Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Dominique Pire, prix Nobel de la Paix

Pierre-Yves Materne, o.p.

N°2004-1 Janvier 2004

| P. 33-45 |

Le père Dominique Pire, Dominicain belge, reçut en 1958 le prix Nobel de la Paix. Mais que sait-on de son parcours d’homme, de religieux, de prêtre, trente-cinq ans après son décès prématuré ? Un de ses jeunes Frères nous retrace l’itinéraire d’une figure dont les traits semblent plus que jamais inspirants.

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La vie de Dominique Pire commence dans la vallée de la Meuse, aux abords de Dinant, le 10 février 1910. C’est dans le village de Leffe que Dominique, dont le prénom de baptême est Georges, a grandi. Il est l’aîné d’une famille catholique de quatre enfants, deux garçons et deux filles. Son père, instituteur, était sévère et méticuleux. Sa mère, généreuse et tolérante, aura sur ses enfants une grande influence. « Elle m’a communiqué sa piété, sa ferveur, et le sentiment d’un Dieu paisible, bon, mais attentif », explique-t-il [1].

Durant la première guerre mondiale, ils devront se réfugier en Bretagne, puis en Normandie. Le petit Georges restera marqué par cette expérience douloureuse de déracinement. Il se souvient : « On nous regarde, on nous plaint, on nous aide. Je suis un réfugié, un D. P. [2]. Mais je ne le sais pas. Je ne le saurai, je ne le comprendrai, que trente-cinq ans plus tard, en voyant mes frères des camps… [3] »

A l’âge de onze ans, il entre au collège Notre-Dame de Bellevue, institution diocésaine surplombant la ville de Dinant. Il se comporte en élève consciencieux, sans être un premier de classe. Georges était un craintif, travaillant avec la peur de mal faire. Progressivement, il va s’épanouir dans ses études. Vers la fin des humanités, il a acquis une maturité intellectuelle : « Mais c’est en rhétorique seulement que je commençai à me développer, à travailler intelligemment. Ce n’est qu’en rhétorique qu’un de mes professeurs dit à mes camarades : « Vous verrez : c’est un travailleur méthodique, consciencieux. On en reparlera… [4] »

Au collège, il fait partie d’un cercle de théologie animé par un surveillant. Les participants y étudient des passages de la Somme de saint Thomas d’Aquin. Le jeune homme prend goût à la réflexion théologique au cours de ces rencontres studieuses.

Au cours de sa scolarisation, Georges Pire sent naître en lui le désir de la vie religieuse mais il aspire aussi à devenir médecin. Âgé de seize ans, il annonce son projet de devenir religieux à ses parents. Ces derniers le poussent à entrer au séminaire et cherchent à le dissuader d’entrer dans l’ordre dominicain. Pourtant, dans son esprit les choses sont claires, il ne veut pas être curé de paroisse et il trouve qu’on prie trop chez les moines !

C’est lors d’une retraite au couvent dominicain de la Sarte (Huy) que l’adolescent découvre la vie dominicaine. Il aura rapidement le « coup de foudre » : « Ce qui m’avait conquis ? Je m’attendais à voir des statues et j’avais rencontré des êtres humains. Les Dominicains ont une vision claire du monde. Ils ne sont pas hiératiques. J’étais pris […] par cette générosité intellectuelle rayonnante. Le lasso de Dieu… [5] » Dieu l’a saisi pour servir l’Église dans l’ordre des prêcheurs.

Frère Dominique : étudiant, professeur, curé

A dix-huit ans, le 14 septembre 1928, il entre dans l’Ordre des frères prêcheurs. Il reçoit sa formation au couvent de la Sarte (Huy). Au début du noviciat, il reçoit le nom de Henri-Dominique (allusion à Henri-Dominique Lacordaire).

Dominique Pire est aussi un farceur. Au couvent, on raconte qu’il mettait des confettis dans le capuchon de ses confrères. Au moment du repas, les frères mettaient le capuchon et certains recevaient alors une pluie de papier dans leur soupe. Quand il retournait en famille, il plaisantait parfois jusqu’à exaspérer les siens.

