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Quelle mission pour la vie religieuse apostolique féminine en Belgique aujourd’hui ?

Un préalable : penser la place de la vie religieuse dans l’Église et le monde en termes de mission

Benoît Malvaux, s.j.

N°2008-3 Juillet 2008

| P. 172-187 |

Pour faire écho à la récente rencontre de l’Union internationale des Supérieures générales, l’auteur, bien connu de notre revue, veut approcher la vie religieuse apostolique féminine de Belgique (et d’ailleurs) d’abord en considérant sa place dans la mission de toute l’Église ; ensuite, la docilité à la Parole et l’imitation du regard du Christ sont longuement méditées, avant que ne se révèlent ces traits particuliers de l’approche féminine, qui vont du côté de la vie et de l’espérance — des pages d’une vive actualité, à la veille du prochain Synode sur la Parole de Dieu.

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Un préalable : penser la place de la vie religieuse dans l’Église et le monde en termes de mission

Lorsqu’on traite de la vie religieuse et de son rôle dans l’Église et dans le monde, il est important de se situer dans une perspective missionnaire. En effet, la vie religieuse n’existe pas pour elle-même, elle existe nécessairement pour Dieu, dont elle se reçoit, et pour le monde, auquel elle est envoyée. Pour citer un ouvrage récent [1], la décision d’entrer dans la vie religieuse est bien plus qu’un simple choix personnel, elle intéresse toute la communauté chrétienne, et, au-delà, le monde entier. Dans ce choix de vie, c’est Dieu lui-même qui s’engage à l’égard des communautés chrétiennes, du monde et de la création. La vocation religieuse est nécessairement pour le monde et pour l’Église, et elle a en ce sens une dimension missionnaire, quelle que soit la forme concrète qu’elle va revêtir.

Ce que est dit ici de la vie religieuse vaut plus largement pour l’Église. Celle-ci non plus n’existe pas pour elle-même, elle existe pour Dieu et pour le monde. C’est ce qu’a justement exprimé Lumen gentium 1 : l’Église est en Jésus Christ le sacrement, c’est-à-dire le signe et le moyen du dessein de salut de Dieu pour l’humanité. La mission de l’Église, sa raison d’être, c’est de manifester au monde le projet d’amour que Dieu a pour lui et de travailler à sa réalisation dès aujourd’hui. En ce sens, le prophétisme de la vie religieuse est inséparable du prophétisme de la vie chrétienne, comme l’a justement rappelé Enzo Bianchi [2].

Cette intuition du rôle fondamental de la mission pour la vie religieuse ne date pas d’aujourd’hui. Dans les années 80 déjà, Jean-Claude Guy avait écrit à ce sujet un ouvrage qui garde toute son actualité [3]. Les fondateurs et fondatrices, quelle que soit leur époque, ont toujours voulu réagir à un manque dans la vie de l’Église, parce qu’ils avaient été sensibles aux appels de Dieu et de son peuple. Au sein d’une Église appelée à être signe de l’Évangile dans le monde, la vie religieuse participe à la même mission. La compréhension nouvelle des conseils évangéliques, qui ne sont plus considérés comme le privilège des religieux, mais comme un chemin offert à tout chrétien et même à tout être humain, se situe dans la même perspective. Les religieux n’ont pas le monopole de la vie selon les conseils, ils ont simplement une manière particulière de vivre ces conseils proposés à tous, qui peut faire signe à leurs frères et sœurs et les aider à avancer sur leur chemin propre.

