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Peurs et libération des peurs selon les traditions de l’Inde

« Faire don de l’absence de crainte »

Jacques Scheuer, s.j.

N°2010-3 Juillet 2010

| P. 203-218 |

La pensée et la spiritualité indienne offrent, quand on les explore par leurs versants hindou aussi bien que bouddhique, des ressources souvent inaperçues en Occident : être délivré de la peur et « faire don de l’absence de crainte » à tout être vivant, n’avoir plus de crainte et n’en inspirer plus aux autres, voilà qui suggère, notamment dans la figure du « renonçant royal », des résonances avec la tradition chrétienne qui peuvent nous provoquer.

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Si la crainte du Seigneur est « principe du savoir » ou « commencement de la sagesse » (Prov 1,7 ; Ps 111,10), il arrive aussi que peurs et angoisses nous submergent. Ce fut l’expérience de Job, jusqu’à lui faire maudire le jour de sa naissance (Jb 3,3.20.25.26) :

Périsse le jour qui me vit naître
et la nuit qui annonça : « un mâle vient d’être conçu ! »[…]
Pourquoi donner à un malheureux la lumière,
la vie à ceux qui ont l’amertume au cœur ? […]
Toutes mes craintes se réalisent
et ce que je redoute m’arrive.
Ni tranquillité ni paix pour moi
et mes tourments chassent le repos.

Les tentatives pour surmonter les peurs, la quête d’une protection, l’espoir d’être délivrés de nos angoisses, l’attente de celui ou celle qui nous dira « Rassurez-vous, c’est moi, n’ayez pas peur ! » (Mc 6,50), « Ne vous inquiétez pas ! » (Mt 6,25-34) ou « Ne crains rien, c’est moi, le Vivant ! » (Ap 1,17) : autant de traits qui se retrouvent, d’une manière ou d’une autre, dans toutes les civilisations.

L’Inde ne fait pas exception. Les pages qui suivent explorent, tant sur le versant hindou que sur le versant bouddhique, le thème de la peur et de la libération des peurs. Elles s’attachent en particulier à ce que l’Inde appelle « le don de l’absence de crainte » : la personne libérée de ses peurs et angoisses devient capable d’offrir à autrui cette liberté ou du moins de lui proposer les moyens de cette libération.

Se protéger de tout péril

Le sentiment ou l’expérience de la peur se retrouve bien sûr dans les témoignages laissés par l’Inde ancienne. Dès les premières pages de la Révélation (Veda) abondent les motifs de souci, de crainte ou de terreur : peur de la maladie, de la disette, peur du concurrent ou de l’ennemi, des sauvages barbares, peur de la mort prématurée, peur d’esprits et de toutes sortes d’êtres menaçants, hostiles, mal intentionnés ou d’autant plus redoutables qu’ils sont mal définis. Certes, bien des motifs de peur ou de terreur pourront nous paraître imaginaires. Cela ne change rien à l’affaire : notre expérience nous apprend que la peur est mauvaise conseillère, qu’elle peut surgir de rien ou de presque rien, qu’elle s’entretient de peu de chose. Elle crée son objet, autant qu’elle est produite par lui. Du reste, « bhaya », terme le plus fréquent, désigne non seulement l’émotion ressentie : crainte, peur, panique, terreur…, mais aussi le danger, le péril, la menace « objective ».

A chaque menace, à chaque source de crainte correspond telle manière de lutter contre la peur, tel remède ou du moins, tel stratagème. Les sorts, les charmes, les formules protectrices, les manipulations rituelles sont fort prisés. Le 4e Véda (Atharva-Veda) en contient déjà tout un arsenal. La tradition postérieure multipliera les formules, les conjurations, les talismans. Inutile de nous étendre là-dessus. Attardons-nous plutôt sur quelques facettes du thème plus originales et davantage caractéristiques de la pensée et de la spiritualité indiennes.

