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Une force prophétique

Vocation religieuse apostolique et ministère sacerdotal

Richard E. Lamoureux, a.a.

N°2009-2 Avril 2009

| P. 107-118 |

Un autre Père général nous propose la réflexion qu’il a récemment confiée à tout son institut, sur un sujet délicat, rarement étudié : la vocation des religieux prêtres, ou encore, la prêtrise caractéristique de certains religieux. N’y a-t-il pas, depuis Vita consecrata au moins, une manière d’envisager cette vocation qui peut la rendre plus fidèle à sa vocation prophétique, aux frontières de l’Église, même locale ?

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… Porteuse par elle-même de valeurs évangéliques, la vie consacrée peut, là où elle est vécue avec authenticité, contribuer de manière originale à relever les défis de l’inculturation. En effet, comme elle constitue un signe du primat de Dieu et du Royaume, elle se présente comme une provocation qui, dans le dialogue, peut ébranler la conscience des hommes. Si la vie consacrée garde la force prophétique qui lui est propre, elle devient, à l’intérieur d’une culture, un ferment évangélique capable de la purifier et de la faire évoluer (Vita consecrata, n° 80).

Même si une bonne partie de cette réflexion porte sur la prêtrise, son but ultime est de clarifier la nature de la vocation du religieux en tant que tel. La prémisse est qu’une conception insuffisante de la prêtrise dans la vie religieuse a comme conséquence une dévalorisation de la vocation commune à tous les religieux. Mon but est donc de clarifier le sens de la prêtrise dans le contexte de la vie religieuse, et en le faisant, d’encourager une appréciation plus riche tant de la dimension spirituelle que de la dimension apostolique de la vocation religieuse [1].

Introduction

Il y a quelques années, on m’a posé la question : « Tu as travaillé plus d’un quart de siècle dans l’éducation, mais as-tu fait également de la pastorale ? » La question présuppose une façon plutôt restrictive de comprendre la « pastorale ». En effet, je croyais avoir fait de la pastorale en tant qu’éducateur, mais ce n’était pas la perspective de mon interlocuteur. Cet échange me suggère un certain nombre de questions : qu’est-ce que la pastorale ? quel est le travail sacerdotal ? quel est le type d’activité apostolique qui convient à un religieux en général et à un religieux-prêtre en particulier ? quelle est la relation entre la vocation religieuse et la mission du religieux ?

L’utilité de ce genre de question me paraît évidente. Elle nous invite à une réflexion théologique sur la nature de l’Église, du ministère, et de la vocation du religieux. Elle nous oblige à reprendre certaines conceptions fondamentales mais souvent inconscientes et peut orienter même le choix de certains engagements apostoliques. A plus long terme, la réflexion peut favoriser une insertion plus riche dans l’Église locale en permettant au charisme particulier de la communauté de se déployer dans toute sa richesse.

Deux traditions sacerdotales : recherches et réflexion récentes

Les documents de Vatican II sur la prêtrise et la vie religieuse [2] ont inspiré plusieurs études, et notamment le travail déjà cité du P. O’Malley. Je ne pourrais pas faire justice à tout ce travail de recherche, mais je vais m’efforcer d’en résumer les conclusions les plus importantes. Je donne les références en note pour ceux qui voudraient poursuivre l’étude.

Les origines de la vie religieuse

Habituellement, on considère que la vie religieuse trouve ses origines dans les courants monastiques qui remontent à saint Pacôme. Considérée ainsi, la vie religieuse se définit surtout en termes monastiques, en termes de vœux et de vie commune. Dans certains contextes, les religieux n’étaient même pas autorisés à faire de l’apostolat à l’extérieur du monastère [3]. Et quand cela se faisait, ce travail pastoral n’était pas considéré comme un élément constitutif de la vie religieuse.

