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Elisabeth de la Trinité, Prophète de la présence de Dieu-Trinité

Conrad de Meester, o.c.d.

N°2007-1 Janvier 2007

| P. 54-68 |

Le centenaire de la mort d’Élisabeth de la Trinité est salué par d’importantes publications, dont l’auteur est la cheville ouvrière. Il nous présente ici, « le plus succinctement possible », la physionomie et la trajectoire d’une carmélite dont l’œuvre commence à peine à s’ouvrir devant nous.

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Il y a un siècle, le 9 novembre 2006 mourut au Carmel de Dijon (France) Élisabeth Catez, sœur Élisabeth de la Trinité, elle n’avait que vingt-six ans et quatre mois. Lors du centenaire de sa naissance en 1980, nous avons pu réaliser l’édition critique de ses Œuvres complètes [1] et tout récemment l’ouvrage Élisabeth de la Trinité. Biographie [2]. Cette biographie sera suivie du volume documentaire Élisabeth de la Trinité vue et entendue par les témoins [3]. Entre-temps, nous renvoyons les exégètes d’Élisabeth à la Concordance de tous les mots de ses écrits, concordance réalisée par le Carmel de Bourges [4]. En béatifiant Élisabeth le 25 novembre 1984, Jean-Paul II disait : « Avec la bienheureuse Élisabeth, une nouvelle lumière brille pour nous, un nouveau guide certain et sûr se présente. »

Ici, nous ne pouvons nous plonger que pendant quelques instants dans la richesse de cette existence fulgurante et de son enseignement. Un regard sur sa carte d’identité, d’abord. Fille aînée du capitaine Joseph Catez et de Marie Rolland, Élisabeth Catez naît le dimanche matin 18 juillet 1880 au camp militaire d’Avord, près de Bourges, au cœur de la France. Après un séjour à Auxonne, en Bourgogne, les Catez déménagent à Dijon où naîtra, deux ans et demi plus tard, leur deuxième et dernière fille Marguerite, familièrement appelée Guite, alors qu’Élisabeth est souvent nommée Sabeth. A Dijon, la famille habitera successivement trois maisons. A vingt et un ans, le Carmel sera sa sixième demeure, la dernière. Le père d’Élisabeth meurt dans ses bras lorsqu’elle a sept ans. Depuis lors, chaque été, Madame Catez promène ses enfants par toute la France pour des vacances d’été de deux à trois mois. Élisabeth a beaucoup voyagé, vu les montagnes et les mers, les lacs et les forêts, connu les grands horizons et l’atmosphère paisible des petits villages dans le Midi ou dans les Vosges et le Jura. Lorsqu’elle sera canonisée, elle pourra être déclarée patronne des touristes, surtout du tourisme intérieur, nous le verrons.

On pourrait également la considérer comme la patronne des artistes, car depuis ses huit ans, elle est inscrite au Conservatoire de Dijon, recevant à la maison des leçons supplémentaires, assez pauvres, de formation littéraire et générale. A treize ans, elle remporte son diplôme final de Premier Prix de piano. Souvent les journaux locaux chantent sa louange. Mais Élisabeth chantera « la louange de la gloire » de Dieu, comme le dit saint Paul (Ep 1, 12), formule qui lui deviendra chère au point de l’assumer comme son « nouveau nom » du ciel (cf. Ap 2, 17).

« Amour et vérité marchent devant ta face » (Ps 89, 15)

Élisabeth possède deux autres talents précieux : un cœur immensément riche et un sens inouï de la vérité. Les mots « aimer », « amour » et « cœur » reviennent dans ses écrits des centaines de fois. « Le bon Dieu m’a donné un cœur bien tendre, bien fidèle, et quand j’aime ce n’est pas rien qu’un peu », écrit-elle (L 65 [5]). « Il a mis en mon cœur une soif d’infini et un si grand besoin d’aimer que Lui seul peut rassasier » (L 169).

Par ailleurs, ce cœur puissant est hébergé dans « une nature ardente et colère », comme dit sa mère [6] en évoquant Élisabeth, enfant débordante d’une énergie qui n’est pas encore contrôlée ni orientée. Ce que la petite mignonne sait se mettre en colère ! « Mon Élisabeth est un pur diable », écrit la maman au sujet de l’enfant qu’elle aime éperdument. Quel caractère explosif ! « Emportée », dira sa sœur, « des colères, tout à fait de vraies colères, très diable ! » Même l’abbé Sauvageot qui la prépare à sa première communion assure : « Élisabeth Catez sera un ange ou un démon. » Apparemment, il n’existe pas de voie intermédiaire pour elle.