S’affranchir des craintes multiples

Tournons-nous d’abord vers un texte appartenant encore à la Révélation védique et probablement plus ancien que la naissance du bouddhisme : la « Grande Upanishad forestière » (Brihad-Âranyaka-Upanishad). Dans une section qui peut sembler à la fois naïve et profonde, il est question de l’énigme des origines, de l’être ou de l’esprit (âtman) primordial :

l’âtman existait seul, à l’origine… En regardant autour de lui, il ne vit rien d’autre que lui-même. Il prononça d’abord : Je suis [ou : C’est moi]. D’où le nom de « moi » ; de là vient aussi que, aujourd’hui encore, si l’on appelle quelqu’un, il répond d’abord : « C’est moi », et seulement ensuite il déclare l’autre nom qui est le sien propre. […]
Il eut peur : c’est pourquoi celui qui est seul a peur. Puis il considéra : « Puisqu’il n’existe rien d’autre que moi, de quoi aurais-je peur ? » Et, du coup, sa peur s’évanouit. De qui aurait-il eu peur ? C’est d’un autre qu’on a peur (1.4.1-2 ; trad. E. Senart).

Dans la suite du récit, cet être solitaire, n’éprouvant pas davantage de plaisir que de peur, « souhaita un second » :

Or, il avait l’ampleur d’un homme et d’une femme qui se tiennent embrassés. Il se divisa en deux ; de là furent l’époux et l’épouse (1.4.3).

A ce propos, le texte cite cette parole d’un sage : « Nous [ne] sommes individuellement chacun [qu’] une moitié ». Nous voilà, dès le départ, pris dans la tension entre l’un et le multiple, dans la prolifération des désirs, dans le désir et la crainte de l’autre, et cependant dans la nostalgie de l’unité première, du même sans autre, ou peut-être de l’Un, avant la dissociation entre le même et l’autre ?

Quoi qu’il en soit, dans notre monde de multiplicité et de dispersion, nos savoirs sont toujours partiels, nos pouvoirs sont limités, et nos désirs nous poussent à accumuler, mais sans jamais rejoindre la totalité, encore moins l’unité : « aussi longtemps que lui manque un seul de ces objets, il se sent incomplet » (1.4.17). Y aurait-il donc, sous la multiplicité répétitive des désirs et des peurs, un principe d’unité, une source d’apaisement et de plénitude ? Considérer un autre – objet ou individu – en méconnaissant l’unité originelle, c’est tomber au pouvoir de cet autre. Cela se vérifie jusque dans le rapport avec les dieux :

Celui qui considère que la divinité est autre : « Le dieu est un et moi je suis un autre », celui-là ne sait pas. Il est pour les dieux comme du bétail (1.4.10).

Tant le désir que la peur réduisent en servitude. Dans les différentes Upanishads, des sages explorent et transmettent à leurs disciples des voies qui permettent de lutter contre la dispersion et la servitude. Ils nous apprennent à reconnaître au-dedans de nous, dans notre psychisme ou dans notre esprit (manas), la genèse et la prolifération cancéreuse des désirs et des peurs, de la convoitise et de l’angoisse :

Désir, pensée, doute, foi, incroyance, volonté, faiblesse, pudeur, réflexion, crainte, tout cela est esprit (manas) (1.5.3).

Il en est de cet esprit comme du souffle et de la parole :

Celui qui les croit finis conquiert un monde fini ; mais celui qui les croit infinis conquiert un monde infini (1.5.13).

C’est une question de regard, une question de sagesse. Pour celui qui, en tout objet limité, en toute expérience passagère, reconnaît la présence de l’infini, de l’Absolu, il n’y a plus de déception, de frustration. Ne désirant plus ceci ni cela, ne donnant plus de prise à la convoitise ni à l’illusion, il n’engendre ni attrait ni répulsion, ni attente ni crainte. Notre être essentiel, notre « Soi » (âtman) le plus authentique, est délivré de toute peur (a-bhaya, nir-bhaya) : pour lui ni danger ni menace, ni crainte ni terreur :

Tel est, en vérité, le grand âtman sans commencement, sans vieillesse, sans mort, immortel, bienheureux [litt. « sans peur » : a-bhaya] (4.4.25).

C’est ici qu’apparaît la perspective de « non-dualité » qui éclaire la philosophie et la spiritualité de l’Inde :

Quand il y a dualité, l’un voit l’autre, l’un sent l’autre, l’un goûte l’autre, l’un parle à l’autre, l’un entend l’autre, l’un pense l’autre, l’un touche l’autre, l’un connaît l’autre ; mais si le seul âtman est tout l’homme, qui verrait-il et comment ? qui sentirait-il et comment ? qui (…) ? Sans attache, sans lien, inaccessible à toute inquiétude et à toute souffrance… (4.5.15).