Une tradition du sacerdoce

La prêtrise, par contre, s’est développée selon un modèle augustinien : des hommes rassemblés, parfois en communauté, autour de leur Évêque, dont ils étaient les agents dans l’Église locale. Cette vision de la prêtrise est influencée surtout par l’image d’une Église bien structurée que nous retrouvons dans les épîtres pastorales du Nouveau Testament.

Une deuxième tradition : le sacerdoce dans la vie religieuse

Avec François et Dominique jusqu’à Ignace de Loyola, un nouveau type de vie religieuse et d’apostolat se développe. Pour ces fondateurs, la vie religieuse trouve son origine et son inspiration dans un besoin particulier de l’Église, un besoin auquel le clergé diocésain n’est pas en mesure de répondre. Ces religieux se donnent à un ministère plutôt « itinérant », « apostolique » comme celui des apôtres (un modèle paulinien), universel (la mission de François l’a amené jusqu’au Proche-Orient), et souvent auprès des non chrétiens (les « hérétiques »). Les privilèges et l’exemption accordés aux moines pour assurer leur indépendance pour l’organisation de leurs communautés étaient élargis aux nouvelles communautés dans leurs activités apostoliques, surtout parce que leur travail pastoral débordait les frontières locales et diocésaines [4]. Les Supérieurs et les Chapitres, et non les Évêques, décidaient pour les religieux quelles missions ils entreprendraient, ainsi que le lieu, les méthodes et les collaborateurs de ces missions.

La première tradition est renforcée : les Conciles de Trente et de Vatican II

Le Concile de Trente, avec le désir de clarifier certaines questions doctrinales et de réaliser une réforme au niveau de la discipline et de la structure de l’Église, a renforcé l’autorité de l’Évêque local et défini plus clairement les devoirs et les responsabilités du clergé local. Par un certain nombre de décrets, le Concile a favorisé le développement de communautés paroissiales plus solides et l’autorité du curé de paroisse. Chose surprenante, le Concile n’a rien dit sur les nouvelles fondations religieuses (sauf un mot sur l’organisation interne des couvents), ni sur la grande activité missionnaire qui était réalisée par des religieux depuis déjà le début du 16e siècle. Le Concile n’a pas dit grand-chose sur la prédication et il a paru définir la prêtrise en insistant surtout sur le pouvoir du prêtre pour « faire » l’Eucharistie. Dans la perspective du Concile, le prêtre rend un service pastoral à une communauté stable, constituée de personnes déjà évangélisées et fidèles à leurs pratiques religieuses, et reçoit son « office » de l’Évêque local.

Dans les documents déjà cités, le Concile Vatican II a repris une réflexion sur la prêtrise et la vie religieuse, mais a laissé plusieurs questions en suspens. Le décret sur le renouveau de la vie religieuse (Perfectae caritatis) a surtout insisté sur les vœux et ne parle de l’apostolat des religieux que dans deux des vingt-cinq paragraphes du document. Par contre, le décret sur la vie et le ministère des prêtres (Presbyterorum ordinis) a fait progresser la réflexion sur le sacerdoce. Il ne s’est pas limité à une définition eucharistique ou sacramentelle de la prêtrise, évoquant plutôt le triple ministère de la parole (« prophète »), du sacrement (« prêtre ») et du gouvernement (« roi »). En effet, le Concile dit clairement que la première tâche du presbytre est de proclamer l’Évangile (par. 4). L’image fondamentale du prêtre, cependant, reste celle du clergé paroissial : il travaille dans une paroisse (même si le document ne se sert pas du mot), avec les fidèles, sous l’autorité de l’Évêque. Enfin, le décret sur le ministère des Évêques (Christus Dominus) insiste, comme on peut facilement le comprendre, sur l’autorité de l’Évêque pour réguler l’activité pastorale dans son diocèse et va jusqu’à affirmer : « Aussi faut-il dire qu’à un certain titre véridique, ils (les prêtres religieux) appartiennent au clergé du diocèse, en tant qu’ils participent au soin des âmes et aux œuvres d’apostolat sous l’autorité des Évêques » (par. 34).

