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La paternité spirituelle au défi du monde contemporain

Michel Van Parys, o.s.b.

N°2006-1 Janvier 2006

| P. 5-17 |

Le texte qui suit a été proposé récemment à un auditoire orthodoxe russe, composé de laïcs, de prêtres et de leurs épouses,de moines et de moniales. Le cadre était surprenant : la « maison de la culture » de la ville de Kirovsk dans le grand Nord de la Russie européenne (presqu’île de Kola). Le nom de la ville reprend celui d’un homme politique soviétique, Kirov, mort en 1934. L’extraction des phosphates et leur traitement en usine a fait de cette ville un lieu d’exil intérieur et de travaux forcés pendant des décennies.

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Présentation

Le texte qui suit a été proposé récemment à un auditoire orthodoxe russe, composé de laïcs, de prêtres et de leurs épouses, de moines et de moniales. Le cadre était surprenant : la « maison de la culture » de la ville de Kirovsk dans le grand Nord de la Russie européenne (presqu’île de Kola). Le nom de la ville reprend celui d’un homme politique soviétique, Kirov, mort en 1934. L’extraction des phosphates et leur traitement en usine a fait de cette ville un lieu d’exil intérieur et de travaux forcés pendant des décennies.

Le diocèse de Mourmansk a été érigé en 1995 et, comprenant la presqu’île de Kola, se trouve géographiquement dans le cercle polaire. Il s’agit d’une zone riche en minerais rares et d’importance militaire. On se souvient du drame du Koursk, sous-marin atomique, qui a péri au mois d’août 2000. Le diocèse, grand comme trois fois la Belgique, se dépeuple. La ville de Mourmansk qui comptait 600 000 habitants il y a vingt ans en compte aujourd’hui la moitié. Les gens essaient de trouver ailleurs en Russie un climat moins rigoureux et un travail plus salubre. Il y a dix ans, le diocèse ne possédait qu’une petite dizaine de paroisses (deux en 1985 !) ; il en compte maintenant cinquante et une. Il existe désormais une présence pastorale dans les casernes, les hôpitaux, les prisons. Mais tout est à construire à partir de rien… C’est ainsi qu’une modeste faculté de théologie (sciences religieuses) fonctionne depuis un an au sein de l’Université de Mourmansk, car il faut former des professeurs de religion (orthodoxe) pour les écoles.

Dans l’Église orthodoxe on ne peut s’imaginer une Église locale sans vie monastique. L’évêque s’efforce donc de redonner vie au monastère de Petchenga (cinq moines actuellement) et de fonder un monastère de moniales à Kirovsk, un endroit marqué par les souffrances du goulag. C’est dans cette perspective qu’il avait pris l’initiative d’organiser une journée diocésaine sous le titre « Vie monastique dans la société contemporaine ».

Le renouveau de la vie monastique dans l’Église orthodoxe russe est des plus spectaculaires. En 1988, année de la célébration du millénaire du baptême de saint Vladimir on comptait une vingtaine de monastères. Aujourd’hui on en compte plus de six cents. Le nombre de moines et de moniales s’est multiplié par vingt ou trente en moins de vingt ans. Il n’est pas étonnant dès lors que la grande question qui se pose est celle de la formation humaine et spirituelle. Question d’autant plus aiguë que les séquelles de l’éducation soviétique imprègnent profondément beaucoup de jeunes et de moins jeunes. C’est dans ce contexte qu’il faut situer le sujet abordé de la paternité spirituelle.

La conférence qui suit aborde cette thématique dans un langage qui tient compte de la sensibilité religieuse propre du public. Mais le sujet est de tous les lieux et de toutes les Églises…

Je me sens honoré de pouvoir participer à la rencontre d’aujourd’hui, consacrée au thème : « La vie monastique dans le monde contemporain ». De tout cœur, je remercie son Excellence Mgr Simon, archevêque de Mourmansk et de Moutchegorsk, pour son invitation à visiter son diocèse à l’occasion du 10e anniversaire de son érection. Il me plaît de saluer aussi son Excellence l’archevêque Alexij, président de la Commission synodale pour les questions monastiques. Je tiens encore à saluer cordialement les autorités civiles et académiques présentes à cette séance.