Le 23 septembre 1929, il fait profession simple. Après sa profession solennelle (23 septembre 1932), il est envoyé à Rome pour faire des études de morale. Cette vie à l’étranger lui a permis de sortir de son cocon personnel. Toujours sensible au concret, il découvrira la diversité des approches de Dieu et le danger de se perdre dans des spéculations abstraites :

« La théologie m’ouvrit ses bras de lumière. Je vis mieux Dieu. En cette science divine je préférais la morale à la dogmatique, parce que je suis concret ; plus attiré par les principes applicables que par les abstractions. Un de mes chocs intellectuels : l’Histoire des religions, l’analyse de cette universelle poursuite de la Vérité. Et la grandeur de ceux qui, parfois, l’ont frôlée . »

Ce choc intellectuel va marquer toute sa conception de la vérité. En effet, pour lui, les non-catholiques ont aussi leur part de vérité.

Il reste cinq ans à Rome au terme desquels il obtient un doctorat. La thèse porte sur l’apathie, le fait de ne pas avoir de passions. Faut-il renoncer à se laisser guider par la sensibilité ? Le jeune théologien dénonce cette philosophie stoïcienne de l’indifférence en privilégiant la compassion.

Durant cette période, il est ordonné prêtre (le 15 juillet 1934). De retour en Belgique, il suit les cours de sciences politiques et sociales à Louvain pendant une année. L’approche socio-politique du monde lui convient bien, lui qui a un tempérament d’homme d’action.

« Ce qui me rebutait, c’était l’abstrait, le sec abstrait. C’est pourquoi la théologie m’était douce : Dieu est concret. Le spéculatif me laissait tiède. Je suis surtout pris par l’action. Je ne suis pas un intellectuel ; j’ai peut-être un peu d’intelligence, mais pas d’intellectualisme ! Mes confrères sont bien plus malins que moi ! Disons que j’ai du bon sens, cette philosophie naturelle. Notez que si je redoute l’abstrait, ce n’est point par peur de la formule, mais par crainte de glisser à côté de la vie…  »

A Louvain, il se plonge dans les cours avec ardeur. Il sort parfois de son travail pour visiter les enfants recueillis par des sœurs. En présence des enfants, il subit sa première métamorphose. La détresse qui se lisait sur le visage des enfants heurta le jeune dominicain : « Un déclic se produisit en moi : je devais faire quelque chose. Je devais descendre au fond de la pauvreté, comme tant d’autres. La comprendre. Et l’effacer, si je pouvais [6]. »

Contrairement à ses désirs, il devient professeur de morale au couvent de formation de la Sarte, à l’âge de vingt-sept ans. Il enseignera pendant huit ans. On rapporte que ses cours étaient ennuyeux et formels. C’était en partie lié au fait qu’il fallait transmettre un savoir classique sans sortir du cadre. Le jeune professeur s’est acquitté de cette tâche par obéissance.

En même temps, il travaille comme aumônier scout. Son totem était « Croc blanc tenace ». Le scoutisme lui tenait à cœur du fait de son goût pour l’amitié et de sa passion pour la nature. Dominique Pire devient l’aumônier des guides neutres.

Aidé par les guides, il crée une plaine de jeux (1938) ainsi qu’un service d’entraide familiale (SEF). Les jeunes filles accompagnaient le travail scolaire des enfants. C’est ainsi qu’elles découvrirent la misère de certaines familles et que le service d’aide fût créé.

Comme il l’avait expérimenté lors de ses humanités, il anime également des cercles théologiques pour les guides, à Huy et Bruxelles. Ensemble, ils réfléchissaient notamment pour savoir comment vivre en chrétiens dans un monde pluraliste.

Lorsque la deuxième guerre mondiale éclate, il entre dans la résistance comme aumônier d’un secteur de l’armée secrète. Il va aussi ravitailler un millier d’enfants, ces derniers étant connus par les stations de plein air qu’il avait mises en place. Son courage lui a valu plusieurs décorations.

Après la guerre (1946), Dominique Pire est nommé curé de la paroisse de La Sarte, poste qu’il occupera jusqu’en 1953. Ayant pourtant accueilli cette nouvelle sans grand enthousiasme, lui qui s’était juré de ne pas devenir curé, met immédiatement son talent d’organisateur au service des paroissiens. Il veut visiter chaque foyer. Il fera vingt-cinq visites par semaine. Il lance un journal paroissial, des œuvres sociales et des animations multiples. Toujours, il fait preuve d’attention pour les plus démunis. Son poste lui donne un certain prestige et cela lui pèse. En effet, il ne veut pas être un homme de pouvoir ni un agent de la puissante Église catholique. Dominique Pire a toujours privilégié une certaine discrétion afin d’être proche des non-croyants. Il est opposé à toute forme « d’apostolat d’agression » ainsi qu’aux discriminations entre bons catholiques et les autres gens. Les gens l’appréciaient parce qu’il était sans arrière-pensée.