La mission comprise comme échange des dons

S’il est juste de parler de la vie religieuse en termes prophétiques, missionnaires, il convient cependant de prendre garde à certains dangers, particulièrement celui de concevoir la relation du prophète au monde comme une relation à sens unique. C’est le danger d’insister de manière unilatérale sur la fonction prophétique de la vie religieuse, comme si les religieux avaient seulement quelque chose à dire au monde et à l’Église, sans rien recevoir en retour. Au contraire, les religieux sont invités aujourd’hui à comprendre leur mission dans la logique de ce que Vita consecrata appelle l’échange des dons. Ici encore, cette intuition dépasse la perspective étroite de la vie religieuse. L’Église tout entière, dans sa recherche difficile de la juste articulation entre le dialogue et l’annonce, est davantage consciente qu’elle n’a pas seulement à apporter quelque chose au monde, mais qu’elle peut aussi recevoir de lui, puisque ce monde est déjà habité par l’Esprit, avant même qu’elle n’y soit présente. Cela se vit avec une force particulière dans le dialogue interreligieux et œcuménique, mais aussi dans le dialogue intraecclésial. On peut penser par exemple à l’enrichissement mutuel que peuvent s’apporter les différents états de vie, laïcs, clercs diocésains, consacrés de toutes sortes [4]. Dans une perspective proche, la pastorale d’engendrement, telle que la propose Philippe Bacq [5], met particulièrement l’accent sur le fait que tout engendrement est mutuel, y compris en pastorale. C’est réciproquement que chrétiens et non chrétiens peuvent s’engendrer à la vie. Ainsi que l’a bien dit l’UISG, la mission des religieuses n’est pas d’apporter une spiritualité nouvelle au monde, mais de tisser ensemble, avec leurs contemporains, cette spiritualité nouvelle. Ici aussi, il s’agit de vivre l’échange des dons.

Ces remarques préalables étant faites, j’en viens au thème proposé par les supérieures majeures de Belgique pour penser la place de la vie religieuse apostolique dans le monde contemporain : « La contemplation et l’écoute de la Parole pour regarder le monde avec les yeux de Dieu et un cœur de femme. Donner vie et espérance en partant de la foi chrétienne ».

Au départ, une attitude de contemplation et d’écoute

Dans une telle approche, la mission de la vie religieuse est d’abord considérée en termes de contemplation et d’écoute de la Parole. Cette approche rejoint un sentiment largement partagé parmi les religieux et religieuses aujourd’hui, que, comme on le dit souvent, la mission doit être comprise en termes de manière d’être plutôt qu’en termes d’action.

Je voudrais cependant creuser quelque peu ce point, parce qu’il est peut-être moins évident qu’il n’y paraît au premier abord. En mettant en évidence le regard et l’écoute, on ne donne pas simplement la priorité à l’être sur l’agir. On passe également sous silence la dimension de la parole. Ces deux options ne font pas l’objet du même consensus dans l’Église ni dans la vie religieuse.

L’insistance sur l’être plutôt que sur le faire fait aujourd’hui globalement l’unanimité, du moins au niveau du discours [6]. Cette moindre insistance sur les œuvres s’explique par des raisons à la fois sociologiques et théologiques. D’un point de vue sociologique, Kristoff Talin [7] a bien mis en évidence que l’insertion des religieux et religieuses dans le monde n’est définitivement plus de l’ordre de l’utilité sociale. Il ne s’agit plus de pallier les carences étatiques comme autrefois, en créant des écoles, des hôpitaux, des services sociaux. D’autres le font aussi bien (même si l’on regrette parfois le temps des Sœurs disponibles 24 heures sur 24) et, de toutes façons, la moyenne d’âge actuelle des religieux et religieuses en Occident ne leur permet plus de rêver à des actions grandioses.

Théologiquement, intervient aussi la dimension de gratuité de la vocation, dont les religieux sont plus conscients qu’autrefois. La vie religieuse est inutile et précieuse, à la manière du parfum de Béthanie dont parle Vita consecrata. Lorsque Jean-Paul II insiste fortement, dans la même exhortation, sur le fait que la vie consacrée est essentielle à l’Église [8], il ne se situe pas au niveau de ce que celle-ci peut faire pour l’Église, mais de ce qu’elle signifie par sa simple présence au sein du peuple de Dieu. La vie consacrée – et donc aussi la vie religieuse – naît d’une initiative gratuite de Dieu et elle manifeste ainsi quelque chose du Royaume. Par sa seule existence, indépendamment de ce qu’elle fait, elle rappelle à l’Église qu’elle a aussi à se recevoir gratuitement de son Seigneur pour se mettre en route vers ce Royaume offert à toute l’humanité.

La mise en évidence de l’être plutôt que du faire, pour parler du sens de la vie religieuse, va donc globalement de soi aujourd’hui. On ne retrouve cependant pas la même unanimité en ce qui concerne le dire, la parole. Notre mission fondamentale est-elle essentiellement de l’ordre d’une manière d’être ou comprend-elle aussi une prise de parole ?

