Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

De Jérusalem à Antioche

Repenser le modèle biblique de la vie consacrée

Bruno Secondin, o.c.

N°2005-3 Juillet 2005

| P. 174-194 |

Le Nouveau Testament connaît, à côté du modèle de la communauté de Jérusalem, d’autres modèles bibliques comme celui de la communauté d’Antioche. C’est l’occasion pour l’auteur de réfléchir à la diversité des formes d’annonce du Seigneur, dans nos communautés religieuses et en dehors d’elle : une lecture dynamique et inspiratrice qui cherche « les chemins qui recommencent » aujourd’hui.

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La vie consacrée a toujours aimé s’inspirer de la Bible, sous des formes diverses. Aux origines de la vie monastique, les sources d’une telle inspiration étaient les grandes figures prophétiques – Élie, Jérémie, Jean Baptiste – ou bien certains aspects généraux comme le désert, la mortification, la continence, la virginité, le combat contre le démon, la vie fraternelle, la prière continue, etc. Ensuite, avec la multiplication des expériences et de leurs expressions, nous voyons apparaître d’autres éléments : la fuite du monde, le travail manuel, l’obéissance à l’abbé, les liens sacrés fondant la communion, le service pastoral, l’évangélisation du territoire, etc.

Sur le thème des « conseils évangéliques » avec leur caractère radical, le premier millénaire a exprimé de nombreuses opinions et propositions, sans en faire un schéma rigide [1]. C’est le second millénaire qui a formulé des schématismes rigides et des déterminations théologico-juridiques contraignantes pour tous. C’est précisément le cas des conseils évangéliques et des multiples paroles de Jésus avec un caractère radical : par une sorte de réduction et de concentration – fruit d’une certaine vision standardisée de l’homme – on est arrivé aux trois « vœux » classiques de chasteté, pauvreté et obéissance qui, à partir du xiiie siècle, ont été proclamés comme les trois éléments essentiels de la vie religieuse.

Les exégètes sont peu convaincus de la relation linéaire entre les trois vœux typiques de la vie consacrée et la multiplicité des conseils évangéliques de type radical. D’ailleurs, théologiquement, la distinction entre préceptes et conseils rencontre aujourd’hui beaucoup de difficultés et on tend plutôt à l’atténuer considérablement. Malgré cela, la vie consacrée continue à être identifiée avec « l’état de ceux qui professent les conseils évangéliques » (cf. can. 574,1). Et la grande exhortation apostolique Vita consecrata, tout en s’abstenant de prouver le fondement biblique des trois conseils, les présente aussi comme une donnée absolue et certaine. Il en valide même l’importance fondamentale avec une relecture trinitaire : « Les conseils évangéliques sont donc avant tout un don de la très Sainte Trinité » (VC 20) ; « ces conseils expriment l’amour porté au Père par le Fils dans l’unité de l’Esprit » (VC 21).

Une inspiration biblique constante et jusqu’à nos jours, répétée avec toujours un nouvel enthousiasme est la forme de vie fraternelle de l’Église de Jérusalem : elle a été un modèle idéal, un rêve et une mesure pour toutes les communautés chrétiennes, mais surtout pour les communautés monastiques et religieuses, à partir de la sainte communion pacomienne. Et à chaque passage historique de réveil ou de re-fondation de la vie religieuse, cette icône de la communauté de Jérusalem a été toujours reprise et imitée, exaltée et revécue. Les communautés nouvelles de ces dernières décennies, elles aussi, en ont fait un projet inspirateur de leur vie.

I. Comparaison de deux modèles

Dans cet article, je voudrais m’arrêter sur cette belle et célèbre icône de la première communauté de Jérusalem, pour en proposer le dépassement, en faveur d’une autre communauté, plus pluraliste et dynamique, celle d’Antioche.

A l’exemple de l’Église primitive

Le concile Vatican II a privilégié la référence à Jérusalem, quand il a présenté la physionomie et la spiritualité de la vie fraternelle dans la première partie du n° 15 de Perfectae Caritatis. Le texte du décret conciliaire commence en ces termes :

« La vie à mener en commun doit persévérer dans la prière et la communion d’un même esprit, nourrie de la doctrine évangélique, de la sainte liturgie et surtout de l’Eucharistie (cf. Ac 2 , 42), à l’exemple de la primitive Église dans laquelle la multitude des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme (cf. Ac 4 , 32). Membres du Christ, les religieux se préviendront d’égards mutuels, dans une vie de fraternité (cf. Rm 12, 10), portant les fardeaux les uns des autres (cf. Ga 6 , 2). Dès là, en effet, que la charité de Dieu est répandue dans les cœurs par l’Esprit Saint (cf. Rm 5 , 5), la communauté, telle une vraie famille réunie au nom du Seigneur, jouit de sa présence (cf. Mt 18, 20). La charité est la plénitude de la loi (cf. Rm 13, 10) et le lien de la perfection (cf. Col 3 , 14), et par elle nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie (cf. 1 Jn 3 , 14). En outre, l’unité des frères manifeste que le Christ est venu (cf. Jn 13, 35 ; 17, 21), et il en découle une puissante énergie apostolique. »

De ces nombreuses citations, on peut tout de suite induire que le modèle de Jérusalem n’est pas exclusif, il est enrichi de plusieurs éléments du modèle paulinien et johannique. C’est un signe d’ouverture au pluralisme et d’inclusion d’autres modèles. Mais sans doute le modèle de Jérusalem est-il central. Au long des siècles, on a connu des formes et des manières différentes de reprendre cet « archétype » et de souligner ses valeurs inspiratrices : un moment mémorable a été celui de Basile et d’Augustin (ive siècle) ; un autre moment, celui de la naissance des frères (xiie siècle) ; un autre encore, la présence diffuse des « nouveaux instituts » aux xixe et xxe siècles.