Le choc des personnes déplacées

En 1949, un tournant s’opère dans la vie du prêtre. En effet, il a l’habitude d’inviter un orateur extérieur au cercle de théologie qu’il anime. Le 27 février 1949, il fait venir un américain ayant dirigé un camp de quatre mille réfugiés en Autriche. Ces derniers venaient de l’Est d’où ils avaient fui les combats. Il y en avait des milliers d’autres, regroupés dans différents camps en Autriche et en Allemagne. Le conférencier raconte qu’il a démissionné du fait qu’il ne supportait plus son impuissance face à la situation. Les États victorieux étaient disposés à réinsérer les réfugiés les plus rentables (des maçons, par exemple). Cependant, il restait un groupe non rentable : le Hard Core (« noyau dur »). Ce noyau est composé de malades, de vieillards, de femmes et d’enfants. Ils étaient complètement abandonnés dans des baraquements insalubres. Bouleversé par cette description, Dominique Pire veut réagir de toutes ses forces. Il dira : « Ainsi, ce ne sont pas les réfugiés qui sont venus à moi, ni moi qui ai cherché les réfugiés. J’étais un Dominicain sans orateur pour son cercle de théologie. Rien de plus. Tout est “arrivé” ! Je cherchais un orateur. C’est un aiguilleur qui survint. Envoyé par Qui [7] ? »

Chacun réfléchissait à ce qui pourrait être fait pour les réfugiés. Ils décidèrent d’écrire aux réfugiés dont ils avaient les noms. L’Aide aux Personnes Déplacées était née.

Dominique Pire part immédiatement pour l’Autriche dans le but de se rendre compte de la situation. Il s’y rend sans visa ni passeport car le temps presse. Là-bas, il visite différents camps et mesure l’ampleur des besoins. Sur place, il constate la présence de bonnes volontés. Toutefois, il est choqué par les discriminations au sujet de l’assistance humanitaire.

« Ce qui m’a froissé l’âme en 1949, dans les camps de D.P., c’est l’absence pour ainsi dire totale de bonté illimitée, de sens chrétien rayonnant. Les uns ne s’occupaient que des protestants, ou des orthodoxes, ou des catholiques. D’autres, que des catholiques hongrois ; d’autres encore, que des catholiques polonais. Chaque bienfaiteur avait sa clientèle. Or, la misère avait laminé les D.P., les rendant tous dignes d’intérêt. Pour des chrétiens, ils devaient même être tous dignes d’intérêt, puisqu’ils étaient des hommes, c’est-à-dire des frères. J’ai souffert, presque physiquement, de cette bonté à barrières, de cette absence du vrai visage du Christ. Eût-il demandé, lui, en entrant dans un camp : “Êtes-vous catholiques ?” Tout l’Évangile dit le contraire…  »

Parce que tout homme est un frère, il a un droit à la dignité que Dominique Pire entend faire respecter dans la mesure du possible. Cela demande de la patience, de l’amour et un énorme travail.

Dorénavant, sa vie sera sans repos. Il ne pensera plus qu’au sort des personnes déplacées, ce qui lui causera de nombreuses insomnies. Il fallait qu’il trouve des solutions réalistes. Dominique Pire élabore un plan d’action, constituant « l’aide aux personnes déplacées ». Il crée un réseau de parrainages. De nombreuses personnes sont sollicitées pour écrire et envoyer des colis aux réfugiés. Il veut qu’on leur témoigne de l’attention pour restaurer leur dignité. Il y aura jusque 18 000 parrainages.

Il fonde également quatre homes pour personnes âgées réfugiées ainsi que les villages européens. Le premier home est ouvert à Huy, le 2 septembre 1950. Dominique Pire a choisi vingt personnes pour vivre dans cette maison. Ce sont des couples russes et de milieux divers. Le Dominicain a prévu une chapelle et a fait appel à un pope pour l’accompagnement spirituel des résidents. Cela lui vaudra les foudres du doyen de Huy. En outre, il ouvrira des maisons à Esneux (1951), à Aartselaar (1953) et à Braine-le-Comte (1954).