Quelle place pour une annonce explicite ? Un débat ouvert

Dans la période qui a suivi immédiatement Vatican II, on insistait un peu partout dans l’Église sur l’importance « d’être avec » les gens, de s’enfouir dans la pâte humaine, sans mettre en avant son caractère chrétien. L’abandon de l’habit religieux est typique de cet état d’esprit. On voulait quitter le triomphalisme d’autrefois au profit de la discrétion et de l’humilité. Dans ce contexte, une annonce explicite de la foi n’était certainement pas une priorité.

Aujourd’hui, il est clair qu’une partie importante de l’Église, notamment dans la hiérarchie, ne partage plus cette manière de voir. Les évêques français, par exemple, invitent les chrétiens à « proposer la foi dans la société actuelle », pour reprendre le titre de leur lettre aux catholiques de France [9]. Semblablement, les évêques de Belgique, dans un document récent [10], insistent sur l’importance pour les chrétiens d’avoir une parole spécifique dans la société contemporaine. Citons un passage de cette déclaration, au n° 74 : « la foi et la religion ne peuvent être exilées dans la sphère privée. Les chrétiens sont des citoyens à part entière, qui ont le droit d’intervenir dans le débat public. Ils n’ont pas à craindre la lumière. »

Cette mise en évidence du rôle de la parole dans la mission, et plus largement de la visibilité du christianisme, n’est pas propre au magistère. On la retrouve dans bon nombre de communautés nouvelles, y compris lorsqu’elles appartiennent canoniquement à la vie religieuse. Le port de l’habit religieux redevient ainsi pour elles quelque chose d’important. Cet accent nouveau sur la parole, sur la visibilité, a fini par interpeller la vie religieuse traditionnelle elle-même. Mark Rotsaert, président de la conférence des provinciaux jésuites européens et depuis peu conseiller direct du nouveau Père général, a abordé cette question dans le cadre d’une rencontre de l’UCESM, l’Union des conférences européennes de supérieurs majeurs [11]. Il invita les supérieurs majeurs à se laisser questionner par les communautés nouvelles sur différents points, parmi lesquels la clarté quant à la vocation. Il y a effectivement une insistance sur la visibilité, tant parmi les communautés nouvelles qu’au sein de l’épiscopat européen et certainement aussi la curie romaine, qu’on retrouve moins dans la vie religieuse traditionnelle. C’est peut-être ce qui explique une certaine incompréhension entre l’épiscopat et les instituts religieux. Lors du premier synode sur l’Europe, par exemple, les évêques avaient peu parlé de la vie religieuse, tandis qu’ils avaient beaucoup évoqué la joie et l’espérance suscitées par le développement des communautés nouvelles, qui s’affirmaient davantage dans le paysage ecclésial [12]. Le Père Cabra avait traduit cette attitude des évêques de la manière suivante : « si vous ne changez pas, chers religieux, vous aurez peu à dire à l’Europe. » [13] Cela avait suscité perplexité et amertume parmi les religieux, qui avaient le sentiment de ne pas être compris par leurs évêques.

À la lumière de ce débat, il est intéressant de constater que, lorsque les supérieures majeures de Belgique définissent la mission de la vie religieuse comme elles la comprennent aujourd’hui, elles ne mentionnent pas directement le fait de parler, et encore moins d’être visible, mais elles utilisent des termes (contempler, regarder, écouter…) qui renvoient davantage à la discrétion, à « l’être avec ».

Être réceptif à la Parole

J’en viens maintenant aux deux premiers verbes mis en évidence dans le thème : contempler et écouter la Parole. Ces deux dimensions auxquelles les consacrés sont appelés, apparemment bien distinctes, ne sont finalement que deux facettes d’une même attitude, qu’on pourrait traduire par l’expression de contemplation écoutante. Celle-ci ne s’exerce pas par rapport à quelque chose, mais par rapport à une personne, Jésus Christ.

La Parole de Dieu ne se limite en effet ni à l’Évangile, ni à l’Écriture, même si celle-ci constitue un moyen privilégié pour la découvrir. Fondamentalement, c’est le Christ qui est Parole de Dieu pour l’humanité. Le Christ tel qu’il s’est révélé il y a deux mille ans, comme le racontent les Évangiles, mais aussi le Christ tel qu’il ne cesse de se révéler aujourd’hui, par le travail de son Esprit à l’œuvre dans le monde.