Aujourd’hui, nous pouvons dire que souvent, il s’agissait d’une proposition « ecclésiale » pour tous : c’est la pensée de Basile, d’Augustin, de François, des premiers Carmes et de tant de fondateurs plus récents, même parmi les mouvements ecclésiaux. Mais, pour certains, il s’agissait d’un profil « réservé » à des groupes d’élites, c’était pour une église composée de peu de gens. L’exhortation post-synodale Vita consecrata a repris cette tradition, en utilisant l’expression technique « apostolica vivendi forma » (93 et 94) : le pape invite à demeurer fidèles à cette tradition.

« J’exhorte donc les personnes consacrées à cultiver avec zèle “la vie fraternelle”, selon l’exemple des premiers chrétiens de Jérusalem qui étaient assidus à l’écoute de l’enseignement des Apôtres, à la prière commune, à la participation à l’Eucharistie, au partage des biens matériels et spirituels (cf. Ac 2 , 42-47) » (VC 45).

C’est le rappel le plus explicite, que le titre du paragraphe souligne : « A l’image de la communauté apostolique ». En d’autres endroits, il est fait d’autres rappels d’ordre plus général : comme une suite radicale et généreuse (VC 93), comme une lectio divina à faire de préférence sur les « écrits du Nouveau Testament, surtout les Évangiles, qui sont le cœur de toute l’Écriture » (VC 94). Nous trouvons aussi une allusion à l’organisation autour de Pierre de la vie cultuelle et pastorale (VC 34). Rien d’autre.

Et comme l’avait fait déjà le Concile, il ne faut pas oublier que souvent aujourd’hui, on complète ces schémas de référence avec les apports des autres communautés de la tradition de Matthieu, de Paul et de Jean. Celles-ci aussi apportent leurs richesses significatives, par exemple sur les formes croissantes de coresponsabilité, sur le contenu de la confession de la foi au Christ, sur l’espérance eschatologique, sur les parcours pratiques de l’oikodomé (« la construction de la maison commune ») par les charismes, sur la médiation culturelle, les caractéristiques de l’église domestique, le combat pour la fidélité, le dialogue avec les autres communautés, etc.

Mais sans doute, les communautés de Jérusalem, dans lesquelles le souvenir direct de Jésus et le témoignage de fondation des apôtres, avec leur charisme de « colonnes », ont donné la forme de départ, jouissent-elles d’un rôle tout à fait particulier. Elles sont aussi à l’origine de beaucoup de textes du Nouveau Testament, normatifs pour l’Église de toujours [2].

Valeur et limites de Jérusalem

Dans ce tableau initial de foi, d’espérance et de charité, de relations interpersonnelles, de progressive maturation des langages et des rôles, de nombreux éléments gardent toute leur valeur. La communauté chrétienne primitive de Jérusalem met sans doute en évidence la fidélité intense aux événements évangéliques partagés avec Jésus de Nazareth. Elle a des témoins directs, elle fait ses premiers essais de prédication, en elle ont lieu les premières oppositions. La proximité géographique, culturelle et religieuse avec le contexte de la vie de Jésus donne à tout ce qu’elle dit et fait une importance unique.

La communauté de Jérusalem présente aussi des formes chaleureuses et fascinantes de communion, de charité, de partage, de fidélité à la Parole et à la fraction du pain, des services réciproques non encore standardisés. Les tensions multiculturelles sont à peine effleurées, mais elles ne touchent pas l’image idéale que Luc nous offre dans les Actes. Toutefois, en regardant bien, on peut relever qu’il s’agit d’une situation, dans un certain sens, fermée : symbiotiques, narcissique et – par la pression hostile des pharisiens et des chefs religieux – également soupçonneuse. Elle s’ouvre difficilement à la nouveauté. On le voit très bien quand surgit le « mécontentement » sur la question des veuves des Hellénistes (cf. Ac 6, 1-6), mais surtout quand Philippe évangélise en Samarie et que Pierre et Jean vont le contrôler (cf. Ac 8, 3-25).

La résistance à la nouveauté est encore plus évidente lorsqu’arrive Saul, le persécuteur nouvellement converti : il est accueilli avec méfiance, malgré les garanties offertes par Barnabé en sa faveur (Ac 9, 26-30). Paul doit fuir et rester isolé plusieurs années sans que personne ne se soucie de cette ressource inutilisée. Enfin, quand Pierre baptise le païen Corneille à Césarée, il doit subir le procès de la communauté et se justifier publiquement (cf. Ac 11, 1-18).

Si l’on regarde bien, la situation de Jérusalem, pourtant belle et idyllique, ne laisse pas beaucoup de place à la nouveauté, à la créativité des rôles ni aux provocations culturelles. Nous pouvons dire qu’à Jérusalem domine l’éthique de la complaisance à l’égard de la mémoire normative. L’ouverture vers les « extrémités de la terre » (cf. Ac 1, 8) était comprise plus comme un rapprochement et une accumulation que comme une créativité et une exploration. Jérusalem semble incapable de dialoguer avec les autres, de manière respectueuse, libératrice et mûre. L’Esprit Saint – après l’exploit de la Pentecôte – paraît être plus une ressource conservatrice qu’un vent prophétique ; la mission est plus crainte et contrôlée que favorisée et inventée. Les conflits qui surgissent, on essaie de les éteindre au lieu de les gérer de façon libératrice. Or, c’est tout le contraire, dans une autre ville, Antioche de Syrie.

Antioche une grande métropole : un nouveau modèle ?