Chez Élisabeth, comme chez Thérèse de Lisieux ou Catherine de Sienne, l’intense vie intérieure commence très tôt. Depuis son enfance, la petite Sabeth vit un secret intérieur : sa relation à Dieu. De temps en temps, elle expérimente le venir de Dieu dans son cœur, si soudain et surprenant, si suave et céleste qu’elle comprend intuitivement : voici Jésus qui me visite au-dedans, qui remplit mon cœur de sa présence aimante.

Et la visite intérieure du Seigneur est accueillie avec un assentiment sans bornes. Bientôt s’ouvre la perspective d’une appartenance totale à Jésus, aussi directe que possible, aussi intense que faire se peut. Elle confie, au sujet de l’époque qui précède sa première communion (avant ses dix ans et neuf mois donc) : « J’aimais beaucoup la prière et tellement le bon Dieu que, même avant ma Première communion, je ne comprenais pas qu’on pût donner son cœur à un autre, et dès lors j’étais résolue à n’aimer que lui et à ne vivre que pour lui. » Elle a entendu un appel et la réponse positive la rend intensément heureuse. Désormais elle porte un secret royal dans son cœur. C’est l’Amour qui fait cela, et à l’Amour, elle ne veut donner que de l’amour.

Et ses colères légendaires ? Ici se révèle ce deuxième trait fondamental du caractère d’Élisabeth : sa soif de vérité, sa droiture innée. Élisabeth est foncièrement un être de vérité. Une fois entrevue une lumière, par exemple que la noblesse suprême est d’aimer et qu’il importe souverainement d’éviter tout ce qui blesse le prochain, elle s’engage de pied ferme à organiser son existence autour de cette loi : par amour de Jésus et avec cette « volonté de fer » que souligne sa première institutrice, elle ne tardera pas à apprivoiser les pousses sauvages de son énergie apparemment inépuisable. Élisabeth est un volcan ; seulement, elle apprend à se dominer parfaitement, à contenir en elle-même la lave brûlante. Anticipons un instant sur notre récit pour citer un passage de son Journal, à l’âge de dix-huit ans et demi : « J’ai eu aujourd’hui la joie d’offrir à mon Jésus plusieurs sacrifices sur mon défaut dominant. Mais comme ils m’ont coûté ! Lorsque je reçois une observation injuste, je sens bouillir mon sang dans mes veines, tout mon être se révolte !… Mais Jésus était avec moi. J’entendais sa voix au fond de mon cœur, et alors j’étais prête à tout supporter pour l’amour de Lui » (J 1) Simultanément montent en elle la colère et la pensée à Jésus, la demande de Jésus et la réponse de Sabeth. La moindre faille est immédiatement rectifiée. Vérité et amour sont les deux ailes qui la poussent en haut.

« Dieu prit possession de mon cœur »

19 avril 1890. Première communion à l’église paroissiale de Saint-Michel de Dijon ! Que se passe-t-il ? La gamine espiègle fond en larmes… Durant presque toute la messe, elle est bouleversée. Enfin Jésus vient pour la toute première fois dans son cœur… Moment inoubliable ! Sept ans plus tard elle écrira encore sur ce grand moment : « Dieu prit possession de mon cœur, tant et si bien que depuis ce colloque mystérieux je n’aspirais qu’à donner ma vie, qu’à rendre un peu de son grand amour au Bien-Aimé de l’Eucharistie qui reposait en mon faible cœur, l’inondant de toutes ses faveurs » (P 47). Elle confiera plus tard que, en « ce grand jour » de la « première rencontre », « nous nous sommes tout donnés l’un à l’autre » (L 178).

Et la vie continue. Études de musique, premiers concerts, nombreuses rencontres avec les jeunes amies de la ville (au milieu desquelles elle est le leader naturel du groupe), voyages, vacances. Mais au-dessus de tout, l’amitié déjà intense avec Jésus. Une jeune amie, Louise Recoing, témoigne : « A cet âge, elle avait treize ou quatorze ans, ce qui m’a toujours frappée en elle, c’était sa faim si ardente de la sainte communion. Elle ne pensait qu’aux jours où il lui serait permis de recevoir Notre-Seigneur, les comptait, m’en parlait à toutes nos rencontres [7]. » L’abbé Angles, le grand confident d’Élisabeth lors des vacances à Saint-Hilaire (département de l’Aude), la décrit comme « toujours en tête de la bande », mais assure d’autre part : « Élisabeth fut sainte dès ses premières années. J’affirme qu’elle ne s’est jamais démentie. […] Tout ce que je puis certifier, c’est, qu’après [sa première communion], je ne l’ai pas vue une seule fois prier, je ne l’ai pas entendue une seule fois en confession, je ne l’ai pas communiée une seule fois sans murmurer édifié : « Cette enfant est un ange [8]. »

