Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie consacrée et travail de réconciliation

Alphonse Borras

N°2005-1 Janvier 2005

| P. 17-35 |

La profession publique des conseils évangéliques prédispose à œuvrer pour « ce monde qui vient », avec l’espérance d’une humanité réconciliée. Or, la réconciliation résulte de la miséricorde de Dieu, du pardon dont il prend l’initiative. À partir de quelques récits emblématiques de l’Écriture, l’auteur montre comment peut s’opérer un travail de réconciliation entre humains. Il poursuit en traitant de la réconciliation avec soi et de la réconciliation avec autrui. À ce stade, il s’agit d’entrevoir ensemble un avenir possible où le pardon, en définitive, est d’abord reçu, ensuite donné comme une grâce.

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Quelle est la contribution des religieux en matière de réconciliation dans le monde d’aujourd’hui [1] ? À ce propos je parle volontiers de « travail de réconciliation », comme on parle de travail d’enfantement, car la réconciliation avec les autres, avec soi-même et avec Dieu est l’objet d’un travail soutenu, progressif, laborieux qui requiert toutes les attentions et toutes les énergies. Ce processus est à vivre aujourd’hui, comme d’ailleurs nous est donnée à vivre aujourd’hui la grâce de notre baptême ou la vocation spécifique qui est propre à chacun. Le présent – son nom le dit bien – est le seul lieu donné à notre liberté, offert à notre engagement.

De prime abord opaque – parce qu’il est chargé de l’héritage du passé dont on a du mal à démêler les tenants et les aboutissants – le présent peut devenir lumineux par ses germinations discrètes et ses croissances lentes dont nous ne prenons pas toujours la mesure. Mais il recèle aussi l’incertitude qui nous fait peur et parfois nous paralyse. Celle-ci doit être prise en compte, sereinement. Il faut la travailler. De toute évidence, l’incertitude nous fait éprouver notre pauvreté, notre démaîtrise. Celle-ci est proprement pascale si nous la vivons à la suite du Christ dans la foulée de notre baptême et par la profession des conseils évangéliques au sein d’un institut. Il s’agit de perdre pour gagner, de mourir pour vivre. Ne sommes-nous pas déjà habitués par notre existence chrétienne, du moins en principe, à cette logique pascale ? Elle découle de l’œuvre de réconciliation opérée par le Christ. Le mystère de notre réconciliation (est) rejoint (par) celui de la croix (cf. Ep 2,16) et du « grand amour » dont nous avons été aimés (Ep 2,4). Dieu, le premier, nous a aimés (1 Jn 4,19). La réconciliation est d’abord un don à accueillir, une grâce à recevoir autant qu’une tâche à réaliser, une œuvre à accomplir.

Le Christ, Verbe incarné, n’est-il pas à l’intersection de cette œuvre ? Celle-ci, en définitive, n’est-elle pas l’œuvre de son Père, résolument opérée par son obéissance filiale ? Jésus ira jusqu’à l’extrême de sa passion et de sa mort. Et sa vie, gracieusement offerte, c’est aussi une mort donnée, par amour. Et voici que Dieu nous ouvre une espérance, inaugurée par le premier-né d’entre les morts. Dans le mystère de la Pâque du Christ, l’orgueil, la haine, le péché n’ont pas eu le dernier mot. La résurrection du Nazaréen atteste que la fidélité de Dieu a, en revanche, eu le dernier mot. Tout est dit de l’être humain : dès la création – à l’origine, c’est-à-dire dans son principe –, Dieu l’a voulu à son image et à sa ressemblance. Tout est dit de Dieu, qui en Jésus s’est abaissé jusqu’à nous, pour nous introduire dans ce qui le constitue, la vie échangée, l’amour partagé, le don réciproque. Dans la nouvelle création que constituent la Pâque du Christ et la Pentecôte de l’Esprit, Dieu rétablit cette image abîmée par le péché grâce à la Croix et à la surabondance d’amour qu’elle atteste. Dès lors, tout est consommé : Dieu pour nous, devant nous, Père créateur qui nous appelle et nous constitue ; Dieu avec nous, Parole de salut, le Fils qui se reçoit du Père pour se donner en retour et se livrer pour nous ; Dieu en nous, qui suscite notre liberté d’aimer et nous introduit dans son amour. Tout est dit. Et pourtant, ce monde est meurtri, notre cœur est blessé, la création gémit.

Notre monde réclame ce travail de réconciliation « à cor et à cri », comme l’a récemment écrit Robert Schreitter dans une étude de spiritualité pour « ceux et celles qui s’engagent dans une œuvre de réconciliation [2] ». Les religieux n’ont-ils pas à contribuer à la réconciliation à laquelle aspirent nos contemporains ? Dans l’exhortation apostolique postsynodale Vita consecrata de 1996, Jean-Paul II invitait les consacrés à se laisser renouveler « par le Christ, pour construire avec l’aide de son Esprit des communautés fraternelles, pour laver avec Lui les pieds des pauvres et pour apporter (leur) contribution irremplaçable à la transfiguration du monde » (n° 110b) [3].

Or, il n’y a de réconciliation que dans l’espérance. Mais, aujourd’hui moins que jamais, l’espérance ne va pas de soi [4]. C’est pourquoi, en ces temps difficiles, il importe d’aller au fondement de notre espérance, mais aussi au cœur de notre foi et à la source de notre charité. Ma réflexion ne prétend pas tout dire sur ce « travail de réconciliation » auquel est conviée la vie consacrée. Je me propose simplement de suggérer certains éléments – importants à mes yeux – de ce travail tel que je le perçois. À cet effet, il importe de resituer brièvement la vie consacrée dans la mission de l’Église. Cela permettra de prendre la mesure et de la communion ecclésiale à laquelle les baptisés, les consacrés et en particulier les religieuses ont part, et de la mission à laquelle tous, chacun selon sa vocation et ses charismes propres, prennent également part.

