Les observances dans la vie religieuse
Une réflexion à partir de l’expérience dominicaine au XIXe siècle
Barbara Estelle Beaumont, o.p.
N°2003-6 • Novembre 2003
| P. 386-409 |
L’auteure, qui vient de publier en 2002 à l’Institutum Historicum Fratrum Praedicatorum de Rome une importante étude sur la Restauration des monastères de dominicaines en France au XIX e siècle, nous livre ici un chapitre plus théologique sur un sujet délicat et de première importance de nos jours encore. Certes, les observances ne sont pas les Constitutions ou la Règle et elles se situent à un autre niveau spirituel dans l’ensemble de la vie religieuse. Leur signification doit être évaluée. De plus, on tiendra compte aussi du contexte historique « romantique » propre au cas de figure exposé ici. Peut-être d’autres lectures de la querelle entre les pères Lacordaire et Jandel sont-elles possibles... mais les pages de sœur Barbara auront le mérite de nous rendre sensibles aux enjeux de cette question en perspective de « restauration » ou de « refondation » qui marque l’horizon de la vie consacrée actuelle, ancienne ou nouvelle.
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Qu’est-ce que l’observance
L’observance est une des composantes indispensables de toute vie religieuse monastique. C’est un des moyens qui structurent une vie de contemplation des mystères divins. Dans cette forme de vie, les détails peuvent assumer une importance plus grande qu’ailleurs, et les observances concernent justement ces questions de détail. A la longue, les observances s’associent aussi à des questions d’identité. Pour caricaturer un peu, on sait qu’on est Dominicaine et non Bénédictine parce que l’on porte au chœur la chape plutôt que la coule, mais en soi la chape n’a rien de dominicain, ce n’est pas une sorte de vêtement magique qui peut conférer une identité. La vraie identité dominicaine est à chercher ailleurs. Il existe donc un danger évident, si une forme de vie est définie par une série d’observances, plutôt que par une spiritualité ou par une théologie.
Il ne s’agit pas ici de remettre en question la valeur des observances dans une saine gestion de la vie monastique ; il semblerait toutefois légitime d’estimer qu’une valeur exagérée leur fut accordée dans certaines restaurations monastiques en France et ailleurs en Europe dans la deuxième moitié du xixe siècle.
Les querelles d’observance dans l’histoire de la vie religieuse
Les querelles d’observance ne sont spécifiques ni à l’Ordre des Prêcheurs ni au xixe siècle. C’est plutôt un fait de la vie religieuse qui se manifeste de façon cyclique et cela depuis au moins mille ans. Ce phénomène peut facilement être néfaste pour l’image de marque de la vie monastique. Jacques Dubois dit à ce propos :
Dans l’ordre monastique, où les monastères jouissent d’une grande autonomie, les variantes locales sont normales et salutaires ; par contre, afficher des différences qualitatives dans l’observance présente de sérieux inconvénients. Le grand public classe volontiers les ordres en austères ou relâchés suivant des critères qui s’appuient sur quelques détails discutables. L’oubli de la discrétion est encore plus fâcheux pour les moines quand ils cherchent à juger leur propre vie religieuse sur des points d’observance qui ne touchent pas à l’essentiel .
Toute vie monastique repose sur une règle, que ce soit la règle de saint Benoît, de saint Augustin, ou de saint Albert ; c’est la règle qui établit les normes invariables de la forme de vie religieuse voulue par le fondateur. A partir du haut Moyen Age cependant, la règle devient en quelque sorte un texte sacré, et l’on n’y touche plus ; elle n’est pas pour autant lettre morte, mais reste le guide spirituel des communautés qui la commentent et la savent même par cœur. S’ajoutent alors à ces vénérables règles d’autres documents – des constitutions, des coutumiers, des directoires qui règlent le détail de la vie des Ordres religieux au cours des siècles.