Élisabeth va avoir quatorze ans lorsque, un matin après la communion, la présence du Seigneur se fait si pressante que, dans un don illimité d’elle-même, elle promet à Jésus virginité à vie. Peu après, de nouveau après la Communion, le mot « Carmel » monte dans son cœur, cristallisant ainsi la manière dont son avenir se concrétisera. Élisabeth raffole des enfants et constatera le bonheur de ses amies qui vont se marier. Mais pour elle-même ? Elle est mariée. Avec Jésus. D’une façon indiscutable et définitive. Elle n’hésitera jamais, même si elle rencontrera de beaux garçons qui sont en admiration devant elle, même si elle recevra plusieurs demandes en mariage. Plusieurs…

« Jésus, de toi mon âme est jalouse… »

Élisabeth a quatorze ans. Cinquante-quatre pourcents de sa vie se sont déjà passés. Par chance, elle commence à écrire. Un premier Journal, qu’elle a détruit. Des poésies de jeunesse dont la valeur, du point de vue technique et strictement poétique, est plus ou moins nulle. Mais elle y exprime ce qui l’anime au-dedans. Telle une rose, une nouvelle vie intérieure s’épanouit, plus intense que jamais. A quatorze ans, son existence est entrée dans un mouvement accéléré, vertigineux. « Jésus, de toi mon âme est jalouse… » (P 4). « Jalouse », au sens d’un désir ardent, prêt à passer par le feu. Désormais, Élisabeth Catez souffre d’un amour de Jésus chronique, inextinguible, d’un feu consumant qui la pousse à se donner sans réserve.

Le Carmel est donc l’objet de ses rêves d’avenir… Elle n’a qu’à parcourir deux cents mètres pour rejoindre ses voisines, les carmélites du Boulevard Carnot, ce monastère que de sa chambre elle voit sans cesse. Elle n’a qu’à sauter le mur. Même si elle n’a que quinze, seize ans, elle rêve d’y entrer bientôt. Pourquoi faire attendre Celui qui est le Soleil de son cœur ? Quant à la date de son entrée, elle s’est gravement trompée. Madame Catez, sa mère, est une chrétienne pratiquante, pieuse, qui aime même beaucoup les écrits de Thérèse d’Avila, c’est elle qui en a la première parlé à Élisabeth. Mais que sa fille aînée, prunelle de ses yeux, disparaissse pour toujours derrière les murs du carmel, ce ne sera pas vrai ! Jamais !

Et ainsi commence pour Élisabeth Catez, entre-temps brillant Premier Prix piano du conservatoire de Dijon, une longue attente de sept ans, non sans douleur. Ce long délai sera très important pour la maturation du charisme prophétique de la jeune sainte. Elle ne parle plus ouvertement de son désir avec cette mère qu’elle aime tendrement, viscéralement. Elle espère, prie, attend. Mais lorsqu’elle a atteint ses seize ans, la longue attente commence à peser. On voit à travers ses poésies comment Sabeth se réfugie inconsciemment dans une aspiration nostalgique de la maison de ses rêves, ce Carmel où un jour elle pourra réaliser son amour contemplatif de Jésus. Là, demain, elle donnera sa pleine mesure. Au monastère, où rien ne la distraira du Bien-Aimé. Pour le moment, sa mère reste un rocher inébranlable. Ce qui est pire, la santé de Madame Catez décline. Il semble qu’Élisabeth, fille aînée, devra renoncer à son propre avenir pour la soigner. A cette époque il existait peu de structures pour les personnes âgées. Adieu alors, le rêve contemplatif !

