Dévotion au Sacré-Cœur et Renouveau charismatique
Dominique Nothomb, m.afr.
N°2004-2 • Avril 2004
| P. 106-113 |
La dévotion au Sacré-Cœur d’autrefois et celle qui anime le Renouveau charismatique aujourd’hui se complètent et se corrigent mutuellement. La comparaison que propose l’auteur, à partir de son point de vue africain, permet, dans son schématisme même, de mieux évaluer le succès des « prières de guérison » et d’espérer que ces deux approches du mystère de l’Amour s’intègrent mutuellement.
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Dans plusieurs pays d’Afrique où j’ai vécu ou exercé un ministère depuis 1956, la dévotion au Sacré-Cœur était encore très vivante vers le milieu du siècle passé. Dans chaque paroisse, il y avait une « Ligue du Sacré-Cœur » et chaque premier vendredi du mois, après les nombreuses confessions de la veille, des foules se pressaient pour la célébration eucharistique, l’adoration du Saint-Sacrement et des prières spéciales d’un style actuellement démodé (« amende honorable », etc.). Mais déjà cette tendance avait commencé à céder la place à la « Légion de Marie ». Parmi les catholiques « fervents », les plus âgés restaient dans la Ligue, les plus jeunes devenaient légionnaires. Puis à partir des années 1975 (du moins en Afrique) apparut le Renouveau charismatique. Les plus jeunes, parmi les Légionnaires, rejoignirent le Renouveau avec enthousiasme, tandis que la Légion devenait un groupement de piété pour les plus âgés.
Au Burkina Faso, le Renouveau est très développé et très dynamique. J’ai eu la grâce d’en être le témoin admiratif. De nombreuses vocations sacerdotales et religieuses y sont nées ou s’y sont épanouies. La « Légion de Marie », par contre, y est très discrète, et la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus est endormie, à demi-morte.
Mais voilà qu’il y a quelques mois, des chrétiens d’une paroisse de la ville où je vis, désireux de redonner vie à une « Famille du Sacré-Cœur » (c’est leur nom) évanescente, sont venus me demander de leur expliquer ce qu’est la « dévotion au Sacré-Cœur » dont ils ne voyaient plus le sens. Deux mois après, une délégation d’une autre paroisse est venue me trouver dans le même but. Merveilleuse aubaine pour moi de relire des vieux papiers, de vieilles notes, dont un article du père Glotin, et d’autres écrits glanés ici et là. J’ai pu retrouver, par chance, le texte de l’encyclique Haurietis aquas du pape Pie XII, de 1956, la dernière, à ma connaissance, sur ce sujet. Ce fut pour moi une redécouverte éblouissante de ce qui m’inspirait jadis, mais qui avait été comme occulté par la séduction du Renouveau.
A un certain moment, j’ai compris que pour bien entendre ce qu’est la « dévotion au Sacré-Cœur », il était utile de la comparer au Renouveau, surtout pour ceux, nombreux, qui ont été influencés par lui de près ou de loin. Cette opération m’a montré comment les deux se complètent bien, et sont appelés à se corriger mutuellement, et à éviter des dérives possibles à chacun d’eux. C’est ce que je voudrais exposer ici assez brièvement.
Ressemblances
Ces deux « mouvements » ont d’ailleurs des éléments communs. Tous les deux s’originent à une même source, à savoir : l’Amour de Dieu. Certes, leur approche du mystère de l’Amour de Dieu est différente, mais c’est bien ce même mystère qu’ils révèlent et dont ils s’inspirent dans toutes leurs manifestations et tous leurs projets.
Tous deux encore viennent de « la base », comme une surprise de Dieu non programmée, pour remédier à de graves maladies de la communauté chrétienne. Tous deux, certes, peuvent se réclamer de textes de l’Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament et y trouver leur fondement le plus sûr. Tous deux peuvent aussi se prévaloir d’antécédents, de préparations et de précurseurs présents tout au long de l’histoire de l’Église.
Mais le jaillissement qui inaugura leur élan nouveau et leur « mouvement » spirituel qui s’est amplifié d’une manière rapide et imprévisible dans les deux cas, est situé à une époque précise et s’est produit à partir d’une expérience spirituelle forte et non de « décrets » venant « d’en haut ». La dévotion au Sacré-Cœur s’est développée surtout à partir des apparitions dont a bénéficié, à partir de décembre 1673, une humble religieuse visitandine, sainte Marguerite-Marie Alacoque (1647– 1690) à Paray-le-Monial. La naissance du Renouveau charismatique catholique est souvent datée des années 1967 et suivantes et située dans des milieux universitaires des États-Unis. La première était l’antidote providentielle contre le jansénisme qui avait marqué la piété catholique d’une manière alarmante. La deuxième était la réponse inattendue du Saint-Esprit au déferlement d’une sécularisation que l’on prédisait triomphante et invincible. Ce n’est que dans un second temps que la hiérarchie officielle de l’Église est intervenue pour confirmer la valeur positive de l’un et de l’autre mouvement, et pour l’encourager. On peut donc affirmer que l’un et l’autre sont des dons de Dieu bien adaptés aux besoins spirituels de l’Église, et que ces besoins sont encore d’actualité aujourd’hui.