Ceux qui cherchent à remonter aux sources, à vivre la vie de leur Ordre dans sa pureté d’origine, doivent consulter en tout premier lieu leur règle. Tous les autres documents législatifs des religieux sont autant de formes d’éphémérides, rédigées pour une époque particulière et des circonstances spécifiques. L’évolution de la vie humaine et sociale entraîne nécessairement des changements non prévus par les législateurs des débuts, et trouver des solutions adaptées à son époque ne constitue pas a priori une infidélité à l’esprit du fondateur. La rubrique « Observances » dans le Dictionnaire de spiritualité renvoie immédiatement aux articles « Coutumier » et « Directoire », indiquant que les observances relèvent du domaine de ce type de compilation, et non de la règle monastique en tant que telle. On n’est plus dans le domaine de l’essentiel de la vie religieuse mais dans celui des modalités variables. Saint François de Sales précise bien la distinction :
[la] Règle commande qu’on vaque soigneusement aux prières, et les Constitutions particularisent le temps, la quantité et la qualité des prières qu’il faut faire... ; pour le dire en un mot, la Règle enseigne ce qu’il faut faire, et les Constitutions comme on doit le faire .
Encore plus, ce sont les coutumiers et les cérémonials qui régulent le détail des observances. Pour prendre comme exemple l’Ordre des Prêcheurs, sa structure même, avec ses Chapitres généraux célébrés régulièrement depuis sa fondation, prévoit la possibilité de modifier les constitutions. Cette éventualité fut codifiée par le chapitre général de 1228, et la procédure est naturellement accompagnée d’une série de poids et contrepoids : il faut le vote de trois chapitres successifs pour modifier les constitutions. A priori, donc, les constitutions dominicaines sont un texte conçu pour être modifié et non à rester figé pour tous les temps. Dans l’histoire des Ordres religieux, on constate un processus cyclique de relâchement et de réforme en alternance. Le cas dominicain est assez typique : au xixe siècle, ses contemporains disaient du père Alexandre-Vincent Jandel (Maître de l’Ordre de 1850 à 1872) qu’il était le « Raymond de Capoue de son temps », l’associant ainsi au mouvement de réforme dominicain du xive siècle. En 1388, Raymond de Capoue demanda à chaque province de l’Ordre d’établir un couvent de stricte observance. Les mouvements de réforme dominicains ont toujours été associés à la restauration des observances ; ce fut le cas aussi avec la réforme du père Sébastien Michaëlis en France au xviie siècle [1]. Les observances étant le signe extérieur et visible de la régularité dans la vie religieuse, elles constituent le point le plus évident à saisir ; cependant l’aspect le plus visible n’est pas nécessairement le plus important. Le détail peut assumer une importance exagérée et une forme de scrupule s’installe vis-à-vis des documents législatifs. Il paraît que la vie des communautés de moniales cisterciennes issues de la restauration de Dom Augustin de Lestrange en Suisse au début du xixe siècle était soumise à « 1000 pages de règlements » [2].
Lacordaire et Jandel
Dans la restauration d’un Ordre religieux ancien, une approche « archéologique » peut présenter un réel danger. La vision de la restauration dominicaine est caractérisée par une nostalgie du passé chez le père Jandel et certains de ses disciples. Cette approche se traduit par l’emploi fréquent d’images architecturales. Une lettre de Danzas, premier provincial de la province d’Occitanie [3], est tout à fait typique de ce point de vue :
Un des côtés de notre observance est très certainement le goût de l’Antiquité... Dans nos constructions de même, nous affectons l’archaïsme . De la même manière, le père Ambroise-Marie Potton, auteur d’un commentaire des Constitutions des sœurs dominicaines, « écrit que ces constitutions sont « vénérables par leur antiquité ». Une mentalité d’archéologue se lit en filigrane tout au long de son commentaire, car il cherchait à « bâtir, avec ces pierres éparses et difficiles à recueillir, le splendide monument de l’observance » dans le « vaste édifice de la législation dominicaine.
Il ne convient pas ici de refaire tout le récit de la querelle entre les pères Lacordaire et Jandel à propos de l’observance, d’autres ouvrages plus spécialisés y ayant été consacrés [4]. Henri-Dominique Lacordaire lui-même n’évita pas tous les pièges, mais son célèbre « amour de son siècle » faisait fonction de contrepoids, le préservant des pires excès de nostalgie pour les neiges d’antan dominicaines. Il croyait même qu’il n’y avait « rien de plus nouveau, de plus adapté à notre temps et à ses besoins, que la règle de saint Dominique [5] ». Ce fut l’heure du lever de nuit pour l’office de matines qui était destinée à devenir le vrai objet de litige entre les deux hommes [6], et face à cette situation, Lacordaire envisagea la rédaction d’un nouveau Mémoire, suite à une demande de la Sacrée Congrégation des Evêques et des Réguliers concernant les constitutions de l’Ordre, dont la deuxième édition remontait à 1690. Lacordaire se donna comme but « de réfléchir aux causes et aux remèdes de la décadence où est tombé son Ordre [de saint Dominique] [7] ».