Mais entre-temps mûrit chez la jeune Élisabeth Catez une nouvelle compréhension de sa situation. Elle saisit – alors qu’elle est si jeune ! – que l’amour véritable consiste à s’engager radicalement, entièrement, dans ce que le Seigneur demande concrètement. Le véritable amour n’est pas d’aimer « là » et « demain », ailleurs et dans un autre temps, mais « ici » et « maintenant ». Même si Dieu veut qu’elle dise adieu à son couvent contemplatif, eh bien, ce sera comme ça, elle acceptera ! « Ce que tu veux, je le veux aussi », écrit-elle (P 44). Maintenant triomphent dans ses écrits la « volonté » précise de Dieu et « l’abandon » à tous ses désirs concrets. A dix-sept ans, la jeune Élisabeth a pris une décision fondamentale à laquelle elle restera inconditionnellement fidèle : le choix absolu et conséquent de la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit. Une profonde transformation s’est réalisée. Ici, Élisabeth devient la jeune sainte, la sainte jeune laïque avant d’être une jeune sainte moniale – même si la croissance en sainteté ne s’achève qu’au moment même d’entrer au ciel.

Sainteté et contemplation dans une existence de jeune chrétienne

Il est frappant de constater que, le 8 décembre 1897, fête de Marie Immaculée, le jour où Élisabeth formule pour la première fois dans ses écrits son adhésion inconditionnelle à la volonté concrète de Dieu (J 44), dans une autre poésie du même jour elle formule pour la toute première fois son désir d’offrir son cœur à Jésus comme sa « demeure » à lui, comme un « jardin solitaire » que Jésus doit « visiter souvent », voire « y demeurer constamment », pour en faire « à toute heure » « sa pure demeure » (P 43). Là, Élisabeth vivra une amitié indéfectible avec Jésus, en sa Présence sans cesse recherchée : « Car mon cœur est toujours avec Lui,/Et nuit et jour il pense sans cesse/A ce céleste et divin Ami/Auquel il voudrait prouver sa tendresse » (P 43).

Aussi pour son message prophétique destiné aux autres, l’entrée inconditionnelle dans la volonté concrète de Dieu, ici et maintenant, quelle qu’elle soit dans l’avenir, aura des conséquences incisives.

  • Élisabeth intériorise de plus en plus sa contemplation. Son attention se porte de moins en moins sur la prière « là » et « demain » au monastère, mais se déplace, comme elle écrira, vers la « cellule de mon cœur : que ce soit ton petit Béthanie ; viens t’y reposer, je t’aime tant » (NI 5). Elle écrira à dix-huit ans : « Vous qui avez pris tout mon cœur, vous qui y vivez continuellement et en avez fait votre demeure, vous que je sens, que je vois des yeux de l’âme au fond de ce pauvre cœur » (J 60). « O Toi si humble de cœur, enfin façonne-le pour qu’il puisse être ta demeure aimée, pour que tu viennes t’y reposer » (J 119).
  • Dans un sens, elle« sécularise » sa contemplation, vivant sa relation au Seigneur en plein monde. Elle prie dans une maison ordinaire et aux coins de la rue. Elle rencontre le Seigneur lorsqu’elle voyage, fait de la musique, danse, joue au tennis, aide à la maison, visite les malades, va aux répétitions de la chorale de Saint-Michel, donne la catéchèse, prend sur elle la direction d’un « patronage » pour les enfants des ouvrières de laManufacture des tabacs, groupe pour lequel elle invente un nom tout à fait original dans l’histoire de la piété chrétienne : « Notre-Dame du Tabac… » Elle écrit : « Il me semble que rien ne peut distraire de lui, lorsqu’on n’agit que pour Lui, toujours en sa sainte présence, sous ce divin regard qui pénètre dans le plus intime de l’âme. Même au milieu du monde on peut l’écouter dans le silence d’un cœur qui ne veut être qu’à lui » (L 38).
  • Elleréduit sa contemplationà l’essentiel. Très contemplative, sa spiritualité est très peu « claustrale ». Sans les contours et l’habit monastiques, Élisabeth développe une spiritualité sur la base commune à tous les chrétiens : la foi en la présence de Dieu telle que Jésus nous l’a révélée, l’écoute de sa Parole et de sa Volonté. C’est la raison pour laquelle plus tard, comme carmélite, elle pourra dire avec force à ses amis laïcs que, eux aussi, sur le fondement de leur grâce baptismale, peuvent vivre l’intimité avec Dieu-Trinité dans « le ciel de leur âme ».

Alors qu’Élisabeth a déjà dit son grand oui à Dieu qui la retient comme laïque dans la vie ordinaire de chaque jour, voici la grande surprise… Madame Catez finit par comprendre qu’elle ne doit plus entraver le désir de sa fille et le dessein de leur Dieu. Elle donne son consentement : Élisabeth pourra partir au Carmel. Avec un petit bémol toutefois : attendre encore un petit peu, jusqu’à ses vingt et un ans ; ce n’est plus rien, encore 28 mois, 819 jours, quelque 19 000 heures… Tout émue, l’heureuse Élisabeth ne peut pas en croire ses oreilles.

