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Très brève histoire du célibat. Et l’avenir ?

Bernard Pottier, s.j.

N°2008-4 Octobre 2008

| P. 250-261 |

Le célibat durable fait-il encore sens aujourd’hui ? Par quels chemins le présenter ? Le processus de la sublimation connaît-il des étapes repérables ? En affrontant ces questions sous l’angle de la psychologie, ces pages veulent honorer l’existence même du célibat chrétien.

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À la recherche d’une définition

Le célibat comme le mariage sont en constante transformation au cours de l’histoire de l’humanité. Même si certaines institutions paraissent subsister au long du siècles, les motivations qui les sous-tendent évoluent sans cesse, au point d’en faire presque des réalités différentes.

Dans un premier temps, le célibat est quasi toujours considéré comme un phénomène marginal, statistiquement rare. Pour cette raison, il est généralement défini par rapport au mariage et non en lui-même. La référence est donc le mariage, vu comme la situation habituelle et normale d’un être adulte sexué. Dans ce cas, le célibat est défini comme le fait d’un homme sans compagne ou d’une femme sans compagnon. – Aujourd’hui, certains taxeront peut-être cette définition de sexiste.

De manière plus dynamique, on pourrait dire que pour beaucoup, le célibat ne peut être qu’une étape transitoire : il est vécu soit comme une attente (espoir de se marier), soit comme un regret (perte de l’être aimé) [1]. Le mariage, dans cette perspective, est seul considéré comme un état durable, même si chacun sait que la mort peut mettre fin à cette alliance. Dans cette perspective, force est de constater qu’on ne peut donner au célibat qu’une définition et un sens par défaut, comme en creux, en soulignant une série d’aspects négatifs.

Dans un second temps, il faut bien aussi remarquer que certains adultes demeurent dans le célibat et en font un état, plutôt qu’une étape. Quel sens donner à un célibat considéré comme durable ? Deux pistes sont possibles : ou bien, fidèle à la perspective précédente, on verra ce célibat comme l’immobilisation d’un mouvement, comme une fixation, c’est-à-dire toujours en termes négatifs ; ou bien on tentera de lui donner un sens en lui-même ou par rapport à autre chose qu’au mariage, en termes plus positifs.

Or il se fait que, dans la vie courante, nous rencontrerons des célibataires durables qui ressentiront en eux-mêmes et interpréteront pour eux et les autres leur situation, soit plutôt dans le premier sens négatif, soit plutôt dans le second sens davantage positif [2]. Les deux sentiments ou discours ne sont peut-être pas totalement exclusifs l’un de l’autre, surtout si l’on considère une longue période de temps dans cette durée du célibat. Un grand nombre de ceux qui cherchent à donner un sens positif à leur célibat trouvent dans les conseils évangéliques la plupart de leurs arguments et de leurs motivations profondes. Examinons brièvement la manière dont l’Évangile a travaillé l’histoire de l’humanité par la proposition du célibat.

Histoire du célibat chrétien

Il semble que l’attitude et les discours de Jésus aient introduit une nouveauté radicale dans le rapport entre les sexes, et ceci à trois niveaux différents. Cette nouveauté est religieuse autant que sociologique ; certains de ces acquis seront d’ailleurs sécularisés avec le temps, tout comme beaucoup d’autres thématiques chrétiennes en Occident.

  • Jésus introduisit une nouveauté dans les rapports entre les hommes et les femmes en général. Il fit preuve d’une beaucoup plus grande liberté que la plupart de ses contemporains. Ses missions de prédication accompagnées de femmes (Lc 8) devaient être étonnantes pour sa culture ; ce n’était certainement pas l’habitude chez les juifs qu’un rabbi se fasse entourer de femmes disciples lors de ses tournées missionnaires.
  • Jésus introduisit également une révolution dans la question du mariage qu’il déclare indissoluble, tout en affirmant l’égalité foncière de l’homme et de la femme quant à leurs droits et leurs devoirs.
  • Enfin Jésus apporta une nouveauté radicale dans la question du célibat. Le propre célibat de Jésus devait à la fois poser question à ses contemporains et sembler une évidence à qui devinait quelque peu (de manière intuitive et non thématique, évidemment) le mystère de son origine divine. Mais qui était à même de deviner ce secret ? Ses parents sans doute, ses disciples, quelques-unes des femmes qui l’approchaient certainement. C’est ici tout le problème de sa double nature qui s’ouvre devant nous.