Une réflexion critique

Ce qui me semble faire défaut dans ces documents, c’est une réflexion sur le caractère particulier du prêtre religieux et sur la tradition de la prêtrise des religieux qui date des Franciscains, des Dominicains et des Jésuites et qui a duré jusqu’au 19e siècle. Des documents plus récents font un effort pour rétablir l’équilibre. Le document de 1978 « Directives de base sur les rapports entre les évêques et les religieux dans l’Église » [5] cite in extenso des textes de Christus Dominus, mais ensuite, après avoir encouragé les religieux à se considérer comme faisant partie de la « famille diocésaine », il ajoute : « … qu’ils soient en même temps attentifs à ce que nul ne s’écarte de l’impulsion missionnaire inhérente à la vocation religieuse, ni de l’unité et du caractère propre de chaque Institut » (par. 18).

Un correctif : Vita consecrata

Un de mes prédécesseurs comme Supérieur général écrivait déjà en 1996 : « Être partie prenante de l’Église locale renvoie aussitôt, si l’on est cohérent, à deux questions de fond : la vocation de la vie religieuse dans l’Église et l’originalité du témoignage assomptionniste » [6]. Ce texte est inspiré surtout de l’Exhortation Apostolique post-synodale de Jean Paul II sur la vie religieuse, Vita consecrata, qui selon moi redonne un certain équilibre et davantage de nuances à la pensée du Magistère sur la vie religieuse et le ministère. Sans évoquer explicitement la question de la prêtrise du religieux, le Pape consacre une bonne partie de son texte à la dimension apostolique de la vie religieuse. Il considère la mission comme essentielle à tout institut religieux (par. 72). L’histoire de la vie religieuse, écrit-il, « reflète la multiplicité des dons communiqués par Dieu aux fondateurs et aux fondatrices. Ceux-ci, ouverts à l’action de l’Esprit Saint, ont su interpréter les ‘signes des temps’ et répondre de manière éclairée aux exigences qui apparaissaient progressivement ». (par 9). Jean Paul II insiste ainsi sur le caractère spécial de la mission des religieux et religieuses : ils répondent à des « exigences qui apparaissent progressivement » et sont appelés à être au service de la mission de l’Église universelle. C’est à cause de cela qu’ils ont un « lien particulier de communion… avec le Successeur de Pierre, dans son ministère d’unité et d’universalité. » (voir surtout par. 47) [7].

Vita consecrata insiste sur l’importance pour des religieux d’être insérés dans l’Église locale (voir par. 48-50), et cite les documents conciliaires dont il a été question plus haut (e.g. Christus Dominus et « Directives de base sur les rapports… »). Mais peut-être pour « corriger » un malentendu, ce document parle de la relation entre l’Institut religieux et le diocèse en terme de communion (par 49), et évite de dire (comme le fait Christus Dominus, par. 34) que les prêtres religieux font, d’une certaine manière, partie du clergé diocésain. De fait, Vita consecrata semble vouloir insister sur l’importance de l’autonomie des religieux dans le diocèse : « … chaque Institut se voit reconnaître une juste autonomie, grâce à laquelle il peut conserver une discipline propre et garder intact son patrimoine spirituel et apostolique » (j’insiste sur ce dernier mot). « Les Ordinaires des lieux ont le devoir de préserver et de protéger cette autonomie » (par. 48).