Que de choses avant d’arriver au grand jour de son entrée au monastère… Le matin du 2 août 1901, elle s’agenouille devant le portrait de son père au ciel et quitte la maison. Elle ignore que quatre-vingt pourcents de sa vie se sont déjà écoulés…

Un noviciat dur

Voici donc sœur Élisabeth de la Trinité au Carmel de Dijon. Les premiers quatre mois de son « postulat » sont éblouissants ! « Tout est délicieux au Carmel […]. Il n’y a que lui partout. On le vit, on le respire » (L 89). « Quel bel horizon, c’est l’Infini ! » (L 109). Prière, silence, présence de Dieu, communauté, et tous les sacrifices offerts à Jésus pour son Église : c’est sa vie ! Elle se sent comme un poisson dans l’eau. La première adaptation à sa nouvelle famille religieuse se fait sans difficultés apparentes : au long de sa vie Élisabeth a rencontré tant de gens et dû s’adapter à tous… Une sœur raconte : « Elle vous réjouissait, sans faire de longues phrases. […] Elle donnait mille fois en une fois. Pour elle rien n’était banal. Elle mettait quelque chose de grand en tout. Et c’était pour cela qu’elle donnait tant. » Dimanche 8 décembre 1901, en la fête de Marie Immaculée, Élisabeth reçoit l’habit religieux.

Surprise ! Les treize mois de son noviciat constitueront une période difficile. Tout quitter pour choisir Jésus au-dessus de tout : Élisabeth l’a voulu intensément et elle continue à le vouloir de tout son être ; reste que même notre jeune sainte doit devenir une sainte moniale… Mademoiselle Catez est devenue une fille très pauvre, rien ne lui demeure de sa vie si variée et de la confortable atmosphère d’une maison bourgeoise. De plus, elle a quitté un excellent ami à qui elle pouvait confier à toute heure ses sentiments : son piano. Pour la première fois elle expérimente un long hiver dans une maison extrêmement dépouillée et alors non chauffée – à l’exception de la salle de récréation aux deux temps quotidiens de détente… De plus, à deux cents mètres de sa cellule, sa maman inconsolable pleure toujours le départ de sa fille. Jamais pour ainsi dire Élisabeth n’a été séparée de sa mère ; maintenant le cordon ombilical est coupé pour de bon. Élisabeth lui écrira : « Maman chérie, le bon Dieu a donné à mon cœur une si grande puissance pour aimer et, en pensant à toi, il a saigné quelquefois… » (L 178). L’adieu a pu laisser en elle plus de traces qu’elle n’en est consciente.

L’ardente carmélite veut tout accomplir parfaitement. Jusque dans les moindres détails. Observer rigoureusement les moindres petites prescriptions, très nombreuses à l’époque, très détaillées. Et une religieuse de fraîche date négligeait facilement un détail. Et de se demander alors : Est-ce que je fais bien ? Suis-je assez attentive ? Surtout pendant les nombreuses prières vocales et les longs offices. Car Élisabeth est plutôt habituée à une oraison silencieuse et très simple… Comment pourrais-je faire mieux ? Pendant son noviciat, Élisabeth est souvent désorientée. Des scrupules angoissent la jeune fille qui, il y a peu de temps, se mouvait encore si librement en plein monde. Et lorsque la vie de prière, elle aussi, devient régulièrement obscure, questions et soucis peuvent émerger.

La sainteté ne dispense pas de l’adaptation ni de la croissance et de la maturation. « Dans la foi et le mystère », comme elle aime dire (L 122, 124), Élisabeth reste en contact avec Celui qui donne la croissance et y trouve nouvelles forces, regain de motivation. « Une carmélite, c’est une âme qui a regardé le Crucifié », écrit-elle (L 133). De sa propre initiative, pour rien au monde elle ne rebrousserait chemin. L’épreuve va la confirmer dans l’humilité et dans la foi. Elle vit comme elle l’a toujours souhaité : « Aimer de toute mon âme, mais d’un amour vrai, fort et généreux » (L 38). Hormis ses deux supérieures, personne n’a jamais su quelque chose de ses difficultés. Elle « demeure » dans le Christ (Jn 15, 4), dans « une communion à Dieu du matin au soir, et du soir au matin » (L 123). Jésus la fascine : « Il est si beau […], je l’aime passionnément et en l’aimant je me transforme en Lui » (L 130).