Serait-il quelque chose d’absurde que de réfléchir sur l’opportunité de changer de modèle, ou du moins d’intégrer de façon organique et sérieuse cet autre type de communauté ? A notre avis, Antioche sur l’Oronte, cette grande ville, cosmopolite, polythéiste et multi religieuse est plus adaptée à réfléchir sur les défis d’aujourd’hui que nous devons affronter. Dans la mémoire biblique sur la vie des croyants de cette ville – même si en réalité nous n’avons pas beaucoup d’informations – nous trouvons un modèle plus complexe que celui de la communauté primitive de Jérusalem [3].

Aujourd’hui, dans le contexte d’une transformation tumultueuse, d’un pluralisme désagrégeant et de nouvelles recherches d’une synthèse inclusive et non monoculturelle, ne pourrait-on pas relativiser Jérusalem et sa fonction de modèle inspirateur pour lui préférer celui d’Antioche ? Nous nous expliquerons en deux parties. Tout d’abord, nous verrons de plus près quelques phases significatives de l’histoire de cette communauté en cherchant à mettre en évidence de quelle façon celle-ci peut être un meilleur modèle plus inspirateur. Ensuite nous ferons notre application à la vie consacrée dans le contexte actuel.

Partons donc du texte des Actes 11, 19-26 qui nous raconte la fondation et les phases de croissance de la communauté d’Antioche.

« Le violent mouvement soulevé contre Étienne avait provoqué la dispersion des frères. Ils allèrent jusqu’en Phénicie, à Chypre et à Antioche. Ils annonçaient la Parole exclusivement aux Juifs. Et pourtant, il y avait parmi eux des hommes, originaires de Chypre et de Cyrénaïque, qui, en arrivant à Antioche, s’adressaient aussi aux Grecs pour leur annoncer cette Bonne Nouvelle : Jésus est le Seigneur. La puissance du Seigneur était avec eux : un grand nombre de gens devinrent croyants et se convertirent au Seigneur. L’Église de Jérusalem entendit parler de tout cela, et l’on envoya Barnabé jusqu’à Antioche. A son arrivée, voyant les effets de la grâce de Dieu, il fut dans la joie. Il les exhortait tous à rester d’un cœur ferme attachés au Seigneur ; c’était un homme de valeur, rempli d’Esprit Saint et de foi. Une foule considérable adhéra au Seigneur. Barnabé repartit pour aller à Tarse chercher Saul. Il le trouva et le ramena à Antioche. Pendant toute une année ils furent ensemble les hôtes de l’Église, ils instruisirent une foule considérable ; et c’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de “chrétiens”. »

Voyons de plus près cette aventure

Dans ce récit, nous pouvons distinguer les phases suivantes.

La fondation se fait par hasard et au moyen d’un traumatisme : durant la dispersion suivant la persécution qui a vu le meurtre du diacre Étienne (cf. Ac 8, 1-4 ; 11, 19), un groupe de chrétiens arrive dans cette grande ville. Antioche était la capitale de la Syrie, la troisième ville de l’empire (avec environ cinq cent mille habitants) ; c’était un important centre commercial, culturel et plutôt tolérant sur les questions religieuses. De par sa position, elle était appelée « la belle ». Elle était distante de Jérusalem de plusieurs centaines de kilomètres, une distance remarquable, pour les moyens de communication de ce temps-là.

La première activité d’évangélisation des fuyards a été celle de parler « seulement aux juifs » ; par choix, comme le texte même l’affirme. Il s’agissait d’un choix de prudence, pour ne pas susciter curiosité ou confusion, mais aussi parce que c’était l’unique manière qu’ils avaient apprise et pratiquée jusque-là. C’est une phase que nous pouvons appeler traditionnelle : la blessure paralysante du traumatisme subi les bloquait dans une méthodologie répétitive. Ils n’avaient pas encore envie de se risquer.

Ils abordent cette seconde phase quand, à la nostalgie et à la répétition, succède la recherche de nouveaux langages et de nouveaux interlocuteurs. Quelques-uns de ces dispersés assument une responsabilité pleine de risque : parler aussi aux grecs. D’après le texte, il semble que les destinataires ne sont pas des hébreux de langue grecque, mais plutôt des hellénistes non juifs, tout à fait à l’écart des traditions religieuses hébraïques. Il est évident qu’il fallait utiliser un autre langage, un autre schéma de référence, un autre parcours des thèmes et du développement. Se lancent dans cette aventure des hommes provenant d’une autre culture, « originaires de Chypre et de Cyrénaïque, qui, en arrivant à Antioche » (v. 20) sont donc capables d’affronter l’annonce avec d’autres schémas, étant moins conditionnés par le modèle « hiérosolomytain ».

Le texte fait allusion à un mini-processus : « Ils parlaient aussi [kai] aux Grecs ». C’est-à-dire : ils n’excluent pas la première manière, mais ils cherchent à en amorcer une nouvelle, en côtoyant l’activité des autres, en apprenant et en vérifiant langage et relations. Le verbe elaloun (« s’adresser à, parler ») est probablement l’expression d’une série de tentatives, d’adaptations, de compléments. Mais la substance est la même. Avant, on disait : « Ils annonçaient la Parole » (v. 19), expression qui signifie, annoncer la Bonne Nouvelle. Maintenant on dit explicitement, par rapport à l’annonce aux grecs : euangelizomenoi ton Kyrion Iesoun (« leur annonçant cette Bonne Nouvelle : Jésus est le Seigneur ») (v. 20).

Le contenu est le même, intégralement, authentiquement. Mais les interlocuteurs sont changés et donc on doit « commencer », de quelque manière, à inventer presque tout, sauf la substance. Nous pouvons parler d’un « filtre créatif » qui laisse tomber ce qui n’est pas essentiel mais culturel, pour en transmettre la substance. Le caractère central du « Seigneur Jésus » n’est pas trahi ; au contraire, dans le contexte grec, le titre Kyrios (« Seigneur ») est plus facilement compréhensible par rapport à « Messie » (hébraïque).

