastorales des instituts plutôt que d’être suscitées par Dieu. Dans ces conditions, le danger est, nous semble-t-il, de céder au chantage du nombre des vocations qui risquent, en fin de compte, d’être « achetées », plutôt que d’être accueillies comme un don de Dieu.

L’expérience des instituts a porté à souligner la nécessité d’une formation plus solide des candidats, au niveau humain, culturel, spirituel, adaptée aux réalités africaines. Le processus traditionnel de la formation, avec toutes les étapes prévues, qui peut facilement satisfaire aux exigences des candidats provenant des pays d’ancienne chrétienté, ne suffit pas toujours pour la formation des candidats provenant des milieux où souvent leurs familles naturelles sont païennes ou d’évangélisation récente.

Une formation accomplie ou gérée avec légèreté est cause de départs, souvent forcés [5]. Dans la majorité des cas, il s’agit de personnes non admises au renouvellement de leur profession, à cause des difficultés à vivre les engagements aux vœux, de leur inaptitude à la vie communautaire, d’une immaturité humaine et affective, des problèmes éthiques (vol, mensonges, tricheries), de l’esprit d’indépendance et d’incapacité à se soumettre aux exigences de la vie consacrée. Par contre, rares sont les cas de départs volontaires dus à une insatisfaction de la vie dans l’institut ou à la découverte d’une autre vocation.

Pour les cas de renvois, les Supérieurs Majeurs ont sollicité un plus grand respect des procédures prévues par le droit de l’Église, en ayant recours à l’aide des canonistes. A cet égard, la création d’un comité d’experts a été prévue. L’assemblée a discuté sur l’assistance à ceux qui se séparent de l’institut par un accompagnement moral et psychologique en vue de la réinsertion sociale de ces membres et par des aides financières [6].

Fidélité aux vœux et problèmes culturels

Au cours des dix dernières années, la fidélité aux vœux religieux face aux défis des cultures africaines, a été l’objet d’une réflexion approfondie des Supérieurs Majeurs. L’engagement à la pauvreté consacrée a retenu plus d’attention, lors des assemblées plénières, vu les nombreuses difficultés qui souvent à cet égard déchirent les communautés [7]. Les vocations religieuses qui proviennent des jeunes Églises d’Afrique et qui vivent dans des aires sociales pauvres ne perçoivent pas facilement la signification du vœu de pauvreté, car il y a une grande distance entre leur niveau actuel de vie dans les instituts et le contexte humain et social de leur famille d’origine [8]. Pour ces candidats, la vie religieuse est souvent synonyme de promotion sociale, qui donne une garantie suffisante de sécurité et de bien-être. Dès le début de sa formation, le jeune fait l’expérience d’un niveau de vie supérieur à celui qu’il menait au sein de sa famille de sang et le vœu de pauvreté marque paradoxalement le passage à un niveau de vie plus aisé. Cette contradiction rend difficile la compréhension de l’engagement à vivre la pauvreté consacrée [9].

Le problème a été traité par les Supérieurs Majeurs sous plusieurs aspects, théoriques et pratiques, y compris sous l’angle des relations de l’institut avec les familles d’origine des membres autochtones. Le constat qui ressort montre surtout une mauvaise compréhension des exigences de la vie consacrée de la part des familles des membres autochtones. Celles-ci ne comprennent pas facilement la « pauvreté religieuse », attendant des instituts des aides substantielles en échange du membre « donné » à la famille religieuse. À vrai dire, le problème ne vient pas des revendications des familles, mais plutôt des membres eux-mêmes qui favorisent ces attentes ou qui ne sont pas toujours déterminés à contester les requêtes de leurs familles. Ces situations sont à l’origine des malaises et des conflits au sein des communautés religieuses, qui deviennent déchirants là où font défaut le sens d’appartenance à la nouvelle « famille », le sens du bien commun, de responsabilité, du service, l’importance de rendre compte des biens reçus et de leur utilisation. Une fois de plus, on est confronté au problème de la compréhension de la vocation religieuse et de ses exigences.