Dans chacun de ces trois cas, grâce au message de Jésus, les rapports entre les personnes sont vécus de manière plus singulière et personnaliste, moins sociologique et conventionnelle. La liberté de choix y est partout introduite de manière décisive.

Le texte de Mt 19 sur les eunuques [3], sans rien perdre de son caractère énigmatique, rend vraisemblable le choix du célibat pour le Royaume. Il est probable d’ailleurs, d’après des exégètes, que Jésus reprenne à ses adversaires l’expression moqueuse d’eunuques, appliquée à Jésus et à certains de ses disciples célibataires, pour la retourner contre ces adversaires eux-mêmes [4]. Ce texte fit son chemin dans les lettres de saint Paul.

Saint Paul, que Jeremias considère comme veuf, Menoud comme séparé de sa femme juive [5], prône le célibat, mais il est clair que celui-ci fut d’abord pratiqué à l’intérieur même du mariage, si l’on peut dire, entre conjoints (1 Co 7 [6]). Inutile de dire que cette première formule de célibat consacré posa de graves problèmes de praticabilité.

Une deuxième forme de célibat, également évoquée par Paul en 1 Co 7 (selon certains) et les Actes [7], fut celle que l’on pratiquait tout en continuant à vivre sous l’autorité paternelle (fils et filles consacrés à Dieu et demeurant ‘enfants’ chez leurs parents). Cette modalité d’enfance prolongée fut également abandonnée, sans doute à cause des trop nombreuses implications œdipiennes qu’elle renfermait [8].

Une troisième formule fut celle du célibataire ermite. Les moines se retiraient au désert. La méthode était efficace, mais se posait alors de manière cuisante la question de la solitude radicale, presqu’aussi insupportable que la conjugalité inhibée ou l’enfance perpétuée des deux formules précédentes.

Enfin apparut une formule plus stable, qui dure jusqu’à nos jours, celle du célibat pratiqué en communauté unisexe : le cénobitisme.

On vit rapidement que la présence de célibataires au milieu de chrétiens mariés posait un problème de complémentarité. Certaines sectes montrent par l’absurde que cette mixité de chrétiens mariés et de chrétiens célibataires était la seule, mais difficile solution possible. Les Ébionites forçaient tous leurs adeptes (chrétiens hétérodoxes) à se marier, tandis qu’une Église Syrienne (cf. Afraat en 337) ne baptisait que ceux qui s’engageaient au célibat définitif [9].

Au Moyen-Âge, une mentalité assez dualiste favorisait le célibat, tandis qu’avec la Renaissance et Luther, le célibat est déprécié, quoique le mariage reste comme injustifié rationnellement. C’est avec les progrès de la science biologique que la sexualité cesse d’être considérée comme une force animale ou sacrale obscure, à laquelle il est difficile de ne pas succomber, si ce n’est par une sorte de manichéisme. Le Romantisme dans le même temps, en vient à présenter l’être humain comme incomplet en dehors du rapport homme-femme.

Jusqu’à Emmanuel Kant les philosophes ont médité uniquement sur l’homme […] sans faire attention s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme […] C’est Schiller qui le premier a soulevé la question de savoir si le fait d’être homme ou femme était décisif pour l’être humain […] ce n’est qu’ensemble qu’ils pouvaient être pleinement des personnes humaines […] Ce n’est qu’à partir du Romantisme allemand, mais alors de façon irréversible, que cette idée se fait jour : « Ainsi la relation conjugale est le mode d’exister le plus authentique pour les hommes adultes des deux sexes, et pas seulement en tant qu’hommes ou en tant que femmes, mais aussi, au-delà, en tant qu’êtres humains. C’est ainsi que l’homme est possible, comme être éthique, dans le mariage ».

Présenter aujourd’hui le célibat est chose plus difficile qu’autrefois. La méfiance craintive ou le mépris dualiste pour le sexe ont presque disparu de nos cultures (même si la culpabilité y reste très liée). Les métaphores qui fonctionnaient autrefois pour donner sens au célibat (vie angélique, eunuquisme, mariage spirituel avec le Christ), ne marchent plus. Le mariage spirituel, par exemple, évoquait un engagement durable et vécu avec le Christ. Aujourd’hui, les connotations sexuelles inévitables de cette métaphore dans notre culture, la rendent presque inconvenante.