La vie consacrée au cœur du mystère de l’Église

Comme n’importe quelle réalité ecclésiale, la vie consacrée doit se comprendre à partir du mystère de l’Église et de sa mission, à savoir ce « service » qu’elle rend au cœur de l’histoire entre, d’une part, la Pâque du Christ et la Pentecôte de son Esprit, et, d’autre part, la réconciliation de l’humanité – promesse qui nous est offerte et que nous portons dans l’espérance de la réalisation plénière du Royaume de Dieu.

Ce peuple que Dieu convoque au cœur de l’histoire est appelé et envoyé pour faire part de la communion de grâce dont il vit [5]. Il jaillit de l’amour trinitaire (Ecclesia ex Trinitate) et il se laisse façonner par lui en entrant dans la dynamique du don – tourné vers le Père par le Fils dans l’Esprit (Ecclesia in Trinitatem) – dans l’attente d’en être pleinement comblé (Ecclesia in Trinitate). Ce « peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (LG 4b) donne les signes de cette communion de vie trinitaire et pose pour les êtres humains les gestes de cette alliance dans l’attente de la réalisation du monde qui vient, pleinement réconcilié en Dieu quand celui-ci sera « tout en tous » (1 Co 15,28). Cette dimension eschatologique donne le sens de la mission qui atteste la communion de grâce. L’Église est cette portion d’humanité qui vit déjà ce passage par le Fils dans l’Esprit vers le Père (cf. Jn 13,1). Elle n’est pas face au monde comme si elle était en dehors de l’histoire : elle est ce transit de l’histoire vers ce à quoi celle-ci est promise [6].

Avec Vatican II, on dira que l’Église est « comme un sacrement, à savoir le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (LG 1). Telle est sa raison d’être. Tel est le seul service pour lequel elle est attendue « dans ce monde » pour nous tourner vers Dieu venu à notre rencontre, nous faire participer au don que le Christ fait au Père et nous faire retourner vers nos frères et sœurs en humanité. Le service de l’Église est de faire part de l’Évangile parce qu’elle y a part – de l’annoncer et de le célébrer parce qu’elle en vit. Elle le fait en ce lieu. L’Église de Dieu se réalise en effet en chaque lieu par l’action de l’Esprit saint et la diversité des charismes des croyants.

Parmi ces charismes, il y a le don de la vie consacrée qui a connu une multiplicité de formes au cours de l’histoire de l’Église. C’est dans le mystère de l’Église, c’est-à-dire dans le déploiement de ce qu’elle est, que la vie consacrée se situe, se pense et se met en œuvre. Vatican II la présente comme un fruit de l’union du Christ avec l’Église son Épouse. À la suite du Christ [7], les consacrés peuvent reconnaître en lui le Consacré par excellence et l’Apôtre du Père et découvrir en lui l’union intime de la consécration et de la mission [8]. Mais n’est-ce pas d’abord la vocation de tous les baptisés de se laisser sanctifier par l’Esprit du Christ pour vivre en communion avec le Père et en faire part au cœur de l’histoire en y attestant le surgissement de ce monde qui vient ?

La vie consacrée, incandescence de l’existence baptismale

La « vie consacrée » s’inscrit dans la foulée de cette consécration radicale qu’est le baptême. Elle en est l’approfondissement. Elle en constitue l’incandescence. À l’écoute de la Parole accueillie au cœur de son existence pour suivre le Christ au plus près et vivre de son Esprit de sainteté, la personne vit alors un choix singulier pour Dieu, lui-même né d’un choix de Dieu qui donne à l’existence cette forme publique d’une conversion à l’Évangile par la profession des conseils évangéliques. Dans la foulée de leur baptême, les consacrés continuent à plonger dans la mort avec le Christ pour ressusciter avec lui. Ils approfondissent ainsi leur relation filiale de fils et filles d’adoption dans le Christ et accueillent les autres comme des frères et sœurs de qui ils se font proches. Ils poursuivent la sanctification que Dieu opère en eux par le Christ dans l’Esprit. Les vœux (de religion) ne doivent pas faire oublier que c’est toute l’existence chrétienne qui est « votive » depuis le baptême, où ce n’est pas l’être humain, mais Dieu qui s’engage dans le Christ, instituant l’Église elle-même en état de perfection, c’est-à-dire en la sanctifiant.

La vie consacrée est l’approfondissement de cette double relation filiale et fraternelle inaugurée dans le baptême et perçue dans son urgence eschatologique en vertu même de ce monde qui vient. Elle ouvre à une radicalité évangélique et se traduit par la profession des conseils évangéliques, reçue publiquement par l’Église et désormais devenue la forme même de leur existence baptismale.

Accueillant la grâce singulière du choix de Dieu, les consacrés professent leur choix pour Dieu en qui ils déclarent trouver la racine de leur amour par la profession de chasteté, de leur espérance par l’engagement dans la pauvreté et de leur foi par la promesse ou le vœu d’obéissance. Leur profession engage (à) une forme singulière de l’existence baptismale : « la pauvreté impose un style de gratuité, la chasteté, une prévenance pour les plus délaissés, l’obéissance, la docilité où s’atteste une commune filiation [9] ». La vocation des consacrés par « profession » manifeste la splendeur du choix de Dieu par sa grâce auquel correspond chez l’être humain le choix pour Dieu dans la foi – autant que dans l’espérance et dans l’amour auxquels elle renvoie. Vita consecrata s’est plu à suggérer à plusieurs reprises cette esthétique de la vie consacrée, inutile et précieuse tout à la fois : elle est belle, gracieusement belle, comme est belle l’onction de Béthanie dans la surabondance de sa gratuité [10].