Le texte fait remarquer aussi les conséquences, avec une certaine complaisance : la présence de la « main du Seigneur » et la conversion « d’un grand nombre de croyants ». Avec l’expression « la main du Seigneur » (keir Kyriou), on veut indiquer que si l’initiative revient en apparence à quelques-uns, au fond, cette œuvre est voulue par le Seigneur qui les conduisait par sa main mystérieuse. Ce que ces courageux faisaient, même s’ils n’y pensaient pas, faisait partie d’un plan divin. Ce grand nombre de croyants rappelle le succès des premières prédications à Jérusalem (cf. Ac 4, 4 ; 6, 7), et de façon plus lointaine, le succès de Jésus lui-même, lors de sa prédication. En d’autres termes, on est sur la bonne route.

C’est un moment délicat que Luc nous raconte avec une certaine ironie. « L’Église de Jérusalem entendit parler de tout cela » (v. 22). On peut imaginer qu’il s’agit d’une expression poétique, mais, en fait, elle signale que là-haut, ils étaient en alerte et soupçonnaient toute nouveauté. Les oreilles étaient bien ouvertes sur tout événement : et qu’il en soit ainsi, on le verra plus tard en d’autres circonstances, lorsque les polémiques vont exploser sur la nécessité de faire passer les nouveaux convertis par les traditions juives. La réaction est immédiate : ils envoient un délégué avec fonction de garantie et de contrôle. Il s’agit de Joseph, un lévite de Chypre, mais à Jérusalem il est appelé Barnabé ; par sa sagesse et son bon cœur (Ac 4, 36-37), il est ouvert d’esprit et conciliant.

Il est intéressant de remarquer l’attitude de Barnabé à Antioche (Ac 11, 23-25). D’abord, il ne juge pas d’après ce qu’il entend – à partir d’informations peut-être manipulées – mais il arrive et vérifie personnellement. « A son arrivée, voyant les effets de la grâce de Dieu, il fut dans la joie. » Sa première réaction est émerveillée et pleine de disponibilité à accueillir ce que la main de Dieu a fait. En grec, un jeu de mots signale que cette joie aussi est pour lui un don de la grâce. Envoyé pour contrôler et garantir, il n’y arrive pas avec des préjugés, mais se laisse attirer par la grâce qui y fleurit, il l’admire et « il s’en réjouit ». Puis il intervient, non pas pour corriger, mais pour rendre plus solide la route entreprise : il insiste non pas sur les choses à corriger, mais invite à rester d’un « cœur ferme » dans la persévérance (v. 24). Il est le véritable témoin de l’Esprit, il se fait médiateur afin que cette œuvre s’accomplisse de manière efficace, sans obstacles.

Barnabé ne reste pas prisonnier de son rôle de garantie ; il ne se limite pas à gérer la situation, qui sans doute n’était pas encore mûre. D’initiative, il introduit un autre élément de changement. Il se rappelle d’un jeune converti, Saul de Tarse, plein de zèle pour l’évangélisation. Il veut le récupérer, parce qu’il a l’intuition que celui-ci est une ressource précieuse. Le texte présente une entreprise qui n’était pas simple par une série de verbes : « Barnabé repartit pour aller à Tarse chercher Saul. Il le trouva et le ramena à Antioche. Pendant toute une année, ils furent ensemble les hôtes de l’Église, ils instruisirent une foule considérable » (v. 25 s).

Ce que la communauté d’Antioche avait réalisé n’était pas peu : sa localisation si éloignée, au milieu d’une société complexe et multi religieuse, était une ressource, mais l’exposait aussi à beaucoup de risques. Et pourtant Barnabé pressent qu’il y a encore d’autres initiatives possibles à présent : la mentalité plus ouverte et moins fanatique, la liberté religieuse, la présence de diverses cultures pouvait être le milieu favorable à la récupération de Saul.

Il faut du temps dans une vraie communion pour faire mûrir une intégration authentique. Et grâce aussi à cette nouvelle présence, les croyants sont connus, de telle façon qu’ils reçoivent le nom de « chrétiens » (v. 26). Ce signe distinctif est l’expression de la reconnaissance d’un certain langage fixé sur le Christ. Ce sera là le titre qui demeurera, pour les croyants de Jérusalem aussi : c’est de la périphérie qu’émerge la nouvelle identité distinctive pour tous.

Celle-ci aussi est une étape importante, parce qu’à présent la communauté s’exerce dans la charité réciproque, se mettant à la disposition pour l’urgence de la famine en Judée. La relation avec Jérusalem est reprise aussi par l’arrivée de quelques « prophètes », qui probablement n’avaient aucune mission particulière, mais qui étaient comme des amis de passage (Ac 11, 27-30). Ceux-ci aussi apparaissent comme des instruments de l’Esprit Saint : ce qu’ils prophétisent va nourrir la communion, qui n’est pas seulement celle des biens, mais aussi celle des cœurs. La collecte des aumônes est faite selon les disponibilités personnelles – ici aussi nous retrouvons le modèle de Jérusalem, mais adapté de manière créative aux différentes situations – et c’est Barnabé et Saul qui vont apporter les aumônes. Signe d’une générosité gérée ensemble et non comme une gloire personnelle, signe aussi de l’intention de rétablir une relation moins agressive entre Saul et ses vieilles connaissances de Jérusalem.

A partir du chapitre 13, Antioche devient la protagoniste centrale. Nous la trouvons solide dans la prière et dans la vie ascétique, formée par des personnalités qui viennent de diverses cultures et parcours de formation. Sur cette base sereine et vivace se greffe la nouvelle initiative de l’Esprit ouvrant de nouvelles frontières à l’évangélisation : « Mettez-moi à part Barnabé et Saul en vue de l’œuvre à laquelle je les ai appelés » (Ac 13, 2).