Dès les Upanishads, la tradition hindoue compare cette expérience unifiée et apaisée à un sommeil profond, sans le trouble du moindre rêve. Loin de l’inconscience, cependant, il s’agit au contraire d’une présence d’esprit plénière, d’une conscience bien supérieure à la conscience commune et quotidienne qui stagne à la surface d’elle-même :

Pour lui c’est la condition supérieure à tout désir, affranchie de tout mal, libre de toute crainte (a-bhaya). (…) C’est pour lui la condition bienheureuse où tout désir est comblé, où il n’est de désir que de l’âtman, où il n’y a plus de désir (4.3.21).

Il est alors « par-delà toutes les souffrances du cœur » (4.3.22) Surmontant toute dualité, il perçoit le réel dans son unité essentielle :

Encore qu’il ne connaisse pas, il reste, pourtant, capable de connaissance ; la connaissance n’échappe pas au connaisseur qu’il est, car elle est indestructible ; seulement, il n’est pas de second, d’objet autre et séparé, qu’il puisse connaître (4.3.30).

Le sage devient alors un voyant :

Au milieu de l’océan, un voyant unique, sans second [sans objet à percevoir], tel est son monde. C’est là son but suprême, son suprême succès, son monde suprême, sa félicité suprême. Les autres êtres vivent d’une parcelle de cette félicité (4.3.32).

« Que je ne sois nulle cause de frayeur ! »

Bien que la prise de conscience et la sagesse soient désormais plus déterminantes que les rituels et autres formes d’activité religieuse, les enseignements des Upanishads ne se limitent pas à des considérations théoriques. Ils inspirent bientôt un mode de vie dont les exigences radicales traduisent le caractère inédit des nouvelles perspectives. Dans la tradition brahmanique orthodoxe, le personnage qui incarnera cette quête d’absolu est le « renonçant » (sannyâsin). Se détournant du monde des valeurs relatives, il quitte la maison et la famille, la profession et la caste, la propriété et le statut social, ses ambitions politiques et son réseau de relations. Sans demeure fixe, il circule sur les routes ou se retire dans un lieu isolé, en forêt ou en montagne. S’exerçant au détachement le plus rigoureux, il limite ses besoins au strict nécessaire. Il vit de ce qu’il trouve sur son chemin ou des dons que lui font les habitants dont il traverse le village. Plus encore que la vie familiale et sociale, il quitte les contraintes et les ressources de la religion : sachant que les rites sont inspirés par le désir et ne produisent qu’un résultat limité et temporaire, il n’adresse aux dieux ni prière ni sacrifice. Sa seule activité – s’il est encore permis d’utiliser ce terme – est de devenir toujours plus attentif à la présence en lui de l’Absolu.

Quittant l’univers des actes, il renonce aux multiples formes de rituels dont il attendait jusque-là sécurité ou réussite, purification ou expiation. Vivant en solitaire, en marge des droits et devoirs définis par la société, il ne bénéficie plus de sa protection. Indifférent à toutes les réalités relatives qui se définissent comme des paires d’opposés (dvandva : le chaud et le froid, le confort et le désagrément, l’honneur et le mépris, le pur et l’impur, la vie et la mort…), il circule nu et sans armes, pauvre et sans défense. Dès lors qu’il s’identifie à ce qui en lui n’est pas autre que l’Absolu, rien ni personne ne représente pour lui une source de menace ou une cause de crainte.

A mesure qu’il avance dans ce processus de libération, il devient aussi celui qu’aucun être – homme ou animal – ne doit craindre. Ayant tiré son épingle du jeu social, ne donnant plus de prise aux rapports de forces (économiques, politiques, affectifs…), n’ayant rien à acquérir ni prétentions à faire valoir, il désamorce ce qui pourrait susciter la rivalité, il ne nourrit plus de sentiment d’envie, de jalousie ou de vengeance. Dépassant le ressentiment ou la préoccupation égocentrée, il est pour ainsi dire l’inventeur de la non-violence, c’est-à-dire, littéralement, du « désir ou de la pulsion de nuire » (a-himsâ).