Il semble donc que la seule manière pour le célibat consacré de se justifier, est de se considérer lui-même comme une métaphore vivante, charnelle, qui exprime [10] notre condition devant Dieu : « un vide naturel qui attend et qui ne demande qu’à être rempli spirituellement » [11]. Le corps est l’archi-symbolisable [12]. Alors que dans le mariage, le corps symbolise que l’on est nu et seul devant l’autre et avec l’autre, dans sa particularité sexuelle, pour trouver sa véritable identité en communion, dans le célibat, on est nu et seul devant l’Autre, devant l’Absolu, dans sa radicale contingence d’étant. Le célibataire pose de manière extrême la question du sens de la destinée humaine [13]. Ces deux attitudes nous ouvrent à la transcendance, mais la seconde est plus onéreuse et absolue. Est-elle nécessaire d’ailleurs pour mieux découvrir la profondeur de l’Être ? Notre modernité juge que ce type de célibat est un héroïsme inutile et stérile.

Les deux attitudes chrétiennes du mariage et du célibat semblent situer chacune à leur manière, la vieille question des rapports entre éros et agapè : pour le mariage, ils sont en continuité, pour le célibat, ils sont en rupture. Les deux thèses ont été défendues au long des siècles : Dante et Balthasar pour la première, Barth pour la seconde.

Ces deux attitudes peuvent d’ailleurs être considérées comme complémentaires l’une de l’autre : « La solitude humaine, et l’appartenance réciproque de l’homme et de la femme sont profondeur l’une pour l’autre. C’est comme si chacune avait un ‘savoir’ plus grand encore que l’autre. Voilà pourquoi elles constituent chacune une sorte de réponse à la question insondable qui de manière non exprimée se trouve dans le mystère de l’autre. Chacune des deux réalités transmet par elle-même quelque chose à l’autre mystère ; elle y contribue en quelque mesure sans jamais se confondre avec lui » [14].

Le célibat peut-il encore attirer aujourd’hui ?

Un travail de sublimation

Mais la belle envolée spirituelle et métaphysique qui terminait le paragraphe précédent, convaincante ou non, est-elle praticable ? Est-il possible de nos jours de pratiquer le célibat ingénument ? Est-il encore possible d’éprouver le désir de le choisir ? Le célibat a-t-il encore un pouvoir d’attraction sur nos contemporains et en particulier sur les jeunes aujourd’hui ?

Indépendamment de toute motivation religieuse ou spirituelle, le choix de ce mode de vie implique un puissant travail de sublimation au point de vue psychologique. Quelles sont les étapes d’une sublimation réussie ? Les conditions de notre société occidentale sont-elles favorables à un tel processus ?

L’être humain est habité de diverses pulsions. Eros et Thanatos sont les plus connues et peut-être les deux principales. Ces pulsions doivent être satisfaites d’une manière ou d’une autre. Mais il y a diverses manières de gérer ses pulsions, et la sublimation est la manière la plus élevée de le faire.

Nombre de psychologues et de psychanalystes considèrent depuis longtemps que la sublimation soit n’existe pas, soit est impossible. En tout cas jusqu’à nos jours, sa théorisation a toujours fait l’objet de nombreux débats.

Nous suivrons ici Antoine Vergote dans son livre de 1997, La psychanalyse à l’épreuve de la sublimation [15], qui constitue un écrit théorique assez difficile [16]. Nous nous appuierons également sur Jean-Baptiste Lecuit [17].

