Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Comment la vie consacrée est-elle vue de l’extérieur ?

Michelina Tenace

N°2006-1 Janvier 2006

| P. 18-33 |

Dire comment on voit la vie consacrée « de l’extérieur », c’est sans doute dire quelque chose de sa foi. Les critiques peuvent être acerbes ou les appréciations bienveillantes, différer selon qu’il s’agit des moines, des consacrés de vie active ou des « laïcs consacrés ». Les réponses à une telle enquête indiquent en fait des défis profonds, que l’auteur choisit de présenter sous la forme d’une série d’antinomies (d’oppositions) qui culmine dans l’accomplissement du martyre. Au terme, l’expérience de la Transfiguration ouvre sur la mentalité eucharistique de Pâque, vraie divinisation de notre culture et de notre condition mortelle.

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Une question de transfiguration

Chaque discours sur la vie consacrée, si on donne à cette expression le sens de « choix de vie dans le célibat, l’obéissance et la pauvreté », reflète la compréhension qu’on a de l’histoire du christianisme dans le monde : d’une part la vie consacrée est signe prophétique d’une qualité différente de la vie humaine ; d’autre part elle assume dans l’Église, le sens d’une provocation autour de ces valeurs du Règne de Dieu qu’aucune société humaine n’est en mesure de garantir.

Dans ce sens, alors que notre réflexion touche à la « réception » de la vie consacrée, nous sommes convaincus qu’aucune saisie n’épuise la richesse de sa présence dans le monde, ni de son action dans l’Église.

Délimitation de notre sujet

Il y a plusieurs niveaux de malaise en face de notre point de départ, à savoir : comment la vie consacrée est-elle vue de l’extérieur ? D’abord, qui est le sujet du verbe voir ? Est-ce que par « extérieur », on entend les « gens du dehors », ceux qui n’ont pas fait de vœux, les non consacrés, les laïcs ? Par « extérieur » il faut comprendre ici un échantillon complexe : des personnes engagées dans l’Église, des baptisés éloignés de la paroisse, des personnes qui n’ont aucun point de référence explicite au christianisme. Dans une certaine mesure, il n’est pas important de s’attarder à décrire qui a répondu aux questions car le motif de notre réflexion porte sur un autre point.

Un autre malaise vient des réponses reçues car elles vont d’un extrême à l’autre. Dans une appréciation qui va de l’exaltation au mépris, que faut-il retenir ? Nous avons constaté que ces extrêmes s’expliquent par la stature spirituelle de la personne qui répond, et aussi par la diversité des expériences. La vie consacrée est à la fois appréciée et décriée. Considérée comme indispensable à l’existence même et à l’identité de l’Église, mais également considérée comme secondaire par rapport à la responsabilité de tous les chrétiens, de vivre la consécration du baptême.

Encore un aspect non négligeable : la question rappelle inévitablement celle que le Christ pose à ses disciples : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’homme ? » (Mt 16, 13). La réponse qu’il obtient ne l’aide pas à comprendre qui il est, ni ce qu’il devrait faire ; elle permet aux disciples de formuler, par rapport « aux gens », la connaissance différente qu’ils ont du Messie ; le but de la première question est donc en réalité d’en poser une autre : « Mais pour vous, qui suis-je ? » Ce que nous pouvons retenir de cette comparaison, c’est que l’identité se reçoit d’un Autre, certes, mais non pas de la foule ni des gens, et pas plus de ceux qui sont considérés comme des disciples. Le Seigneur révèle à travers ses paroles et ses gestes qu’il reçoit son identité du Père et que sa mission, c’est de manifester la qualité d’une relation avec un « au-delà » personnel, invisible et pourtant constitutif du visible. Le mystère de son identité est une relation, la relation unique entre le Père et le Fils, qui se concrétise en amour pour l’humanité. C’est seulement la Pâque qui rendra visible la manifestation de cet amour, et c’est la Pentecôte seulement qui permettra de croire que le salut est accompli.