La cérémonie qui marque son entrée dans la voie du « renoncement », le dernier rite par lequel il prend définitivement congé du monde des rites, exprime cela. Dès qu’il a formulé son engagement, il ajoute : « Que je ne sois nulle cause de frayeur pour tous les êtres ! » (Âruni-Upanishad 3 et parallèles) [1]. Des relations d’un type nouveau deviennent possibles et s’imposent désormais : « Aucun être jamais ne constituera une menace pour un sage qui circule après avoir offert à tous les êtres l’absence de crainte ». Dans le même esprit, lorsque l’un des héros de la grande épopée (Mahâbhârata) envisage de devenir renonçant, il projette de « suivre la voie de l’absence de crainte » : il se montrera partout « le visage bienveillant, attentif au bien de tous les êtres, comme s’ils étaient sa propre progéniture » (1.110.10-19).

Alors que son détachement complet place le renonçant en position d’indifférence, c’est son existence même – bien plus que son agir – qui se déploie « pour le bien des mondes » ou « pour le bonheur des êtres ». Cela s’exprimera par son simple exemple, par sa contestation des valeurs « mondaines », par son attestation silencieuse de l’Absolu, voire par ses enseignements à un cercle de disciples.

Victoire sur la peur et prise de refuge

En dehors de la tradition brahmanique et peut-être même avant elle, d’autres courants spirituels de l’Inde ancienne ont enseigné cet idéal de détachement, de non-violence et d’abolition de la peur. Tradition ascétique et monastique probablement plus ancienne que le bouddhisme, le jaïnisme a poussé très loin le double souci de respecter toute forme de vie et d’éviter la souillure ou le karma négatif que provoque le geste violent : tandis que même les laïcs observent un régime végétarien strict, moines et moniales filtrent leur eau, portent sur la bouche un léger masque de tissu et balaient le chemin devant leurs pas afin d’éviter que de minuscules êtres vivants ne soient avalés ou piétinés.

Qu’il s’agisse du mode de vie des disciples laïcs ou de la règle des moines et moniales, le bouddhisme pour sa part s’est montré moins intransigeant au plan des comportements mais tout aussi attentif à l’intention ou à la disposition d’esprit dans laquelle nous agissons. Tant le style de vie que la panoplie des exercices spirituels doivent rappeler sans cesse la nécessité de lutter contre le désir ou la crainte, l’attachement ou la répulsion, et bien plus encore contre les multiples formes d’illusion qui provoquent et entretiennent les passions et, par voie de conséquence, la « souffrance » ou le « mal-être » (dukkha). Les Stances de la Loi (Dhammapada) le rappellent : le souci ou la peine découle de l’attachement à ce qui paraît agréable ou nous est cher :

Du chéri naît le souci, du chéri naît la crainte. Est-on libéré de ce que l’on chérit et l’on n’a plus de souci, pourquoi craindrait-on ? (212 ; trad. J.-P. Osier).

Les versets suivants vont dans le même sens : « De l’affection naît le souci…, du plaisir…, du désir amoureux…, de la soif… » (213-216). Et cela, jusqu’à la libération intégrale.

On sait qu’il n’est ni possible ni souhaitable de définir le nirvâna, sinon en termes négatifs : c’est, littéralement, « l’extinction » de la souffrance ou du mal-être obtenue par l’extinction progressive – comme d’un feu qui n’est plus alimenté – de la convoitise ou de la répulsion ainsi que des illusions. On peut donc s’attendre à ce que s’apaisent progressivement les innombrables peurs provoquées et entretenues par notre convoitise sans cesse renaissante et par nos perceptions illusoires du monde, d’autrui et de nous-mêmes. Celui ou celle qui devient capable de voir sans trouble la réalité telle qu’elle est – à savoir : fragile, fugace, impermanente – remporte la victoire sur la peur et l’inquiétude :

Celui qui a mis en fuite le Roi de la Mort et son armée, tel un courant puissant qui emporte une digue de frêles roseaux, celui-là est victorieux, il s’est dompté lui-même. La peur ne reviendra plus jamais. Il atteint le but suprême, ainsi qu’une parfaite fermeté (Theragâthâ ou Chants des Anciens VII).