À la base de la mission des religieux et religieuses, il y a donc d’abord une attitude de réceptivité, d’accueil, qui consiste à contempler et à écouter la Parole que Dieu leur adresse en son Fils. Vita consecrata a des paroles très belles à ce propos, quand elle relève (au n° 84) que la véritable prophétie naît de l’amitié avec Dieu, de l’écoute attentive de sa Parole dans les diverses étapes de l’histoire. Ce n’est sans doute pas un hasard si Jean-Paul II a choisi comme texte emblématique de cette exhortation apostolique le récit de la Transfiguration, où les disciples ne font rien de particulier, si ce n’est contempler le Christ transfiguré, écouter ce même Christ en conversation avec Moïse et Élie, puis le Père désignant son Fils bien-aimé, puis le Christ encore demandant aux disciples de garder le secret jusqu’à ce qu’il soit ressuscité des morts. Lors de la parution de l’exhortation, certains ont accusé Jean-Paul II d’avoir une vision trop contemplative de la vie religieuse, en choisissant un Évangile qui convenait avant tout aux moines et aux moniales. Mais le Pape ne faisait ici que rappeler l’importance de la prière contemplative et écoutante comme fondement même de toute activité missionnaire des consacrés. Leur mission s’épuisera vite si elle ne se nourrit pas à sa source, dans la contemplation et l’écoute du premier « missionnaire » qu’est le Christ lui-même, le Fils bien-aimé du Père envoyé par Lui pour partager nos chemins et nous indiquer la route de la vie.

En ce sens, la première attitude missionnaire des religieux et religieuses est une attitude de prière, dans la contemplation écoutante du Christ, Parole de Dieu telle qu’elle se révèle dans l’Évangile et dans le monde d’aujourd’hui. Leur prière devrait donc idéalement opérer une double relecture : la relecture de leur vie et du monde qui les entoure à la lumière des Écritures, et la relecture de l’Écriture à la lumière du monde qui est le leur, pour y découvrir les appels que l’Esprit du Seigneur leur adresse. Il s’agit donc de se nourrir à la double source de l’Écriture et du monde. Un bel exemple de cette contemplation écoutante est fourni par les communautés de base d’Amérique latine, qui ont relu conjointement le livre de l’Exode et leur situation de communautés en marche vers le Royaume, reconnaissant dans cette lecture conjointe un appel de Dieu pour aujourd’hui.

Regarder le monde à la manière du Christ

Dans le même mouvement, les religieux et religieuses sont invités à regarder le monde avec les yeux de Dieu. J’aime beaucoup cette expression, qui devrait constituer le rêve de tout chrétien, et donc a fortiori de tout religieux. Bien sûr, il ne nous est pas possible de connaître directement le regard du Père, mais nous en avons un reflet fidèle en la personne de Jésus. « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9). Le regard de Jésus sur ses contemporains, tel que nous pouvons le deviner à travers les Évangiles, nous révèle le regard du Père lui-même sur l’humanité. C’est dans ce regard que les religieux sont invités à entrer à sa suite.

Relevons ici quelques éléments particulièrement frappants de ce que les Évangiles révèlent du regard de Jésus.

Un premier point à souligner, c’est la qualité exceptionnelle du regard de Jésus. Nous n’avons jamais rencontré Jésus en chair et en os, nous n’avons donc pas fait directement l’expérience de son regard, mais la manière dont les évangélistes en parlent nous en donne une idée, et leur témoignage donne à penser que ce regard avait quelque chose de très particulier. Il bouleversait par sa bienveillance, parce qu’il rejoignait la personne au plus intime d’elle-même, là où se trouvent ses blessures les plus profondes mais aussi sa capacité d’aimer et de grandir. Je pense par exemple à ce qui est dit en Luc de la rencontre de Jésus avec Pierre, après son reniement : « Le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre. Et Pierre se rappela la parole du Seigneur qui lui avait dit : avant que le coq chante aujourd’hui, tu m’auras renié trois fois. Il sortit et pleura amèrement. » (Lc 22, 61-62) Luc ne donne guère de détails sur cette scène, mais cela suffit pour nous faire prendre conscience de ce qui s’est passé. Dans le regard de Jésus, il n’y avait certainement pas de condamnation, sans doute même pas de reproche, mais de la tristesse, plus encore pour Pierre que pour ce qu’il avait fait. Dans ce regard d’amour blessé, Pierre s’est senti rejoint au plus profond de lui-même, à la fois dans sa lâcheté mais aussi dans les potentialités d’amour présentes en lui, que Jésus souhaitait ardemment réveiller. C’est ainsi qu’il est sorti de la cour de la maison du grand prêtre en pleurant sa lâcheté, mais sans céder pour autant au désespoir, parce qu’il avait découvert dans le regard du Christ un appel à déployer ce qu’il avait de meilleur. Dans ce regard de Jésus, il avait été rejoint dans sa pauvreté mais plus encore dans sa richesse, parce que, même dans des circonstances aussi dramatiques, le regard de Jésus restait bienveillant, il lui « voulait du bien ».