Il s’agit également de comprendre que la pauvreté consacrée n’est pas l’acceptation de la pauvreté sociologique que le peuple en Afrique subit sans l’avoir choisie. La pauvreté évangélique est toujours un acte de foi et de liberté, elle n’augmente pas en mesure du manque de biens, mais en mesure du don de soi, de la foi et du partage. La pauvreté consacrée n’est pas une attitude de fatalisme qui fait accepter la misère comme un mal inévitable, au contraire, elle exige de lutter contre toute forme de sous-développement qui humilie le peuple et les personnes. Le vœu de pauvreté transforme les religieux en artisans de progrès et de développement, en leur demandant de développer leurs potentialités et talents, pour « s’enrichir », au sens plein du mot, et pouvoir ainsi mettre leurs richesses au service des pauvres.

Dans le débat concernant la pauvreté religieuse, les Supérieurs Majeurs ont considéré un dernier aspect, celui de l’autonomie financière et de l’autofinancement des communautés religieuses en Afrique. Cette problématique interpelle urgemment les instituts œuvrant dans ce continent tout comme les Églises particulières, au niveau des communautés locales, diocésaines, paroissiales. Les instituts religieux ressentent la nécessité de réfléchir attentivement sur leur dépendance économique par rapport aux communautés d’Occident, car cette dépendance ne favorise pas le sens des responsabilités des membres. Sans contester les valeurs de communion à établir entre les communautés d’un même institut, il y a la nécessité de favoriser une vision plus responsable qui fait compter d’abord sur les forces locales et sur l’apport de tout membre à la subsistance de son institut, avant de faire recours à la solidarité des frères et des sœurs. Cela implique une formation des membres à l’usage responsable des biens et de l’argent, une administration et une gestion transparentes et compétentes et finalement une appréciation du travail manuel qui n’est pas toujours évident parmi les jeunes candidat autochtones.

La mission de la vie consacrée au sein des Églises locales

Dans les dix dernières années, une attention spéciale à été réservée par les Supérieurs Majeurs, à la mission propre de la vie consacrée au sein des Églises locales du Cameroun. Deux assemblées plénières, en mars 2006 et en mars 2007, ont été consacrées aux relations avec les Églises locales et leur Pasteurs. L’assemblée de 2006 avait été précédée par un travail de réflexion et d’échanges, par institut ou par groupes d’instituts, à l’aide d’un questionnaire qui concentrait le débat autour de quelques points fondamentaux, notamment : la mission de la vie religieuse aujourd’hui dans les Églises locales d’Afrique, les relations avec les Pasteurs, les difficultés majeures rencontrées dans le travail apostolique, la collaboration inter-instituts pour un meilleur service ecclésial, les structures à mettre en place pour une collaboration fructueuse [10].

La réflexion, en évoquant le document Mutuae relationes, est descendue concrètement sur le « terrain », pour une évaluation des difficultés et des progrès dans cette collaboration ecclésiale. Les instituts abattent un travail énorme et souvent difficile dans les écoles, les dispensaires, les paroisses, dans les lieux de formation, dans l’accompagnement des jeunes, des femmes, dans l’assistance aux pauvres. Ils sont conscients de l’importance de leur engagement pour l’inculturation de l’évangile, pour la libération des fidèles des pratiques et des traditions qui s’opposent aux valeurs évangéliques. L’équivoque dans les relations avec les Églises locales surgit quand ces activités précieuses se transforment en un activisme qui empêche l’expression du charisme propre aux familles religieuses concernées. Alors, l’insertion des religieux dans les Églises particulières ne s’opère plus en regard de leur identité respective, mais plutôt au niveau d’une suppléance des services et des fonctions dans la vie pastorale, à cause des forces limitées ou peu qualifiées des diocèses.