Le parcours de cette enquête nous a permis de constater que poser la question sur la vie consacrée à une personne qui lui est extérieure, révèle le degré de maturité de foi de cette personne. Ainsi, la vie consacrée sera d’autant mieux comprise par quelqu’un qui vit en conscience son baptême, qui reconnaît – pour l’avoir accueilli – le mystère du salut dans son histoire, qui aime l’Église, quelqu’un qui a la forma mentis de la Pâque, qui associe sa vie à la Pâque du Christ et n’a pas célébré en vain la Pentecôte. C’est la foi qui suscite la vie consacrée. C’est dans la foi qu’on l’apprécie.

Quelques considérations fréquentes

Les phrases de critiques sur les consacrés

« Ils sont bizarres. Ils vivent comme hors du monde, ils sont naïfs, infantiles. Ils sont hypocrites : ils disent et ne font pas ; on voit qu’ils ne sont pas heureux, ils sont tristes, seuls ; ils sont méchants entre eux, rancuniers. Ils pensent trop à l’argent et à leurs propriétés, à leurs œuvres ; ce sont des bureaucrates. Ils vivent comme ceux qui n’ont pas la foi, à quoi servent-ils encore ? Ils font la charité mais ils n’aiment personne. Ils sont obsédés par le péché. Des hommes et des femmes qui n’ont pas résolu leurs problèmes ne peuvent pas aider les autres. Leur intérêt avec les jeunes, c’est de pêcher des vocations. Ils sont toujours pressés, n’ont jamais de temps à perdre. Ils sont trop de droite. Ils sont trop de gauche ».

Faisons une remarque : ces critiques ne correspondent pas toujours à une expérience personnelle ; elles reflètent souvent des préjugés provenant de généralisations par « entendu dire » ou bien de « choses vues » à la télévision.

Les phrases qui parlent de la valeur de la vie consacrée

Quand une personne dit du bien de la vie consacrée, j’ai constaté qu’elle a moins tendance aux généralisations et qu’elle parle plutôt par évocation de cas précis, souvent en se rappelant d’une expérience personnelle ou d’un manque qu’elle constate dans sa vie.

Par rapport à ce que les gens disaient de la vie consacrée il y a quelques années, une constatation s’impose : nous sommes passés à une autre phase. L’intérêt est plus grand, on apprécie d’avantage la vie consacrée, là où elle manque on saisit un vide.

« J’ai été à l’école maternelle chez les Sœurs. Je trouve dommage que nos enfants ne puissent pas faire la même expérience. Quand je suis malade, j’apprécie que ce soit une Sœur qui vienne me soigner. Sa présence me fait du bien. Je dois reconnaître que ce que je suis, je le dois à des religieux qui m’ont enseigné comment vivre, comment jouer, comment grandir. J’ai été sauvé de la drogue par une communauté de consacrés. J’aime aller à la messe dans une église où la liturgie est belle, et j’aime y trouver une communauté religieuse. L’accompagnement spirituel a transformé ma vie. Les missionnaires qui risquent leur vie pour la paix et la justice sont les signes d’espérance dans ce monde qui va si mal. J’admire les religieux ; il leur faut de la personnalité pour faire ce qu’ils font. Sans eux, l’Église ne serait pas ce qu’elle est. »

Notons cette observation importante : on exprime de manière différente l’appréciation qu’on a pour les moines, pour les religieux de vie active, pour les consacrés dans les nouvelles communautés de vie. La valeur qu’on reconnaît à la vie monastique se situe dans le fait que les moines signifient qu’on peut « vivre sans tout ce qui nous semble indispensable, parce qu’ils prient, parce qu’ils sont témoins de l’Absolu, et aussi parce qu’ils offrent des espaces où on peut venir et reprendre souffle ». Les consacrés de vie active sont appréciés pour « les structures de service qu’ils offrent à la société, parce qu’ils prennent soin des plus pauvres, de l’éducation, de la promotion humaine et culturelle ». Des « laïcs consacrés », comme on continue de les appeler, on apprécie « l’engagement dans la société, leur qualité de présence chrétienne comme le levain dans la pâte ».