D’autres mentions évangéliques du regard de Jésus aident à en découvrir des facettes complémentaires. Je pense à la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche. En Mc 10, 21, après que l’homme riche a dit à Jésus qu’il observait les commandements depuis sa jeunesse, Jésus posa son regard sur lui et se mit à l’aimer – on retrouve ici la bienveillance. Puis il lui dit : « Une seule chose te manque : va, ce que tu as vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi. » Ce regard d’amour bienveillant porté sur l’autre, qui le rejoint au meilleur de lui-même, est donc aussi un regard exigeant qui, précisément parce qu’il aime, invite l’autre à aller plus loin dans le déploiement de ses potentialités au service de l’amour. Ce que tu fais est déjà très bien. Mais tu peux encore faire mieux.

Cette exigence d’amour dans le regard que Jésus portait sur ses contemporains a pu parfois l’amener à les interpeller, à les secouer même, avec des paroles qui peuvent nous sembler très dures. Je pense à cet extrait de l’Évangile de Marc (Mc 3, 5), où Jésus se fait reprocher par les pharisiens d’avoir guéri un homme à la main paralysée un jour de sabbat. Marc nous parle explicitement du regard « de colère » que Jésus porte sur ses interlocuteurs, « navré de l’endurcissement de leurs cœurs ». Ce regard de colère, nous avons à bien le comprendre. C’est parce qu’il aime son interlocuteur que Jésus est en colère. Il est désolé de le voir s’enfermer dans une attitude légaliste qui l’empêche de déployer ses potentialités d’amour au service de son prochain. Cela vaut particulièrement vis-à-vis des pharisiens. Jésus a eu des paroles extrêmement dures à leur égard, par exemple au chapitre 23 de Matthieu, où il les traite d’hypocrites, d’insensés, de guides aveugles, etc. Généralement, nous en déduisons que Jésus et les pharisiens étaient des ennemis. Mais les exégètes nous disent aujourd’hui que Jésus était au contraire particulièrement proche des pharisiens, et que c’était précisément pour cette raison qu’il était si dur avec eux. Sur beaucoup de points, les pharisiens étaient proches du Royaume, Jésus les aimait beaucoup, et c’est parce qu’il les aimait qu’il était d’autant plus exigeant avec eux, et d’autant plus désolé, voire en colère, quand ils les voyaient s’égarer, gaspiller les richesses d’amour qui étaient les leurs. Il n’y a donc pas de contradiction entre la bienveillance fondamentale du regard de Jésus sur ses contemporains et l’exigence contenue dans ce même regard. Il s’agit toujours d’aider l’autre à déployer le meilleur présent en lui.

Une troisième dimension du regard de Jésus que je voudrais souligner, c’est que ce regard allait au-delà des apparences humaines et était particulièrement attentif aux plus petits, à ceux que nous aurions tendance à ne pas voir, parce qu’ils ne se mettent pas en évidence, qu’ils sont marginalisés, qu’ils n’appartiennent pas au cercle restreint des gens qui comptent. On le voit bien en Mc 12, 41-44, lorsque Jésus, assis en face du tronc du temple, regarde la foule mettre de l’argent dans le tronc. Plutôt que d’être impressionné par les riches qui déversent des sommes importantes, il remarque la pauvre veuve, qui aurait dû passer inaperçue parmi tous ces gens importants. Son regard va au-delà des apparences et reconnaît dans les quelques piécettes déposées discrètement un geste plus fort que celui des riches. Apparemment, la veuve n’a pas donné grand-chose. En réalité, pour qui sait regarder au-delà des apparences, elle a donné bien plus que les autres.