Le débat au sein des assemblés des Supérieurs Majeurs a souligné d’abord la nécessité de sauvegarder l’identité des instituts et leur rôle propre au sein des Églises d’Afrique, qui ont besoin des religieux comme témoins de communion et de fraternité, de vérité et de solidarité, davantage que comme promoteurs de nombreux services sociaux importants et d’activités multiples en faveur du développement des milieux africains.

Les relations avec les Pasteurs

Les textes du magistère de l’Église recommandent instamment aux religieux d’œuvrer en pleine communion avec l’évêque du lieu, en particulier dans le domaine de l’évangélisation, de la catéchèse, de la vie des paroisses [11]. Par ailleurs, les évêques sont appelés à avoir une attention spéciale pour la vocation et la mission des religieux et à les valoriser dans la pastorale d’ensemble [12]. Le respect, le dialogue fécond dans les relations réciproques engage chacun au service de l’unique Église du Christ. S’agissant des relations avec les Pasteurs, il y a une certaine convergence dans l’expérience des instituts. Ils ont fait remarquer une insuffisance de connaissance de la nature de la vie consacrée et de la richesse des projets charismatiques de la part de la hiérarchie locale. Aux Pasteurs, on reproche parfois un manque d’attention et de souci pour les communautés religieuses, une certaine indifférence à l’égard des problèmes des instituts, même s’ils montrent une appréciation indéniable du travail exercé.

Les réactions les plus vives, toutefois, ont concerné les questions d’ordre économique. A cet égard, les instituts se sentent traités comme des réservoirs financiers ; les Pasteurs sont accusés de s’approprier illégitimement leurs biens. Par ailleurs, la contribution financière des diocèses pour le travail accompli par les religieux(ses) à leur service est rare, les Pasteurs étant habitués à les utiliser dans les activités pastorales sans trop se soucier de leurs problèmes de subsistance. En général, un manque d’accords clairs caractérise la gestion économique des œuvres diocésaines confiées aux religieux, ce qui entretient une source de tensions réciproques.

Structures de dialogue et de collaboration

L’exhortation Vita consecrata avait proposé des structures de dialogue entre les Pasteurs et les instituts, pour une féconde collaboration entre Églises particulières et vie consacrée. Ces structures étaient représentées par des personnes déléguées par les Conférences des Supérieurs Majeurs à assister aux assemblées des Conférences des évêques et, inversement, par des délégués des Conférences épiscopales qui assistent aux assemblées des Conférences des Supérieurs Majeurs. Était également prévue la constitution de commissions mixtes d’évêques et de supérieurs qui examinent les questions d’intérêt commun [13]. La réalisation de ces structures de dialogue est assurément très importante pour aider les évêques à mieux saisir l’identité charismatique de la vie consacrée, et les supérieurs à partager davantage les soucis des Pasteurs. Au Cameroun, depuis 2008, la Conférence épiscopale nationale a délégué officiellement un évêque pour suivre de près la vie consacrée dans le Pays, et elle invite les présidents de l’Union des Supérieurs Majeurs aux assemblées ordinaires de la Conférence épiscopale nationale.

L’assemblée plénière de mars 2007 a traité explicitement des structures concrètes pour une meilleure collaboration et une plus grande entente avec les Pasteurs. L’assemblée a exhorté les supérieurs à signer des Conventions avec les évêques, pour mieux préciser les engagements réciproques et prévenir les abus et donc des tensions relationnelles. La moitié des instituts qui sont présents au Cameroun ont déclaré avoir signé une Convention ou des contrats avec les diocèses, mais dans la plupart des cas, ces Conventions demandent d’être mises à jour, très souvent elles ne sont pas appliquées, surtout pour ce qui est de la prise en charge financière, des indemnités ou des salaires qui devraient être payés par les diocèses. La question financière se révèle comme la pierre d’achoppement dans la plupart des Conventions signées.

