Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le célibat consacré, le célibat non choisi

Épousailles ou naissance d’en-haut ?

Roger Tardy

N°2006-3 Juillet 2006

| P. 182-186 |

La fidélité à Dieu dans le célibat est-elle comparable à l’alliance entre deux être humains ? Y a-t-il une connivence entre les célibataires « pour le Royaume », religieux ou prêtres, et la multitude des célibataires « non choisis » ? En ajoutant à la perspective des commencements celle de la venue du Christ au dernier jour, l’auteur, prêtre du diocèse de Paris et supérieur de séminaristes, rend compte de la pauvreté qui demeure dans les divers « célibats » ; et il en appelle à une nouvelle présentation de la « sacramentalité » de chaque état de vie.

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La consécration du corps au Christ est un élément essentiel dans la vie de tout baptisé. Mais le vœu de chasteté chez le religieux, la promesse de célibat chez le prêtre séculier font de l’exigence de continence parfaite et définitive un état de vie public, comme celui du mariage. C’est surtout en fonction du mariage que ces deux états de vie sont définis. La théologie de la vie consacrée met le célibat consacré en relation avec la mystique des épousailles. On entend souvent cette expression, et la liturgie des vœux solennels l’exploite parfois : les consécrations sont des épousailles spirituelles. Ainsi, plutôt que de faire dériver la consécration de la théologie biblique de l’Alliance, on la fait dériver directement d’une partie de cette théologie, qui est celle de l’alliance matrimoniale.

Ce faisant, on insiste sur l’aspect volontaire de la consécration. Et l’on imagine facilement que l’union au Christ repose sur une fidélité à Dieu, semblable à la fidélité de l’épouse pour son époux. Or la fidélité à un engagement envers Dieu n’est pas du tout comparable, anthropologiquement, à une alliance entre deux êtres humains. L’oubli de cette dissymétrie est dommageable tant pour la doctrine du mariage que pour celle du célibat consacré. Un des inconvénients est que l’on met sur le même plan la fidélité du consacré et celle de son Époux divin. On insiste alors sur l’aspect volontaire, contractuel, de la consécration, et par contamination, sur l’aspect volontaire du célibat lui-même. Mais la réalité nous montre, d’une part, que le célibat peut être vécu de manière oppressive, même s’il a été librement choisi, et d’autre part, qu’il existe une fraternité des consacrés avec tous les célibataires qui n’ont jamais choisi le célibat. De ces célibataires « non choisis », l’Église parle pourtant rarement alors qu’ils deviennent la majorité écrasante des chrétiens. Comme si la théologie sacramentelle s’était focalisée sur l’aspect volontaire de l’état de vie, laissant dans l’ombre, ou dans le déni, l’aspect proprement infécond et subi de l’état de vie concret d’un grand nombre de chrétiens. On classe alors les célibataires comme des velléitaires, et à ceux qui souffrent de leur célibat, on conseille le mariage ou la résignation. Seule l’alliance volontaire et épanouie semble mener au Christ.

Le célibataire à la conjonction du ciel et de la terre

Si la sagesse de l’agir et de la vertu témoigne à coup sûr d’un cheminement spirituel, il est une autre expérience de la sagesse humaine qui peut permettre d’assumer davantage le célibat, qu’il soit choisi ou non. Tout homme se reconnaît relié au point alpha de la création par la génération. Chaque homme sait qu’il est descendant, sans aucune discontinuité à travers les millénaires, de l’Adam de l’histoire. Le célibataire sait qu’il est l’aboutissement de cette lignée formidable, et il vit cela souvent comme une frustration douloureuse. Et pourtant, le Christ ne nous a pas laissé sans enseignement sur cette finitude de la génération. Toutes ses mentions du dernier jour qui vient comme un voleur sont autant de manières d’approcher spirituellement l’aboutissement de notre génération. « Vous ne savez ni le jour ni l’heure où le Seigneur viendra. » Comme si le célibat, choisi en vue du Royaume ou non, était un lieu particulier de la venue du Seigneur. On peut dire que si, par nos parents, nous sommes liés à l’Alpha, de même, par l’absence de génération, nous touchons sans aucun intermédiaire à l’Oméga de notre lignée qui est le Christ. Il y a donc une immédiateté au Christ qui se manifeste dans le célibat ou dans la stérilité. Souvent, on voudrait consoler les célibataires par la mention d’une paternité spirituelle. Mais si celle-ci n’est pas éprouvée dans une conscience vive, à l’exemple du prêtre qui n’a jamais vu de fruit probant de son labeur, l’épithète « spirituel » devient synonyme de « inconsistant ». La paternité spirituelle serait alors une sorte de paternité morale, vague, tout juste probable sans aucun rapport avec la chair de ce père prétendu.