Faisant un survol historique de l’Ordre, Lacordaire fut obligé de constater que les mouvements de réforme par le moyen de Congrégations observantes avaient toujours plus ou moins échoué, et que « depuis le bienheureux Raymond de Capoue, notre Ordre a ainsi oscillé entre deux pôles contraires : le pôle des Congrégations qui outraient nos règles, et le pôle des provinces qui ne les observaient pas ». Il en tire la conclusion que les Congrégations observantes n’avaient « pu ramener l’Ordre entier dans les voies de l’observance [8] ». La souplesse de Lacordaire en matière de législation est fondée sur sa compréhension historique des débuts de l’Ordre :
Saint Dominique fondait un Ordre pour tous les temps et tous les lieux... et par conséquent il était naturel qu’il ne déterminât point d’une manière générale et inflexible le règlement de la journée dans son Ordre...
Tout institut religieux a reçu de Dieu, son premier fondateur, une forme organique et intime qui constitue son essence, et à laquelle on ne peut toucher sans l’anéantir. Il fallait à tout prix, si nous voulions restaurer l’Ordre de Saint-Dominique en France en respecter la forme intime et organique... il fallait nécessairement accepter l’Ordre de Saint-Dominique tel que Dieu l’a fait.
Restait, il est vrai, cette grande question : Qu’est-ce que l’essence de l’Ordre de Saint-Dominique ? En quoi consiste-t-elle ? Chaque phrase, chaque mot des Constitutions en faisait-il partie ? Or, nous ne pouvions pas penser que chaque phrase et chaque mot des Constitutions fissent partie de l’essence de notre Ordre .
Lacordaire prit donc lui aussi l’option de modifier certains éléments de l’observance :
Premièrement, parce qu’il nous sembla que la force des corps était réellement diminuée dans nos générations, soit par l’effet des mœurs, soit par l’état des esprits, soit par l’action du temps chez un peuple civilisé ; deuxièmement parce que le nombre des religieux était considérablement moindre qu’autrefois, et ne permettait plus d’établir partout que des petits couvents de douze à quinze religieux .
Il est en effet indispensable de lire le présent à la lumière de la tradition, mais il ne suffit pas de tout recueillir du passé, sans discrimination aucune. L’historien jésuite Michel de Certeau, pose la question : « Où sont donc les sources enchantées ? Nous espérons y trouver, encore transparent dans ses origines, l’esprit qu’un développement aurait adultéré... De telles sources ne cessent de nous fuir, car elles ne sont qu’un mirage [9] ». Il met en relief ici le piège dans lequel certaines sœurs dominicaines tombèrent dans leurs tentatives de restauration au xixe siècle. Ce piège consistait pour elles en une certaine inaptitude à opérer un choix dans les éléments du passé de leur vie monastique, interrompue par les violences de la Révolution.
La Révolution française – punition divine
En 1792, toutes les moniales françaises sans exception, les très observantes aussi bien que les relâchées – s’il y en avait, et ce n’est pas sûr – furent expulsées de leurs bâtiments conventuels. Il serait difficile aux théologiens et aux historiens d’aujourd’hui de voir la Révolution française comme une forme de châtiment divin pour le relâchement des observances religieuses. De telles convictions n’étaient pourtant pas rares chez les restaurateurs des Ordres du siècle qui suivit les événements révolutionnaires. Au cours d’un voyage en Alsace en 1861, le père Potton décrit avec nostalgie dans une lettre aux moniales de Mauléon, les anciens couvents dominicains de Strasbourg et de Colmar qu’il avait visités. Ces bâtiments magnifiques étaient maintenant transformés en casernes de gendarmerie, ou en halle de marché. Pour Potton, les raisons sont claires :
Sachez-le, si Dieu nous a frappés et dépouillés, c’est que nous avions, presque partout, abandonné la perfection religieuse pour vivre mollement et lâchement ! Grande leçon pour les lâches et les tièdes... Et vous, filles de saint Dominique, vous ne songeriez pas à reconquérir, par votre zèle et vos vertus, le terrain que l’inobservance et la tiédeur ont fait perdre à nos Sœurs et à nos Pères ?