Le Code de droit canonique stipule qu’il appartient aux évêques diocésains des territoires de mission de faire en sorte que les relations mutuelles entre diocèses et instituts religieux soient réglées par des Conventions avec les Modérateurs de ces instituts qui opèrent dans leur territoire, et ceci pour le bien de la mission [14]. Une telle recommandation devient une obligation dans le cas des paroisses confiées aux instituts religieux ou aux sociétés de vie apostolique [15], et dans le cas d’œuvres diocésaines confiées aux instituts religieux [16].

Aujourd’hui, beaucoup d’instituts au Cameroun, selon les directives de cette assemblée, se sont engagés dans la rédaction des Conventions qui règlent leurs relations avec les Églises locales. Quelques diocèses au Cameroun sont plus structurés que d’autres pour des échanges réciproques fructueux. Les difficultés majeures, avant d’être d’ordre pratique, naissent souvent d’une mauvaise compréhension de la nature des instituts de vie consacrée et de leurs projets. Comprendre mieux leur dimension charismatique aiderait à dégager un discours plus cohérent et plus respectueux de leur vie et de leurs activités et à reconnaître que l’édification de l’Église locale passe par la fidélité à leur identité, et non par une activité indifférenciée [17].

La force du témoignage

En préparation du deuxième Synode sur l’Église en Afrique, les Supérieurs Majeurs ont consacré leur assemblée plénière à approfondir le rôle des membres des instituts de vie consacrée dans les domaines de la réconciliation, de la justice et de la paix. Les instituts ont été invités à développer une réflexion pour enrichir le débat synodal, autour des grands thèmes de la paix, de la justice et de la réconciliation et sur leur contribution spécifique dans ces domaines [18]. Des milieux troublés par des luttes tribales, par des tensions ethniques et des mentalités où le sens de l’appartenance régionale l’emporte sur toute forme de fraternité et de solidarité, ont spécialement besoin d’une culture de la communion et de la fraternité, véhiculée d’une façon particulière par la vie religieuse. Beaucoup d’instituts ont souligné le fait que l’internationalité de leurs communautés oblige les membres à se confronter avec la différence culturelle, ce qui demande une attitude d’accueil, d’acceptation des autres, de respect pour l’identité de chacun et encore de développer le dialogue fraternel de manière que les diversités soient saisies comme une opportunité et une richesse réciproque, car c’est le Christ qui appelle tous les membres, avec leurs cultures et leurs origines différentes.

Les Supérieurs Majeurs ont invité à ne pas sous-estimer l’importance de créer au sein des instituts des structures qui favorisent un esprit de communion, telles que des soirées culturelles, des rencontres en vue de la correction fraternelle, des journées de demande de pardon communautaire, des moments de révision de vie ou de fête, des célébrations liturgiques de pardon et réconciliation. On a beaucoup insisté sur le mot « témoignage » : l’importance de donner un témoignage de vie en communauté, de témoigner du Christ par la cohérence de sa vie dans une communauté où on fait l’expérience du partage, de l’espérance, de la charité, du service et de l’écoute. Aussi bien faut-il rendre ce témoignage par un engagement concret à lutter contre les injustices, à dénoncer les abus, à être présents parmi le démunis et les personnes qui souffrent et dans les démarches de réconciliation. Être des agents de réconciliation, de justice et de paix fait partie de la vocation propre des personnes consacrées, appelées à promouvoir la réconciliation dans l’Église, à intercéder pour la paix, à rayonner cette paix dans leurs milieux par la prière, la vie et le travail. C’est le prophétisme de la vie consacrée qui atteste qu’il est possible de vivre dans un monde réconcilié, à commencer par les communautés religieuses.

