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La consécration de la Compagnie au Sacré-Cœur de Jésus

et la vision de La Storta

Pedro Arrupe, s.j.

N°2005-3 Juillet 2005

| P. 150-156 |

Le 9 juin 1972, fête du Sacré-Cœur de Jésus, le père Arrupe concélébra la messe avec 160 Jésuites dans l’église du Gesù à Rome, et, en présence de cette assemblée, renouvela la consécration de la Compagnie. Dans son homélie, il fit un parallèle — tout-à-fait original — entre la signification de la grâce de La Storta et la consécration de la Compagnie. La vraie transcendance consiste à être uni au Christ, « à être placé avec lui ».

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En renouvelant la consécration de la Compagnie au Sacré-Cœur, laquelle eut lieu dans cette même église du Gesù il y a cent ans, j’évoque instinctivement ces temps si difficiles pour la Compagnie, au moment où le père Pierre Beckx accomplit cette cérémonie. Il s’exprima ainsi : « Si nous examinons la situation du monde, nous pressentons de nouveaux malheurs et avons toute raison d’en craindre d’autres. » Il ajouta : « Demandons-lui [au Sacré-Cœur] le bien-être, le salut, la paix et l’espérance pour ces jours difficiles avec une foi inébranlable. »

C’est maintenant encore comme ce l’était en ce temps-là ; la situation du monde et de l’Église reste extrêmement délicate. Nous faisons face aujourd’hui à un monde nouveau, à une nouvelle génération d’hommes, à une vie religieuse en pleine évolution. Convaincus que la solution de ces difficultés et la possibilité d’adapter notre mode de vie à ce nouvel environnement reposent en celui qui est solutio omnium difficultatum, nous aussi désirons aujourd’hui renouveler notre consécration au Cœur du Christ.

Quand je cherchais une manière d’adapter notre consécration au temps présent et à l’avenir prochain, j’ai longuement réfléchi sur l’espirito primigenio de saint Ignace, en évoquant la vision de La Storta.

La vision de La Storta

Nous pourrions nous demander : qu’est-ce que La Storta a de commun avec la Consécration de la Compagnie au Sacré-Cœur ? Il est vrai, si nous en restons à la surface des choses, que l’on pourrait difficilement trouver deux événements plus différents. À La Storta, une chapelle isolée et perdue dans les faubourgs de Rome, un pèlerin appauvri et deux de ses compagnons se sont arrêtés pour prier et, dans l’intime de son âme, dans les profondeurs de son esprit, la Trinité confère à Ignace une faveur du plus haut niveau, le sommet de sa vie mystique, jamais atteint jusque-là, et l’expérience la plus décisive pour la Compagnie de Jésus. C’est ici, au Gesù, que le Père Général Beckx, représentant des milliers de Jésuites, accomplit la cérémonie de la consécration, dont l’écho a touché toutes les maisons de la Compagnie, répandues à travers le monde.

En examinant de plus près ces deux événements, on découvre un lien très clair. Le sens spirituel, la profondeur et la richesse de l’expérience de La Storta apportent aux Jésuites d’aujourd’hui comme une source d’inspiration, comme la clé la plus appropriée pour interpréter cette consécration, dans le sens ignatien le plus complet. Durant de nombreuses années, Ignace avait demandé à Notre-Dame de « le placer avec son Fils ». Cette requête est maintenant accordée d’une manière plus sublime qu’il ne l’avait imaginé. À La Storta, Ignace reçut une intelligence plus profonde de sa vocation : il est appelé à être le Compagnon de Jésus, et la Trinité l’accepte comme un serviteur de Jésus. C’est le Père Éternel lui-même qui « imprime » son accord dans l’âme d’Ignace et lui promet protection quand il prononce ces paroles, qui furent préservées pour nous par Lainez : Ego vobis Romae propitius ero (« Je vous serai propice à Rome ») ou l’expression encore plus frappante et plus significative, que nous pouvons lire dans Nadal et Canisisus : Ego vobiscum ero (« Je serai avec vous »).

Plus tard, se tournant vers Jésus qui apparut portant sa croix, le Père Éternel lui dit, en désignant Ignace : « Je veux que tu le prennes comme ton serviteur. » Alors, regardant vers Ignace, Jésus répondit : « Je veux que tu nous serves. » Cette scène trinitaire, si brièvement décrite, souligne le don d’une grâce mystique de l’ordre le plus élevé, telle qu’on ne puisse jamais l’exprimer en langage humain. Ceci, Ignace le reconnaissait et c’est pourquoi il y a eu tant de versions de cette expérience d’une profondeur unique.