Perspectives dans les défis indiqués par les réponses

Une réflexion plus systématique sur les observations recueillies nous fait prendre acte que nous sommes devant des antinomies inconciliables qui expriment le mystère même de la vie consacrée. L’antinomie reconnaît la vérité et la nécessité de valeurs qu’on oppose. Or elles sont ensemble constitutives de l’essence du mystère en question. Quand on considère ces antinomies de l’extérieur, en dehors de leur unité complexe, chacune peut donner raison à telle ou telle critique, justifier le refus, voire le mépris, de la vie consacrée ; mais le même défaut guette qui voudrait ne considérer qu’un seul membre de l’antinomie pour exalter la vie consacrée. Le mensonge par lequel on donne de fausses illusions porte à d’inévitables ambiguïtés qui tôt ou tard déçoivent et tuent. La vie consacrée est antinomique ou n’est pas !

Parcourons certaines valeurs qui ne pourraient se passer de leur contraire pour rester fécondes [1].

Radicalité et normalité, le sens de la vocation et de la liberté

La vocation à la vie consacrée exprime le désir, la quête d’une radicalité toujours plus authentique sur le chemin des conseils évangéliques. Ce qui, à proprement parler, fonde le choix de la personne consacrée, peut apparaître excessif pour qui lui est extérieur. Peut-on être « normal » si c’est à la radicalité de l’évangile qu’on aspire ? Normalité, comme qui ? Radicalité pour qui ?

Il faut sans cesse renouveler, remettre à jour le sens de l’unité et de la diversité qui circule entre la consécration baptismale (qui est pour tous), et la vie consacrée (qui ne l’est pas). Les mots ont besoin d’être dépoussiérés, et le premier de tous, le terme « vocation », qui porte à la fois le sens d’un appel et d’une réponse. C’est Dieu qui appelle ; en cela consiste l’égale dignité des réponses : toutes les réponses sont faites à Dieu. La qualité de la réponse, et non pas le contenu formel de la réponse, voilà ce qui révèle la différence entre les personnes, sachant que toutes sont appelées à la sainteté.

Du point de vue de la réponse que contient le mot vocation, le oui à un appel spécifique manifeste la capacité qu’une créature a de comprendre l’appel de Dieu, et de mettre en acte ce qu’elle peut pour y adhérer. C’est alors qu’intervient notre liberté. Je suis libre, non pas quand je dis ou fais telle chose, mais quand je suis en état de répondre « oui, oui » ou bien « non, non », et quand je peux agir de manière conforme à ce oui ou bien à ce non. La théologie nous dit bien que le point culminant de la liberté réside dans le oui à l’amour qui est l’unique réalité de la vie humaine où, de manière libre, on renonce à la liberté. Grande antinomie de l’amour : l’amour est libre (je ne suis pas obligé d’aimer), mais aussi l’amour n’est pas libre (je ne peux pas ne pas aimer).

Ce lien qui existe entre vocation dans l’amour et liberté, fonde le caractère radical de la réponse dans la vie consacrée. Un mythe de la liberté peut empêcher de comprendre que l’accomplissement de la personne est le témoignage de l’amour qui choisit de renoncer à sa liberté. Ce mythe de la liberté, on le trouve dans des expressions telles que « libre-penseur » ou « profession libérale », ou encore « liberté sexuelle ». Ces expressions induiraient chez ceux de l’« extérieur » – repensons au titre de notre conférence – que la personne religieuse n’est pas une personne libre. Or, c’est tout le contraire qui est vrai : la liberté devient manifeste quand la personne habite la vérité ; est davantage libre celui qui est plus proche de la vérité et est à son service. La vérité rend libre car dans la foi chrétienne, la vérité, c’est l’amour. Mais la liberté de l’amour est antinomique puisque l’amour peut être refusé, méprisé, tué. La liberté par laquelle nous choisissons l’amour nous conduit à la croix du refus. C’est aussi le sens des vœux : choisissant l’amour, je choisis les moyens d’exercer ma liberté pour vivre dans la vérité. Voilà la radicalité : tout investir pour qu’un jour l’amour soit manifesté, l’amour de Dieu qui a sauvé et appelé à vie consacrée.

L’Église a toujours reconnu la valeur de cette antinomie. Le martyre chrétien a porté le suprême témoignage de liberté, en rendant témoignage à l’amour. Par rapport à la vie corporelle et à la vie sociale, il a rendu manifeste de ne pas être soumis à la loi du mariage, ni d’être soumis aux pressions du pouvoir qui infligeait les persécutions.