Il allait souligner cette même idée dans sa préface aux Constitutions, où il écrit que dans « l’épouvantable cataclysme d’une révolution furieuse... Dieu purifiait par le feu de la tribulation les Ordres religieux [10] ». Les études scientifiques de la vie religieuse féminine au xviiie siècle montrent plutôt que la plupart des moniales étaient restées observantes jusqu’à ce qu’elles fussent expulsées de leurs monastères [11].
Les observances dans les restaurations monastiques du xixe siècle
L’expulsion de 1792 occasionna pour beaucoup de moniales une perte d’identité radicale, toute leur existence s’étant jusqu’alors définie par rapport à la clôture, qui était devenue la condition sine qua non de la vie religieuse féminine. Cependant, la disparition de certaines structures et l’absence de la branche masculine de l’Ordre ne devaient pas nécessairement entraîner la perte de l’essentiel de l’identité de moniale, en vue de laquelle ces sœurs avaient fait profession solennelle à perpétuité. Il faut croire plutôt qu’elles portaient en elles, sur le chemin de l’exode, les valeurs fondamentales de cette identité, qu’elles gardaient en dépôt, pour ainsi dire, afin de les faire refleurir et porter un nouveau fruit le moment opportun venu. Cette identité n’était sûrement pas perdue avec les murs des monastères. Cependant les sœurs expulsées étaient convaincues que leur identité de moniale était nécessairement liée à la pratique des observances plutôt qu’à l’appartenance à une communauté.
Contre toute attente, quelques petits groupes de moniales, Dominicaines et autres, réussirent à rester ensemble même à travers la Terreur, et à se reconstituer en communautés rudimentaires au début du xixe siècle [12]. Pourtant la législation civile en France qui suivit la signature du Concordat continua d’interdire la vie monastique en tant que telle. Si les premières sœurs restauratrices ne reprirent pas les grandes observances tout de suite, ce n’était pas parce qu’elles étaient relâchées, mais parce que cela aurait été tout simplement impossible. Ces sœurs eurent la sagesse de prendre une vision longue et pragmatique des choses, estimant que pour la survie de leur Ordre il valait mieux avancer petitement et modestement plutôt que de tout abandonner, faute de pouvoir tout observer. Sœur Jeanne Dubroca, restauratrice du monastère de Nay (Pyrénées atlantiques), exprima la conviction que dans un processus de restauration religieuse « la transformation ne s’opérerait qu’insensiblement et serait le fruit de la prière persévérante... dans les réformes, il faut plus de patience que d’ardeur, plus de prudence que de zèle... qu’il fallait aller doucement pour arriver sûrement [13] ».
Les choses continuaient ainsi pendant les quarante premières années du xixe siècle, jusqu’à la restauration de la branche masculine de l’Ordre par Lacordaire. C’était alors qu’une nouvelle génération de sœurs, qui n’avaient connu ni l’expulsion, ni le régime répressif du début du siècle, commença à repeupler les monastères et à manifester cette soif d’absolu dans le détail concret qui caractérise les jeunes. Elles pensaient recouvrer la pureté des origines dominicaine en prêtant une attention minutieuse à la pratique des observances. D’un côté leur vision du patrimoine de l’Ordre n’était pas suffisamment enracinée dans une saisie historique de la spécificité dominicaine, ce qui les laissait en proie à certaines modes spirituelles. D’un autre côté elles sous-estimaient l’importance de la génération des sœurs aînées dans la transmission de la tradition, c’est-à-dire, de valeurs vécues dans le quotidien et non un idéal ou un absolu, qui peut assumer des dimensions mystiques. Ainsi les jeunes sœurs des monastères de Nay et de Maubec (Isère) ne voulaient pas, dans les années 1850, adopter un règlement mitigé mais réaliste proposé par le Père Lacordaire. Elles considéraient que cela représentait une dilution de la pureté des observances des débuts de l’Ordre.