« Le nirvâna est absence de crainte » (Therîgâthâ ou Chants des Anciennes, p. 512). Celui ou celle qui se libère des images illusoires du moi, des constructions artificielles de l’ego, devient par là capable d’aider autrui à entrer dans son propre chemin de libération. Libre à l’égard de soi et du monde, le Bouddha est digne de la confiance que des disciples pourront mettre en lui. Délivré de la peur et de toute appréhension, il peut faire le don de l’absence de peur (a-bhaya-dâna) à tout être – homme ou animal – qu’il croise sur sa route ou qui s’approche de lui. Le sage en effet est à même de répondre sans pusillanimité comme sans zèle indiscret. Il offre protection et sécurité. Il inspire confiance. Le sage authentique n’est pas celui qui « multiplie les paroles » : « pacifique, sans haine, sans peur, c’est lui qui a le nom de sage » (Dhammapada ou Stances de la Loi 258). Auprès de lui, on peut, selon l’expression traditionnelle, trouver ou « prendre refuge ».

Cette disponibilité et cet accueil s’expriment par le geste (mudrâ : littéralement, le « sceau ») du « don de l’absence de crainte » : la main droite levée, paume ouverte vers celle ou celui qui s’approche. Nous avons là un des gestes fondamentaux qui scandent l’histoire de l’iconographie (hindoue et) bouddhique, à travers les siècles et dans la diversité des cultures.

Ce don – on peut également traduire par « offrande » ou « aumône » – exprime la compassion bouddhique, vertu ou disposition inséparable de la sagesse. Ainsi, pour prendre un exemple proche de notre thème, si le Bouddha allait méditer seul dans les profondeurs terrifiantes de la forêt, ce fut sans doute d’abord pour affronter ses propres peurs et s’exercer à les surmonter ; par la suite, bien qu’il n’en éprouvât plus le besoin, ce fut pour exhorter ses disciples à faire de même. Ce qui animait le Bouddha, c’était la compassion pour ceux qui viendraient après lui.

Le rugissement du lion

Dans l’enseignement dit de « la Pointe de l’Étendard [2] », le Bouddha rappelle aux moines que, lors des guerres entre les dieux et les démons, le prince des dieux exhortait ses troupes :

« Si vous les dieux, mes seigneurs, êtes engagés dans la bataille et que vous éprouviez crainte, tremblement ou horreur, regardez alors la pointe de mon étendard : la crainte, le tremblement ou l’horreur que vous éprouvez disparaîtra ».

Toutefois, si les moines, disciples du Bouddha, s’avisaient de regarder la pointe de l’étendard des dieux, ils n’auraient pas la garantie d’être débarrassés de leur peur :

Quelle en est la raison ? Le prince des dieux n’est pas libre de désir, n’est pas libre de haine, n’est pas libre d’erreur : il est donc craintif, tremblant, anxieux et lâche.

Si donc les moines se trouvent seuls en forêt ou dans une maison vide et qu’ils éprouvent crainte, tremblement ou horreur, ils seront mieux avisés de concentrer leur pensée sur le Bouddha, sur ses enseignements et sur sa communauté :

Quelle en est la cause ? Le Bouddha, ô moines, est un saint correctement et pleinement éveillé ; il est libre de désir, libre de haine, libre d’erreur : il n’est donc ni craintif, ni tremblant, ni anxieux, ni lâche.

Les commentateurs broderont sur ce thème : le Bouddha est intrépide et plein d’assurance. C’est que personne ne peut mettre en doute la qualité de son Éveil, sa victoire sur les stratagèmes de Mâra le tentateur, sa capacité à conduire les êtres jusqu’à la destruction de la souffrance. Son assurance est « absence de doute, absence de crainte, non-recul de la sagesse… » Dans les grandes assemblées, le Bouddha « pousse le rugissement du lion ». Mais, tandis que la voix du lion est rude et inspire la crainte de la mort, celle du Bouddha est douce et rend libre : « quand le Bouddha rugit, c’est pour abolir la crainte de la mort [3] ».