Tout observateur extérieur et bienveillant de l’Église orthodoxe russe ne peut être qu’émerveillé du fait qu’après soixante-dix ans de terribles persécutions et souffrances la vie monastique renaisse et s’épanouisse de manière presque miraculeuse, et il ne peut être qu’impressionné par la vitalité et la ferveur de nombreuses communautés monastiques. Nous en rendons grâces à Dieu et nous Le prions d’affermir, pour le bien de l’Église et de la patrie, cette belle floraison spirituelle.

Une expansion aussi spectaculaire du monachisme ne va pas sans problèmes. Il ne faut ni s’en étonner, ni s’en scandaliser. Il convient plutôt d’essayer de comprendre les raisons des difficultés rencontrées et d’y apporter les remèdes appropriés, inspirés de la grande tradition monastique et d’un sain discernement.

Sa Sainteté le Patriarche Alexij lui-même a indiqué à plusieurs reprises quelques-unes des causes des difficultés : l’absence de formation et d’éducation religieuses pendant la période communiste, le manque grave de supérieurs, une idée peu claire ou même erronée de la vie monastique chez certains candidats, le petit nombre de pères spirituels authentiques et expérimentés [1].

Il semble bien, en effet, que ces difficultés s’insèrent dans une crise plus large, mondiale même, de toute autorité. On la constate dans toutes les cultures, ébranlées par les effets négatifs de la globalisation. Comment transmettre aujourd’hui les valeurs morales fondamentales d’une génération à l’autre ? Comment assurer la continuité de la culture propre, au niveau communautaire et au niveau personnel, après ce terrible xxe siècle qui a ébranlé jusque dans ses fondements mêmes l’héritage chrétien de l’Europe ? Comment pouvons-nous faire face aux ruptures de tradition au sein de nos civilisations, et quel idéal religieux et humain pouvons-nous proposer à la jeunesse, capable de l’enthousiasmer pour construire une société plus juste et plus humaine, tout en l’orientant vers la vie éternelle auprès de Dieu ? Quel rôle les monastères peuvent-ils jouer dans la refondation spirituelle de la société ? Quelle est la place de la paternité spirituelle dans ce renouveau monastique ?

Avec vous je voudrais réfléchir brièvement à cette dernière question. Nous essayerons dans un premier temps de nous mettre à l’écoute de ce qu’enseigne la grande tradition monastique sur le charisme de la paternité spirituelle. Nous considérerons ensuite le charisme par excellence du père spirituel : le discernement. Nous nous efforcerons enfin de dégager la tâche du père spirituel aujourd’hui.

Le charisme de la paternité spirituelle

Saint Paul écrit aux chrétiens d’Éphèse : « C’est pourquoi je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom. Qu’il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour » (Ep 3, 15-17). L’Apôtre rappelle que nous n’avons qu’un seul Père, le Père de Notre Seigneur Jésus Christ et que nous pouvons l’invoquer avec et en Christ, puisque nous sommes ses enfants adoptifs par la grâce du baptême, comme notre Père.

Toute forme de paternité sur terre n’est qu’un faible reflet de la paternité de Dieu. Nous tous baptisés, nous sommes d’abord enfants, fils et filles de Dieu. Toute paternité et maternité, qui transmettent la vie naturelle, ont vocation d’engendrer à la vie, de la faire croître et de favoriser son épanouissement aussi bien naturel que spirituel. Car la vie vient de Dieu, lui appartient. Il en va de même analogiquement des ministres qui nous engendrent à la vie éternelle par les sacrements et la Parole. Ils sont les serviteurs de notre joie. Il en va encore de même dans l’ordre charismatique de la paternité ou maternité spirituelle : elle est au service de la vie et de la grâce que Dieu seul donne. Cet éclairage que nous donne la foi doit rester déterminant dans l’exercice de la paternité spirituelle. L’Esprit Saint donne à un chrétien, lui-même pécheur et enfant de Dieu, suffisamment purifié de ses passions, de guider un frère ou une sœur, qui vivent de la même vie de foi, vers l’amour parfait. C’est là un privilège redoutable, dont il devra rendre compte à Dieu au jour du jugement.