Afin de favoriser une intégration sur place, à proximité des villes, il bâtit des villages regroupant chacun une vingtaine de familles. Il s’agit de faire un hameau à proximité d’une usine de sorte que les gens puissent s’intégrer et non se replier en ghetto. Il y aura au total sept villages européens, installés en l’espace de six années. Le premier sera construit à Aix-la-chapelle en 1956. Les suivants seront : Bregenz (Autriche) en septembre 1956, Augsbourg (Allemagne) en mai 1957, Berchem-Sainte-Agathe (Belgique) en mars 1958, Spiesen (Allemagne) en septembre 1958, Wuppertal (Allemagne) en mai 1959, Euschirchen (Allemagne) en mai 1962.

Tout cela est énorme mais encore insuffisant par rapport aux besoins de l’ensemble des réfugiés. Dominique Pire se rassure en acceptant les limites d’un projet humain :

« Ce village est certes un bien petit pommier. Mais ne pensez-vous pas qu’un vrai pommier, bien planté, bien vivant, vaut mieux qu’un verger de rêve ? L’Amour voyez-vous, amis, l’Amour est concret. Il n’est pas possible d’aimer dans l’abstrait l’homme, le réfugié, le malade, l’enfant, car l’homme, le réfugié, le malade, l’enfant n’existent pas en concepts. L’amour va aux êtres de chair et d’os…  »

En raison de ces nombreuses entreprises, Dominique Pire devient un bourreau de travail. Il a lui-même reconnu qu’il n’était heureux qu’anéanti par le travail. Il lui faut rencontrer des gens de tous bords, convaincre les autorités, briser les résistances. Il publie un bulletin d’information (80 000 exemplaires), collecte des fonds, visite les camps, répond au courrier abondant. Il voyage et fait des conférences pour sensibiliser l’opinion publique. Le poids des responsabilités le met régulièrement sous pression, ce qui le rend parfois désagréable. Quand il blesse quelqu’un par son attitude, il regrette et s’en veut. Il admet volontiers ses excès : « J’exige beaucoup. Et même trop. Je suis même un maniaque de la précision, de la ponctualité ! D’où parfois des mauvaises humeurs [8] ». Il avoue que ce n’est que par la prière qu’il retrouve son calme intérieur.

Le frère Dominique a toujours refusé d’appartenir aux organismes catholiques en raison d’une volonté de neutralité, ce qui lui a causé nombre de critiques. Il a déçu plus d’un catholique bien pensant en répondant qu’il ne se souciait pas d’évangélisation mais de dignité. Il soulignait cependant qu’il recevait des dons tant des évêchés que des loges maçonniques. Par ailleurs, il avait le talent de faire travailler ensemble des gens aux horizons forts différents. Pas à pas, Henri-Dominique réalisait son projet d’une « Europe du cœur ».

Le prix Nobel

L’esprit qui l’animait a été remarqué et lui a valu le prix le plus prestigieux du siècle : le prix Nobel. Le 10 novembre 1958, le prix Nobel de la Paix lui est décerné en récompense pour son travail en faveur des populations abandonnées.

C’est le besoin d’argent qui a poussé le Dominicain à contacter la fondation Nobel. Alors qu’il recherchait des fonds avec empressement, notamment pour financer les homes, il avait écrit à diverses fondations dont la fondation Alfred Nobel. Cette dernière lui avait répondu que l’octroi d’une somme d’argent dépendait de l’attribution du prix. Un ami, Fernand Dehousse, président du Conseil de l’Europe, a introduit la candidature de Dominique Pire. De fait, les candidats doivent nécessairement être présentés par des personnalités honorables (ministres, parlementaires, anciens Prix Nobel). Un comité est ensuite chargé de sélectionner un lauréat (personne ou institution).

Le 10 décembre 1958, à Oslo, le prix Nobel de la Paix est remis à Dominique Pire. Le lendemain, lors de sa conférence de lauréat, il impressionne en soulignant son désir d’être « la voix des hommes sans voix ». « La joie que j’éprouve en ce moment n’est pas celle que donne une récompense. Je ne suis pas un vieil amiral qui reçoit la dernière et la plus belle décoration de sa vie ! C’est la joie sérieuse, une joie de l’âme, celle de l’alpiniste, qui en pleine escalade, entrevoit subitement le sentier qui va le mener plus haut. Le prix Nobel de la Paix n’est pas une fin de carrière, mais un commencement. Il me donne une responsabilité immense. Chers amis, aidez-moi, prolongez-moi ! Élargissez le chemin de la compréhension fraternelle [9] ! »

Depuis cet événement, son crédit moral est encore renforcé. Il reçoit de nombreuses sollicitations du monde entier. Hélas, il ne peut répondre à toutes les demandes, ce qui lui cause un douloureux déchirement.