A ce stade de notre exposé, nous pouvons nous intéresser à une autre question : pourquoi la vie consacrée ? La réponse remonte aux motivations qu’on a données à la naissance du mouvement monastique en Égypte à partir du ive siècle, cette forme institutionnelle de radicalité évangélique qui fonde la vie consacrée dans l’histoire.

Quand l’Église est sortie de la folie des persécutions, la valeur du martyre n’est pas pour autant annulée. La tempête de la persécution politique peut se calmer, mais les vagues de haine qui déchaînent la persécution du Christ, les tentations de croire inutile la croix et la résurrection, cette haine contre la foi chrétienne durera jusqu’à la fin des temps. Elle est le principe même qui porte le Seigneur à manifester sa puissance en ceux qui croient en lui. Croire devient une lutte contre la tentation de remplacer le salut dans l’amour par le salut du bien-être ou de la satiété. La radicalité de la vie consacrée trouble, dérange et conteste toutes les organisations ou lois qui, loin de promouvoir une humanité « christique » (de créatures sauvées du péché), la consolent dans sa médiocrité en comblant les instincts de la masse, résignée aux structures de péché. Est parodie de salut tout salut qui ne mène pas à la liberté d’aimer.

Comme chacun de nous peut le constater, on ne naît pas dans la vie consacrée, mais on est appelé à mourir en homme ou femme consacré. Notre vie ne se comprend qu’à la lumière de cette liberté qui caractérise la nouvelle créature régénérée par la grâce de la rédemption, parce que Quelqu’un l’a appelée à partager sa liberté.

Humanisation et divinisation

S’il est vrai que les vœux constituent le propre de la vie consacrée, il faut se demander pourquoi : quelle est l’anthropologie théologique qui les illustre ? C’est dans les intuitions des premiers Pères théologiens qu’on trouve une réponse satisfaisante : Dieu s’est fait fils de l’homme afin que l’homme devienne fils de Dieu, écrit saint Irénée dans son grand traité Contre les hérésies. Ce qui signifie qu’il y a un lien entre la façon dont Dieu se fait homme et la vocation à devenir fils de Dieu. Répondant à sa vocation, le consacré s’engage dans un mouvement de « kénose » (ou d’incarnation) et en même temps, se trouve comme entraîné dans une « montée » (ou divinisation). Le consacré incarne l’Esprit qui l’anime, et devient fils, manifestant ainsi que l’homme est créé à l’image de Dieu et que l’accomplissement de la création, c’est ce que l’Orient appelle la « divinisation ».

La relation entre incarner et diviniser souligne une richesse qui réclame une attention plus profonde. La vie consacrée est au service de l’humanité en tant qu’elle manifeste la puissance du divin qui est présent dans l’humain même. Ce qui signifie que la vie consacrée ne peut être confondue (ni se réduire) à un humanisme qui satisfait les urgences du bien commun. Elle vise plus haut : son pari, c’est la vie éternelle, la transformation du monde en règne de Dieu, l’annonce de la bonne nouvelle de Jésus Christ qui fait passer de l’esclavage du péché à la grâce de vivre en communion. Or, seul l’amour peut accomplir ces signes.

La dimension spécifique du christianisme unit humanisme et divinisation, car le Fils qui s’est incarné est à la fois vrai Dieu et vrai Homme. En croyant en lui, nous croyons en l’homme et en Dieu. L’erreur serait de penser que la foi est nécessaire seulement pour croire en Dieu. Quand nous croyons qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses ennemis, nous confessons que sans l’Esprit Saint aucun grand amour n’est possible, qu’aucune vie sociale n’est possible, car l’ennemi, souvent, est celui qui habite sous mon toit, le frère et la sœur de ma communauté.