La prêtrise du religieux

Le point important alors est lié à ce que le document « Directives de base… » appelle « l’impulsion missionnaire inhérente à la vocation religieuse » et le « caractère propre de chaque Institut ». La vie religieuse ne peut pas se définir seulement en termes de vœux et de vie fraternelle. La mission, et une mission qui est propre aux religieux en tant que religieux, est une dimension inhérente à la vocation religieuse. Le fondateur de ma Congrégation, le Père Emmanuel d’Alzon insistait : « L’esprit de l’ordre est un esprit de zèle et d’apostolat ». Pour que cela soit très clair, il a voulu que ses religieux fassent un quatrième vœu : de travailler à l’extension du règne de Jésus-Christ dans les âmes. Pour lui, la vie religieuse assomptionniste n’est pas tout simplement le « style » donné au ministère sacerdotal, mais ce ministère lui-même est qualifié dans sa nature même par le charisme de la Congrégation, tout comme les Franciscains, les Dominicains et les Jésuites ne faisaient pas la même pastorale que le clergé diocésain, mais quelque chose de très différent. Il est donc nécessaire de se poser la question : quelle est cette différence ?

Du 13e au 19e siècle les religieux se sont adonnés à une grande variété d’apostolats, mais se spécialisant surtout dans des œuvres « de frontières », là où d’autres ministres de l’Église ne pouvaient pas aller. Ils répondaient à des besoins d’évangélisation extraordinaires : au-delà de la communauté locale, auprès des chrétiens et souvent des non chrétiens, et normalement sous la responsabilité directe de leurs Supérieurs (dans le cas des Jésuites, très directement sous la responsabilité universelle du Pape). C’est dire que l’éventail et le type d’activités des religieux ont été très différents de ceux du clergé diocésain. Ils étaient prédicateurs itinérants, travaillaient dans des œuvres sociales, des écoles, des centres catéchétiques, dans des hôpitaux, dans l’accompagnement spirituel, dans des maisons de presse, dans le dialogue œcuménique et interreligieux, dans des mission lointaines, etc. Ce genre de travail « de frontières » semble être une dimension caractéristique de leur vocation en tant que religieux et même, en tant que prêtres religieux. Remarquons que, dans cette conception de la pastorale, plusieurs éléments apparaissent secondaires, par exemple la relation avec l’Évêque, le travail avec une communauté chrétienne stable et structurée, la pastorale sacramentelle. L’accent est plutôt mis sur le caractère universel de l’apostolat, sur l’ouverture à une grande variété de personnes, et l’insistance est mise sur la Parole plutôt que sur les sacrements.

Le prêtre religieux aujourd’hui

A la lumière de la façon dont les prêtres religieux ont exercé le travail pastoral, surtout depuis le 13e siècle, que peut-on dire de la façon dont il faudrait travailler aujourd’hui en tant que religieux et en particulier en tant que religieux prêtres ?

A la fin d’une célébration dans la cathédrale de Butembo (R.D. du Congo), au cours de laquelle trois Assomptionnistes et un Bénédictin ont été ordonnés, l’Évêque m’a demandé d’adresser un mot à l’assemblée. Voici comment j’ai expliqué la « différence » que je perçois dans le sacerdoce du religieux par rapport au sacerdoce du prêtre diocésain. En premier lieu, l’apostolat presbytéral du religieux est enraciné dans son identification radicale avec Jésus-Christ par sa profession des vœux. Cette consécration l’introduit à une vie d’intériorité, de contemplation, d’unification. Comme le dirait saint Augustin : nous sommes des hommes « tournés vers Dieu » (« in Deum »). C’est également le cas pour le prêtre diocésain (Presbyterorum ordinis l’encourage dans ce sens), mais pour un religieux, c’est sa « profession » et son témoignage en tant que religieux. Comme le dit Vita consecrata (par. 76) il « revient spécifiquement aux personnes consacrées de contribuer à l’évangélisation avant tout par le témoignage d’une vie totalement donnée à Dieu et à leurs frères. »

En deuxième lieu, un religieux travaille avec, et à partir, d’une communauté bien précise. Avant d’être prêtre, il est frère. (Même si c’est l’Évêque qui nomme un curé religieux, c’est toujours sur la demande du Supérieur majeur dont dépend exclusivement le religieux pour son affectation). Avant même de faire un autre travail presbytéral, le premier apport du religieux aux fidèles est son témoignage d’une communion vécue tous les jours de façon concrète dans sa fraternité religieuse (voir Vita consecrata, par. 52). De plus, il travaille toujours comme « envoyé » d’une communauté ecclésiale et en collaboration avec d’autres.