Comme l’Église de Dieu dans son ensemble et l’existence baptismale de ceux qui la composent, la vie consacrée se situe entre mémoire et prophétie. Elle se comprend comme mémoire évangélique pour tous les baptisés, eux-mêmes appelés à laisser reposer leur foi en lui. Elle signifie par là l’urgence du Royaume – de cette souveraineté de l’amour de Dieu pour tout être humain, sans exclusive, sans exception. Elle est dès lors prophétie : elle annonce ce « monde qui vient ». Accueil d’une Parole d’un Dieu qui dit et qui fait, elle est reconnaissance émerveillée d’une promesse tendue vers son accomplissement, amorcé de manière décisive dans la Pâque du Christ et la Pentecôte de l’Esprit.

Dans la foulée de l’existence baptismale, la vie consacrée se présente ainsi comme témoignage eschatologique de la Cité de Dieu. Tous les baptisés y contribuent en faisant passer ce monde vers ce à quoi il est promis – le monde n’est-il la « substance » même de l’Église dès lors que celle-ci se donne à voir comme le monde en voie de transfiguration ? Mais les consacrés y œuvrent singulièrement. Au sein de l’Église et au cœur de l’histoire, ils constituent un « pôle » qui rappelle la radicalité de l’Évangile et signifie l’urgence du Royaume. Ils représentent une « vocation paradigmatique [11] ». Les consacrés contribuent à l’affirmation forte de l’irréductible singularité de la foi chrétienne que le peuple de Dieu, tous ensemble et chacun pour sa part, atteste au cœur de l’histoire à partir de la réconciliation qui nous a été acquise par Jésus Christ et dans l’espérance de sa pleine réalisation.

Une double fidélité à la Parole révélée et aux signes des temps

Entre l’inauguration de ce salut et la pleine réalisation de l’alliance comme plénitude de vie, les baptisés et, en particulier, les consacrés sont appelés à vivre une double fidélité : à la Parole de Dieu et aux signes des temps [12].

Fidélité à Dieu qui parle non pas pour transmettre un message mais pour entrer en relation avec nous. L’existence chrétienne est l’accueil de ce Dieu qui désire entrer en communion avec nous dans le concret de nos vies et au cœur de l’histoire, aujourd’hui. Si la révélation de Dieu est clôturée – si Jésus Christ, mort et ressuscité, est son dernier mot –, Dieu continue à se communiquer, à se faire connaître à travers son Église, la Parole qu’elle porte, le témoignage qu’elle donne, la liturgie qui célèbre les merveilles de l’amour de Dieu, mais aussi à travers les événements, les heurs et malheurs des gens, leurs projets et leurs échecs, leurs souffrances et leurs joies.

On parlera volontiers de « signes des temps » au sens où Matthieu l’évangéliste nous l’insinue : les signes messianiques, les signes par lesquels notre histoire collective et nos destinées individuelles laissent deviner la présence du Christ autant que l’aspiration à la libération qu’il nous offre, à la plénitude de vie qu’il nous partage (cf. Mt 16,1-4). Vatican II a parlé des signes des temps à scruter et à interpréter « à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle (l’Église) puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques » (GS 4a). C’est à la lumière de la Parole de Dieu que les signes des temps prennent tout leur sens : ils traduisent les aspirations et les espoirs des êtres humains en même temps qu’ils révèlent la passion d’un Dieu à la rencontre de notre histoire.

Cette double fidélité comme baptisés d’abord, comme consacrés ensuite, se déploie à partir de leur participation à l’eucharistie où ils célèbrent en l’actualisant la Pâque du Christ, l’offre sans repentance de la grâce du salut, ici et maintenant – aujourd’hui. Ils écoutent la Parole de Dieu, ils se nourrissent du Pain et de la Coupe du mémorial et rendent en grâce le don du Christ [13].

Par l’eucharistie, les chrétiens en tant que corps ecclésial du Christ rendent en grâce ce qu’ils ont reçu autant que ce qu’ils sont – le salut et leur condition de peuple sauvé – afin de vivre en grâce avec leurs frères et sœurs en humanité. Toute l’existence devient service et louange de Dieu, offrande eucharistique, expression d’un amour nuptial. Cela est déjà vrai pour tous les baptisés, c’est a fortiori vrai pour les consacrés dans leur réponse sans retour à l’appel de l’Époux [14]. C’est toute l’Église qui vit dans une tension eschatologique, tendue vers la fin de l’histoire, l’humanité réconciliée – c’est en effet la fin qui éclaire le présent et lui donne sens. Cette anticipation est célébrée dans l’eucharistie, mais elle se vit dans le quotidien : la fraternité inaugurée dans le baptême anticipe la fraternité universelle par cette logique du don, jusqu’à l’extrême (cf. Jn 13,1). C’est ainsi que se croisent la passion de Dieu venu à notre rencontre et l’engagement pour une humanité réconciliée. Les communautés religieuses articulent une relation entre le service de Dieu et le service des pauvres qui rend l’Église pleinement eucharistique [15]. Leur profession publique des conseils évangéliques les prédispose en quelque sorte à œuvrer pour ce monde qui vient.

L’espérance de ce monde qui vient, une humanité réconciliée

Parler d’espérance, c’est beaucoup plus que de parler d’espoir. Celui-ci est une aspiration légitime de l’être humain à dépasser les contraintes du présent. Il traduit le désir humain de se dépasser, bref de se réaliser. L’espérance, c’est plus que l’expression de la transcendance de l’individu. C’est d’emblée nous inscrire dans le temps, nous porter vers l’avenir à partir du présent en vertu du passé. C’est nous inscrire dans l’histoire, mais une histoire habitée par une parole, promise à une alliance.