Cette entreprise ne naît pas avec l’agitation de quelques-unes, mais dans le contexte d’une vie d’ascèse et de prière, à l’intérieur d’une réalité multiculturelle pacifiquement gérée. Ici aussi le véritable protagoniste est l’Esprit Saint : la communauté sait qu’elle doit affronter une entreprise qui dépasse ses forces ; c’est pour cela qu’elle se met à nouveau à prier et à jeûner avant de consentir et imposer les mains (13, 1-5). C’est une prière qui conduit à la liberté et au risque [4].

Cela pouvait mal finir, être une faillite, ou se transformer en une aventure personnelle fanatique et orgueilleuse. Le risque était présent ; car Barnabé et Saul étaient deux caractères forts et avaient une certaine tendance à l’indépendance. Mais ils étaient prudents et ouverts ; ceci, on le voit quand dans le voyage de retour, ils « établissent des responsables locaux », en faisant confiance dans les situations, même si elles étaient fragiles et isolées (14, 21-23).

Elles pouvaient devenir un archipel de communautés fragiles, isolées et immatures. Barnabé et Paul en étaient conscients, comme on le voit aux indications qu’ils donnent en rentrant à Antioche, après le grand voyage en Asie Mineure. Lorsqu’ils rentrent à Antioche, ils sont accueillis par tout le monde avec beaucoup de chaleur, et avec eux, ils vérifient le sens des événements et parviennent à une conviction commune : Dieu a accompli de grandes choses avec eux et grâce à eux « Il avait ouvert aux païens la porte de la foi » (Ac 14, 28).

Le célèbre chapitre 15 des Actes nous montre un autre passage important de la vie de ce modèle. Les nouvelles expériences vont se répercuter à l’intérieur de la communauté qui les avait promues. La tension entre le nouveau et l’ancien, entre les traditionalistes un peu fanatiques et les enthousiastes des nouvelles communautés au milieu des païens, atteint son paroxysme. Il n’y avait pas moyen de la résoudre à niveau local, malgré la bonne foi et les efforts des protagonistes. Il revient à Jérusalem de trouver une solution correcte sur le plan de la foi et des exigences fondamentales, tout en étant conciliante sur le plan de la sensibilité culturelle et du respect réciproque. Nous savons ce que Jérusalem décida lors de son célèbre premier concile (cf. Ac 15, 22-29).

Le modèle d’Antioche s’impose comme le meilleur aussi dans cette phase agitée et difficile, parce que, avant tout, on se rend compte que la question dépasse les compétences et les capacités de dialogue de la communauté locale. En second lieu, le problème est universel, en principe, et on n’en sort pas, sinon par le moyen d’une large consultation. En fait, on envoie à Jérusalem des représentants des deux courants, et, le long du chemin, d’autres communautés sont aussi impliquées, de la Phénicie et de la Samarie, de façon que les décisions ne soient pas comme un éclair dans un ciel serein (cf. 15, 2-4).

Après la discussion et la décision – choses que nous connaissons très bien et dans lesquelles il n’y a pas d’éléments doctrinaux, mais une exigence de respect des sensibilités particulières – la promulgation des décrets est portée à Antioche par deux personnages « au-dessus des partis » Jude et Silas (Ac 15, 22 s). Ils ne se limitent pas à lire les décisions en laissant les autres s’en tirer, mais ils restent sur place. Ils sont des prophètes qui exhortent, ils les aident à prendre courage, à s’entendre, à se réconcilier. Ils s’en allèrent seulement « au bout de quelque temps » (Ac 15, 33), tandis que Barnabé et Paul « demeurèrent à Antioche où, avec beaucoup d’autres, ils enseignaient et annonçaient la Bonne Nouvelle, la parole du Seigneur » (Ac 15, 35).

II. Découvrir des « chemins qui recommencent »

Avec sa flexibilité, sa créativité, son intégration des diversités, Antioche apparaît comme un nouveau modèle de communauté des disciples. Celui-ci n’annulait pas l’expérience originale de Jérusalem, mais pouvait constituer une alternative pour ceux qui voulaient garder la fidélité à leur identité vivante, et exercer aussi la créativité, le génie et l’audace devant de nouveaux contextes inédits. Un modèle dynamique et pluraliste comme celui de la communauté d’Antioche, par rapport au traditionnel modèle monoculturel de Jérusalem, apparaît davantage capable d’inspirer notre situation socio-religieuse et culturelle.

Pour une lecture dynamique et inspiratrice d’Antioche

Certainement, à Antioche, tout est continuellement mis en relation avec l’Esprit Saint et sous sa conduite : il est le protagoniste des diverses tentatives de sortie des schémas. L’action de l’Esprit semble beaucoup plus évidente dans les événements d’Antioche qu’à Jérusalem où, après le bouleversement de la Pentecôte, sa gestion était plus conservatrice qu’ouverte à la nouveauté.

Les chapitres 6-11 des Actes nous rappellent les diverses sorties de ce schéma : le choix des diacres comme intégration de la culture hellénistique, la rencontre avec l’eunuque éthiopien, la conversion du centurion Corneille qui provoque les critiques contre Pierre, la première prédication du nouveau converti, Paul, cause de contradictions et objet de suspicion. Cependant, avec la fondation d’Antioche, ces tentatives ne sont plus isolées mais structurelles : dans la nouvelle initiative entre en jeu une communauté complète et, de cette façon, la périphérie devient protagoniste. A l’intérieur des faits d’Antioche émergent de nombreuses valeurs qu’aujourd’hui nous considérons comme importantes dans la vie consacrée, comme la disponibilité à se laisser conduire par l’Esprit.