Donnons d’abord quelques exemples simples de sublimation [18]. Sublimation de la pulsion de voir en contemplation artistique et pulsion de savoir ; sublimation de l’agressivité en activité créatrice et novatrice, dans le sport ou la concurrence commerciale, ou dans le gouvernement de différentes institutions et en politique ; sublimation de l’érotisme anal en intérêt pour l’argent ou de la pulsion cruelle dans l’acte chirurgical ; sublimation de l’agressivité impliquée dans l’anorexie auto-destructrice en exercice de jeûne ; sublimation du désir de mourir et du masochisme en attitudes de pénitence et de sacrifice pour autrui et pour Dieu, pouvant aller jusqu’au martyre, etc. N’oublions pas aussi qu’en psychologie, les choses se renversent souvent en leur contraire. Désir d’être vu et désir de voir ; d’être protégé et de protéger ; d’être nourri et de nourrir (maternité) ; de commettre des délits ou de les poursuivre, en tant que policier par exemple ; de se battre et de tuer ou de faire la guerre pour une juste cause. Tout cela dépend de la singularité de chaque personne et du contexte dans lequel elle vit. Souvenons-nous aussi que les pulsions, entre autres sexuelles, sont d’une extrême plasticité [19].

On définit classiquement la sublimation comme suit : la tendance pulsionnelle abandonne son but dirigé vers un plaisir immédiat, pour en adopter un autre qui reste vaguement en corrélation avec le plaisir abandonné, mais qui lui-même n’est plus d’ordre sexuel. Il sera d’un ordre plus élevé : social, éthique, scientifique, artistique, religieux, etc. – Ici déjà, certains s’insurgeront contre notre audace à classer certaines attitudes comme plus élevées que d’autres.

Freud considérait qu’il y avait deux sublimations réussies : la science et l’art. Mais tous les êtres humains n’ont pas les capacités requises pour pratiquer la science ou l’art. En revanche, tous peuvent pratiquer la religion. Elle ne demande pas d’aptitudes spéciales. Pour lui cependant, la religion est quand même une fausse sublimation, ou une sublimation comme avortée ou malade d’illusion. Freud, selon la lecture qu’en fait Vergote, considérait pourtant que la sublimation est la seule solution non névrotique pour faire face à et pour gérer l’insatisfaction inévitable des pulsions sexuelles ; elle est la seule défense sans refoulement contre l’insatisfaction des pulsions.

Si donc un individu désire gérer ses pulsions en choisissant un objet culturel très élevé, il entrera dans un processus de sublimation. Celui-ci est loin d’être facile et immédiat. Il y a de nombreuses étapes à parcourir, avec à chaque moment des dangers d’échec ou de stagnation, des reculs possibles, des tentations d’abandon, etc. Dessinons rapidement ce processus évolutif en songeant toujours à notre question concernant le célibat chrétien.

On pourrait distinguer dans le processus de la sublimation, les quatre moments suivants : idéalisation ; renoncement ; temps narcissique ; sublimation achevée.

Idéalisation : le sujet choisit donc de satisfaire ses pulsions, entre autres, son désir d’aimer et d’être aimé, en entrant en contact avec un objet [20] très élevé, quasi inaccesible, disons par exemple Dieu lui-même. Il est évident qu’en faisant cela, on amorce un processus de très haute idéalisation. On pense qu’il sera possible d’entrer en contact avec Dieu lui-même, de jouir de sa présence, de lui plaire, d’observer tous ses commandements et d’en recevoir beaucoup de grâces. Peut-être, et même certainement, y a-t-il là une part d’illusion. Mais au début du moins, on ne se décourage pas : on croit que tout est possible, on est comme tombé amoureux de Dieu ou de Jésus Christ, on est porté par un souffle exaltant. On est dans une phase qui ressemble à la lune de miel des amoureux, et qui comporte d’ailleurs elle aussi une grande part d’illusion [21]. Ce processus, qu’il s’agisse de la vie amoureuse ou de l’amour de Dieu, en partie illusoire certes, est cependant porteur d’une grande puissance et d’un dynamisme qui pousse en avant. On peut même se demander si sans lui, quoi que ce soit pourrait être entrepris dans le domaine de l’amour. La vie se chargera ensuite de nous imposer sa dure réalité.

Renoncement : après un certain temps, qui peut être très court mais qui peut aussi prendre des années (disons deux ou trois ans après le début de la vie religieuse), on se rend compte que pour suivre son idéal, on est obligé de faire des renoncements très sérieux. Ceux-ci au début semblaient faciles, mais à la longue, ils pèsent de plus en plus. Comment va-t-on réagir à cette peine croissante de renoncement à toute satisfaction sexuelle, affective, d’autonomie, de jouissance de la vie ordinaire dans une certaine aisance matérielle ? Il s’agit, comme on peut voir, du triple renoncement radical imposé par les trois vœux de religion. Certains sujets ont évidemment des besoins pulsionnels plus grands, d’autres ont des besoins plus restreints, des pulsions moins exigeantes, ou une capacité de résistance plus grande. – Supposons pour l’instant que le sujet est capable de renoncer, mais il veut aller plus loin. Il ne peut se contenter d’être dans le pur renoncement ; il veut donner à ce renoncement un sens élevé. Ce sens existentiellement vécu et ressenti est indispensable pour supporter le renoncement dans lequel on s’est engagé, sous peine d’abandon ou de dépression ou d’autres dangers encore [22].