Nouvelles fondations : L’université de Paix et les Iles de Paix

Un certain nombre de jeunes gens viennent lui proposer de l’assister dans son action. C’est pour eux que Henri-Dominique fonde, le 10 avril 1960, l’Université de Paix à Huy (Tihange). Son objectif est de réunir des jeunes de tous les horizons pour étudier et découvrir les moyens qui conduisent à la paix entre les hommes. Durant les sessions, qui duraient parfois quinze jours ou un mois, chacun pouvait prendre conscience de ses préjugés et du dénominateur commun entre êtres humains.

Des jeunes de tous continents et de toutes religions se réunissent pour réfléchir ensemble. Une cinquantaine de nationalités y ont été représentées. Les professeurs provenaient d’universités ou étaient des personnalités renommées. Le matin étaient exposés les principes de la paix positive et du dialogue fraternel. L’après-midi était consacrée aux discussions sur la mise en pratique dans le concret des situations. Les premières sessions se déroulèrent sous tente, dans des conditions spartiates. Par la suite, un bâtiment a été construit pour répondre aux besoins grandissants. L’Université de Paix contribua à stimuler le dialogue entre les cultures, les races et les religions. C’était une forme avant-gardiste de dialogue interculturel et même interreligieux. Et nous sommes en 1960 !

Dominique Pire a toujours suivi son intuition : faire travailler ensemble des personnes différentes fait croître le respect mutuel. L’assistance aux réfugiés et l’Université de Paix en représentent deux concrétisations. Mais il y en aura encore d’autres.

En effet, Dominique Pire a progressivement étendu son rayon d’action aux dimensions du monde. Après qu’un cyclone ait dévasté une région de l’actuel Bangladesh, Dominique Pire se rend sur place afin d’évaluer les dégâts et le type d’aide à apporter. Un an après, il y retournera afin de fonder la première Ile de Paix, en 1962. L’idée est de permettre à une population délimitée d’améliorer sa vie par l’acquisition de nouvelles compétences.

Ce projet, implanté à Gohira, était d’apprendre, pendant 5 ans, à une population de dix à vingt mille personnes à se développer en améliorant les techniques agricoles, en suscitant des coopératives. En plus de cela, il y avait une assistance médicale et une animation culturelle. Pour y arriver, Dominique Pire savait s’entourer de gens compétents. Cette opération, remportant un vif succès, a fait tache d’huile. Une seconde île fut réalisée en Inde, suivie de beaucoup d’autres.

Un prêcheur infatigable

Dans la dernière partie de sa vie, Dominique Pire intervient souvent pour lancer des appels à la paix. En avril 1968, suite à l’assassinat de Martin Luther King, il proteste vigoureusement dans les médias en affirmant : « Jérusalem tue ses prophètes. » Or, ils devaient tous deux effectuer une mission de médiation pour la pacification au Vietnam. En mai 1968, devant un millier de jeunes allemands, à Francfort, il plaide pour la paix. A cette occasion, il réaffirme : « Agir sans savoir serait une imprudence et savoir sans agir serait une lâcheté. » Son discours aura un très fort retentissement bien au-delà des frontières allemandes.

Lors de la répression du Printemps de Prague par les soviétiques, Dominique Pire intervient en faveur des étudiants tchécoslovaques. Cinquante jeunes tchèques sont pris en charge par l’Aide aux personnes déplacées. Un bon tiers sera accueilli en Belgique.

Le lauréat du prix Nobel monte encore au créneau au moment de l’assassinat de Bob Kennedy (5 juin 1968), frère de John Fitzgerald (mort en 1963). Sur les ondes de la télévision belge, il fustige la violence et préconise la fraternité.

Le 10 décembre 1968, à l’occasion du vingtième anniversaire de la déclaration universelle des droits de l’homme, Dominique Pire dénonce « l’anniversaire de la méconnaissance universelle des droits de l’homme ». C’est sa dernière intervention remarquée.

Le 30 janvier 1969, il meurt des suites d’une thrombose au cerveau. Il est alors âgé de cinquante-neuf ans. Il a été enterré au cimetière de La Sarte (Huy). « Ici repose le Père Pire, Prix Nobel de la Paix, qui fut la voix des hommes sans voix », lit-on sur sa tombe.