« Épouse du Christ »

Pendant ce noviciat dur et dans le contexte du futur mariage de sa sœur Guite, Élisabeth a jeté sur le papier une méditation sur ce que signifie, pour elle, devenir bientôt « épouse du Christ » par sa profession (NI 13) : un texte comme seule Élisabeth Catez peut en écrire un ! En voici quelques extraits : « Épouse, tout ce que ce nom fait pressentir d’amour donné et reçu ! d’intimité, de fidélité, de dévouement absolu !… Être épouse, c’est être livrée comme Lui s’est livré […]. C’est un cœur à cœur pour toute une vie. C’est vivre avec… toujours avec […] c’est avoir les yeux dans les siens, la pensée hantée par Lui, le cœur tout pris, tout envahi, comme hors de soi et passé en Lui, l’âme pleine de son âme, pleine de sa prière, tout l’être captivé et donné. C’est, en le fixant toujours du regard, surprendre le moindre signe et le moindre désir ; c’est entrer en toutes ses joies, partager toutes ses tristesses. C’est être féconde, corédemptrice, enfanter les âmes à la grâce. »

Et le Christ conduit au Père dans l’Esprit Saint. Jadis, Élisabeth avait rêvé de s’appeler Élisabeth de Jésus, mais elle a reçu le nom d’Élisabeth de la Trinité, en pressentant bientôt « que ce nom indique une vocation particulière […]. J’aime tant ce mystère de la Sainte Trinité, c’est un abîme dans lequel je me perds » (L 62). Ayant célébré pour la première fois au Carmel la Fête de la Trinité, elle écrit : « Oh oui, ma Guite, cette fête des Trois est bien la mienne, pour moi il n’en est pas une semblable. Elle était bien bonne au Carmel car c’est une fête de silence et d’adoration » (L 113). Désormais elle vit son christocentrisme dans une perspective trinitaire clairement conçue. C’est aussi ce qu’elle dit dans sa méditation Être épouse du Christ : « Être prise pour épouse, épouse mystique, c’est avoir ravi son cœur au point qu’oubliant toute distance, le Verbe s’épanche dans l’âme comme au sein du Père avec la même extase d’infini amour. C’est le Père, le Verbe et l’Esprit envahissant l’âme, la déifiant, la consommant en l’Un par l’amour » (NI 13).

Combien elle désire « demeurer » en union avec Dieu, présent dans « le ciel de notre âme » (L 210) ! Citons quelques mots adressés à de jeunes séminaristes amis. A Henri Beaubis : « Qu’il est puissant sur les âmes, l’apôtre qui reste toujours à la Source des eaux vives ; alors il peut déborder autour de lui sans que jamais son âme se vide puisqu’il communie à l’Infini… Qu’il soit la vie de notre vie, l’âme de notre âme, et demeurons le jour et la nuit conscients sous son action divine » (L 124). Et à André Chevignard : « Puisque Notre-Seigneur demeure en nos âmes, sa prière est à nous et je voudrais y communier sans cesse, me tenant comme un petit vase à la Source, à la Fontaine de vie, afin de pouvoir ensuite la communiquer aux âmes, en laissant déborder ses flots de charité » (L 191). C’est son rêve apostolique fondamental : que la prière de Jésus en elle se déverse sur le monde, comme un torrent coule vers la vallée. Élisabeth a toujours vécu pour l’Église, toujours prié pour le bonheur terrestre et éternel de tous. Elle épouse la prière du Christ en elle : « … en moi j’ai la prière de Jésus Christ, le divin adorant. Elle m’emporte aux âmes et au Père, puisque c’est là son double mouvement » (P 88). Dans le chant de louange qu’elle adressera à la Trinité, la prière pour l’Église sera la seconde voix qui accompagne tout.