La consécration : « être placé avec le Fils »

En analysant quelques-uns des détails de l’expérience de La Storta, nous pourrons discerner beaucoup de sa signification. La prière d’Ignace est entendue par rien moins que le Père Éternel. C’est le Père qui « imprime » en Ignace le sens indubitable de la protection divine. l’ego vobiscum sum (« Je serai avec vous ») est comme un écho des promesses bibliques. C’est ainsi que le Dieu des Armées avait conforté Gédéon : ego ero tecum percutiens Madian [1]. Ainsi également le Dieu d’Israël aux prophètes : ne timeas quia ego tecum sum [2] (Is 41,10) ; ne timeas a facie eorum tecum ego sum [3] (Jr 1,8 et 19). Ainsi encore l’Ange rassura Marie : Ave, gratia plena, Dominum tecum. Ainsi toujours, le Christ promit à ses Apôtres : ecce ego vobiscum sum omnibus diebus usque ad consummationem saeculi [4] (Mt 28,20) et à Paul à Corinthe : noli timere, ne taceas propter quod ego sum tecum [5] (Ac 18,9-10).

Maintenant, Ignace peut se sentir en sécurité. Qui peut le vaincre si Dieu est de son côté ? La prière d’Ignace « d’être placé avec Jésus » est cruciale. Cette phrase d’Ignace, bien que grammaticalement forcée et rigide, exprime un désir radical de sa part – celui d’obtenir une proximité plus étroite avec Jésus qu’il ne l’avait eue auparavant, une intimité réciproque, semblable à ce que sainte Thérèse décrit comme un « mariage spirituel » et Marie de l’Incarnation comme « le don de l’Esprit du Verbe incarné [6] ». Si Ignace désirait cette grâce avec tant d’ardeur, c’est parce qu’il prévoyait combien elle serait nécessaire pour réaliser l’idéal apostolique qui faisait tellement part de lui-même.

Le Père Éternel prend l’initiative et transmet les souhaits d’Ignace à son Fils Jésus : « Je veux que tu le reçoives à ton service » ; à son tour, Jésus qui obéit toujours à son Père, répond, en s’adressant à Ignace : « Je veux que tu nous serves. » Non pas « que tu me serves », mais « que tu nous serves » ; il reçoit ainsi Ignace au service de la Sainte Trinité. L’offrande qu’Ignace fait de lui-même est de la sorte acceptée par le Verbe Incarné. Une transformation se fait, plus radicalement que celle du Cardoner. Là, à ce qu’il semblait, l’événement était au niveau de l’esprit ; ici c’est plus profond ; il se sent accepté, introduit dans la vie intérieure de la Trinité, dans « le cercle intime de la Trinité [7] » ; et de là il est envoyé ad extra avec le Christ, pour le servir en faveur des âmes ; un nouveau mode de service que, plus tard, il définira dans la Formula de l’Institut comme « servir l’Église sous le Pontife Romain » ou « la défense et la propagation de la Foi ».

Le mot « servir », si caractéristique d’Ignace, prend ici son sens plénier. Il exprime le but des Exercices ; il résume le don du Règne, le sens des Deux Étendards, des Trois Degrés d’humilité. Désormais, servir signifiera la consécration sans réserve au service de la Trinité, dans le compagnonnage du Christ pauvre et souffrant sur la Croix. Ignace comprend le sens plénier de sa vocation et de celle de ses compagnons, et il se sent non seulement accepté et transformé de l’intérieur, comme le furent les Apôtres. Sa force intérieure était telle qu’il se sent lui-même capable de mourir sur la croix : « Je ne sais pas ce qui nous attend à Rome, répétait-il, je ne sais pas si nous serons crucifiés. » La grâce de La Storta sert à éclairer le chemin spirituel de la Compagnie et nous aide à saisir le sens de notre vocation dans chaque situation historique : au service de la Trinité avec le Christ pauvre.

Sub Vexillo crucis

Avant de recevoir le munum suavissimum (« la charge douce entre toutes »), accordé à la Compagnie, de vivre et de répandre la dévotion au Sacré-Cœur, quel sens pourrait-il y avoir dans la consécration de la Compagnie au Sacré-Cœur par le père Beckx, il y a cent ans ? Quel sens dans la consécration que nous désirons renouveler aujourd’hui, sinon de nous donner entièrement et inconditionnellement au service de Jésus et de la Trinité ; de collaborer avec Jésus pauvre – pour rendre gloire au Père et aider le monde à trouver son salut ?

Saint François de Borgia, saint Pierre Canisius, le bienheureux Claude La Colombière et tant d’autres grands Jésuites ont ainsi compris le « servir » sous l’étendard de la Croix – sub vexillo crucis – enseigné par La Storta. Jésus est apparu devant Ignace avec la Croix sur ses épaules. Nous le voyons aujourd’hui cloué à la Croix, avec son côté percé, son cœur exposé – signe d’amour – d’où coulent le sang et de l’eau – symbole mystique de son Église. Le vexillum crucis acquiert ainsi un nouveau sens, plus personnel, plus dynamique et plus profond ; un rappel permanent que le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption est enraciné dans l’amour infini et humain du Christ.