 Il convient de citer un autre passage de saint Paul pour compléter cette affirmation. « Même si vous avez des milliers de pédagogues en Christ, vous n’avez pourtant pas beaucoup de pères ; car c’est moi qui vous ai engendrés en Christ Jésus par l’Évangile » (1 Co 4, 15). L’Apôtre affirme sa paternité contre certains usurpateurs. Mais il souligne que sa paternité est entièrement redevable de la paternité du Christ Jésus et de la puissance de salut de l’Évangile. Cela demande quelques mots d’explications. Nous avons été baptisés dans la mort et la résurrection de Jésus. Il nous a engendrés à la vie éternelle (sa vie avec le Père et le Saint-Esprit). C’est pourquoi il peut appeler ses disciples, les apôtres, et tous ceux qui par leur témoignage, croiront en lui : « mes petits enfants » (Jn 13, 33). Il le fait au cours de l’ultime entretien avant la croix. Une tradition patristique très ancienne a donc attribué au Christ le titre d’Abba, « Père [2] ». N’est-il pas, en effet, la parfaite et l’unique image du Père ? « Qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : Montre-nous le Père ? » (Jn 14, 9).

A bon droit donc, nous pouvons avancer que Jésus ressuscité est non seulement notre frère aîné (cf. Jn 20, 17), mais encore notre « Abba ». Saint Paul dans ce contexte parle aussi de l’Évangile (1 Co 4, 15) : il a engendré en Christ Jésus par l’Évangile. La puissance de l’Évangile, c’est encore la personne de Jésus, car celui qui est notre père est aussi notre maître. Saint Luc ouvre les Actes des Apôtres en affirmant : « Dans mon premier livre [à savoir son Évangile], ô Théophile, j’ai parlé de tout ce que Jésus a fait et a enseigné… » Jésus est le Maître (Rabbouni : Jn 20, 16, Didaskalos) par excellence, celui qui enseigne le chemin de la vérité conduisant à la vie. Il est le seul Maître spirituel authentique, parce qu’il n’a rien enseigné qu’il n’a d’abord fait lui-même. Il est l’Évangile vivant, en acte. Pour comprendre son enseignement il nous suffit de contempler sa vie, ses actions. En lui la sainteté de la vie confirme la vérité de la doctrine.

En résumé, nous pouvons affirmer que Jésus Christ est de quelque manière « le vrai et unique père spirituel ». Il nous donne l’Esprit du Père, le Vivificateur (dzôopoios), pour que nous devenions des vivants et il est le Maître par l’exemple et par la doctrine. Lui seul nous conduit de la mort du péché à la joie de la vie dans la communion de la Sainte Trinité. Jésus, plus qu’un maître à penser (Lehrmeister) est un maître de vie (Lebemeister). La paternité spirituelle en Église, à mon sens, ne peut être que l’instrument de la paternité spirituelle du Christ à l’égard des enfants de Dieu. Elle devra imiter la paternité du Christ par l’exemple et par l’enseignement.

 Un apophtegme sur saint Antoine le Grand illustre bien cette vérité que la tradition monastique a toujours fermement retenue. « Trois pères avaient l’habitude de se rendre chaque année auprès du bienheureux Antoine. Deux d’entre eux l’interrogeaient sur leurs pensées et sur le salut de l’âme. Le troisième gardait toujours le silence et ne demandait rien. Après de longues années Abba Antoine lui dit : “Tu viens ici depuis longtemps et jamais tu ne me demandes quelque chose !” Mais il lui répondit : “Père, il me suffit de te voir ! [3]” »