A Antioche justement, la présence des natifs de Chypre et de la Cyrénaïque, et leur vie quotidienne en contact avec d’autres traditions religieuses et culturelles, leur permettaient de faire un pas de plus, à leur risques et périls, sans compromettre tout le système. L’épisode de la Pentecôte à Jérusalem était contingent : à Antioche, qui était une grande ville multiethnique et plurireligieuse, le dialogue multiculturel était structurant. A Jérusalem, la culture dominante était hébraïque, séculaire ; à Antioche, les croyants se trouvaient en situation de petite minorité : ils devait explorer des espaces et créer autour d’eux un courant de sympathie.

Nous avons besoin de cela dans nos congrégations religieuses : donner la possibilité aux communautés moins chargées de tradition et de caractère officiel, de tenter, de risquer, d’inventer des services, des médiations, de réaliser des implantations, au dehors du modèle habituel. Il faut aussi faire confiance aux dons culturels divers, les mettre en jeu dans les nouveaux aréopages, dans les nouveaux contextes pluralistes et multiethniques. Ces communautés ne peuvent être des expériences préétablies, programmées dans un bureau, mais le fruit d’un processus qui se réalise en le vivant, en essayant et en changeant. Au début, elles peuvent paraître exagérées et être l’expression de passions personnelles : mais par la suite dès l’apparition de leurs fruits, on voit que vraiment, c’est « la main du Seigneur » qui travaille.

Cependant, il faut du temps, il faut passer aussi par la crainte de se tromper, de tout perdre. Ce qui est important, c’est de ne pas perdre la substance : c’est pour le Seigneur Jésus, pour proclamer sa bonne nouvelle et sa présence de salut, pour faire croire en lui que l’on fait tout cela. Donc, cette phase ne peut pas porter de fruits sans une identification sérieuse avec le noyau central ; s’il y a seulement satisfaction et fuite individualiste, la faillite est sûre. L’expression « aussi aux grecs » implique qu’en même temps « on continuait avec les juifs ». C’est là le signe que, durant un certain temps, les deux modèles coexistaient. Jamais une nouveauté n’écrase l’autre, mais elles se substituent l’une à l’autre progressivement.

Dans Actes 13, 1, on voit qu’il y avait à Antioche des personnalités qui exerçaient un rôle de médiation avec intelligence et patience. Nous voyons Barnabé reconnaître et encourager l’expérience en cours, puis tenter de récupérer Saul qui avait été mis en marge et blessé. Plus loin, nous rencontrons Jude et Silas, qui aident à guérir les blessures causées par d’âpres discussions. Ces médiateurs ne cherchent pas à assumer toutes les fonctions ; ils agissent de façon à favoriser une entente progressive, par un travail fait ensemble, avec une présence qui ne s’impose pas mais encourage.

Nous voyons par là l’importance du choix de médiateurs qui soient non seulement des experts de droit, mais avant tout des personnes honnêtes de cœur et ouvertes aux nouvelles voies de l’Esprit. Elles ne doivent pas être craintives ni ambitieuses de s’imposer, mais intérieurement libres d’intérêts personnels et servantes du bien commun. C’est seulement de cette manière qu’elles peuvent reconnaître « la grâce du Seigneur » et faire naître des communautés novatrices, créatrices et saintes, ouvertes aux nouvelles voies de l’Esprit. Aujourd’hui, il ne suffit plus d’être des témoins bons et sérieux, il faut être prophètes et inventeurs de sens nouveaux de la bonne nouvelle dans notre société multiculturelle.

A l’intérieur du thème des médiateurs, nous voudrions souligner l’importance du travail de Barnabé : il n’avait pas oublié Saul, ce nouveau converti, déjà tout rempli de zèle. Et s’il n’avait pas réussi à l’intégrer la première fois, il avait essayé une seconde fois. Une réintégration verbale ou juridique ne suffit pas, il faut un long exercice de nouvelle connaissance, d’estime réciproque et de confiance. On ne récupère pas tant de personnes qui ont dû s’exiler avec des décrets de réadmission : il faut une stratégie d’accueil, un rodage réciproque, une collaboration confiante et non purement verbale, une réintégration par une coresponsabilité dans la confiance.

Nous avons remarqué que « la nouvelle parvint aux oreilles de Jérusalem » : les « oreilles » de celui qui veut savoir tout ce qui se passe ailleurs sont toujours très grandes. Nous savons aussi que le parti des traditionalistes était très fort à Jérusalem, et qu’il n’a pas hésité à accuser non seulement Paul mais également Pierre (cf. Ac 11, 1-3 ; Ga 2, 12-14). Il ne faut pas s’étonner de ces conflits, il faut savoir les gérer. Par nature, le centre est toujours méfiant, lent au changement, plus soucieux de la « saine tradition » que de la créativité dans la fidélité. Alors que celui qui vit à la périphérie, qui se meut le long des frontières de nouvelles sensibilités culturelles, de nouvelles expériences, de nouvelles demandes, a hâte de changer, est à l’étroit dans les mythes de la conservation, avec les mises en scène des nostalgiques, avec les hypocrisies de ceux qui se cachent derrière les traditions pour ne pas se reconnaître personnellement concernés.

Antioche nous montre qu’il faut bouger, qu’il faut risquer sans les peurs enfantines ni la fausse dépendance. De plus, elle nous montre que si l’Esprit appelle à de nouvelles entreprises, imprévisibles dans leurs développements, il faut avoir le courage de l’écouter. Les longues consultations avec le centre, par peur de bouger sans approbation préalable, la crainte de créer des problèmes aux curies, la prophétie réduite de moitié par respect humain ou par des calculs mesquins de carrière ou de commodité sont contraires à l’Esprit et à ses appels. On découvrira des chemins en explorant, en passant des frontières, en faisant confiance à l’intuition initiale et en défiant les obstacles par l’écoute intérieure de la sagesse qui vient de la Parole (comme l’a fait Paul à Antioche de Pisidie : cf. Ac 13, 44-52).