Le commentaire du père Potton des constitutions dominicaines est typique de la spiritualité pénitentielle et réparatrice, qui dominait au milieu du xixe siècle, en réaction contre les excès blasphématoires de la Révolution française. Ce phénomène ne se limitait pas à l’Ordre des Prêcheurs. Mère Marie de la Trinité Kervingan note à propos de la restauration cistercienne :
Tout le xix e siècle restera profondément marqué par ce mépris du corps, par l’idée de pénitence à tout prix, de flagellations rédemptrices, en oubliant peut-être dans cette perspective la Personne de Tunique Rédempteur...
L’équilibre établi par saint Benoît... se trouve rompu. La pénitence devient pour le nouveau réformateur (Dom Lestrange) la raison d’être des observances. Celles-ci doivent porter ce caractère au maximum .
Dans sa biographie de Dom Augustin de Lestrange, Augustin-Hervé Laffay parle de « l’obsession lestrangienne du relârelâchement » et du « mythe du retour à l’âge d’or du monachisme [14] ». L’abbé Dargnies qui vécut un temps dans la communauté de la Valsainte rapporte que « l’austérité de la vie était alors portée au nec plus ultra des forces humaines [15] ».
Par ailleurs, la fondation bénédictine faite à Paris par la Princesse Louise-Adelaïde de Condé, qui avait fait son noviciat en exil en Pologne dans un institut qui cherchait à « procurer à Jésus Christ des victimes qui lui soient continuellement offertes en réparation », la moniale qui assurait son heure d’adoration du Saint-Sacrement se tenait debout devant un poteau, une corde autour du cou [16].
Les monastères dirigés par les Dominicaines de la province observante d’Occitanie adoptèrent des pratiques pénitentielles extrêmement sévères. Ces pratiques pouvaient aller jusqu’à une forme de suicide sacré, dont deux cas bien documentés existent, étaient considérées comme la pratique de la vertu héroïque au monastère de Mauléon. Les sœurs de ce monastère entreprenaient aussi des jeûnes supplémentaires et des pénitences publiques « pour tâcher d’apaiser le bon Dieu... Les temps que nous traversons sont hélas ! bien critiques... Le courroux du ciel qui s’est déchaîné sur notre chère Patrie semble vouloir nous envelopper tous et nous faire subir les plus terribles châtiments. [17] »
Les moyens adoptés à Mauléon étaient « les points les plus humiliants... le bâillon, la cangue, les soufflets, les crachats, les mains liées derrière le dos, la langue rouge, les écriteaux sur le front ou la poitrine, et l’alphabet au réfectoire [18] ». Il semblerait difficile d’assimiler de telles pratiques à la pureté primitive de l’Ordre. Ces sœurs faisaient comme si observance et pénitence étaient des synonymes. Or être observant devrait vouloir dire observer sa règle dans toute sa plénitude, et non seulement en appliquer au maximum ses pratiques ascétiques : car la vie commune et fraternelle vécue selon les conseils évangéliques n’est sûrement pas plus facile que de prendre quelques bons coups de discipline.
La vogue de certaines dévotions donnait une coloration spécifique à la spiritualité de toute cette époque. Paradoxalement, au xixe siècle, les sœurs qui se croyaient les plus observantes et les plus fidèles aux sources primitives allaient être séduites par la spiritualité réparatrice et victimale, ainsi que par les dévotions « perpétuelles » qui étaient à la mode, et dont ni l’une ni l’autre ne faisaient partie du véritable patrimoine de l’Ordre dominicain. En effet, même dans un monastère, il n’est pas possible de faire abstraction de la mentalité de son époque. Lacordaire avait parfaitement bien compris cela, en cherchant à adapter le charisme dominicain au monde du xixe siècle avec ses exigences particulières. D’autres dans l’Ordre avaient moins bien saisi l’influence de ce Zeitgeist même à l’intérieur d’une clôture monastique ; ils encourageaient les religieuses à une forme d’observance fondée sur une vision d’un passé mythique. Le commentaire du père Potton a le but précis de montrer aux sœurs que « sans l’observance... pratiquée avec ardeur et tout entière, vous ne pouvez pas être les vraies Filles de notre illustre Patriarche [19] ». Il présente les choses comme s’il s’agissait vraiment d’un rapport de cause à effet : si les sœurs observent toutes ces prescriptions, elles seront de facto Dominicaines, et inversement.