Il faudrait pour répondre à ceci se rappeler la théologie de la génération dans les épîtres pauliniennes, et saisir intuitivement la corporéité d’une lignée humaine. Ne sommes-nous pas spirituellement nés en Adam, lui dont nous tenons la chair ? ne sommes-nous pas plus encore renés dans le nouvel Adam, lui duquel le lien de la foi nous rend plus solidaires encore ? Cette foi, transmise à nous, par la manducation de la chair du Christ. Toute l’histoire humaine est enracinée dans l’acte créateur, mais toute l’histoire humaine aboutit dans un même mouvement à la patrie céleste. Le célibat est donc l’entrée d’une lignée humaine dès aujourd’hui et comme par avance, dans le ciel qui est son terme. Souvent la prédication rappelle l’aspect eschatologique du célibat volontaire, « en vue du Royaume », mais cela concerne également le célibataire non consacré, le célibat non voulu : on ne peut oublier les paroles du Christ sur le côté inattendu et proprement subi du dernier jour. Un jour qui est celui de la Victoire et non de la fin. Une certaine théologie des épousailles spirituelles méconnaît parfois la passivité crucifiante de la chair qui ne donne ni ne reçoit par elle-même.

C’est peut-être ce secret constat qui rassemble dans une fraternité de destin les célibataires consacrés avec ceux qui n’ont pas choisi un tel état.

Anne, fille de Phanuel (Lc 2, 36-38)

Si l’on réfléchit à la symbolique des nombres, on ne peut qu’être surpris par l’âge de la prophétesse Anne, rencontrée lors de la présentation de Jésus au Temple. 84 ans auxquels on soustrait 7 ans de mariage donne 77 ans de célibat. Comme si à la perfection d’une vie donnée dans le mariage (7) correspondait une surperfection (77) des années de célibat.

C’est d’abord le célibat de l’enfant, qui vit le désir de parvenir à l’âge adulte, de devenir « une grande personne » et de pouvoir se marier. Ensuite, le célibat de l’adolescente, capable de se marier, mais en attente parfois cruelle, et de plus en plus prolongée aujourd’hui de la naissance d’un sauveur. Et enfin, célibat de la veuve, qui se trouve spirituellement situé entre un accomplissement regretté et le suraccomplissement plus mystérieux de la mort. En chacun de ces états, demeure une frustration, une pauvreté, qui manifeste de manière la plus directe la finitude de la condition humaine.

Auprès d’Anne se trouve Marie, la Vierge de la Nouvelle Alliance, et non plus seulement la femme stérile, miraculeusement fécondée, qui l’annonçait dans le premier testament. L’accomplissement n’est pas seulement l’absence, chez Marie, de l’opprobre de la stérilité, mais le fait que la volonté de Marie, tout autant que son corps, est réceptive de la Grâce. Ceci est manifesté dans la piété populaire par la liturgie de la Présentation de Marie au Temple. Elle montre le pressentiment de la grâce de la Nativité dans la volonté propre de la Vierge Marie. Tout semble donc opposer la virginité consacrée de Marie au célibat « non choisi » de la prophétesse Anne. Allégresse d’un cœur qui se donne dès sa première enfance, et souffrance d’une vie qui endure le célibat, fût-ce dans la prière au Temple. Et pourtant, c’est Anne qui annonce à Marie une souffrance à venir, celle d’un cœur transpercé par le glaive.

Que signifie ce face-à-face entre deux souffrances ? Si l’on se rapporte, comme plus haut, à la dimension eschatologique du célibat, on peut tenter une réponse. D’un côté, le célibat est « sacrement » de l’irruption gratuite de la grâce, de l’autre la virginité consacrée est « sacrement » de sa prévenance. Et dans les deux cas, la fécondité de ces états spirituels aboutit à une présence surnaturelle au Christ en croix. La lamentation des femmes de Jérusalem d’un côté, le Stabat Mater de l’autre.

Appliquées à notre époque, les deux formes de célibats, le naturel qui est parfois « subi », le consacré qui est parfois « amer », sont donc unis mystérieusement dans un face-à-face fécond que manifeste la rencontre de Marie avec la prophétesse. Un échange mystérieux qui trouve son sens dans le Christ en croix. Comme la complémentarité homme-femme trouve son sens ultime dans l’Église tirée de la côte du Crucifié. Ce vis-à-vis est aussi fécond que celui qui rend présente la première Alliance à la seconde. L’habitude héritée des siècles passés prend trop unilatéralement la figure nuptiale comme sacrement de l’union au Christ. La constitution Lumen Gentium propose pourtant bien d’autres figures bibliques de l’Église, comme autant d’invitations à refonder une catéchèse sacramentelle de l’union à Dieu : Pasteur et troupeau, Vigneron et vigne…

Les débats récents sur les contrats homosexuels, qui sont, contrairement aux apparences fallacieuses, une forme déviée du célibat et non du mariage, la prépondérance du célibat dans nos sociétés, tout cela manifeste l’urgence de présenter, à frais nouveaux, la sacramentalité de chaque état de vie. L’Église est riche d’une parole toujours nouvelle. Sa voix ne doit pas se réduire à réaffirmer uniquement les significations traditionnelles que l’Évangile a eu le génie d’inspirer en son temps. Chaque situation personnelle, aussi désarçonnante fût-elle, est un appel poignant au Ciel, auquel la voix maternelle de l’Église doit pouvoir répondre aujourd’hui.

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