À la suite du Christ, développer l’a priori favorable

Les religieux sont appelés à s’inspirer de ce que l’Évangile dit du regard du Christ, en portant sur le monde un regard caractérisé par l’a priori favorable, qui reconnaît d’abord dans l’autre une créature aimée de Dieu, dans laquelle l’Esprit du Seigneur est à l’œuvre. Vatican II a particulièrement mis en œuvre cet a priori favorable dans la déclaration sur les religions non chrétiennes Nostra Ætate, où il reconnaît ce qui est vrai et saint dans les religions non chrétiennes, plutôt que d’y voir des foyers d’erreur et de mensonge, comme autrefois. La prière pour la paix d’Assise, mise en route par Jean-Paul II, s’inscrit dans la même perspective.

Ce regard positif, les religieux et religieuses ne doivent pas seulement le porter ad extra, mais aussi et peut-être même d’abord à l’intérieur même de leurs communautés. Il est parfois plus facile d’aimer le « prochain » que je ne fréquente qu’occasionnellement que le prochain que je côtoie chaque jour. Il n’est pas si rare qu’un religieux porte un regard spontanément critique sur ses frères ou sœurs de communauté ou de congrégation, et répercute parfois ce regard négatif dans ses propos hors communauté. Une telle attitude ne correspond pas au regard du Christ. Elle n’aide pas à donner vie et espérance.

Cette mise en évidence de l’importance du regard positif sur autrui rejoint une des grandes missions à laquelle l’Église est appelée aujourd’hui : être artisan de communion. La communion ne peut se construire que si les chrétiens sont habités par un a priori de confiance envers l’autre, d’ouverture aux richesses qu’il porte en lui. Repartir du Christ est particulièrement éclairant à cet égard, quand il invite les consacrés à être des artisans de communion, notamment dans leurs relations avec les communautés nouvelles, les laïcs et la hiérarchie. C’est une conséquence logique d’un regard porté sur le monde avec les yeux de Dieu.

Un regard exigeant, par amour

Cependant, ce regard d’amour porté sur autrui n’est pas pour autant un regard facile, il peut aussi être exigeant, à l’instar du regard du Christ, qui dénonce fortement ce qui va à l’encontre de la Bonne Nouvelle de l’Évangile. L’Église est plus attentive aujourd’hui à cette dimension d’exigence qu’elle ne l’était à l’époque du concile. Beaucoup reconnaissent que l’approche positive de Vatican II à l’égard du monde, si elle s’explique fondamentalement par le souci de rompre avec l’attitude soupçonneuse de l’Église préconciliaire vis-à-vis de la modernité, peut également être lue à la lumière du contexte général des golden sixties, un contexte fait d’optimisme foncier et de confiance dans les progrès de la civilisation.

Aujourd’hui, l’humanité est revenue de cet optimisme quelque peu béat et adopte une attitude davantage critique à l’égard de l’évolution du monde. On est beaucoup plus sensible aux menaces qui pèsent sur l’humanité et sur la création, aux dégâts que notre manière de vivre occasionne à l’environnement et au danger que cela implique pour notre propre survie. L’Église participe à ce mouvement en adoptant un ton plus critique vis-à-vis de la société contemporaine, dénonçant avec force les injustices de notre monde globalisé, les dérives qui ne respectent pas la personne humaine et les dangers que nous faisons courir à l’univers. Par rapport à l’approche optimiste d’il y a quarante ans, on peut parler d’infléchissement, voire de virage, mais cela ne signifie pas pour autant qu’on trahirait la suite du Christ. On rejoint plutôt le regard critique que Jésus lui-même portait sur certaines attitudes de ses contemporains.

Que le regard des religieux sur le monde se fasse plus critique n’est donc pas mal en soi. Mais l’important est qu’il s’appuie sur l’amour du monde. C’est par amour de ses frères et sœurs que Jésus dénonçait ce qui les éloignait du projet de Dieu pour eux. C’est le même esprit qui doit animer les religieux et les chrétiens aujourd’hui. C’est précisément parce que l’Église est solidaire des luttes et des espoirs de l’humanité qu’elle dénonce avec force les risques encourus par cette même humanité. C’est le même souci du bien de la personne humaine et de la société qui est à la base de la prière pour la paix d’Assise comme de la condamnation de certaines expérimentations en matière bio-médicale.