Tout au long de sa vie, Dominique Pire a essayé de jeter des ponts vers les autres afin de vivre le dialogue fraternel. La pratique du dialogue implique un réel effort personnel et une prise de risque dans laquelle on s’expose à des remises en question. Chacun doit accepter de ne plus se réfugier derrière ses convictions pour oser une ouverture à la pensée de l’autre : « Dialoguer, c’est passer au-delà des frontières de ses propres convictions, pour essayer, le temps du dialogue, de se mettre de cœur et d’esprit à la place de l’autre, sans rien renoncer de soi-même, mais pour comprendre, juger et apprécier ce qu’il y a de vrai, de bon et d’utile, dans la pensée, le sentiment et l’action de l’autre. Il faut vraiment se remplir de l’autre. Il s’agit donc de mettre provisoirement entre parenthèses ce qu’on est, ce qu’on pense, pour comprendre et apprécier positivement, même sans le partager, le point de vue de l’autre. Il y a là un profond renoncement à soi [10]. »

Dominique Pire a toujours témoigné de sa foi par sa manière de vivre et de regarder les hommes et les femmes de tous bords. Parmi eux, on compte beaucoup d’athées : « Dans ma vie personnelle, moi croyant, j’ai surtout eu des ponts de lumière et d’amour à bâtir avec des incroyants [11]. » Il s’est toujours senti avec les incroyants comme un poisson dans l’eau. Dans une prière, il dit encore ceci : « Merci de m’avoir donné des antennes pour comprendre les incroyants. Merci de m’avoir permis de les approcher et de travailler avec eux, de leur ouvrir mon cœur et de voir le leur s’ouvrir à moi. J’ai toujours beaucoup souffert de l’étroitesse des croyants. Pour moi, Seigneur, la croyance, c’est un respect plus grand de la loyauté des autres et un amour plus grand pour eux tous. Cent fois, j’ai vu qu’il ne fallait rien imposer, rien chercher, mais qu’il fallait être [12]. »

La personnalité du père Pire est celle d’un dominicain en avance sur son temps. Face à la détresse de son époque, il a fait preuve d’une compassion active et intelligente. Ce qui démontre une profonde sensibilité et un talent d’organisateur. Chaque fois qu’il a rencontré la souffrance sur le terrain, il a mis tout en œuvre pour répondre aux besoins. C’est pour cela qu’il a réuni des gens de toutes sensibilités, ce qui l’a amené à découvrir la valeur du dialogue. Ceux qui l’ont bien connu le désigne comme un « apôtre de la tolérance » (P. Lévy).

A la suite de saint Dominique qui dormait peu tant il priait en disant : « Que vont devenir les pécheurs ? », le frère Dominique Pire était sans cesse préoccupé par le sort des pauvres. Comme la plupart des Dominicains originaux, il n’était pas unanimement apprécié par ses confrères. La jalousie, le mépris et l’incompréhension sont des attitudes qui existent aussi chez les religieux. Cependant, jamais ses supérieurs ne l’ont empêché de mener son travail au mieux.

La figure de Dominique Pire connaît aujourd’hui un regain d’actualité, y compris dans l’ordre des prêcheurs. C’est ainsi que le couvent des dominicains de Rixensart (Ferme de Froidmont, Belgique) a récemment choisi de se mettre sous le patronage de Dominique Pire [13]. Les frères de ce couvent voient en lui une source d’inspiration et un symbole d’ouverture pour annoncer la Parole de Dieu au monde.

[1Hugues Vehenne, Dominique Pire, Prix Nobel de la Paix, Souvenirs et entretiens, Office de publicité, Bruxelles, 1959, p. 7

[2Desplaced person (en abrégé : D.P.), « personne déplacée ».

[3Hugues Vehenne, op. cit., p. 4.

[4Ibid., p. 15.

[5Ibid., p. 23.

[6Ibid., p. 57.

[7Ibid., p. 67.

[8Ibid., p. 114.

[9Ibid., p. 172.

[10Cité par Roger Ernotte, Dominique Pire, La voix des hommes sans voix, Éditions Fidélité, Namur, 1995, p. 41-42. Pour approfondir les intuitions de Dominique Pire, on se reportera à son ouvrage majeur : Dominique Pire, Vivre ou mourir ensemble, Presses académiques européennes, Bruxelles, 1969.

[11Dominique Pire, Bâtir la paix, Marabout, Éditions Gérard, 1966, p. 120.

[12Hugues Vehenne, op. cit., p. XV (préface).

[13Voir le site Internet : http://www.dominicains.be/Rixensart/pire/htm

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