Il n’y a d’espérance véritable que dans la reconnaissance de l’histoire au cœur de laquelle Dieu nous parle, c’est-à-dire communique avec nous pour entrer en relation avec nous. Dieu dit et il fait. Depuis Abraham, Dieu se prononce « être avec » des êtres humains et cette alliance leur ouvre un avenir. Il y a une dialectique entre sa parole et son accomplissement. L’espérance se fonde sur une promesse par laquelle Dieu s’engage, s’implique, se mouille en faveur de l’humanité qu’il convoque à son alliance, par l’élection d’un peuple d’abord, avec Abraham, Moïse et les prophètes, et en définitive avec une visée universelle. « Moi, votre Dieu […], vous, mon peuple » (cf. Jr 7,23). Dans l’horizon de l’histoire, l’espérance nous renvoie à l’accomplissement d’une parole prononcée, d’une Parole dite aux êtres humains. Il n’y a d’espérance que par la « conversation » de Dieu avec notre humanité.

L’histoire sainte nous rappelle en effet que Dieu s’engage fidèlement à notre égard, avec nous. Le Tout Autre s’est rendu proche. En ces temps qui sont les derniers (He 1,1), Dieu s’est livré en Jésus son Fils qui s’est donné à lui pour sauver notre humanité abîmée par le péché. C’est à la lumière de cette grâce de Dieu – de sa sollicitude autant que de sa bienveillance – qui traduit sa bonté et son amour pour tous les êtres humains (Tt 3,4) que s’éclaire son propos universel de salut (cf. 1 Tm 2,4-5) et, par voie de conséquence, c’est toujours à la lumière de cette grâce que nous pouvons regarder en face notre humanité abîmée par le péché. Dans les évangiles synoptiques, la thématique du Règne de Dieu que Jésus annonce et réalise ici-bas (Mc 1,14-15 ; Mt 12,28 ; Lc 7,27) pointe vers son accomplissement plénier (Mt 22,1-14 ; Mc 4,26-29). Celui-ci est l’œuvre et le don de Dieu (cf. Mt 6,10 ; 12,28). Par son abaissement sur la croix (cf. Ph 2,5-11), celle-ci devient le signe de l’espérance que nous serons un jour totalement libérés du mal, de la mort et du péché (cf. Rm 8,2), quand « Dieu sera tout en tous » (cf. 1 Co 15,28). Le mystère de notre réconciliation rejoint celui de la croix (cf. Ep 2,16) et du « grand amour » dont nous avons été aimés (Ep 2,4). La résurrection de Jésus par la fidélité de Dieu fonde l’espérance en notre propre résurrection pour une vie éternelle (cf. Rm 6,5 ; 1 Co 15,12-22 ; Ph 3,11 ; 2 Tm 2,11) [16].

C’est pourquoi, depuis la Pâque du Christ et la Pentecôte de son Esprit, la création redresse la tête, dit saint Paul, pleine d’espérance : elle gémit dans les douleurs de l’enfantement, elle attend d’être délivrée de l’esclavage du péché (cf. Rm 8,18-22). Car, outre sa dimension personnelle, notre espérance a une dimension historique et cosmique. En Jésus Christ toutes les promesses sont accomplies et en lui la plénitude du temps est venue mais celle-ci n’est pas encore pleinement réalisée (cf. Ga 4,4). L’avenir définitivement inauguré en Jésus Christ se réalise aujourd’hui par l’action de l’Esprit, qui rend présente l’action de Dieu, dans l’Église et dans le monde et anticipe l’achèvement définitif (cf. 2 Co 1,22 ; Ep 1,14).

Si l’espérance a pour objet l’œuvre divine de salut – son accomplissement plénier, la vie éternelle dans laquelle nous sommes entrés en vertu du baptême –, elle est une attitude, une « vertu », qualifiée de « théologale » parce qu’à l’instar de la foi et de la charité, elle est donnée par Dieu. Dans l’espérance, l’être humain s’appuie sur la fidélité de Dieu reconnue dans la foi : il attend ce monde qui vient, cette réconciliation plénière de l’humanité, déjà inaugurée et pour laquelle il œuvre aujourd’hui.

À la suite d’Abraham, espérant contre toute espérance (cf. Rm 4,18), le peuple de Dieu ne peut que développer une mystique de l’espérance qui, jadis dans le premier Testament comme depuis lors dans l’Église, est liée au temps, à la durée, à l’histoire. Entre un « déjà là » et un « pas encore », il s’ouvre à ce Règne de Dieu à l’œuvre dans un monde où la désespérance, la méfiance, le chacun pour soi, le nihilisme sont une tentation profonde pour beaucoup. « Entrer dans l’espérance, écrit E. Poulat, c’est entrer dans un monde ouvert, alors que très souvent il semble qu’il n’y a qu’un horizon bouché. La mystique de l’espérance, ce sont les cieux qui s’ouvrent, c’est exactement la vision du martyr, pour qui les cieux s’ouvrent immédiatement sans attendre [17]. »

C’est aussi la vision de l’Apocalypse où l’Agneau ressuscité, entouré des siens (Ap 5,11-14 ; 14,1-5 ; 15,2ss), triomphe déjà dans le ciel d’où viendra l’Église son Épouse (21,2). Mais cette épouse est en même temps sur la terre (22,17) où se joue le drame de l’espérance chrétienne aux prises avec l’histoire (22,17). L’Époux lui promet : « Mon retour est proche. » Et elle lui répond : « Viens, Seigneur Jésus [18] ! » Telle est l’expression sublime de l’espérance de l’Église. Les consacrés la traduisent singulièrement dans leur existence sponsale comme le désir ardent d’un amour que Dieu seul peut combler.