Temps narcissique : voici le moment où le sujet est capable de supporter ce renoncement, où il se décide à le prolonger malgré la baisse de l’idéalisation, mais pour ce faire, il doit d’une certaine manière renforcer son Moi. Puisque le sujet en quelque sorte, se dévalorise en renonçant à ce qui valorise les autres (plaisir, argent, pouvoir), il doit se revaloriser en réalisant quelque chose avec lui-même, et non pas avec des objets ou d’autres personnes avec qui il entrerait en relation. Il s’efforce donc de se construire solidement, de faire des études par exemple, de choisir des projets difficiles et de les réaliser, et il tâche d’y trouver une satisfaction, un certain plaisir narcissique, qui lui permet de supporter le renoncement (c’est dur, mais c’est beau !). Il n’est pas de sujet humain qui ne connaisse cette phase de travail psychique : elle est déjà à l’œuvre dans l’éducation la plus élémentaire. Au cours de cette phase, la passion de s’édifier soi-même compense, et parfois largement, les renoncements opérés. Mais jamais rien n’est acquis définitivement dans le domaine.

Sublimation réussie. En effet, au-delà de cette étape narcissique, on espère bien sûr que s’en profile une autre. Il s’agit du moment où le sujet, capable de renoncer selon les vœux, s’étant construit solidement et étant satisfait de lui-même dans une certaine mesure, s’oublie lui-même pour s’investir à fond dans une tâche, dans une mission, qui le met en relation avec les autres, qui crée un univers relationnel réel et symbolique dans lequel l’amour est premier. Ici la relation à l’autre, dans un oubli de soi (qui dépasse le temps narcissique) et dans un renoncement réel (celui des trois vœux) devient équivalemment relation à Dieu. N’oublions pas en effet que tout est parti de la première étape, celle de l’idéalisation d’une relation personnelle et intime avec Dieu. On suppose qu’en traversant le renoncement, en se construisant soi-même et en s’oubliant, on n’a jamais cessé d’être en relation avec Dieu. Mais celui-ci, considéré de manière très idéale et un peu duelle et intimiste dans un premier temps (« Mon Seigneur, l’époux de mon âme », etc.), s’incarne de plus en plus dans la réalité et dans les autres. C’est ici que coïncident vraiment les deux commandements : celui de l’amour de Dieu et du prochain, qui n’exclut pas d’ailleurs l’amour de soi (« aime ton prochain comme toi-même »). On est peut-être moins dans l’extase mystique, mais davantage dans la construction d’un lien avec autrui. Cette forme de vie peut procurer un apaisement des pulsions et une forme de bonheur de nature éthiquement élevée. Si elle ne le fait pas, l’étape de la sublimation n’est pas vraiment atteinte, ou elle se trouve en danger de se dérober (momentanément ?).

Ajoutons que pour atteindre cette quatrième étape, il est nécessaire de passer par les trois autres, et que, d’une certaine manière, le passage n’est jamais tout à fait accompli. Il est toujours à reprendre. Dans toute vie sublimée, religieuse ou autre [23], il y aura une part d’idéalisation, de renoncement onéreux et de construction personnelle.

En guise de conclusion

Le mariage comme le célibat sont des réalités que l’histoire de l’humanité se charge de profiler, au gré de ses découvertes et de ses enthousiasmes, mais aussi de ses déchéances ou de ses découragements. Certes, il subsiste toujours un fond invariant, mais les variations sont loin d’être négligeables.