Les Supérieurs Majeurs ont exhorté aussi à des prises de positions publiques contre les abus, les injustices et tout ce qui s’oppose, dans l’Église, à la réconciliation et à la paix. Il est nécessaire de soumettre à la critique évangélique certaines traditions et cultures africaines telles que les rites souvent cruels du veuvage, la dot, les funérailles, les chefferies… pour les purifier et pour libérer les consciences de la peur, du découragement, du fatalisme.

En intervenant dans le récent Synode de l’Église en Afrique, le Secrétaire Général de la Confédération des Supérieurs Majeurs de l’Afrique et du Madagascar (COSMAM) a mis l’accent sur le fait que les personnes consacrées sont invitées à vivre au sein même des instituts la paix et la réconciliation. Cela est possible dans l’engagement à entretenir à l’intérieur des communautés des relations positives entre ethnies différentes, entre nationalités différentes, en développant une culture d’alternance dans les postes d’autorité et par le détachement des rôles de pouvoir, et encore par une mission accomplie avec amour, par un emploi des biens avec transparence et sans fins personnelles [19]. C’est dans le même sens qu’est allée l’intervention du Supérieur Général des Pères Scheutistes. Le message de réconciliation, de paix, de justice et d’unité doit d’abord être vécu à l’intérieur des communautés, parce que la crise qui est dehors se vit aussi « ad intra ». La réconciliation ne se fait pas par de beaux discours, elle est par contre une option fondamentale de vie qui demande une conversion quotidienne des communautés religieuses. Il ne serait pas possible de guérir au dehors les blessures dans les relations entre les hommes sans pratiquer le pardon, la recherche de la vérité et la préoccupation pour la justice au sein des communautés religieuses elles-mêmes [20].

Conclusion

Au mois de février 2009, le Cardinal Franc Rodé, alors Préfet de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, s’est rendu au Cameroun. C’était la première visite officielle d’un Préfet de cette Congrégation en terre africaine. Ce voyage a donné de l’éclat à la première assemblée générale de la COSMAM, la Confédération des Conférences des Supérieurs Majeurs de l’Afrique et Madagascar qui venait de naître et qui s’est réunie à Yaoundé à cette même date, un événement d’importance particulière pour la vie consacrée dans le continent.

À cette même occasion, à Yaoundé, le Cardinal a célébré la journée de la vie consacrée, en mettant en lumière, avec réalisme, ses défis, ses espoirs, ses perspectives et ses fragilités dans le continent africain. Le Cardinal Rodé a ainsi expliqué la raison de son voyage : « Simplement la conscience de mon devoir de Préfet responsable de la vie consacrée dans le monde entier. Nous nous rendons souvent dans les différents pays d’Europe, nous sommes périodiquement présents en Amérique du Nord et en Amérique du Sud. L’Afrique a été laissée un peu de côté. Je pense qu’on ne peut pas justifier le fait de laisser en marge cette part si importante de l’Église que représente la vie religieuse en Afrique. Le nombre des vocations et la qualité du travail accompli par les religieux et les religieuses en Afrique méritent sûrement une attention spéciale, un soin affectueux de la part de l’Église. C’est cette conscience qui m’a poussé à venir à Yaoundé pour rencontrer les responsables de la vie consacrée en Afrique ; et il s’agit effectivement du premier déplacement africain d’un Préfet de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée » [21].

Cette déclaration montre plus que beaucoup de discours les enjeux de la vie consacrée en Afrique en général et au Cameroun en particulier. Une vie qui connaît beaucoup de problèmes, mais qui montre également une grande vitalité au service de l’Église du continent, comme la réflexion des Supérieurs Majeurs du Cameroun dans leurs assemblées en a donné témoignage.

[1Les Conférences des Supérieurs Majeurs du Cameroun comprennent l’Union des Supérieures Majeures et Déléguées du Cameroun qui réunit les Supérieures majeures des instituts de vie consacrée féminins (USMDC), la Conférence des Supérieurs Majeurs du Cameroun (CSMC) qui réunit les Supérieurs majeurs des Instituts masculins et la « Conference English Speaking Religious » (CESR) qui comprend les Supérieur(e)s Majeur(e)s des Instituts anglophones. Nous parlerons des Conférences des Supérieurs Majeurs tout court.