Un des grands pères spirituels de notre temps, le père Matta-el-Maskine, du monastère de saint Macaire à Scété, m’a un jour exposé sa conception de la vraie paternité spirituelle. « Tu dois penser, m’a-t-il dit, que tu es comme Jean Baptiste, qui montre le Christ. Jésus marche devant et le jeune moine le suit. Il doit apprendre à marcher dans les pas de Jésus, ne pas le perdre de vue, écouter son enseignement. Toi, tu dois marcher derrière le disciple. Si tu vois qu’il ne marche pas sur la trace du Christ, tu dois l’avertir, l’exhorter à ne pas dévier, montrer où va Jésus qui le précède. » Cette parole m’a beaucoup éclairé et aidé. Nous ne sommes que l’instrument de la grâce de Dieu, le serviteur d’un mystère de vie et de déification qui n’est pas notre œuvre mais l’œuvre du Saint-Esprit. Le père spirituel, comme saint Jean le Précurseur, sait que dans le disciple le Christ « doit grandir et lui diminuer » (Jn 3, 30).

 Pareille conviction établit la paternité spirituelle dans l’humilité. Il n’est pas infaillible. Le père spirituel a besoin de demander conseil à autrui et de se nourrir continuellement de la lecture des Saintes Écritures et des saints Pères pour recevoir le discernement. Écoutons encore un autre apophtegme du Père des moines. « Un jour, Abba Antoine reçut une lettre de l’empereur Constantin qui l’invitait à Constantinople. Il réfléchissait à ce qu’il devait faire. Il dit donc à son disciple, Abba Paul : “Est-il bon que j’y aille ?” Et il lui répondit : “Si tu y vas, on t’appellera Antoine ; si tu n’y vas pas, on t’appellera Abba Antoine [4].” » Saint Antoine le Grand n’hésite pas à demander l’avis de son disciple. Il aurait pu demander une réponse directement à Dieu dans la prière. Mais comme tous les grands saints il savait que Dieu parle normalement aux hommes par d’autres hommes.

Cette même conscience de la fragilité humaine et de la nécessité d’un discernement explique que la tradition patristique nous a laissé comme un avertissement plusieurs exemples de pères spirituels qui ont failli précipiter, à cause de leur orgueil, leur disciple dans l’erreur [5].

Le discernement

L’enseignement de la tradition

Saint Jean Cassien dans la première de ses Conférences met en scène un grand débat entre les premiers moines d’Égypte pour savoir quelle est la vertu la plus indispensable sur le chemin de la pureté du cœur et de l’amour parfait. Saint Antoine le Grand tranche finalement le débat en déclarant que c’est le discernement (discretio, diakrisis), puisque cette vertu est la gardienne de toutes les autres. Saint Benoît répètera lui aussi que la discrétion est la « mère de toutes les vertus [6] ». Saint Jean Climaque consacre le plus long des degrés de son « Échelle » au discernement (degré 26), à la charnière entre l’ascèse et la contemplation.

Les modalités du discernement

Il est bien difficile de définir le discernement. Mais on pourrait s’approcher d’une définition en disant qu’il permet de savoir ce que telle personne, dans telle situation particulière et en ce moment, doit faire pour rompre avec le péché ou l’éviter et pour grandir dans sa recherche de Dieu. Le discernement est demandé à un père spirituel, qui à son tour doit aider le disciple à croître lui-même en cette vertu. Comment discerner les pensées bonnes ou mauvaises, les sentiments, les désirs ?

Il est clair que le discernement est un don de l’Esprit Saint, demandé dans la prière, et le fruit de l’expérience. Le père spirituel doit demander la lumière pour la conduite de vie du disciple et le disciple doit demander que le père spirituel reçoive cette lumière et lui dise la parole qui indique la volonté de Dieu sur lui.

Le discernement requiert du père spirituel qu’il écoute longuement et patiemment le disciple. Cette écoute sera empreinte de respect et de compassion. Elle ne devra jamais être méprisante ou arrogante. Le père spirituel écoute ce que son enfant dit et ce qu’il ne dit pas ; il observe attentivement sa conduite de vie.

Le discernement est aussi le fruit de l’expérience personnelle du combat spirituel. Le signe du discernement authentique est la conscience chez le père spirituel d’être lui-même un pécheur pardonné par Dieu [7], un convalescent. Si le père spirituel est lui-même un convalescent, il est cependant indispensable qu’il soit parvenu à un certain degré d’impassibilité (apatheia). Ainsi il ne projettera pas sur son enfant spirituel ses propres défauts (angoisses, ambitions, etc.).