En troisième lieu, un religieux manifeste son amour pour l’Église (un souci permanent des membres de ma Congrégation) et son désir de vivre en communion avec d’autres par une insertion dans une communauté ecclésiale concrète. Pour cette raison, tout religieux s’insère dans une Église locale (qu’il soit dans une paroisse, dans une école, ou dans une maison de presse) et est un collaborateur fraternel et loyal de l’Évêque, des ministres laïcs et du clergé du lieu. Il cherche à construire l’Église locale en prenant en charge ses besoins particuliers par le travail apostolique dans lequel il s’engage. Il est attentif aux directives de l’Évêque et disponible à rendre service d’une manière qui respecte son engagement religieux et apostolique.

Mais, étant donné sa vocation, une des façons dont il rend service à l’Église locale consiste à l’aider à élargir sa vision à l’Église universelle. Vita consecrata (par. 48) nous rappelle qu’un diocèse sans religieux serait « privé de beaucoup de dons spirituels » et « risquerait de se trouver grandement affaibli par l’absence de l’esprit missionnaire propre à la majorité des Instituts ». Cette vision universelle du religieux devrait avoir un impact dans tout projet ou établissement, même si celui-ci est purement diocésain, comme l’est une paroisse.

En quatrième lieu, un religieux est un homme qui travaille « aux frontières » de l’évangélisation dans l’Église. « … La vie consacrée a pour mission de travailler en tout lieu de la terre pour affermir et étendre le Règne du Christ, en portant partout l’annonce de l’Évangile, même dans les régions les plus lointaines. » (Vita consecrata, par. 78) On peut imaginer ces « régions les plus lointaines » en termes géographiques, mais Vita consecrata suggère qu’elles comportent également toutes les missions « spéciales ». Parmi celles-ci, il y a en particulier la nouvelle évangélisation « … pour répondre efficacement aux grands défis lancés par l’histoire contemporaine » (Vita consecrata, par. 81). Mais il y a également l’option préférentielle pour les pauvres, la promotion de la justice (Vita consecrata, par. 82), l’attention aux immigrés et aux marginalisés de nos sociétés, et le soin des malades (Vita consecrata, par. 83). Tout cela exige une grande disponibilité de la part du religieux qui se donne à l’extension du Règne de Dieu, en tous lieux et à tous les niveaux.

Pour un religieux, le but est surtout de proclamer l’Évangile, bien sûr après l’avoir bien étudié, intériorisé, « digéré ». Dès lors, si je ne me trompe, les religieux prêtres trouvent, comme les autres religieux, leur identité apostolique fondamentale et leur mission commune non pas dans la célébration de l’Eucharistie pour les fidèles (même si l’Eucharistie est bien sûr au centre de la vie personnelle et fraternelle), mais comme des spécialistes de la Parole.

Ce ministère de la Parole sous toutes ses formes implique davantage que la célébration de l’Eucharistie dominicale pour ceux qui fréquentent nos églises, en grand ou en petit nombre. Cela implique plus que d’administrer le baptême à cinq ou même à cinquante enfants sur un week-end. Cela va au-delà de la célébration d’un mariage… Cela nous oblige à franchir le seuil de nos églises pour s’adresser aux gens dans des termes et par des moyens qui les rejoignent.