L’humanité en voie de réconciliation

C’est en vertu de l’espérance qui les anime que les religieux peuvent par leur profession des conseils évangéliques contribuer à ce « travail de réconciliation », ce processus enclenché par la mort et la résurrection du Christ et le don de son Esprit. C’est en effet en son Fils Jésus que Dieu le Père a voulu tout réconcilier en faisant la paix par le sang de sa croix (cf. 2 Co 5,18-25 ; Col 1,20). La mort du Christ, librement par amour pour l’humanité, est « source de réconciliation pour les hommes divisés et dispersés » (cf. VC 21f). Par le mystère de l’incarnation et de la rédemption, l’humanité a été libérée de l’esclavage du péché (Jn 8,34-36) et est passée des ténèbres à la lumière (1 P 2,9).

La réconciliation résulte donc de la miséricorde de Dieu, du pardon dont il prend l’initiative ; elle en est l’aboutissement, le résultat. Se laisser réconcilier avec Dieu, c’est devenir dans le Christ et par son Esprit une « créature nouvelle ». L’être ancien abîmé par le péché a disparu : un être nouveau est là (cf. 1 Co 5,17-20). En revanche, comme le rappelle le Rituel de la Pénitence et de la Réconciliation [19], la pénitence et la conversion relèvent plutôt des efforts humains ; la conversion désigne ainsi le changement radical d’orientation de l’existence et la pénitence comprend les actes par lesquels celui-ci s’opère et fructifie tout au long d’une vie. Ces précisions sont importantes : la réconciliation, œuvre divine, est un processus qui découle du pardon de Dieu en fonction de la liberté humaine, mue par la grâce, qui décide de se convertir et entreprend, à cet effet, de faire pénitence.

Comment s’opère ce processus de réconciliation entre humains ? Les Écritures nous offrent quelques récits emblématiques à la lumière de l’œuvre divine de salut. Ils nous permettent de mieux prendre la mesure du pardon dont nous sommes appelés à témoigner. Le pardon va en effet bien au-delà du deuil de nos pertes et de la guérison de nos blessures. Deuil et guérison sont cependant appelés à être illuminés par la miséricorde de Dieu.

La réconciliation est autant un processus que la fin, un chemin autant que son but. Dans l’œuvre du salut, elle est autant l’ouverture à la grâce que le fruit de celle-ci, à savoir une nouvelle création et en particulier une humanité renouvelée par l’amour de Dieu. En ce sens, depuis notre baptême et en vertu de la croix, nous sommes en voie de réconciliation. C’est l’œuvre de Dieu qui se déploie en nos vies et dans l’histoire humaine en transit vers son achèvement (cf. GS 40 § 2). Elle est en train de se réaliser de manière décisive sur les plans individuel et collectif. Elle débute déjà dans des réconciliations personnelles et sociales et sa réalisation plénière est l’objet de l’espérance en « ce monde qui vient ».

Certes, un processus de réconciliation est différent selon qu’il opère un travail avec des individus qui ont subi un traumatisme ou qu’il se développe dans une collectivité désunie, meurtrie par la haine ou blessée par des discriminations, voire des divisions de quelque origine que ce soit. Les approches, les méthodes sont sans doute différentes mais, aux yeux de la foi, la conviction qui en sous-tend le processus est identique : l’être humain a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu et, même si notre condition humaine a été abîmée par le péché, l’humanité a été recréée dans le Christ – autant que par son Esprit –, c’est-à-dire relancée selon le projet créateur (cf. Gn 1,27 ; 2 Co 5,17).

Jésus de Nazareth a été victime du mal ; bien plus, il s’est mis du côté des victimes. Victime du péché des hommes – de la bonne conscience des suffisants, de l’arrogance des riches et de l’orgueil des puissants, utilisant Dieu à leur profit pour protéger leurs intérêts religieux et politiques –, le Christ n’a jamais cédé sa part d’humanité ni perdu sa dignité. Mis à mort à cause du péché, il a librement donné sa vie. Dans sa confiance foncière au Père, il ne s’est pas rétracté, il a été jusqu’au bout de l’offrande libre de sa vie (cf. Jn 13,1) – « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jn 10,18). Le Christ n’a pas « imputé aux hommes leurs offenses », ce qui se traduit également en ces termes : « Il effaçait pour tous les hommes le compte de leurs péchés » (2 Co 5,19 ; cf. Rm 4,8). Au cœur du drame qui a été le sien, le Christ est resté profondément confiant en Dieu, son Père et notre Père. Bien plus, par la puissance de l’Esprit qui l’habitait, il a pu ouvrir une voie de réconciliation : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34). En rejetant tout désir de vengeance, Jésus Christ atteste que la vraie réconciliation vient de celui qui a été offensé. C’est en effet la volonté de réconciliation de la victime qui ouvre la possibilité d’une relation nouvelle ou renouvelée. En agissant de la sorte, Jésus Christ manifestait ce qu’il n’avait cessé de faire auparavant, à savoir ouvrir un avenir à tout être humain, quel que soit son passé.

Il est intéressant de découvrir, sous cet angle, à savoir celui de la victime, la perspective de réconciliation dans la parabole dite de « l’enfant prodigue » qui gagnerait d’ailleurs à être intitulée « la parabole du père (prodigue) qui avait deux fils » (Lc 15,11-31). Ce père se retrouve victime des prétentions du fils cadet, parti en demandant sa part d’héritage – le fils aîné prétendument resté fidèle ne supportera pas d’être victime de son frère cadet, car dès que celui-ci revient il semble réticent à prendre part à la joie de son père tout heureux de voir revenir son fils cadet (Lc 15,20.23).