L’exercice du discernement demande la patience. Le Seigneur sait attendre le moment propice (le kairos). Dieu respecte la lenteur du pécheur à se convertir, il accepte les délais de la maturation humaine. Certains bons discernements peuvent arriver trop tôt ou trop tard. Il faut sentir le moment propice, le moment de Dieu. Cela demande bon sens et prière.

Discerner aujourd’hui

Essayons maintenant de relever quelques particularités du climat spirituel contemporain qui fragilisent les candidats à la vie monastique. En d’autres termes, pour parler encore une fois avec saint Paul : quels sont les esprits qui habitent dans l’air aujourd’hui (Ep 6, 12) ?

 Comme nous l’avons déjà mentionné, toutes les sociétés de l’Europe, à l’Est et à l’Ouest, font l’expérience à des degrés divers d’une rupture des traditions culturelles et sociétaires. La transmission des valeurs d’une génération à l’autre est en péril. Cette rupture est renforcée par les effets pervers de la globalisation mondiale. Elle affecte en premier lieu les familles. Beaucoup de familles se trouvent divisées, démissionnent parfois devant l’éducation morale des enfants. Ceux-ci n’y trouvent ni la sécurité ni la stabilité affectives qui leur permettraient d’adhérer à des normes sûres et traditionnelles. Lorsque l’image des parents est blessée dans l’âme des jeunes, ces derniers s’évadent.

 L’évasion des jeunes fragilisés peut prendre deux formes quasiment opposées : soit ils sombrent dans l’alcool ou la drogue, soit ils deviennent la proie d’un besoin de sécurité identitaire qui les pousse vers les sectes ou des groupes religieux fondamentalistes agressifs. Dans l’un et l’autre cas, ils perdent ce qui est le bien le plus précieux de l’homme créé à l’image de Dieu, la liberté (intérieure). Ils sont asservis.

Il se pourrait que la question essentielle soit celle de la liberté. Celui qui n’a plus de valeurs qui orientent sa vie vers un but transcendant (spirituel), est tenté de braver tous les interdits, de briser tous les tabous. Comment aider les jeunes à trouver la vraie liberté, la liberté d’aimer en assumant la responsabilité du prochain et de soi-même, sinon en montrant, même sans paroles, le bonheur d’avoir été libéré par Jésus Christ (cf. Jn 8, 31-32) ?

Il est clair que l’Église aujourd’hui est appelée à offrir des réponses à ces angoisses. Les communautés monastiques, et les pères spirituels en particulier, devraient y jouer un rôle de premier plan.

Les pères spirituels d’abord doivent se ressourcer eux-mêmes à l’ensemble des traditions spirituelles du monachisme. Saint Théophane le Reclus et saint Ignace Briantchaninov au xixe siècle ont été des exemples lumineux de ce travail de revitalisation à partir de la tradition authentique. Les Pères monastiques ne sont pas seulement des grands ascètes thaumaturges, ils ont été aussi des connaisseurs exceptionnels des abîmes du cœur humain. Ils ont mis cette connaissance des passions humaines au service de la guérison spirituelle de leurs contemporains. Avec la grâce de Dieu nous devons faire de même aujourd’hui.

Nous devrions ensuite nous efforcer de former les candidats monastiques à l’art de la vie communautaire. La charité fraternelle offre la meilleure garantie contre les illusions spirituelles égoïstes et offre un soutien affectif dans le dur combat spirituel. La grande réussite des monastères, ici en Russie comme en Europe occidentale, a été le fruit de la ferveur de la vie de prière, du sérieux de la lutte contre les passions et de la qualité de la solidarité fraternelle. Peut-être la société d’aujourd’hui a-t-elle plus que jamais besoin du témoignage de communautés monastiques où l’amour fraternel n’est pas un mot vide. Nous pouvons, avec l’aide de Dieu, donner notre vie pour nos frères et sœurs, par le sacrifice quotidien de notre service.