Incarner, diviniser, cela indique à la vie consacrée trois niveaux de réalisation : mystique, sacramentel, et institutionnel. Pas uniquement mystique ni uniquement institutionnel, mais bien aussi sacramentel, à travers le lien indispensable entre vie consacrée, transformation de la matière et transfiguration de la personne. La vie consacrée est comme modelée par la mentalité eucharistique. La matière est transformée dans le service de la charité (les œuvres) ; la personne est transfigurée par la descente de l’Esprit Saint qui est « l’amour qui a été versé dans nos cœurs », amour qui nous rend « participants de la vie divine », et témoins véridiques de Celui qui est Amour. La vie consacrée est une diakonia pneumatikhè, un « service de l’Esprit » avant toute chose, une obéissance à l’Esprit, une manière spirituelle de vivre la même vie donnée par Dieu à toute créature.

Il n’y a pas de renouveau possible de la vie religieuse sans renouveau de la vie spirituelle. L’expression est plus ample qu’on ne le pense. Elle nous invite à une considération dogmatique de l’Esprit Saint dans tous les domaines de la théologie, de la formation, de la mission. La vie religieuse est avant tout vie spirituelle, sinon, de religieux il ne reste que l’apparence ! Mais on mélange spiritualismes désincarnés et vie de l’Esprit Saint, comme si le domaine de l’Esprit Saint pouvait se limiter aux discussions autour de la prière, de la dévotion, de ses manifestations extraordinaires. L’Esprit est l’âme de l’Église qui est le corps du Christ, sacrement qui restitue l’humanité au Père en lui communiquant la vie dans l’Esprit. Pour cette raison, tout renouveau est en quelque sorte renouveau de l’Esprit, qui est Seigneur, qui donne la vie, qui renouvelle la face de la terre, tout comme le cœur des créatures touchées par la grâce.

Qu’il soit père ou mère dans l’Esprit, le consacré s’honore uniquement de sa réalité d’enfant de Dieu, et là réside son témoignage le plus grand, et sa vraie fécondité : il se sait fils de Dieu (par la grâce de l’incarnation du Fils), et en Lui, il engendre des fils. C’est dans l’être fils que se trouve le secret de notre fécondité.

Action et contemplation

La contemplation du Règne de Dieu qui vient, ne peut faire défaut dans la vie consacrée, qui est avant tout témoignage d’un style de vie selon le Royaume. Ce qui devrait attirer et fasciner, ce n’est pas ce que le religieux est, mais bien ce qu’il indique, ce qu’il donne à voir. « Le sage montre la lune, dit un proverbe chinois, et le fou regarde le doigt. » Nous sommes le doigt du Baptiste qui montre le Christ : « Voici l’Agneau de Dieu qui prend sur Lui le péché du monde. » Nos paroles et nos gestes révèlent ce que nous contemplons.

Il existe encore, par rapport à la compréhension de la vie consacrée, une opposition entre action et contemplation. En réalité, une vie consacrée vouée uniquement à la prière (c’est-à-dire à la contemplation), n’est pas possible, pas plus qu’une forme de vie uniquement dédiée aux œuvres (ce qu’on entend par action). Il faut oser remettre en question l’idée que seuls les moines ont le temps de prier, alors que les autres doivent se contenter de voler par-ci, par-là, un peu de temps à leurs nombreux engagements de charité.

Cette opposition entre action et contemplation n’est pas chrétienne, n’est pas évangélique et ne se trouve dans aucun charisme. Elle reflète un mode erroné de concevoir l’action, en la confondant avec une sorte de business ecclésial, et la contemplation quand on la considère comme un dolce farniente. L’action naît de la contemplation, du « voir Dieu en toute chose » (l’expression est de saint Ignace de Loyola) ; la contemplation est la vision de l’œuvre de Dieu à laquelle nous sommes appelés à participer. « Contemplative dans l’action », c’est ainsi qu’on pourrait appeler la vie apostolique, et « active dans la contemplation » la vie de nature plus monastique. Mais le lien entre contemplation et action doit être maintenu car il contient le spécifique de la foi chrétienne qui unit le ciel et la terre dans un amour unique pour le Créateur, le Rédempteur, le Consolateur. Là aussi il y a une confusion possible. La qualité de vie des consacrés ne s’explique pas par le temps qu’ils donnent à l’action ou à la contemplation. On comprend vite si on se trouve devant une personne qui vit et se réjouit de la présence de Dieu dans sa vie, ou si on a devant soi une personne consacrée mais qui ne tient plus compte de cette présence, car elle est absorbée toujours ailleurs et loin d’une authentique relation avec son Seigneur. Cet ailleurs peut être un activisme effréné, mais aussi des pratiques dévotionnelles sans cœur, car on peut pratiquer une contemplation athée (de manière symbolique, celle des scribes), et une action athée (celle du pharisien). Ce qui unit prière et action, c’est la supériorité de l’amour, supériorité qui consiste à privilégier telle action, à avoir tel comportement, qui manifeste la vérité du salut dans la relation. La contemplation garantit que la vie consacrée est témoignage de la vie à venir, et qu’elle se nourrit de la vision. Le consacré est un visionnaire.