Il est important de pouvoir unir ces attitudes positive et critique dans un même regard. L’équilibre entre l’une et l’autre n’est pas facile à établir et dépendra de la situation dans laquelle chacun se trouve. Le processus qui précède les assemblées du synode des évêques est éclairant à cet égard. Souvent, le premier document préparatoire – les Lineamenta – élaboré par la curie romaine, est très critique à l’égard du monde, dénonçant la sécularisation, l’individualisme, la perte des valeurs chrétiennes, etc. Ce document est envoyé aux conférences épiscopales, qui se plaignent de son approche trop négative à l’égard de la société. Le secrétariat du synode élabore alors un nouveau document, l’Instrumentum laboris, généralement beaucoup plus positif. Les interventions au synode témoignent également de cette pluralité d’approches. D’une certaine façon, peu importe l’équilibre atteint. Le tout est qu’il soit inspiré par l’amour du monde.

Un regard attentif aux plus petits

À la suite du Christ, les religieux sont également appelés à développer un regard attentif en priorité aux plus petits. Cette troisième dimension du regard du Christ ne fait guère problème, du moins sur le plan des principes. À lire les constitutions rénovées des instituts, les actes des chapitres généraux ou provinciaux, on retrouve généralement cette mise en évidence de l’option préférentielle pour les pauvres. Les religieux sont profondément habités par Mt 25, 31-46, qui invite à reconnaître le Christ présent dans le plus petit de ses frères, la plus petite de ses sœurs. Le tout, évidemment, est de se demander si l’on vit vraiment ce regard attentif au plus petit. Ici encore, il est important d’être attentif à la dimension d’échange des dons. Les religieux et religieuses ont certainement autant, voire plus à recevoir des pauvres qu’à leur donner.

Regarder le monde avec un cœur de femme

Pour les supérieures majeures, il ne s’agit pas seulement de regarder le monde avec les yeux de Dieu, mais aussi avec un cœur de femme. Je me sens ici moins habilité à avoir une parole sur le sujet, étant donné que j’appartiens à l’autre moitié de l’humanité. Je relèverai simplement ce que Vita consecrata (n° 57) dit à ce propos, lorsqu’elle parle d’un appel spécial adressé aux femmes consacrées d’être un signe de la tendresse de Dieu pour le genre humain. Noëlle Hausman ne dit pas autre chose [14], lorsqu’elle relève que la spécificité féminine de la vie religieuse consiste à rendre visible un visage de la tendresse de Dieu pour la communauté ecclésiale et humaine. On peut ajouter ici le don de la vie et de l’espérance. La femme est par nature porteuse de vie. Une compréhension féminine de la vie religieuse apostolique permet de révéler certains traits du visage de Dieu, qui vont précisément du côté de la vie et de l’espérance.

Dans cet esprit, on comprend que l’explicitation du thème parle de donner la vie et l’espérance au monde. Donner la vie a une connotation typiquement féminine. Jacques Haers [15] parle à ce propos de la vie religieuse comme d’un plaidoyer pour une qualité de la vie. C’est une manière relativement nouvelle de concevoir la vie religieuse. Autrefois, on insistait sur le renoncement du religieux à un certain nombre de valeurs humaines, nécessaire pour suivre le Christ de plus près. Aujourd’hui, on met davantage en évidence la valeur positive de la vie religieuse. Si je choisis d’entrer dans la vie religieuse, ce n’est pas pour mourir, c’est pour vivre. Chaque vœu peut être ainsi relu dans une perspective de vie.

Le thème du don de la vie nous renvoie également à la pastorale d’engendrement, déjà évoquée plus haut. Cette nouvelle manière de comprendre la pastorale vise avant tout à susciter la vie, dans toutes ses dimensions, physique, psychologique, intellectuelle, affective, spirituelle, croyante, et d’abord dans ce que la vie a de plus élémentaire, ce qui est nécessaire chaque jour pour exister simplement en dignité humaine. Il s’agit d’abord d’aider l’autre à grandir dans son humanité. Une parole explicite d’annonce de la Bonne Nouvelle n’est certainement pas exclue, mais s’il nous est donné de la prononcer, c’est en quelque sorte par surcroît, en surabondance.