Mais déjà précédemment, dans des récits bibliques du premier Testament, nous trouvons des figures de victimes qui ouvrent la porte à une réconciliation possible. C’est ainsi le cas d’Esaü, le frère jumeau premier-né à qui Jacob soutire par ruse le droit d’aînesse. Celui-ci, après avoir combattu avec l’ange (Gn 32,23-33), entreprend d’approcher son frère Esaü sans trop savoir le sort que celui-ci va lui réserver. Et voilà que « Esaü courut à sa rencontre ; il l’embrassa, se jeta à son cou, et le baisa. Et ils pleurèrent » (Gn 33,4). C’est précisément l’ouverture d’Esaü qui fait comprendre à Jacob qu’il a trouvé grâce à ses yeux, raison pour laquelle il a été accueilli favorablement (v. 10). C’est alors que Jacob rend hommage à son frère en lui disant : « Non, je te prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, accepte de ma main mon présent ; car c’est pour cela que j’ai regardé ta face comme on regarde la face de Dieu, et tu m’as accueilli favorablement » (v. 11). Jacob avait bien conscience de sa dette vis-à-vis d’Esaü. C’est celui-ci, précédemment victime, qui rend possible la réconciliation en dépassant l’offense subie pour en accueillir l’auteur et lui ouvrir un avenir.

À la génération suivante, Joseph, le fils bien-aimé de Jacob, qui avait été vendu comme esclave par ses frères, va se trouver ainsi dans la position de la victime du fait qu’il avait été offensé par ses frères qui n’avaient jamais accepté un statut qu’ils jugeaient privilégié (Gn 45,1-8). Joseph n’exercera pas sa vengeance sur ses frères poussés par la famine à venir en Égypte pour trouver de la nourriture. Il leur sauvera la vie en leur permettant de participer à la distribution de la nourriture et en leur pardonnant leur attitude fratricide. C’est Joseph, la victime, qui rend possible la réconciliation de ses frères avec lui : « Il dit à ses frères : “Approchez-vous de moi.” Et ils s’approchèrent. Il dit : “Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu pour être mené en Égypte. Maintenant, ne vous affligez pas, et ne soyez pas fâchés de m’avoir vendu pour être conduit ici, car c’est pour vous sauver la vie que Dieu m’a envoyé devant vous” » (Gn 45,4-5). Ce récit nous rappelle également que « celui qui a été offensé rachète, en fait, l’agresseur [20] ».

Le travail de réconciliation

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces et – le second commandement est semblable au premier – tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lc 10,25-37//, cf. Dt 30,10-11). J’oserais dire qu’il y a non pas deux commandements, mais trois. Mieux encore : il y a un seul, celui de l’amour qui se déploie sur trois registres ou à l’égard de trois destinataires. Commençons par celui qui est le plus souvent oublié : « soi-même » ! Il s’agit d’aimer Dieu, autrui ou son prochain et soi-même. En matière de « réconciliation », il importe de retenir ce triple registre. Je développerai surtout le premier, la réconciliation avec autrui et avec Dieu étant théoriquement acquise.

Se réconcilier avec soi-même. L’existence nous apprend qu’il faut parfois toute une vie pour nous accepter tels que nous sommes ou tels que nous sommes devenus. La maturation humaine consiste à nous accepter dans la réalité – et non dans le rêve persistant, déçu ou blessé – de notre personne, de notre identité personnelle qui, elle-même, est constituée en grande partie de l’apport, de l’héritage, de la détermination de tout ce qui nous a façonnés. Cette difficulté de s’aimer est accrue dans la culture moderne dès lors que celle-ci cultive l’image de soi, les performances de chacun, les standards ambiants, etc. Peut-être est-il encore plus difficile de s’aimer quand on induit une image de l’être humain épanoui, actif, entreprenant et performant – en matière professionnelle, dans ses engagements divers comme dans sa vie sexuelle ? A force de ne pas correspondre aux standards, souvent bien artificiels et même très éloignés de l’Évangile – le prestige, la beauté, la réussite, l’argent, la puissance –, nos contemporains risquent bien de venir renforcer les rangs d’une société dépressive.

La réconciliation avec soi, c’est principalement faire le deuil de ses pertes. Celles-ci peuvent être nombreuses, surtout au fur et à mesure de l’existence ! Il y a les pertes tragiques liées à des accidents extérieurs, changements de société, catastrophes naturelles, décès d’un proche : dans ces cas, les pertes sont tout autant la répercussion en soi de ce qui a disparu. Par exemple, ce n’est pas le fait de ne plus avoir sa maman, ce qui doit arriver tôt ou tard, c’est le fait de ne plus se situer comme son fils. Il y a les pertes de nos rêves qui peuvent même devenir une perte d’âme, voire une perte de la foi, à savoir « la perte de la conviction que notre vie a un sens […]. Des idées longtemps entretenues, des habitudes longtemps pratiquées, des traditions pour célébrer la vie longtemps respectées, ne réchauffent plus notre cœur, et nous n’arrivons plus à comprendre comment ni pourquoi nous étions si motivés [21] ». Ces pertes appellent un travail de deuil qui n’est pas toujours facile à opérer. Il devient le creuset d’une expérience où peut nous être donnée la grâce de cette béatitude : « Bienheureux ceux qui souffrent, ils seront consolés » (Mt 5,4). Mais c’est souvent le ressentiment qui risque de s’installer en attribuant à un tiers, autrui ou Dieu, la responsabilité de ces pertes. Il peut aussi se faire que jaillisse, au cœur de l’épreuve de nos pertes, la gratitude ; celle-ci est possible dès lors que nous reconnaissons sereinement notre propre responsabilité dans la perte.