C’est ce que Vita consecrata veut exprimer quand il dit que la vie religieuse a une « force prophétique » dont l’Église ne peut pas se dispenser. (Bien sûr, il y en a d’autres dans l’Église, mais la vie religieuse devrait l’avoir de par sa nature). Cela veut donc dire plus que l’administration des sacrements, ce à quoi la prêtrise est souvent limitée et qui, de nos jours, rejoint de moins en moins de personnes dans nos églises qui se vident de plus en plus, au sud comme au nord. Cela impliquera évidemment la prédication. On la fera sans doute en ayant recours à la parole, mais aussi parfois en ayant recours à d’autres « mots » : des œuvres sociales, l’enseignement dans un cadre « profane », des activités œcuméniques à tous les niveaux, une présence auprès les marginalisés ou les immigrés, l’animation de retraites, l’accompagnement spirituel, la recherche, les publications, la presse et les médias, la présence auprès des jeunes. Peut-on appeler tout cela de la « pastorale » ? Peut-être pas dans la perspective du sacerdoce diocésain, mais c’est précisément le type de travail que font des religieux et des religieux prêtres depuis très longtemps.

Que faut-il dire alors de la présence de religieux dans des paroisses ? Il semble que les religieux ont leur place dans la pastorale paroissiale, mais à la lumière de ce que je viens d’écrire, je crois que notre ministère en paroisse doit être un ministère de religieux et non de prêtres diocésains. Il ne s’agit pas tout simplement de faire le travail du clergé diocésain avec une spiritualité particulière ou avec un style spécial, par exemple, en insistant sur la vie commune. N’oublions pas que le Concile a encouragé le clergé diocésain à insister également sur la vie commune (voir Presbyterorum ordinis). Ce que nous faisons doit être différent, et pas seulement la « manière » dont nous le faisons. J’insisterais sur le fait qu’il faudrait faire un apostolat « de frontières » même si les religieux acceptent d’être en paroisse. Il ne s’agit pas d’accepter la demande d’un Évêque d’aller en paroisse tout simplement parce qu’il n’arrive pas à trouver des collègues diocésains pour le faire. Par contre, une Congrégation ferait bien d’accepter si l’Évêque l’invite à mettre l’accent sur une question ou sur un problème pastoral particulier, qui va au-delà des compétences ou de la perspective habituelle du clergé diocésain, par exemple, une mission spéciale envers les jeunes, ou envers ceux qui sont loin de la communauté paroissiale, des efforts missionnaires ou d’évangélisation envers ceux qui ne connaissent pas Jésus-Christ, ou une mission dans un contexte social problématique (auprès d’une communauté importante d’immigrés ou de « squatters », par exemple)… C’est ce genre de besoins particuliers pour lesquels les Franciscains, les Dominicains, les Jésuites… et les Assomptionnistes ont vu le jour. Et ils demeurent la vocation particulière du prêtre religieux aujourd’hui.

Faut-il être ordonné pour faire ce genre de « pastorale » ? Dans la plupart des cas, non. En effet, comme l’avait déjà souligné le Concile de Trente, les quelques activités pastorales réservées aux ministres ordonnés sont la prédication (pour le diacre) et la célébration de certains sacrements (Eucharistie, Réconciliation, Onction des malades). Plutôt que d’insister d’abord sur ces quelques activités qui distinguent certains membres de la communauté (une tendance qui parfois porte à trop insister sur le statut élevé du prêtre que sur son rôle de service), ne serait-il pas mieux dans la réflexion sur la mission de la communauté, de prendre comme point de départ les besoins apostoliques et la façon dont la communauté dans son ensemble (avec ses différents charismes, dont le sacerdoce pour certains) pourrait répondre à ces besoins ?

Le danger serait de mettre la charrue avant les bœufs, en insistant d’abord sur la prêtrise et ensuite en cherchant un lieu où le prêtre pourrait exercer son ministère ordonné (trop souvent limité au domaine sacramentel). Dans cette optique, automatiquement et inconsciemment, on marginalise la vocation du frère qui ne se sent pas appelé à un ministère ordonné. Comprendre la prêtrise du religieux dans ces catégories plus larges permet d’insister sur la vocation apostolique prophétique qui est commune à tous en tant que religieux.

Conclusion

Quels sont les enjeux ?