Cette constante prise de conscience de ce qui est le plus intime dans la personnalité du Christ, son amour pour le Père et pour nous est une nouvelle dimension ajoutée à la vision de La Storta ; elle nous aide à mieux comprendre son sens, son importance et son actualité pour nous. C’est dire que La Storta nous montre la vraie signification ignatienne de notre consécration, et notre consécration approfondit notre intuition du message de La Storta : comprenant ainsi Jésus plus intimement, nous saisissons mieux notre mission, nous devenons plus ignatiens et plus intimes socii Jesus (« compagnons de Jésus »). Qu’est donc cette consécration que nous allons faire dans quelques minutes ? « Rien d’autre, dit Léon XIII dans Annum Sacrum [8], qu’une offrande totale de nous-mêmes, un engagement radical de nous-mêmes, à Jésus Christ parce que ce qui est donné au Cœur du Christ est donné au Christ lui-même. »

Voici donc un engagement, un don, une offrande, un Suscipe. C’est un acte de foi, une oblation à la Trinité et un engagement absolu au Verbe Incarné et à l’Église, le Corps Mystique, se traduisant en une adhésion toute spéciale au Vicaire du Christ. Saint Ignace y fait référence comme étant « le principe et fondement » de la Compagnie. C’est un acte d’espérance, parce que nous savons que pour avoir la force de garder notre promesse, nous pouvons compter sur l’aide de Dieu : Ego vobiscum ero. Si Deus pro nobis, quis contra nos [9]  ? À partir de cette expérience, nous connaissons les grâces nombreuses que cette dévotion nous donnera. C’est un acte de charité, car nous faisons notre engagement comme un sacrifice pleinement conscient de ses conséquences, étant bien au courant du sens de « donner sa vie pour nos amis », pour suivre le Crucifié.

Dans le monde d’aujourd’hui

Le monde a besoin d’hommes de foi, forts, désintéressés, confiants, prêts à donner leur vie pour les autres. Ceci ne peut se réaliser sans des grâces spéciales ; notre vocation dans le monde actuel est trop difficile. C’est pourquoi nous demandons à Marie d’obtenir du Père, comme elle l’a fait pour Ignace, cette intimité spéciale et réciproque qui nous rend capables de résister au monde mais aussi, de porter ce monde au Christ. C’est une grâce qui « confirmera » notre transformation intérieure, une re-création de toutes nos facultés, une identification au Christ si complète que, pour citer Nadal, « nous rappellerons par sa mémoire et que tout notre âme, toute notre existence et toutes nos actions ne seront plus en nous, mais dans le Christ [10] – une transformation intérieure qui nous incite à un plus grand amour de la Trinité, du Christ, de l’Église et des âmes, et qui nous rend capables d’atteindre le niveau ignatien de compagnonnage avec le Christ Jésus. Finalement, c’est une grâce qui changera nos cœurs de pierre en cœurs de chair, en nous rendant conscients, pleinement conscients que Dieu est toujours en nous et avec nous et que nous pouvons le sentir – pour employer une expression ignatienne – « comme un poids dans notre âme ».

Notre consécration se termine avec les mots du Suscipe – le résumé et le couronnement des Exercices –, en exprimant notre manière personnelle et particulière de nous offrir, de rendre concrète l’holocauste de nous-mêmes, in oderem suavitatis [11]. En nous acceptant, le Seigneur nous garantit les grâces nécessaires pour la mettre en pratique : ad explendum, gratiam uberem largiaris [12].

Une fois de plus, nous voyons l’identification de l’esprit de la Consécration avec celui des Exercices et des Constitutions et son expression la plus adéquate sera ce qui accomplira pleinement l’idéal du fils authentique d’Ignace et du compagnon de Jésus. Terminons en pensant, comme saint François de Borgia, au Christ Notre Seigneur sur la Croix, « à la blessure de son côté, la regardant comme un refuge, un oratoire et une demeure permanente ».

[1Cf. « Je serai avec toi et tu battras Madian » (Jg 6,16).

[2« Ne crains pas car je suis avec toi. »

[3« N’aie pas peur devant eux car je suis avec toi. »

[4« Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles. »

[5« N’aie pas peur, ne te tais pas devant eux, car je suis avec toi. »

[6Lettre du 2-2-1649, in Écrits spirituels, IV, 258-62.

[7M. I. Ser. III, Vol. 1.

[8AAS 649, 1893.

[9« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Rm 8,31).

[10Mon. S.J. Vol. 90, 122.

[11« En parfum de bonne odeur » (Ep 5,2).

[12« Accordez-moi une grâce féconde pour l’accomplir » (extrait de la formule des vœux des scholastiques jésuites.

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