Il y a aussi les blessures dont nous devons guérir. Il se peut qu’elles résultent de pertes dans notre propre cheminement personnel, parfois inscrites au plus profond et au plus loin dans notre enfance. Les blessures que nous portons ont ceci en commun qu’elles traduisent une mésestime de soi. Souvent, ces blessures remontent à notre enfance. Pour en sortir, il y a une nécessaire opération « vérité » à opérer, pour ne pas continuer à nous faire des illusions. Il importe de les regarder en face. Cela requiert parfois du temps, beaucoup de temps. Entre-temps, on peut se retrouver au couvent, et rechercher dans le regard des autres ou encore dans un activisme frénétique le baume sur nos plaies sans entreprendre de les guérir, mais en revanche, se complaire dans sa souffrance. Le défi est de s’ouvrir à sa propre vérité. Bien plus, la souffrance dont on prend distance sans s’y complaire peut permettre une ouverture à Dieu dès lors qu’elle donne lieu à une confiance foncière, à une ouverture inconditionnelle. La souffrance est offerte. Le croyant remet ses blessures au Christ qui, au cœur de sa passion et au moment de sa mort, expérimente le Dieu de son salut. Ses blessures ne sont plus, de manière narcissique, le moyen de se retrancher derrière son masque. Elles lui apprennent la vérité envers soi-même, la véritable humilité, et en définitive la compassion réelle, la miséricorde à son égard. Ses blessures l’associent alors au sort d’autrui et le rendent sensible à ses détresses [22]. C’est ainsi que le croyant commence à se réconcilier avec ses blessures, non pas pour être parfait – suffisant dans son illusion de perfection – mais pour être transparent à la miséricorde divine. Réconcilié avec ses blessures, il cesse de les projeter sur ses semblables. Sensible à leurs problèmes, à leur détresse et à leur désarroi, il acquiert alors un sens aigu des souffrances et des angoisses des autres, prend lui-même la mesure de ses blessures et cesse de juger, de se mettre en surplomb. Il devient un frère. Il est en voie de réconciliation. Ses blessures sont alors devenues une chance.

Se réconcilier avec autrui : on comprend combien cette perspective est liée à la réconciliation avec soi. Il faut une estime minimale de soi pour approcher avec confiance l’autre qui reste toujours autre, insaisissable, étranger. Une fois que l’on a saisi que l’on est victime de la puissance destructrice d’autrui et que l’on est parvenu à prendre une distance par rapport à lui, celui-ci n’a plus de prise sur soi. Il nous a fait du tort mais les blessures qu’il a causées sont comme « objectivées » : à la place de la colère et de la vengeance qu’elle nourrit, il y a désormais une distance qui interdit toute emprise sur soi. Le coupable n’a plus prise sur la victime. Celle-ci le laisse tel qu’il est, ayant désormais dépassé tout désir de vengeance [23]. Certes, la victime a été ou est encore affectée par une souffrance, mais elle veille à ne pas s’y enfermer. Du point de vue chrétien, il lui revient d’offrir sa souffrance au sens où elle n’en fait pas sa richesse et qu’elle s’en dépossède en la remettant dans les mains de Dieu. C’est ainsi que Dieu peut opérer son œuvre de salut : à partir de nos blessures, à travers nos points sensibles. « Ma grâce te suffit. La force se déploie dans la faiblesse » (2 Co 12,9).

À ce stade, la victime se tient prête à aller vers la personne qui l’a offensée. Et c’est la deuxième étape sur la voie de la réconciliation : elle décide de rétablir une relation avec l’autre. De toute évidence, cela n’est pas toujours possible, car l’autre n’est peut-être pas (encore) disposé à renouer cette relation. Il n’empêche que l’on puisse se réconcilier intérieurement et se préparer à cette perspective d’une relation rétablie. Outre le temps de se réconcilier avec soi-même, son histoire, ses blessures, il faut alors traduire concrètement la démarche de réconciliation dans des faits, des gestes, des attitudes. On arrive ainsi au stade de la mise en œuvre d’un pardon effectif.

Sur le plan des collectivités, la réconciliation sociale, dirions-nous, consistera à redonner aux victimes la part d’humanité qui leur avait été déniée et à envisager une reconstruction du lien social en vérité, sans nier les blessures, mais en jetant les bases d’un respect mutuel pour que le conflit ne surgisse pas à nouveau. Certes, il n’est pas toujours facile dans les conflits sociaux ou civils de « déterminer qui est la victime et qui est celui qui engendre le mal car, plus le conflit dure, plus chaque partie est impliquée [24] ». Il faut du temps, parfois beaucoup de temps – et le travail de la mémoire. Il faut surtout une volonté de plus en plus marquée d’entrevoir ensemble un avenir possible. Le pardon est alors possible. Il est bien souvent reçu d’abord, donné ensuite, comme une grâce.

[1Cet article reprend l’essentiel de trois conférences faites lors du Chapitre général des Dames de l’Instruction chrétienne (institut religieux de droit pontifical), du 8 au 17 juillet 2004, à Flône (Belgique).

[2R. Schreitter, « Une spiritualité de réconciliation », Bulletin de l’UISG n° 23 (2003), p. 23-35.

[3Jean-Paul II, « Exhortation apostolique postsynodale sur la vie consacrée et sa mission dans l’Église et dans le monde, Vita consecrata », DC 93 (1996) en particulier n° 110 ; on notera que le mot « réconciliation » apparaît quatre fois : une seule fois en lien avec l’œuvre salvifique du Christ (VC 21f) et deux fois en relation avec le sacrement de la pénitence (VC 42c et 95d). Voir aussi l’Instruction Repartir du Christ (RDC) DC 99 [2002], 610-635 ; la citation est tirée du n° 35b, p. 631).

[4On lira le dossier de Ch. Roucou, « Dans un monde en mutation, chrétiens témoins d’espérance. Réflexions pour aujourd’hui sur les fondements de notre espérance chrétienne », Documents-Épiscopat n° 6 (2004), 16 p.