On peut comprendre dans ce contexte le sens de la fuga mundi (fuite du monde), car le premier défi que doit affronter celui qui accepte de suivre le Seigneur, c’est le fait que la vocation est une rupture. L’appel à tout quitter : tout, en commençant par ce qu’on peut. Dans le vocabulaire de la vie monastique, la fuga mundi consistait à abandonner la vie civile (à savoir la sécurité de la convivialité humaine), en allant vivre dans le désert ; quitter sa famille (et la sécurité affective qu’elle représentait) pour vivre dans la solitude avec Dieu ; renoncer à ses biens (c’est-à-dire renoncer à toute sécurité matérielle), en s’abandonnant à la Providence. Donc la fuga mundi n’a pas de valeur ni de sens en soi. Elle est une pédagogie de l’Esprit, qui vise à libérer cette force d’amour que les passions retiennent prisonnière. La fuga mundi a une dimension eschatologique car elle oblige le consacré à se situer hors des frontières de ce monde, dans le cœur même de la vie divine, mais aussi à se situer dans la vérité par rapport à ce monde en reconnaissant être dépendant de ses protections.

Le secret particulier de la vie du consacrée, c’est que son identité ne se manifeste pas seulement quand il pose des actes explicitement religieux (prière, jeûne ou aumône), mais bien quand, dans des tâches très simples, il travaille pour la justice, il a le souci de favoriser des structures de défense du plus faible, quand il agit en faveur de la justice, crée de la beauté, crée en vue de cette culture de paix et de vie qui irradiait la mission des premiers chrétiens. Qui devient saint sanctifie le monde, et dans l’ordre de la sainteté, les petites voies sont toujours des grands chemins missionnaires (pensons à Thérèse de Lisieux). Mais le monde pour nous être redonné comme une vigne à travailler, doit d’abord être « quitté ».

Autre antinomie : fragilité et intégration

La vie consacrée ne protège pas de l’échec et de la fragilité humaine, elle « confesse » un chemin royal : « la grâce peut davantage », pour citer le titre significatif d’un livre inoubliable d’André Louf.

Dans les vies de saints, le récit de leurs pratiques ascétiques frise souvent la légende et dépasse ouvertement tout réalisme. Ainsi, l’héroïsme de l’ascèse devient plus important que le témoignage de la grâce qu’on fait fructifier et de l’amour de Dieu qu’on accueille. Le thème du combat spirituel, qui est au centre de la vie consacrée, doit aujourd’hui être dégagé des déviations qui ont fait penser à une espèce d’ex-carnation, plus gnostique que chrétienne. Il y a donc un lien nécessaire dans la vie consacrée entre vocation, mortification et purification. Et pourtant, ce serait une erreur de penser que la purification suffit à rendre l’homme pur ! C’est ce qui remplit l’homme qui le rend pur, à savoir la plénitude de la grâce, l’inhabitation de l’Esprit Saint, et non pas ce dont il se dépouille.

L’obsession du péché dénonce une pathologie et le rapport ambigu avec le corps révèle un dualisme maladif diffus dans notre culture. La valeur de l’ascèse est niée ou confondue avec des pratiques qui mortifient le corps à cause de la sexualité. Or l’ascèse fondée sur une anthropologie biblique, envisage l’homme dans son unité : à la fois esprit, âme et corps. L’âme ne peut se sanctifier sans le corps, il ne peut y avoir de progrès spirituel que là où l’on tient compte de la réalité psychique et physique de la personne. La personne consacrée est faible et forte, elle n’est pas hypocrite : elle dit et souligne « l’Esprit est fort », là où d’autres aiment à s’excuser derrière le fait que « la chair est faible ».