Le 11 janvier 1903, dans l’obscurité de la foi mais aussi la ferme décision de l’amour, Élisabeth prononce ses vœux religieux, alors d’emblée définitifs. Elle a vingt-deux ans et demi. Merveille ! Après son noviciat dur et obscur, elle retrouve pour de bon la pleine paix. Elle navigue sur l’océan de Dieu ! Elle écrit à l’abbé Angles, son confident depuis toujours. « Je le sens si vivant en mon âme, je n’ai qu’à me recueillir pour le trouver au-dedans de moi, et c’est cela qui fait tout mon bonheur ; Il a mis en mon cœur une soif d’infini et un si grand besoin d’aimer que Lui seul peut rassasier » (L 169). « Je sens tant d’amour sur mon âme, c’est comme un Océan en lequel je me plonge, je me perds : c’est ma vision sur la terre en attendant le face à face en la lumière. Il est en moi, je suis en Lui, je n’ai qu’à l’aimer, qu’à me laisser aimer, et cela tout le temps, à travers toutes choses : s’éveiller dans l’Amour, se mouvoir dans l’Amour, s’endormir dans l’Amour, l’âme en son Âme, le cœur en son Cœur, les yeux en ses yeux [9] » (L 177).

Le buisson ardent

Après sa profession, Élisabeth lit avec joie les pages d’un aigle mystique comme saint Jean de la Croix [10] et plus encore les « magnifiques épîtres » de saint Paul, dont elle cite le 25 janvier 1904 (cf. L 191) pour la première fois la formule « louange de gloire » (Ep 1, 12) qui deviendra peu après son « nouveau nom [11] » (Ap 2, 17). Le 21 novembre 1904, à l’âge de vingt-quatre ans, Élisabeth compose sa prière O mon Dieu, Trinité que j’adore (NI 15). Elle y décrit tout d’abord son idéal d’offrir son âme à la Trinité Sainte d’Amour comme « le lieu de leur repos ». Et avec quel abandon ! « Que je ne vous y laisse jamais seule, mais que je sois là tout entière, tout éveillée en ma foi, tout adorante, toute livrée à votre Action créatrice. » Elle voudrait être pour son « Christ aimé », « crucifié par amour », « une épouse pour son cœur ».

Mais ! Il y a un grand « mais »… Même une Élisabeth de la Trinité reconnaît : « Mais je sens mon impuissance… » Cependant, en chrétienne confiante, aussitôt, elle cherche à résoudre le conflit entre l’idéal et la réalité de son impuissance en se tournant vers le Christ Sauveur : « … et je vous demande de me revêtir de vous-même ». Elle le supplie de « la submerger, de l’envahir, de se substituer à elle », « afin que ma vie ne soit qu’un rayonnement de votre vie ».

En conséquence, elle s’offre sans réserve au « Feu consumant » de « l’Esprit d’amour ». « Survenez en moi », le supplie-t-elle. Les mots « survenez en moi » sont écrits entre guillemets : elle a donc conscience de citer une source, dans le cas présent, de renvoyer à la Vierge Marie à qui il a été dit : « L’Esprit Saint surviendra en toi » (Lc 1, 35). La Prière ne mentionne pas le nom de Marie, mais son mouvement foncier est tout marial. A la suite de Marie, Élisabeth s’offre à l’Esprit « afin qu’il se fasse en (son) âme comme une incarnation du Verbe ». De façon mystique Jésus devra pleinement prendre vie en elle : « Que je lui sois une humanité de surcroît où il renouvelle tout son Mystère. » Tout cela vise la joie du Père qui reconnaîtra en Élisabeth son propre Fils, « le Bien-Aimé en lequel vous avez mis toutes vos complaisances ».

En terminant sa Prière, Élisabeth redit à ses « Trois » – et c’est vraiment la pointe de sa prière, son but final : « Je me livre à vous comme une proie. » Proie, non pas pour être déchirée comme par un animal, mais proie des flammes du « Feu consumant » de l’« Esprit d’amour ». De même que le buisson ardent n’a pas été détruit par le feu mais embrasé sans être consumé (Ex 3, 2), le Feu de l’Esprit libérera en Élisabeth son identité divine profonde, en la transformant pleinement dans le Christ. Est-ce la dernière prière d’Élisabeth ? Non. Sa dernière prière n’a pas été rédigée avec de l’encre, mais avec sa vie. Dans deux ans elle demandera « d’être transformée en Jésus crucifié » (L 324) avant d’être, au ciel, unie au Christ glorieux et de chanter la gloire de la Trinité dans la pleine Lumière.