La même pastorale d’engendrement nous invite également à comprendre la relation à autrui sur le mode de la réciprocité. Si les religieux et religieuses sont appelés à donner la vie au monde, ils sont tout autant appelés à la recevoir de lui.

Susciter l’espérance

Il s’agit encore de susciter l’espérance. L’espérance est étroitement liée à la vie. L’espoir fait vivre, comme le dit la sagesse populaire, et le fait d’avancer dans la vie permet de garder l’espérance. Ce témoignage d’espérance me semble particulièrement urgent dans le monde qui est le nôtre. Je lisais récemment l’ouvrage d’un philosophe explicitement athée, André Comte-Sponville [16]. Un des passages les plus interpellants de son ouvrage est l’évocation de la mort d’amis ou de proches, qui constitue pour lui un moment particulièrement difficile à vivre, précisément parce qu’il n’a pas d’espoir d’un au-delà. Or, le témoignage d’espérance que religieux et religieuses sont appelés à donner est précisément celui d’une vie qui ne s’arrête pas à la mort. En d’autres termes, il s’agit de proposer à nos frères et sœurs une vie sous le ciel ouvert, c’est-à-dire une vie qui appelle à une vie nouvelle alors même qu’apparemment tout prend fin.

Timothy Radcliffe relève très justement à ce propos que les religieux peuvent être témoins d’espérance par la fidélité à l’engagement pris [17]. C’est ce qu’il appelle « oser risquer sa vie ». Dans nos sociétés occidentales, il y a une profonde perte de confiance dans l’acte de s’engager par promesse. Quel sens peut-il y avoir de donner sa parole jusqu’à la mort, si la mort est effectivement la fin de tout ? La profession des conseils évangéliques a ici une valeur très forte de témoignage eschatologique, qui refuse de se limiter à l’ici-bas. Elle constitue un acte de la plus haute signification, un signe d’espérance dans le Dieu qui nous promet un avenir, même s’il dépasse notre imagination, et qui tiendra sa parole. Cet avenir commence dès aujourd’hui, et il se poursuivra dans l’éternité.

[1J. Haers, Les vœux aux frontières, Bruxelles, Lessius, 2006.

[2Voir E. Bianchi, Si tu savais le don de Dieu, Bruxelles, Lessius, 2001.

[3J.-C. Guy, La vie religieuse mémoire évangélique de l’Église, Paris, Le Centurion, 1987.

[4Le développement du phénomène des laïcs associés à certains instituts peut constituer un exemple intéressant à cet égard.

[5Voir Ph. Bacq et C. Théobald (Éd.), Une nouvelle chance pour l’Évangile, Bruxelles, Lumen Vitae, 2004 ; Ph. Bacq et C. Théobald (Éd.), Passeurs d’Évangile, Bruxelles, Lumen Vitae, 2008.

[6Dans la vie concrète, c’est autre chose : beaucoup de religieux et de religieuses se définissent encore effectivement par ce qu’ils font.

[7Voir K. Talin, Survivre à la modernité ?, Montréal, Médiaspaul, 2005.

[8Voir par exemple VC 29.

[9Les Évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, Paris, Le Cerf, 1996.

[10Les Évêques de Belgique, Ne savez-vous donc pas interpréter les signes des temps ?, Bruxelles, Éditions Licap, 2007.

[11Voir M. Rotsaert, « Pour une vie religieuse en Europe Anno 2006 » dans Union. Vie religieuse en Belgique, 2006.

[12Voir B. Malvaux, « Que peut attendre la vie consacrée du prochain synode pour l’Europe ? », dans Vie consacrée, 1999.

[13Voir P.G. Cabra, « La vie religieuse au synode des évêques sur l’Europe », dans La documentation catholique, 1992.

[14Voir N. Hausman, Où va la vie consacrée ?, Bruxelles, Lessius, 2004.

[15J. Haers, Les vœux aux frontières, Bruxelles, Lessius, 2006.

[16A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme, Albin-Michel, 2006.

[17Voir T. Radcliffe, Je vous appelle amis, Paris, Le Cerf – La Croix, 2000.

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