L’ascèse n’a jamais été poursuivie comme une fin en soi, mais bien comme une dimension qui manifeste la puissance de l’Esprit et le caractère efficace de la croix. « Voici ce que recommande Antoine : Croire dans le Seigneur et l’aimer [2]. » « Ayez soin de vous attacher avant tout au Seigneur. » Quand il appelle ses deux premiers compagnons, il leur dit : « Respirez toujours Christ [3]. » Christ est puissance sur les démons, que le moine est appelé à vaincre. « Je dis au diable : “Par sa venue, le Christ t’a rendu faible, il t’a terrassé et désarmé [4].” »

La perfection et le salut de la créature consistent à « être du Christ ». L’ascèse est un exercice de « christoformité » volontaire. L’ascèse soutient la lutte contre les suggestions du mal qui siège comme un parasite dans l’homme intérieur, le dépouillant de sa liberté. Athlètes dans le Seigneur, les personnes consacrées sont des libérateurs libérés. L’ascèse rend sa dignité à notre corps parce que celui-ci, mis à l’épreuve de la foi, ne s’oppose plus au salut et manifeste la présence en nous de la puissance de la résurrection.

A partir de l’ascèse, on peut comprendre l’importance de la beauté. Le témoignage de la beauté est, aujourd’hui, un des défis les plus marquants de la vie consacrée et de l’évangélisation. C’est à l’ascèse qu’il renvoie.

Personne et communauté

L’Esprit Saint est en nous principe de personnalisation en ceci qu’il nous rend enfants de Dieu. Il nous révèle la communion à laquelle nous sommes appelés, communion avec Dieu et avec nos frères. L’Esprit nous libère de la solitude du péché et fait de nous des être capables de louer, de servir, d’aimer. Si la vie consacrée est vie dans l’Esprit, elle assure d’une certaine façon une attention constante à un amour plus grand pour la plus grande gloire de Dieu qui est amour.

Le témoignage de l’amour et de la communion est aujourd’hui un des points les plus délicats dans la pastorale des vocations. Comme relevé plus haut, « ils disent aimer Dieu parce qu’ils n’aiment personne ». « Ils parlent d’amour, mais entre eux ils ne s’aiment pas. »

Que se passe-t-il ? Il y a certes beaucoup de fragilité, d’immaturité, de blessures psychologiques qui rendent difficile la vie en communauté. Mais il y a un motif qui peut nous échapper : souvent la communion entre les personnes consacrées est étouffée par le rêve d’une perfection formelle de communauté. On imagine que la vie serait plus facile si telle ou telle personne n’était pas là, si la règle de vie changeait, si le travail diminuait, etc. La communion entre les personnes ne dépend pas des formes, elle n’est jamais formelle, mais dynamique, imprévisible, toujours à refaire et à alimenter, à renouveler. Ce qui anime la communion dans la vie consacrée, c’est l’acceptation de l’autre tel qu’il est, la foi en sa vocation, l’exercice d’une miséricorde sans condition pour tous. La communion passe par l’effort d’une reconstruction douloureuse de l’unité, cette unité qui a été détruite par le péché et elle suppose que chacun librement adhère à l’autre. La communion n’est ni un bien psychologique ni une valeur sociologique. C’est le fruit de la foi, de la conversion, du pardon, du sacrifice dans l’amour. La communion est donc l’expression la plus forte de la divinisation et de l’accomplissement d’une vocation.

Savoir être ensemble en jouissant des biens de la création, voilà « le paradis » que l’humanité a perdu avec le péché et que la grâce de la vocation nous promet, car la vie de l’homme, sa constitution physique, psychique et spirituelle, a pour source la communion dans la relation. Qui fait le choix de la vie consacrée porte dans son cœur ce défi : il est appelé à témoigner de la fécondité qu’il y a à être seul avec Dieu et ensemble pour Dieu, sans que diminue la passion pour les autres et la compassion pour tous.