« Je vais à la Lumière, à l’Amour, à la Vie »

Peu avant Pâques 1906, Élisabeth s’alite. Impossible de décrire ici les derniers mois de sa vie, si riches d’une générosité extrême, de force, de foi, de joie. Dans l’obscurité, elle reste branchée sur le soleil invisible de Dieu. Elle a trop expérimenté la présence du Dieu aimant pour douter de lui. Au mois d’août, la courageuse carmélite veut faire encore sa retraite annuelle – dans la mesure du possible. Sa dernière retraite… Le soir, pendant seize jours, elle note ses réflexions personnelles. Dès les premiers mots, l’accent tombe sur l’unicité de son Seigneur et sur sa présence au centre le plus profond, abyssal, de l’âme. « Nescivi. – Je n’ai plus rien su », sinon le Christ ! « Une âme qui discute avec son moi, qui s’occupe de ses sensibilités, qui poursuit une pensée inutile, un désir quelconque, cette âme disperse ses forces, elle n’est pas tout ordonnée à Dieu » (DR 3). Comme « une reine », Élisabeth « marche sur la route du Calvaire à la droite de son Roi crucifié, anéanti, humilié […]. Il veut associer son épouse à son œuvre de rédemption » (DR 13). Elle regarde Marie, « grande louange de gloire de la Sainte Trinité » (DR 40), « reine des martyrs » qui est là auprès d’Élisabeth souffrante et mourante, « pour m’apprendre à souffrir comme Lui » (DR 41).

La carmélite envoie ses dernières lettres d’adieu, autant d’invitations à vivre « en la présence de Dieu, du Dieu tout Amour habitant en nos âmes » (L 333), « cela transforme tout » (L 327). Sa promesse ultime ? « Il me semble qu’au ciel, ma mission sera d’attirer les âmes en les aidant à sortir d’elles pour adhérer à Dieu par un mouvement tout simple et tout amoureux […]. Vivons d’amour, pour mourir d’amour et pour glorifier le Dieu tout Amour » (L 335).

Le 31 octobre 1906, elle baise son crucifix et dit : « Nous nous sommes tant aimés… » Le lendemain, fête de la Toussaint, elle communie pour la dernière fois. Ses sœurs demandent un mot d’adieu ; elle dit : « Au soir de la vie, seul l’amour demeure… » Le 7 novembre, elle prononce ses tout derniers mots intelligibles : « Je vais à la Lumière, à l’Amour, à la Vie… » Trois mots clés de saint Jean : Dieu est Lumière, Dieu est Amour, Dieu est Vie.

Le matin du 9 novembre 1906, Élisabeth Catez, sœur Élisabeth de la Trinité, cesse de respirer. Elle voit ce Dieu qu’elle a tant aimé. Ce Dieu qui nous a tant aimés…

[1Paris, Éditions du Cerf, en trois volumes, depuis 1991 réunis en un seul.

[2Paris, Presses de la Renaissance, 2006, 744 p.

[3En 2007, aux Éditions du Carmel, Toulouse.

[4Carmel Bourges, Les Mots d’Élisabeth de la Trinité, Concordance précédée d’un Essai sur Élisabeth écrivain par Conrad De Meester, coédition Carmel Bourges et Carmel-EdiT (Kasteellaan 23, BE-9220 Moerzeke), 2006, XXXVIII-812 p.

[5Nous renvoyons à la numérotation de notre édition critique de ses Œuvres complètes (Paris, Cerf, 1991). L = Lettres, P = Poésies, NI = Notes intimes, DR = Dernière retraite, C. = Le Ciel dans la foi.

[6Cf. « Récit biographique 1 », dans notre ouvrage à paraître Élisabeth de la Trinité vue et entendue par les témoins.

[7Cf. « Récit biographique 32 », 4-5, dans Élisabeth de la Trinité vue et entendue par les témoins, op. cit.

[8Cf. « Récit biographique 5 », 2.7, dans Élisabeth de la Trinité vue et entendue par les témoins, op. cit.

[9Dans des phrases comme celle que nous venons de citer, on pressent le talent d’Élisabeth écrivain à son insu. Voir à ce sujet notre étude « Essai sur Élisabeth écrivain », comme Préface de Carmel de Bourges, Les Mots d’Élisabeth de la Trinité. Concordance, op. cit., p. IX-XXVI.

[10Voir par ex. L 185, du 28 novembre 1903, sur les « bien belles pages dans notre bienheureux Père saint Jean de la Croix sur la transformation de l’âme en les trois Personnes divines ».

[11Sur la réelle période et la signification de cette découverte importante, voir notre article « Élisabeth de la Trinité (1906-2006) : un siècle d’écritures, d’éditions, de commentaires. Quelques annotations », dans Jean Clapier (dir), Élisabeth de la Trinité : l’Aventure mystique (coll. « Recherches carmélitaines », 6), Toulouse, Éditions du Carmel, 2006, p. 696-703.

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