Il est clair alors que la façon dont nous concevons la prêtrise du religieux a des conséquences importantes pour la mission, mais aussi pour la vie religieuse en communauté. Elle aura un impact sur la formation initiale et apostolique, sur les choix apostoliques et les projets, et sur l’importance donnée au travail en équipe et en collaboration avec les laïcs. Voir la prêtrise du religieux dans les catégories qui sont adaptées au clergé diocésain prive l’Église de l’apport pastoral propre aux religieux, et rend très difficile sinon impossible le partage en profondeur d’une mission commune, en communauté, entre frères et prêtres, c’est-à-dire, de vivre pleinement la vocation de religieux en communauté apostolique. Une façon incomplète de concevoir la prêtrise du religieux appauvrit également l’Église. Une ecclésiologie plus riche favorise les deux traditions presbytérales et la complémentarité des missions du clergé diocésain et des communautés religieuses.

Enfin, une façon plus large d’envisager la prêtrise du religieux permettra à la communauté d’être fidèle à sa vocation prophétique, une vocation dont parle si bien Vita consecrata. Il s’agit d’une vision qui alimente le zèle et qui enflamme la passion pour le Règne de Dieu, la créativité, le courage, et l’ouverture aux besoins réels de nos jours.

Ces quelques mots pourraient ouvrir une réflexion théologique et ecclésiologique sérieuse, mais – chose plus importante encore – ils peuvent encourager à vivre la vocation religieuse avec plus de clarté et par conséquent avec plus d’enthousiasme, en permettant de voir ce que le religieux peut réellement apporter à l’Église et à la société. De cette façon, les religieux pourraient être davantage fidèles à la force prophétique de la vie religieuse, telle qu’elle a été vécue depuis les origines et réexprimée par Vita consecrata.

[1Ma réflexion est surtout inspirée par le travail du P. John W. O’Malley, s.j., dont le premier article sur le sujet a été publié dans Theological Studies, juin 1988 (pp. 223-257). La réflexion a été encouragée par la Conférence des Évêques et la Conférence des Supérieurs majeurs aux États-Unis (voir A Concert of Charisms. Ordained Ministry in Religious Life, New Jersey, Paulist Press, 1997), et le P. O’Malley a lui-même publié quatre articles en plus, deux en 1990 et deux autres en 1992 et 1997). Je n’ai pas encore trouvé d’études en d’autres langues sur cette question précise. Un de mes buts avec cet article est précisément de faire connaître à un public plus large le travail du P. O’Malley.

[2Christus Dominus, Décret sur la charge pastorale des Évêques, 28 octobre 1965 ; Perfectae Caritatis, Décret sur la vie consacrée, 28 octobre 1965 ; Optatam totium, Décret sur la formation des prêtres, 28 octobre 1965 ; et Presbyterorum ordinis, Décret sur le ministère et la vie des prêtres, 7 décembre 1965.

[3Le premier Concile du Latran (1123) a été très clair : « Les moines… ne peuvent pas célébrer des messes en public. En plus, ils doivent s’abstenir de rendre visite aux malades, de faire des onctions, et d’administrer des pénitences, car cela n’appartient pas à leur vocation. »

[4Ces privilèges n’ont pas été donnés facilement. Au cinquième Concile du Latran (1512-1517), l’Augustinien Egidio da Viterbo, était convaincu que les Évêques avaient l’intention de supprimer les Ordres mendiants. Il a donc fait appel au Pape pour demander sa protection.

[5« Directives de base sur les rapports entre les évêques et les religieux dans l’Église » (1978), publié par les Congrégations pour les Évêques et pour les Instituts religieux et séculiers.

[6P. Claude Maréchal, a.a., « Insérés dans une Église locale », 1996, p. 2.

[7« La vie religieuse, de par sa nature supra-diocésaine, ouvre aussi cette Église à l’au-delà de ses frontières : ainsi se manifeste le caractère d’universalité et de communion propre aux Instituts ». Claude Maréchal, op.cit., p. 15.

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