La vocation du père spirituel

Il nous faut dire maintenant quelques mots de la mission traditionnelle et intemporelle des pères spirituels.

La paternité spirituelle revêt des modalités partiellement différentes pour qui vit dans une communauté cénobitique et pour qui vit auprès d’un père spirituel avec quelques autres condisciples. Saint Jean Cassien nous a décrit les trois composantes essentielles de la relation père-fils spirituels dans les communautés de saint Pachôme : vaincre la volonté propre, l’ouverture du cœur (i.e. la manifestation des pensées-sentiments à un ancien déoratique), l’obéissance totale à ses directives [8].

Reprenons ces trois éléments essentiels du combat spirituel du jeune moine. Il devra d’abord vaincre sa volonté propre (idion thelema, voluntas propria). Elle est, comme l’affirmait abba Ammonas, un mur entre l’homme et Dieu, le « tout » qu’il faut quitter pour suivre Jésus Christ [9]. La volonté propre représente évidemment toutes les formes d’égoïsme engendrées par le péché, ce que saint Paul appelle le vieil homme ou l’orgueil de la chair ; je décide ce qui est bien et mal dans la vie. Mais plus subtilement la volonté propre s’infiltre également dans les activités en soi bonnes et spirituelles que le moine entreprend (prières, jeûnes, activités caritatives…). Je me fie à mon propre jugement sans demander le conseil et la bénédiction du Père Abbé ou de la Mère Abbesse (ou de l’Ancien). La volonté propre est alors la manifestation de notre égocentrisme, d’un orgueil spirituel insidieux et caché. « C’est pourquoi ils affirment que celui qui d’abord n’a pas appris à vaincre ses volontés ne pourra jamais éteindre la colère, la tristesse et l’esprit de fornication, ni non plus garder une véritable humilité du cœur, ni rester sans cesse uni à ses frères dans une solide concorde [10]. »

Le jeune moine devra en deuxième lieu pratiquer l’ouverture du cœur, parler à son père spirituel de tout ce qui habite son cœur et son âme : désirs, projets, déceptions, frustrations, ambitions. La tradition monastique résume tout cela sous le terme de « pensées » (logismoi, cogitationes). Il soumet ses pensées au discernement de son Abbé qui a l’expérience du combat spirituel et des épreuves. La confiance du jeune moine à s’ouvrir ainsi de ses péchés et de ses fantasmes, le conduit petit à petit à une connaissance de son cœur profond, de sa misère et des talents que Dieu lui a confiés. Il devient un pécheur repenti, rempli d’espérance, parce qu’il se sait aimé de Dieu. Au père spirituel qui l’écoute il revient de faire sienne la bonté paternelle de Dieu, miséricordieuse et juste.

En troisième lieu, le disciple s’exercera à obéir en tout aux directives de son Abba. La motivation dernière de l’obéissance monastique (et chrétienne) se trouve dans l’exemple du Christ lui-même : toute l’œuvre de salut entreprise par Jésus pour le genre humain est une obéissance d’amour au Père (Ph 2, 5-11). L’obéissance est le chemin de retour au Paradis, la voie qui conduit à Dieu. « Tous ne doivent pas seulement obéir à l’Abbé, mais les frères s’obéiront aussi mutuellement, puisqu’ils savent que c’est par ce chemin de l’obéissance qu’ils iront à Dieu [11]. »

Nous serions cependant tout à fait incomplets si nous passions sous silence deux autres composantes aussi essentielles à la formation spirituelle (permanente) des moines et moniales selon l’ancienne tradition monastique : l’enseignement de la Parole de Dieu par l’Abbé (doctrina Abbatis) et le service fraternel.