Plus tard, dans le cadre du bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna), la foi confiante et l’invocation du nom des bodhisattvas (Êtres d’Éveil) mettent à l’abri de toutes sortes de dangers. De là, d’innombrables formules de louange et d’imploration : « Hommage, hommage à l’Être d’Éveil, au Grand Être, qui fait don de l’absence de crainte ! »

Diverses écoles du Grand Véhicule développeront le thème de la compassion active et inventive du Bouddha (ou des Bouddhas) à l’égard des êtres esclaves des convoitises et des peurs, prisonniers du cycle interminable des renaissances. Le péril le plus grave, l’illusion majeure réside en ceci : nous sommes, selon la célèbre parabole contenue dans le Sûtra du Lotus, comme des enfants qui jouent dans une maison en flammes, inconscients du danger. Leur père, image du Bouddha, trouvera les « moyens habiles », les « expédients » utiles pour les amener à quitter ce piège mortel. Le Bouddha intervient de cette manière

… car il est père de l’ensemble des mondes, ayant de longue date mis fin, sans qu’il en restât rien, à la peur, à la désolation, au chagrin, à l’ignorance, à la ténèbre, ayant réalisé en leur incalculable totalité le savoir et la vision, les puissances, l’absence de crainte ; (…) il réunit totalement les expédients et la perfection de sapience, de grande compassion et de grande commisération, il ne connaît jamais la fatigue ; constamment en quête de bien, il dispense à tous ses bienfaits (trad. J.-N. Robert).

« Je n’ai plus de craintes et n’en inspire plus aux autres »

Revenons à présent sur le versant hindou. Plusieurs des thèmes évoqués jusqu’ici se retrouvent de manière originale et vigoureuse dans l’œuvre de Kabîr (15e-16e s.). Appartenant peut-être à une caste de tisserands récemment convertie à l’islam, cet artisan de Bénarès se situe cependant davantage dans la tradition des yogîs shivaïtes de l’Inde du Nord… tout en invoquant son Seigneur sous le nom de Râm ! C’est que Kabîr semble se servir très librement des noms, des images et des symboles qu’il rencontre, pourvu que cela l’aide à exprimer son expérience et chanter ses convictions.

Plus d’une fois, Kabîr s’était heurté à l’indifférence voire à l’hostilité :

Je n’ai trouvé personne à qui je puisse parler sans crainte,
Celui à qui j’ouvre mon cœur, il me frappe à mort !
(Kabir Granthavali, trad. Ch. Vaudeville, 43.6).

Ce qui, selon lui, dissipe la crainte et même l’angoisse, c’est d’abord de reconnaître le jeu mystérieux du devenir qui bientôt s’abolit dans l’Absolu. Malgré la date tardive, on pourrait détecter ici de lointains échos de la vacuité bouddhique :

Qui meurt ? qui naît ? qui donc obtient le ciel ou l’enfer ?
Les cinq éléments sont issus de l’Inconnaissable, ensemble ils ont habité,
Puis ils se sont séparés et l’être s’est résorbé dans l’Absolu, toute différence et tout désir étant abolis (…)
A l’origine, rien que l’espace, à la fin, rien que l’espace, au milieu, rien que l’espace, ô Frère,
Dit Kabîr : qui donc est victime du karman ?
Vaine est votre crainte !
(Au cabaret de l’amour, trad. Ch. Vaudeville, n° 106).

Le plus souvent, cependant, si Kabîr peut se dire « sans crainte », c’est qu’il « adore l’Unique » (Granthavali 1.23) et prononce sans cesse le Nom de son Seigneur :

Répète le Nom de Râm, ô Insensé,
écoute mon conseil, ô mon Frère,
Seul, le Nom délivre de la crainte,
dit le pauvre tisserand Kabîr (Au cabaret de l’amour, n° 16).

Cette confiance lui donne de faire l’expérience de la « mort vivante » : il s’agit, sans attendre que survienne la mort, de mourir à soi et d’éprouver ainsi la vie et la joie. De façon mystérieuse, cette épreuve transforme aussi les relations entre les humains :

La Mort, pour moi, s’est changée en Râm,
La souffrance s’est évanouie, j’ai trouvé paix et joie,
Mes ennemis se sont changés en amis,
Les impies sont devenus des hommes justes et bienveillants.

Cette mort vivante ne se produit pas cependant sans un « retournement », un « rebroussement » de tout notre être :

Mon esprit s’est « converti », et il a revêtu l’éternité,
Et j’ai reçu l’intelligence à l’heure où, vivant, je suis mort !
Dit Kabîr, je suis entré dans la Joie parfaite,
Je n’ai plus de craintes et n’en inspire plus aux autres.
(Au cabaret, n° 110).