Les événements montrent clairement quel peut être le rôle du centre : non pas celui du contrôle et de la suspicion, mais plutôt celui de la coordination des ressources. Et surtout l’exercice du discernement ouvert aux nouveaux chemins de l’Esprit et respectueux des diverses sensibilités. Donc, non pas le monopole de la vérité et des décisions, mais l’accueil et la coordination d’une créativité qui naît ailleurs et qui, là, se développe mieux.

Il s’agit ici de la vie régulière de prière et de jeûne, de la communion des cœurs et de l’accueil réciproque. Ces valeurs sont vécues à Antioche non pas de façon abstraite, dans le vide, avec une certaine saveur narcissique, comme à Jérusalem, mais toujours dans une dynamique ouverte à la mission. A Antioche, ils sont réunis en assemblée liturgique quand l’Esprit leur demande de « mettre à part Barnabé et Saul en vue de l’œuvre » (Ac 13, 2). Ils sont réunis en assemblée, quand ils décident de secourir les frères de la Judée frappés par la famine (Ac 11, 28) ; chacun offre ce qu’il peut, et l’on confie tous ces dons à Barnabé et à Saul pour les apporter à Jérusalem.

On répète plusieurs fois que, à Antioche, on travaille ensemble au service de la Parole, au discernement des voies à parcourir : comme lorsque Saul revient de sa mise à l’écart (Ac 11, 26), et lorsqu’ils imposent les mains à Barnabé et à Saul et les accompagnent jusqu’à la mer (Ac 13, 4) ; de même, lorsque les deux reviennent et racontent « comment Dieu avait ouvert aux païens la porte de la foi » (Ac 14, 27), et « ils demeurèrent ensuite assez longtemps avec les disciples » (Ac 14, 28). De même enfin, lorsqu’ils rentrent de Jérusalem, les délégués de la célèbre réunion, tant Silas et Jude, que Barnabé et Saul, sont présentés comme des gens qui aiment la vie en commun et participent à l’enseignement commun (cf. Ac 15, 32 ss).

Pour retrouver la cohérence créatrice de la mémoire

A travers tous les faits d’Antioche, nous pouvons apprendre beaucoup de choses qui nous sont utiles pour résoudre nos problèmes et nos conflits, et même pour vivre notre identité dans une fidélité dynamique, de manière que nous soyons vraiment ouverts et prêts à marcher sur les nouvelles voies de l’Esprit [5].

Le travail d’harmonisation entre les personnes et les communautés diverses ne se fait jamais à partir des perspectives du centre, parce que celui-ci est toujours trop préoccupé d’un équilibre qu’il faut gérer, et il craint les risques de la nouveauté. Ce travail se fait dans de situations de frontière, de périphérie, en s’éloignant de l’éclat des cités saintes, de leur besoin névrotique de pouvoir tout cataloguer et gouverner, tout de suite. Voilà pourquoi Antioche, avec son caractère décentré, nous indique un contexte privilégié.

La courte saison de la nostalgie ne pouvait pas durer : l’envie de risquer, d’inventer, d’avoir de nouveaux interlocuteurs a prévalu. Et « la main du Seigneur » a soutenu ce premier mouvement : en élargissant, dans un second temps, les horizons, grâce aussi à la médiation du sage Barnabé. Grâce à son respect de la diversité et à sa vision optimiste et rassurante « une foule considérable fut conduite au Seigneur » (Ac 13, 24). Avec le retour de Saul, lui aussi porteur d’une autre sensibilité culturelle, la communauté a appris à s’ouvrir au-delà de ses propres projets.

Certaines conséquences de la mission obligent à faire les comptes avec sa propre vie, à dénouer un certain nombre de nœuds locaux ou culturels, qu’on pensait pouvoir garder cachés. Dans ce cas, la mission porte la révolution aussi à l’intérieur de la maison, jusque dans le cœur de la communauté des croyants, c’est-à-dire à Jérusalem. Jérusalem ne peut pas reprocher à d’autres d’avoir assumé une mission périphérique sans mandat ; elle doit plutôt en reconnaître le caractère authentique et, en même temps, agir en médiatrice, afin que la nouveauté ne devienne pas une violence à l’égard des autres sensibilités, sur des questions secondaires, comme les relations matrimoniales et la consommation de certains aliments.

Accueillir cette ouverture en partie imprévue et savoir la gérer avec amour et sagesse, aujourd’hui, c’est important. L’exercice de l’intégration créatrice, du discernement qui sait reconnaître la grâce du Seigneur à l’œuvre est essentiel, tout comme la capacité à organiser la communication et les rencontres prescrites. Ces dernières ne seraient qu’une pure formalité et même une hypocrite mise en scène, sans les autres aspects. Par crainte des tensions, on feint si souvent une unanimité qui n’existe pas ; tout au plus, c’est une conjuration diplomatique du silence.

Nous savons que lorsque des divergences ont explosé de façon dramatique, on pouvait bien entendre des cris à Antioche (cf. Ac 15, 2 en grec). La nouvelle vérité n’était pas acceptée : « La vérité est souvent une blessure, presque jamais un baume » (G. Thibon). Et une telle souffrance demeurera longtemps, comme nous le montrent les diverses allusions des lettres de Paul sur le thème des relations entre les traditions judaïques et la nouvelle liberté.

Antioche, les grecs, Barnabé et Saul : où sont-ils aujourd’hui ?