[5L’étymologie du mot communion connote une participation solidaire à une charge, un devoir qui incombe solidairement (lat. cum-munus), un « avoir part » et dès lors un « prendre part ». Cf. L.M. Dewailly, « Communio-communicatio. Brèves notes sur l’histoire d’un sémantème », Revue des Sciences philosophiques et théologiques 54 (1970), 43-63.

[6Vatican II évoque cette dimension eschatologique en GS 40 § 2 et LG 17, notamment.

[7Dans la foi, Jésus de Nazareth est confessé comme l’oint du Seigneur, le Saint de Dieu (cf. Mc 1,24), le Fils bien-aimé du Père, et il est en même temps reconnu comme l’Emmanuel, l’envoyé de Dieu, le témoin fidèle (Ap 1,5). C’est dans le même mouvement que le Christ par sa relation filiale se reçoit du Père, se donne à lui, se livre pour le salut du monde : il est « celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde » (Jn 10,36).

[8Vita consecrata affirme le principe christologique de l’unité entre la consécration et la mission (cf. l’introduction [VC 9] et le début de la troisième partie [VC 72]). Cela met fin aux discussions stériles sur la supériorité de la contemplation sur l’action. Cf. N. Hausman, Où va la vie consacrée ? Essai sur son avenir en Occident, Bruxelles, Ed. Lessius, coll. « La part-Dieu », 2004, p. 189.

[9N. Hausman, Où va la vie consacrée ? op. cit., p. 16.

[10Cf. VC 104 d.e.

[11Alors qu’il parlait encore d’« état(s) de vie » dans l’exhortation apostolique postsynodale Christifideles laici (cf. n° 55), Jean-Paul II qualifie de « paradigmatiques » les trois vocations majeures dans le peuple de Dieu (VC 31c). Il a cependant encore utilisé l’expression « états de vie » en soulignant les relations mutuelles que ceux-ci entretiennent entre eux (cf. VC 31a). La métaphore des « pôles » suggère la relation mutuelle, la complémentarité réciproque et la solidarité foncière de ces vocations distinctes au sein du peuple de Dieu en même temps que leur distinction nécessaire sur base d’une condition chrétienne commune. Cf. A. Borras, « À propos des “communautés nouvelles”. Réflexions d’un canoniste », Vie consacrée 64 (1992), p. 228-246.

[12« Pour répondre efficacement aux grands défis lancés par l’histoire contemporaine à la nouvelle évangélisation, il est avant tout nécessaire que la vie consacrée se laisse continuellement interpeller par la Parole révélée et par les signes des temps » (VC 81a).

[13C’est en participant au corps eucharistique du Christ que l’Église prend corps et qu’elle « se souvient » qu’elle est envoyée, elle aussi – elle actualise sa nature foncièrement missionnaire – pour faire de ce monde le « monde que Dieu veut ». Cf. J.M.R. Tillard, « Les sacrements de l’Église », dans B. Lauret, F. Refoulé (dir.), Initiation à la pratique de la théologie, T. III, Dogmatique 2, Paris, Cerf, 1983, p. 463.

[14On peut parler de « structure eucharistique de la consécration religieuse » par « le don total de soi étroitement associé au sacrifice eucharistique » (RDC 26b in fine). Cf. N. Hausman, Où va la vie consacrée ? op. cit., p. 157-158.

[15Cf. J.M.R. Tillard, Je crois en dépit de tout. Entretiens d’hiver, Paris, Cerf, 2001, p. 41.

[16Comme l’écrit J. Moltmann : « L’espérance chrétienne n’est pas l’interprétation religieuse des courants positifs et négatifs de l’histoire humaine, mais naît de la memoria Christi. […] L’espérance chrétienne s’enracine dans la mémoire du Christ et son actualisation. Si elle n’est pas l’espérance du Christ, elle n’est pas vraiment chrétienne » (J. Moltmann, « La résurrection, fondement, force et objet de notre espérance », Concilium 283 (1999), p. 119-120.

[17E. Poulat et D. Decherf, Le Christianisme à contre-histoire. Entretiens, Paris, Ed. du Rocher, 2003, p. 197.

[18Cf. Ap 22,20 : cette invocation reprend une prière araméenne de l’Église des premiers jours : Marana tha ! » (1 Co 16,22). On relira l’article de J. Duplacy, « Espérance », dans X. Léon-Dufour (dir.), Vocabulaire de théologie biblique, Paris, Cerf, 4e éd., 1974, p. 381-387. Cet auteur conclut en ces termes : « L’espérance chrétienne ne trouvera jamais de meilleure expression, car elle n’est au fond que le désir ardent d’un amour qui a faim de la présence de son Seigneur » (col. 387).

[19Cf. Célébrer la Pénitence et de la Réconciliation. Nouveau rituel, Paris, Chalet-Tardy, 1978, p. 11.

[20D. Bergant, c.s.a., « Messagères de réconciliation dans notre monde », conférence donnée à l’Union internationale des Supérieures générales, pro manuscripto, Rome, 2003.

[21H.J.M. Nouwen, Au cœur de ma vie, l’eucharistie. Méditation, Ottawa, Novalis, 1995, p. 23-24.

[22Cf. A. Grün, « La blessure qui me taraude et la blessure comme chance », dans A. Grün et W. Müller (éd.), Ce qui rend les hommes malades et ce qui les guérit…, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 83.

[23Ce premier stade consiste à renoncer à se venger, à condamner, à juger celui qui nous a offensé. « Ce qu’il a fait, écrit A. Grün, c’est son problème. Il m’a fait du tort. Mais je ne donne plus de place à cette blessure. Je remplace la colère qu’elle suscite par une ambition, celle de vivre ma vie, sans plus lui permettre aucune emprise sur elle » (A. Grün, La réconciliation avec soi et avec les autres, Montréal, Médiaspaul, 2002, p. 52).

[24R. Schreiter, « Une spiritualité de réconciliation », p. 22

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