Ils sont cependant distincts, et heureusement. Ils sont destinés à « s’accepter différents pour s’aimer complémentaires » comme aurait dit Saint-Exupéry. C’est cette complémentarité que j’aimerais exposer. Pour qu’elle apparaisse plus clairement, je propose un tableau en deux colonnes parallèles. Certes, en schématisant, je risque, ici ou là, de frôler la caricature, je le reconnais. Mais en forçant un peu les traits, la diversité, parfois implicite, apparaît davantage.
Donc, d’un côté, je m’offre pour m’ouvrir, un peu comme Thérèse de l’Enfant-Jésus dans son « Offrande à l’Amour miséricordieux ». De l’autre, je m’ouvre pour m’offrir, comme les apôtres au Cénacle qui accueillent l’Esprit et tout de suite s’offrent à la louange – en « proclamant les merveilles de Dieu » Ac 2, 11 – et au témoignage. Deux approches complémentaires, aussi valables l’une que l’autre, mais qui relèvent quand même de sensibilités spirituelles différentes, faites pour se rejoindre.
On voit tout de suite comment l’un aide l’autre à éviter des excès possibles. Les deux sont réciproquement nécessaires l’un à l’autre.
C’est ici que je vois surtout le bienfait de la complémentarité. Le danger de la spiritualité réparatrice, c’est son dolorisme possible. Il y a le risque de se complaire dans la souffrance, de la rechercher et même de la provoquer. Le Renouveau est un bon remède pour cette tendance qui pourrait être malsaine. Mais le danger du Renouveau est plus redoutable encore, me semble-t-il. Je suis frappé par ce réflexe spontané, si (trop ?) fréquent, de plusieurs membres du Renouveau. Dès qu’il y a souffrance, maladie ou épreuve, on cherche une prière de guérison. Le nombre de « retraites de guérison », de séances de « prières de guérison » est impressionnant. Il m’étonne et me fait problème.
Au Burkina Faso, quand on annonce une réunion spéciale de « prière de guérison », il y a foule, dix fois plus nombreuse qu’une réunion ordinaire de « prière de louange ». La dérive possible, et pas du tout imaginaire, est une conception utilisatrice et intéressée de la prière chrétienne. Et la fuite de la croix. On glisse insensiblement vers une prière typiquement païenne : « Seigneur, toi qui m’aimes et qui es tout-puissant, donne-moi la prospérité, la réussite, la santé, la longue vie, le succès, l’aisance, le bien-être. Bref, qu’ainsi mes projets se réalisent, que mon règne vienne, que ma volonté soit faite… » Le résultat est parfois attendu presque magiquement. La prière de tel « charismatique » se fait répétitive, insistante, haletante, comme si on voulait faire pression sur Dieu par des incantations prononcées sur un ton de plus en plus élevé et rapide. Oui, cela peut arriver… et cela arrive, hélas.
Mais évitons de généraliser. Il y a, bien sûr, des prières de guérison tout à fait authentiques et de bon aloi. Et bienfaisantes. Et parfaitement évangéliques, humbles, discrètes, confiantes, pleines d’abandon à la volonté divine. Il reste que l’apport d’une dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, telle que l’Église la comprend, pourrait contribuer à un sain équilibre. Dans la souffrance, la maladie et l’épreuve, l’attitude chrétienne ne va pas toujours dans le sens d’une guérison à demander, bien que ce puisse être aussi une bonne réaction. Se dérober à la croix et vouloir y échapper n’est pas une réaction saine. L’appel à porter sa croix, chaque jour, à « compléter dans sa chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps qui est l’Église » (Col 1, 24), à accepter que « la grâce du Christ suffit » (2 Co 12, 9), car lorsque la mort fait son œuvre en nous, la vie peut faire son œuvre en d’autres (2 Co 4, 12, etc.), cet appel fait aussi partie de la vocation chrétienne, donc de la vie selon l’Esprit.
Mais continuons notre comparaison.
Bien sûr, il s’agit de tendance, d’insistance, non d’exclusivité. Mais il reste vrai que d’un côté, on penche plus vers l’intériorité, l’intimité, l’imitation, la participation, et de l’autre, on penche davantage vers l’extériorité et le témoignage joyeux et audacieux.