[2Les thèmes développés au sein des assemblées plénières, les dix dernières années, ont été notamment : « Jubilé 2000 : ensemble célébrons le Christ, notre fécondité, notre richesse et notre liberté » (2000), « Formation et mission » (2001), « Prophétisme de la vie consacrée : je crois en Jésus Christ » (2002), « Prophétisme de la vie religieuse : culture de la paix » (2003), « Prophétie de la vie religieuse : pauvreté » (2004), « Le vœu de pauvreté » (2005), « La vie religieuse et l’Église locale » (2006), « Religieux dans l’Église locale : dialogue au service de la communion » (2007), « Passion pour le Christ, passion pour l’humanité » (2008), « Paix, justice et réconciliation » (2009), « Les critères d’admission des candidats dans les Instituts et les procédures de séparation » (assemblée extraordinaire 2009). Nous avons personnellement animé les différentes assemblées depuis 2004.

[3Au Cameroun, le CAP ou le BEPC.

[4Par le postulat ou propédeutique, et souvent par un pré-postulat ou aspirantat.

[5Ce sont les instituts masculins qui, au Cameroun, enregistrent le plus grand nombre de sorties.

[6Le montant mentionné par les Instituts comme aide aux membres séparés varie selon le cas et les dimensions des Instituts, avec une grille qui va de 100.000 FCFA (150 euros) jusqu’à 1.000.000 FCFA (1500 euros). Certains instituts offrent l’équivalent d’un salaire mensuel dans le pays de résidence, d’autres fournissent de quoi vivre pendant un certain temps, d’autres assurent une année d’études, ou une formation pratique. L’aide consiste parfois à procurer un emploi ou une activité génératrice de revenus.

[7Ce thème a été développé dans les assemblées de 2004 et de 2005.

[8Cf. M. Palessonga, « La pauvreté religieuse. Une réflexion en contexte africain », in S. Recchi (sous la direction de), Autonomie financière et gestion des biens dans les jeunes Églises d’Afrique, Département de droit canonique, Institut Catholique de Yaoundé, Yaoundé, 2003, pp. 160-189.

[9Cf. S. Recchi, « Inculturer aujourd’hui le vœu de pauvreté », in E. Grasso-S. Recchi, Appelés à avancer au large. La vie consacrée en Afrique et les défis du troisième millénaire. Département de Droit Canonique, Institut Catholique de Yaoundé (Cahiers de la Quinzaine, n° 11), pp. 51-69.

[10La réflexion sur ce dernier point, commencée dans l’assemblée de 2006, a été reportée à l’assemblée plénière de l’année suivante, en 2007, dans le but de faire mieux ressortir des propositions concrètes pour une collaboration avec les Églises diocésaines.

[11Cf. Vita consecrata, 49.

[12Cf. Repartir du Christ, 32.

[13Cf. Vita consecrata, 50.

[14Can. 790 §1, 2°.

[15Can. 520 §2.

[16Can. 681 §2.

[17Cf. Mutuae relationes, 11.

[18Cf. S. Recchi, « Réconciliation et rôle des religieux et religieuses. Les réponses au Questionnaire », in Passion pour le Christ, passion pour l’humanité, Assemblée générale des Supérieurs Majeurs du Cameroun, Yaoundé 4-7 mars 2008, pp. 28-35.

[19Cf. L’intervention du P. Emmanuel Typamm, Secrétaire général de la COSMAM, 6e Congrégation générale, 8 octobre 2009.

[20Cf. L’intervention du P. Eduard Tsimba, CICM, 8e Congrégation générale, 9 octobre 2009.

[21Cf. L’interview au Card. Franc Rodé in www.missionerh.it (Vita consacrata in Africa/11).

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