Y a-t-il moment plus propice pour la vie consacrée que ce début d’un nouveau millénaire, pour redire, en clé positive, le lien indéniable et indissoluble qui a toujours existé entre la culture chrétienne et la présence de la vie consacrée en tant qu’elle témoigne de la qualité de vie et de la promotion d’une culture de la vie de communion ? La vie consacrée est au service de l’amour : elle représente donc une source de vérité et de connaissance de l’humanité dans tout le mal et tout le bien qui l’habite. Elle peut témoigner avec optimisme et réalisme que toute créature est aimée de Dieu son créateur et pour ce motif, la vie consacrée peut indiquer de nouvelles voies pour qualifier les capacités de création qui sont en l’homme, car elle en a une connaissance concrète, de l’intérieur.

Martyre et accomplissement

En chacun de nous, il y a une force qui s’oppose au salut, qui s’oppose au Christ et « persécute » ce qui grandit à l’intérieur du chrétien, à l’intérieur et hors de nous comme sainteté. Athanase d’Alexandrie au ive siècle écrit la biographie de saint Antoine, père de la vie monastique. De ce saint moine qui demeurait dans le désert, il écrit : « Il était là », « il vivait chaque jour le “martyre de la conscience” et il combattait les batailles de la foi ». Que pouvons nous en conclure pour le sujet que nous traitons ? La personne consacrée prend position face au mal ; elle se fait violence pour rester fidèle à ce qu’elle a choisi qui est de suivre le Christ. « Les martyrs ne sont pas seulement ceux qui reçoivent la mort pour la foi dans le Christ, mais ceux qui meurent pour garder ses commandements [5]. »

Toutes les situations culturelles et politiques de droite ou de gauche, peuvent nous faire oublier que le christianisme est, par sa nature propre, signe de contradiction, porteur d’un message de renouveau anthropologique et social, qui ne peut se contenter uniquement d’une paix extérieure ni d’un bien-être apparent.

Est particulièrement actuelle, et pour chaque chrétien, l’invitation à « ne rien préférer au Christ [6] », si bien que la confession d’Ignace d’Antioche peut encore nous accompagner comme symbole de la vraie liberté dans l’amour, cet amour que manifeste celui qui n’étant pas né consacré, meurt en consacré. « Il est bon pour moi de mourir pour m’unir au Christ Jésus Christ plus que de régner sur les extrémités de la terre. C’est lui que je cherche, qui est mort pour nous, lui que je veux, qui est ressuscité pour nous… Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je serai un homme. Permettez-moi d’être un imitateur de la passion de mon Dieu. Si quelqu’un a Dieu en lui, qu’il comprenne… [7] »

Conclusion

« Être des témoins de la présence de Dieu qui transfigure », ces paroles du pape Benoît XVI invitent à une dernière observation : le document conciliaire Perfectae Caritatis a souligné que « le renouveau dépend de la formation ». Aujourd’hui, nous nous demandons de quel facteur dépend la transfiguration. Ou mieux, quel aspect nouveau nous suggère la référence à la Transfiguration. La Transfiguration du Seigneur est cet événement qui prépare à la Pâque, car les apôtres voient le Seigneur non plus comme homme mais comme Dieu, le Fils révélé par le Père, celui-là même qu’ils verront souffrir et ressusciter. Elle est aussi l’expérience qui anticipe la Pentecôte, car les apôtres reçoivent l’Esprit qui ouvre leurs yeux et les rend capables de reconnaître la divinité au cœur de l’humanité. La mentalité « eucharistique » de Pâques et l’expérience continuelle de l’Esprit de Pentecôte, voilà les présupposés théologiques du renouveau actuel de la vie consacrée. Nous sommes appelés à une vie où le sacrifice et la fête sont ensemble célébrés car c’est de la souffrance et de la joie que surgit toute culture humaine.

[1Ces « antinomies » sont largement inspirées du récent ouvrage de l’auteur ; cf. M. Tenace, L’homme transfiguré par l’Esprit. Lumière de l’Orient sur la vie consacrée, Bruxelles, Lessius, 2005.

[2Vie d’Antoine, ch. 55.

[3Ibidem, ch. 91.

[4Ibidem, ch. 41.

[5Saint Isaac cité dans La Philocalie, vol. II, Paris 1995, p. 584.

[6Cyprien, A Fortunat, I, 5, CC III, p. 186.

[7Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains, 6, 1-2.

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