Les grands défis actuels – une parole les rappelle tous : la globalisation et ses épigones ; mais aussi la nouvelle religiosité, la nouvelle communication, la recherche de sens et de valeurs moins aphones – nous noient tous. Nous sommes pris par la panique et nous regrettons le passé glorieux, lorsque les choses marchaient mieux.

Mais il existe aussi de grandes possibilités que les nouveaux aréopages nous offrent : ils seront une chance si nous quittons les centres et les cités saintes, et si nous nous déplaçons vers les périphéries. Voilà, probablement, la première qualité d’un nouveau projet pastoral : reconstruire l’identité à partir de la périphérie, de l’improvisation, d’une minorité douée de sagesse et de courage.

Je parle de périphérie par rapport à nos centres constitués : ce qui veut dire que nous devons trouver de nouvelles Antioches, multi ethniques et multi religieuses. Nous devons courir le risque et l’aventure de parler aux « nouveaux grecs ». Comme nous devons tout faire pour récupérer les Saul mis en marge et blessés, pour les insérer dans une nouvelle collaboration. Pour cette opération de la liberté de l’Esprit, nous avons besoin de Barnabé sages et généreux, au cœur honnête, qui « voient la grâce dans la nouveauté et encouragent à poursuivre » (cf. Ac 11, 23s), mais aussi ouverts au risque et libérés des schémas répétitifs.

L’identité qui à Jérusalem ne réussissait pas à s’imposer de façon inculturée – en raison du contrôle sévère des chefs liés à l’identité judaïque dominante – s’est mieux révélée à Antioche. C’est là que le nom typique (chrétiens) a été utilisé et imposé. Il était valide aussi pour ceux de Jérusalem qui pensaient pouvoir contrôler Antioche et n’en comprenaient pas la profanation des traditions. Car la périphérie, hors de contrôle, s’impatientait, désireuse de tenter quelque chose d’autre. Et pourtant, c’est là que l’identité normative – « la bonne nouvelle du Seigneur Jésus » – est arrachée à l’étreinte suffocante des traditions et s’élargit aux dimensions qui progressivement rejoignent les extrémités de la terre.

Voilà pourquoi c’est dans le moment où Pierre sort de Jérusalem, en raison de la persécution d’Hérode, que s’accomplit une coupure irréparable (cf. Ac 12, 19). S’il n’y avait pas eu Antioche, avec ces Cypriotes et ces Cyrénaïques qui passèrent aux « Grecs », s’il n’y avait pas eu Barnabé et Saul, les prophètes et les docteurs, avec les polémiques et les passions, peut-être le passage de la secte judaïque à l’Église catholique aurait-il été beaucoup plus compliqué.

C’est une leçon pour beaucoup d’instituts où dominent des sentiments très semblables aux prétentions des « judaïsants » qui à Jérusalem, voulaient que le monde entier leur ressemble. Aujourd’hui aussi, dans de nombreux instituts, des « grandes oreilles » s’exercent à l’écoute méfiante et réactionnaire de toute voix. On tend à juger par « ouï-dire », et on n’est pas capables d’avoir un cœur vertueux et ouvert à l’Esprit pour reconnaître « la grâce du Seigneur et s’en réjouir ». Et malheureusement, il y en a beaucoup qui n’ont pas de paroles d’encouragement à l’égard des cœurs fragiles ; ils savent seulement prononcer des avertissements apocalyptiques : « Si vous ne vous faites pas circoncire suivant l’usage qui vient de Moïse, vous ne pouvez pas être sauvés » (Ac 15, 1). Ils ne croient pas qu’on puisse être sauvés, lorsqu’on chemine sur les sentiers de la « fidélité créatrice ».

Nous avons besoin d’outrepasser la blessure poignante de la perte et d’aller au-delà de la tentation continuelle de la recomposition nostalgique, et des vains discours d’auto-gratification. Il faut passer de la mémoire qui console mais n’inspire pas la vie, à l’exercice de la prophétie audacieuse et intuitive.

Conclusion

« Devant la complexité des situations et l’ambiguïté des changements, nos réponses sont peu nombreuses et fragiles. Nous avons beaucoup plus de questions que de solutions. Il est nécessaire de passer à travers la crise de l’imperfection, du provisoire, de l’incertitude, des solutions partielles. L’important, c’est de mettre en lumière les questions essentielles [6]. »

C’est en cherchant de nouvelles formes d’annonce de la « bonne nouvelle du Seigneur Jésus », et en célébrant sa mémoire d’un cœur pauvre et suppliant, qu’on entendra résonner l’appel de l’Esprit indiquant de nouveaux sentiers, pour accomplir son œuvre, pour ouvrir avec lui « les portes aux païens ».

[1Cf. J.M.R. Tillard, Consigli evangelici, in Dizionario degli Istituti di Perfezione, v. 2 Roma, Edizione Paoline, 1975, 1630-1685.

[2Cf. C.M. Martini, « Comunità primitiva », in Dizionario Teologico Interdisciplinare, 1, Torino, Marietti, 1977, 557.

[3Pour un approfondissement cf. D.S. Wallace-Hadrill, Christian Antioch : A Study of Early Christian Thought in the East, Cambridge, University Press, 1982 ; M.E. Brown, J.P. Mejer, Antiochia e Roma, Chiese-madri della cattolicità antica, Assisi, Cittadella, 1987 ; M. de Burgos Nuñez, « La Comunidad de Antioquía : Aspectos históricos y papel profético en las orígenes del Cristianismo », in Communio (España), 15 (1981), 3-26.

[4Cf. J.A. Estrada, Oración : liberación y compromiso de fe, Santander, Sal Terrae, 1986.

[5Cf. Les suggestions de G. Lafont, Immaginare la Chiesa cattolica, Cinisello, San Paolo, 1998.

[6USG, Verso una comunione pluricentrica et interculturale, Roma, Il Calamo, 2000, n° 83.

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