« Ô Mère, par la grâce d’un regard… »

Des thèmes proches se retrouvent, avec une sensibilité bien différente, chez Râmprasâd, un poète bengali du 18e siècle, né dans la caste des médecins. En cette période troublée, alors que l’empire musulman de Delhi s’effrite et que l’influence britannique s’affirme, la région est dévastée par les guerres, les pillages, la famine. Râmprasâd est un dévot de Kâlî, la Déesse Noire, la Grande Énergie, la Mère de l’univers, qui crée les mondes et les engloutit dans une danse éternelle de vie et de mort. Vouant à la Mère une foi confiante et passionnée, Râmprasâd se jette à ses pieds. Ces pieds qui « abolissent » ou « bannissent la peur » (la formule revient comme un refrain) sont, en Inde, le lieu de l’adoration et de la grâce, du refuge et de la protection.

A qui confier ma peine ?
Renonçant à tout,
je me couche en prière à tes pieds
qui abolissent la peur (Chants à Kâlî, trad. M. Lupsa, 7).
Si à tes pieds Tu me donnes refuge,
à tes pieds je demeurerai,
ainsi à chaque instant,
à tout péril j’échapperai (Chants à Kâlî, 9).

Cela n’empêche pas Râmprasâd de méditer sur le voisinage déroutant, l’alchimie mystérieuse de la vie et de la mort :

« ton nom abolit la peur de la mort. »
Le temps (kâla) t’aurait-il fait oublier
cette parole de Kâla [=Shiva],
que te voilà devenue Celle-qui-fait-peur ?
Prasâd dit : Qui peut comprendre ton jeu, ô Mère ?
Ta vraie nature est bien de protéger,
mais aussi de détruire,
ô Toi qui à la fois me fais vivre et mourir ! (Chants à Kâlî, 13).

La confiance reprend bientôt le dessus :

Tu trembles, ô mon esprit ?
Pourquoi t’alarmer ?
Ne crains pas la tempête,
il n’y a point de tempête.
Avec le nom de Durgâ pour barque, faisons voile !
(Chants à Kâlî, 32).

La Mère n’est-elle pas une « forteresse imprenable » (durgâ) ?

Répète sans cesse le nom de Durgâ
et tes angoisses prendront fin ;
dans l’Éveil, il n’est point de peur (Chants à Kâlî, 85).

Râmprasâd peut donc se tenir « sans crainte devant les eaux profondes » (111). Il renouvelle son imploration confiante :

Ô Mère, à ceux qui ont recours à Toi,
Donne refuge à Tes pieds !
Toi qui par la grâce d’un regard
abolis l’angoisse de la Mort
et nous fais traverser l’Océan de ce monde (113).

L’utopie du roi renonçant

Tout semble s’être passé jusqu’ici comme si la protection contre les périls et la guérison de la peur se jouaient dans la pure intériorité du méditant ou dans la relation de dévotion confiante qui se tisse entre l’adorateur et son Seigneur. Cela suffirait-il à garantir la satisfaction des besoins élémentaires de l’existence individuelle, familiale, collective : nourriture, logement, territoire, défense contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur… ? Sur ce plan, si les rituels et les sacrifices se sont révélés trop courts, la méditation ou l’adoration n’apportent pas davantage de solution efficace.

La clef, selon la tradition indienne, se trouve dans la fonction royale. Il revient au roi de défendre le territoire, d’assurer l’ordre intérieur, de rendre la justice, d’organiser la production des richesses et la distribution des ressources. L’épée du roi terrorise l’ennemi, son « bâton » brandit la menace du châtiment. La personne royale n’est-elle pas constituée des énergies violentes de plusieurs divinités ? Si le roi fait régner la paix, protège le faible, s’il fait lui aussi le « don de l’absence de crainte », ce n’est donc pas sans recours à la violence voire à la terreur. Dans le mythe, la Divinité assume en personne des fonctions royales ; dans l’idéologie, la personne royale se pare d’un prestige divin. Pour autant, la violence semble incontournable, irréductible.