La doctrine de l’Abbé. Nous savons que les premiers moines cénobitiques étaient assidus à méditer les Saintes Écritures. Ils les apprenaient même par cœur, afin de pouvoir les ruminer pendant le travail manuel, les temps de déplacement ou de repos. L’Abbé ou le père spirituel avaient le devoir impératif d’expliquer plusieurs fois par semaine des passages de l’Écriture Sainte, afin que les moines puissent régler leur vie d’après les commandements de Dieu et les préceptes de l’Évangile. Les premières générations monastiques étaient très conscientes que la Parole de Dieu les rassemblait en une communauté fraternelle. A l’image de la première communauté chrétienne de Jérusalem, ils trouvaient dans l’écoute de la Parole de Dieu et dans l’obéissance à cette même Parole un programme de conversion monastique et des trésors de contemplation du mystère de Dieu, qui enchantaient leur cœur et leur intelligence. L’enseignement de l’Abbé remet jour après jour le Christ au centre d’une communauté : il encourage les faibles, il corrige les fautes, il suscite le désir du Royaume de Dieu. L’expérience a montré que les communautés monastiques ferventes sont souvent celles où l’Abbé (ou le père spirituel) donne un enseignement quotidien sur la Parole de Dieu à la lumière des Pères.

Le service des frères. Le soir avant sa Passion, au moment de l’institution de l’Eucharistie, Jésus a lavé les pieds des apôtres. Il montrait ainsi son amour parfait pour nous (Jn 13, 1). Il nous donnait aussi l’exemple de l’humble amour fraternel : « Si moi je vous ai lavé les pieds, le Seigneur et le Maître, vous devez vous laver vous aussi les pieds les uns des autres ; car je vous ai donné l’exemple, afin que vous fassiez ce que moi j’ai fait pour vous » (Jn 13, 14-15). La tradition monastique de saint Benoît appelle le monastère « une école où l’on sert le Seigneur » (schola dominici servitii : RB, Prologue 45). Évidemment nous servons le Seigneur par les offices liturgiques et par la prière personnelle. Mais pour que ce service de la prière ne soit ni illusion ni paresse, le moine ou la moniale doit aussi, dans l’obéissance, servir ses frères dans les humbles besognes d’une vie communautaire. Saint Benoît écrit encore dans sa Règle à propos des frères chargés de la cuisine : « Les frères doivent se servir mutuellement » (RB 35, 1). Et un peu plus loin, il insiste : « Ils se serviront les uns les autres avec charité » (RB 35, 6). C’est précisément l’empressement aux services qui permet le plus souvent à l’Abbé de discerner l’authenticité d’une vocation monastique.

Conclusion

Permettez-moi de conclure ces quelques réflexions fragmentaires par un souhait qui vient du cœur. La vie monastique, en Orient et en Occident, boit à la même source : la Parole de Dieu et la tradition des Pères. Nous devons nous aider les uns les autres aujourd’hui. L’Orient orthodoxe peut donner à l’Occident latin un sens plus aigu de la paternité spirituelle et de sa grandeur. L’Occident catholique pourrait donner à l’Orient byzantin un sens plus vif de la vie communautaire, comme famille fraternelle. Il me semble que nous avons besoin les uns des autres pour obéir plus pleinement à notre vocation monastique aujourd’hui et pour faire resplendir le visage paternel et miséricordieux de Dieu sur nos frères et sœurs.

Je voudrais laisser le mot de la fin à un saint de l’Orient chrétien syriaque, saint Isaac de Ninive. Il écrit : « Tu n’as pas été fait pour prononcer le jugement sur les actions et sur leurs auteurs. Mais tu as été fait pour invoquer la miséricorde sur le monde, pour veiller au salut de tous, pour t’unir à la souffrance de tout homme, du juste et du méchant [12]. »

Chevetogne-Mourmansk, juillet-août 2005

[1Voir Vl. Cyrin, Istorija Russkoj Cerkbi 1917-1997, Moscou, 1997, p. 541.

[2Cf. Regula S. Benedicti 2, 1-3.

[3Antoine 27 ; collection alphabétique.

[4Antoine 31.

[5E. g. Saint Nil d’ancyre, Discours ascétique ; Saint Jean Cassien, Conférence II, 10, 12.

[6RB 64, 19.

[7RB 46, 5-6.

[8Institutions cénobitiques, IV, 8-10.

[9Apophtegmes, Collection alphabétique Ammonas, 11.

[10Cassien, Institut. IV, 8.

[11RB 71, 1-2 ; cf. ibid., Prologue 1-3.

[12Première collection syriaque, 65.

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