Dévotion au Sacré-Cœur | Renouveau charismatique |
L’objet directement contemplé est ici la Personne de Jésus, Dieu-homme, Fils du Père, fils de Marie qui envoie l’Esprit Saint. | L’objet directement contemplé est ici la Personne du Saint-Esprit, Dieu qui procède du Père et repose sur le Fils, envoyé par le Fils et conduisant à Lui. |
Il me révèle son cœur, donc son triple amour divin, humain sensible, humain volontaire (Pie XII). Mais un Cœur brûlant et couronné d’épines : « Voici le cœur qui a tant aimé les hommes et qui ne reçoit, si souvent, qu’indifférence, ingratitude et mépris. » Le drame est que | Il est répandu dans mon cœur (« l’effusion de l’Esprit »). Il y répand l’Amour de Dieu pour me rendre capable d’aimer Dieu : d’aimer Jésus, le Père, mon prochain, moi-même, un amour qui est Flamme et jubilation, afin que |
« l’Amour n’est pas aimé ». | |
« L’Amour soit aimé ». | |
Ma réaction est alors celle-ci : | Ma réaction est alors celle-ci : |
Je me consacre à Lui (par un acte de consécration au Sacré-Cœur), | En demandant la prière d’un groupe fraternel, je m’ouvre à son effusion en moi : |
- je mets ma confiance en Lui,- je veux répondre à l’Amour par un amour qui répare le mal fait au Cœur de Jésus, et qui le console. | - je loue Dieu, et je jubile de joie (les « langues »), et je témoigne, j’ évangélise. |
Dévotion au Sacré-Cœur | Renouveau charismatique |
Ma prière est alors centrée sur : l’heure sainte, personnelle et silencieuse, en souvenir et Gethsémani et de l’ange consolateur, Lc 22, 40-44. Intériorité adorante et suppliante | Ma prière est alors exprimée en groupe fraternel et chantant, par une prière extériorisée avec liberté joyeuse selon Ep 5, 19-20, Col 3, 16-17, en termes de louange. |
Dans la souffrance, la maladie, et l’épreuve :- tout de suite, j’unis mas souffrance à celle de Jésus,- j’y participe avec amour,- avec lui, je veux réparer et souffrir pour le salut du du monde et pour le bien de l’Église, selon Col 1, 24. Je ne veux pas me dérober à la souffrance.Comme Paul en 2Co 12, 8-10, je me glorifie dans mes faiblesses. | Dans la souffrance, la maladie et l’épreuve :- tout de suite, je cherche à demander la guérison, la délivrance, afin de pouvoir ensuite en témoigner.Comme tous ceux que Jésus, si souvent, a guéris pendant sa vie publique. |
Le visage de Jésus qui apparaît ici, c’est Jésus, l’Ami « qui m’a brûlé le cœur » de son amour. Celui qui nous a aimés dans la souffrance pour expier nos (mes) péchés, et qui me dit : « Donne-moi ton cœur. » | Le visage de Jésus qui apparaît ici, c’est Jésus mon Sauveur, mon Libérateur, mon guérisseur. Celui qui m’aime et qui me donne son Esprit et ses charismes. Et qui me dit : « Sois mon témoin. » |
Mon projet d’amour envers Lui est alors :- de l’imiter par l’humilité et la douceur : « Jésus, doux et humble de cœur (Mt 11, 29) rend mon cœur semblable au Tien ».- et de participer à son Œuvre de Rédemption du monde par une vie offerte à son Cœur brûlant et couronné d’épines. | Mon projet d’amour envers Lui est alors :- de faire connaître et aimer Jésus,- par le dynamisme, le courage et la hardiesse de la parole et du témoignage. « Je suis venu apporter le feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé » (Lc 12, 49). |
Que signifie alors l’eucharistie pour moi ? J’y vois plutôt le sacrifice réparateur, et je vais à l’adoration réparatrice du Saint Sacrement où je contemple le Cœur de Jésus. | Que signifie alors l’eucharistie pour moi ? J’y vois plutôt la louange joyeuse de l’action de grâces et de la résurrection du Christ, et la communion fraternelle, ouverte et rayonnante. |
Marie trouve ici une grande place. A côté de Jésus : « Les Saints Cœurs » (saint Jean Eudes), celui de Jésus, celui de Marie, son « cœur immaculé et douloureux », Marie à côté de la Croix (Jn 19, 25-27). | Marie trouve ici une grande place : celle qui, inspirée par l’Esprit, chante le Magnificat et visite Élisabeth, la Mère de Jésus présente au Cénacle avant la Pentecôte (Ac 1, 14). |
Bref, tout se résume dans la contemplation du Cœur de Jésus, et la consécration de soi à ce Divin Cœur, aimant et souffrant. | Bref, tout se résume dans l’effusion et l’accueil de l’Esprit Saint, qui pousse à la louange, à l’union fraternelle, et au dynamisme du témoignage. |
Conclusion
Encore une fois, avouons qu’il y a une part de simplification et même de caricature dans ce tableau comparatif. Mais je pense qu’il y a « quelque chose » de vrai. Dans ce cas, n’y aurait-il pas un grand avantage à ce que ces deux approches du Mystère de l’Amour de Dieu se rejoignent ? Si, dans certains pays, la dévotion au Sacré-Cœur était un recul ou en veilleuse, ne devrait-on pas lui redonner un nouvel élan ? La Communauté Emmanuel, issue du Renouveau, et s’implantant à Paray-le-Monial tellement marqué par les apparitions du Sacré-Cœur à Marguerite-Marie, n’a-t-elle pas tenté – et réussi – cette intégration mutuelle ?