Sur ces deux sujets, le message chrétien est peut-être l’un des facteurs les plus déterminants de cette histoire en Occident pendant vingt siècles. Mais le monde change sans cesse. La psychologie et la psychanalyse, telles qu’elles travaillent notre histoire depuis un siècle, nous fournissent des instruments pour analyser les processus à l’œuvre dans le mariage et le célibat chrétiens. Les quatre étapes que nous avons décrites, idéalisation, renoncement, temps narcissique et sublimation réussie, nous permettent de comprendre notre propre cheminement d’évangélisation des profondeurs.

Notre société contemporaine en Occident nous permet-elle encore d’idéaliser suffisamment la vie du célibat chrétien ? Le recul de la foi, l’insistance sur le bien-être matériel même chez les croyants, rendent difficile l’idéalisation d’une relation avec un Dieu invisible. D’autre part, l’éducation contemporaine aide-t-elle suffisamment les jeunes à l’apprentissage du renoncement, dans quelque domaine que ce soit ? L’incapacité à différer le plaisir, à postposer la satisfaction, l’exigence du « tout, tout de suite », sont un grand handicap face à toute forme de renoncement. En revanche, il semble que notre société soit à même de favoriser le temps narcissique nécessaire à la sublimation. Des expressions comme ‘se faire plaisir’, ‘se réaliser’, ‘prendre soin de soi’, peuvent souligner l’importance du temps narcissique. Encore faut-il être capable d’en sortir ! L’individualisme narcissique n’est que trop courant de nos jours. La sublimation passe nécessairement par une certaine réalisation du Moi, mais le sujet ne peut s’y arrêter pour s’y complaire.

[1Albert Chapelle, « La maturation de la sexualité dans le célibat » et « Pour une intelligence chrétienne du célibat » dans Bienheureux de Dieu, Namur, Vie Consacrée 10, 1995, p. 91-163 ; ici p. 138.

[2Cf. Marc Oraison, Le célibat. Aspect négatif-réalités positives, Paris, Centurion, 1966.

[3Matthieu 19,11-12 ; « Il leur dit : ‘Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là à qui c’est donné. Il y a, en effet, des eunuques qui sont nés ainsi du sein de leur mère, il y a des eunuques qui le sont devenus par l’action des hommes, et il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des Cieux. Qui peut comprendre, qu’il comprenne !’ ».

[4Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 110.

[5Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 25.

[61 Co 7,5 : « Ne vous refusez pas l’un à l’autre, si ce n’est d’un commun accord, pour un temps, afin de vaquer à la prière ; et de nouveau soyez ensemble, de peur que Satan ne profite, pour vous tenter, de votre incontinence ».

[7Actes 21,9.

[8Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 44-45.

[9Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 179-180.

[10La métaphore ne fait pas qu’exprimer, elle refoule aussi. Cf. Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 63 : le fait que les religieux s’appellent père, frère et sœur exprime et masque tout à la fois, par la suggestion de l’interdit de l’inceste, leur relation non érotique.

[11Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 126.

[12Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 100.

[13Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 128.

[14Vlissingen, Approches psychologiques du célibat… p. 129-130.

[15Antoine Vergote, La psychanalyse à l’épreuve de la sublimation, coll. Passages, Paris, Cerf, 1997.

[16Cf. notre recension dans la Nouvelle Revue Théologique 122 (2000) 274-277.

[17Jean-Baptiste Lecuit, L’anthropologie théologique à la lumière de la psychanalyse. La contribution majeure d’Antoine Vergote, Cogitatio fidei 259, Paris, Cerf, 2007, p. 155-224, « La sublimation, entre pulsion et culture ».

[18Cf. Lecuit, L’anthropologie théologique… p. 161, citant d’ailleurs Sophie de Mijolla-Mellor, La sublimation, coll. « Que sais-je ? » 3727, PUF, 2005.

[19Nous avons bien conscience que les exemples donnés devraient tous être discutés et nuancés, mais il s’agit d’une première ébauche qu’on pourrait affiner à la fin de notre parcours.

[20Il s’agit bien sûr d’une personne, mais la psychologie parle ici d’objet.

[21Cf. par exemple les études de Lemaire Jean-G., Le couple : sa vie, sa mort, La structuration du couple humain, Paris, Payot, 1979.

[22C’est ce que Freud appelle le problème du destin des pulsions.

[23Loin de nous l’idée que seule la vie religieuse impose un travail de sublimation. Mais ici, il a ses caractéristiques propres, que nous avons essayer de décrire.

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