Il est certes permis de rêver d’un roi renonçant ou d’un renonçant royal. Ne sera-ce toujours qu’un rêve ? Ou, si l’on préfère, une utopie : le « règne de Râma » ou, dans un autre contexte, la paix des temps messianiques ? Plus que toute autre, la figure de Gandhi, aux yeux d’un grand nombre, a paru incarner cette conjonction du roi et du renonçant, cette coïncidence du pouvoir et du service désintéressé, de la non-violence et du courage intrépide, de la liberté intérieure et de la libération de toute peur [4]. Quelles formes nouvelles l’utopie pourrait-elle inspirer aujourd’hui ou demain, en Inde et dans le monde ?

L’esclavage de la peur, la victoire sur la peur, la promesse d’une libération, l’assurance et l’intrépidité qui animent ceux qui se sont entendu dire « Ne craignez pas ! » : tout cela traverse la vie et la spiritualité chrétiennes, de la Bible à nos jours. Chaque chrétien(ne) pourra relire cette histoire (et sa propre histoire), sans qu’il soit nécessaire de la rappeler ici longuement. Il arrive en outre qu’un hindou ou un bouddhiste, à propos de ce thème, perçoive quelque chose de cet héritage chrétien et suggère une convergence.

Ainsi, le moine bouddhiste vietnamien Thich Nhat Hanh imagine

… le Bouddha et Jésus assis ensemble en train de prendre le thé. Le Bouddha se tourne vers Jésus et lui dit : « Mon cher frère, ne trouves-tu pas qu’il est plus difficile aujourd’hui d’être direct, sans peur et d’aider les gens à comprendre et à aimer ? » (…) Jésus ne connaissait pas la peur et il était très direct. Ce maître avait une immense capacité d’aimer, de guérir et de pardonner…

Un moine bouddhiste thaïlandais, d’autre part, commente la venue du Fils de l’Homme en des temps de grande frayeur (Lc 21,25-28) :

Tout ce qui est dit là en forme littérale peut être interprété en forme symbolique et spirituelle. Toutes ces terreurs provoquées par les divers cataclysmes sont apaisées par la venue de Jésus. Au sens spirituel, cela concerne tout ce mal intérieur qui est dans le cœur ; dès que Jésus paraît, ils sont libérés, la peur s’évanouit : Jésus les aide à vaincre tout ce qui est cause de peur dans leur cœur, de sorte que même le jour de jugement et de châtiment ne fait plus peur.

C’est qu’en effet, « la foi est l’instrument de la libération : lorsqu’il y a la foi, finie la peur, la crainte [5] »

Enfin, un lecteur bouddhiste de la Règle de saint Benoît observe :

Le chapitre de saint Benoît sur l’humilité se termine de manière merveilleuse par une discussion sur « cet amour de Dieu qui, dans sa plénitude, chasse dehors toute crainte » (7.20). Ceci entre fortement en résonance avec la compréhension bouddhiste du sentiment de bienveillance aimante, qui est l’antidote de la peur. Le Bouddha a enseigné pour la première fois la méditation de la bienveillance aimante à un groupe de moines qui étaient harcelés par des esprits inamicaux. Ces esprits créaient des sons et des visions effroyables qui terrifiaient les moines. Quand ces derniers commencèrent à pratiquer la bienveillance aimante, non seulement leur propre peur disparut, mais les esprits furent pacifiés…

Le « don de l’absence de crainte » devient ainsi un motif parmi d’autres [6] de chercher ensemble et de se laisser provoquer les uns par les autres sur le chemin.

[1Voir A. Degrâces-Fahd, Upanisad du renoncement, Paris, Fayard, 1989.

[2Trad. E. Lamotte dans L. Silburn (dir.), Le Bouddhisme, Paris, Fayard, 1977, 82-84.

[3E. Lamotte, Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse de Nâgârjuna, t. III, Louvain, Institut Orientaliste, 1970, 1567-1604.

[4Voir C. Thomas, L’ashram de l’amour. Le gandhisme et l’imaginaire, Paris/Lille, 1979.

[5Vén. Buddhadâsa, Un bouddhiste dit le christianisme aux bouddhistes, Paris, Desclée, 1987, 137-138.

[6Une douzaine d’autres thèmes sont explorés dans notre essai Un chrétien dans les pas du Bouddha, Bruxelles, Lessius, 2010.

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