Il fallut attendre plus de soixante-quinze ans avant qu’un Maître de l’Ordre ne cherche à rétablir l’équilibre concernant la finalité de la vie monastique dominicaine. Ce fut le père Gillet qui rédigea en 1931 une lettre encyclique pour présenter les nouvelles constitutions, nécessitées par le code de droit canonique de 1917. Ces nouvelles constitutions avaient rencontré une résistance considérable ; Gillet touche au point vif lorsqu’il écrit :
Elles [les moniales] ont cru, en effet, qu’en acceptant ces dernières [les nouvelles Constitutions] il leur faudrait renoncer aux austérités monastiques... Nous en sommes arrivés à découvrir la cause de cette erreur, ou plus exactement de ce regrettable malentendu. Elle consiste à confondre généralement le texte des Constitutions proprement dites, qui s’imposent à toutes les communautés, sans distinction, soit avec les Commentaires qui l’accompagnent, soit avec les Coutumiers.
Gillet explique que le rôle des commentaires et des coutumiers est « d’adapter ainsi concrètement les lois générales » (une note en bas de la page fait mention explicite de celui du père Potton). Dans la querelle des observances, le père Gillet apporte des paroles de sagesse en disant clairement que « les observances monastiques les plus rigoureuses ne seront jamais qu’un moyen, entre plusieurs autres, de mener à la contemplation, qui, seule, peut être la fin de la vie contemplative [20] ». Il va encore plus loin en attribuant aux observances la troisième place seulement dans la liste des moyens : « Office Divin, Etude de la Doctrine Sacrée, Observances Monastiques : on voit maintenant le rapport de ces trois moyens traditionnels de la vie dominicaine avec la contemplation et leur ordre d’importance [21]. »
Conclusion
Les observances constituent un élément indispensable et vivifiant de la vie religieuse, même si elles ne sont pas, pour ainsi dire, un moyen automatique de sanctification, les comportements extérieurs ne pouvant pas se substituer à des dispositions intérieures appropriées. Les constitutions dominicaines avaient toujours essayé de maintenir un équilibre entre observance et vie commune fraternelle, mais dans la deuxième moitié du xixe siècle, les constitutions proprement dites étaient perdues de vue sous une myriade de notes et d’annotations. L’étude historique des choix opérés tout au long de ce siècle par des sœurs restauratrices peut éclairer sur des options qui ne pouvaient à la longue conduire qu’à des impasses, même si elles connurent un certain succès dans le court terme. Dans l’histoire monastique, c’est la durée qui prime, et dans le contexte d’un Ordre religieux vieux de près de huit siècles, le fait de recruter soixante sœurs en dix ans compte peu. C’est après cinquante ou cent ans que la qualité des fruits devient évidente.
Une harmonie entre l’esprit de la règle, qui exprime le charisme du fondateur, et la lettre des prescriptions concrètes concernant la vie quotidienne des communautés est toujours à rechercher. En effet, l’historiographie moderne nous apprend à quel point les initiatives et les découvertes originelles des grands Ordres religieux correspondaient au temps qui les avait vus naître. Pour sa part, le père Lacordaire en était convaincu, comme il l’exprima dans son Mémoire de 1838 :
On ne continue à durer que par des modifications sourdes qui laissent le passé dans le passé et vont à l’avenir par l’harmonie avec le présent. Il en est de l’Église et des ordres religieux comme de tous les corps vivants, qui conservent une immuable identité, tout en subissant, par le progrès même de la vie, un mouvement qui les renouvelle sans cesse .
Née en 1946 en Grande-Bretagne. Professeur universitaire en Angleterre (Doctorat en littérature comparée). Spécialiste du xixe siècle : auteur de livres sur Flaubert, Tourgueniev, J.K. Huysmans... (Presses Universitaires de Londres). De nombreuses traductions littéraires publiées (F. Mauriac, Julien Green...). Conversion au catholicisme en 1983. Entrée au monastère en France en 1991. Transfert au monastère de Herne (Belgique) en 1994. Doctorat en théologie (Fribourg, Suisse) en 2000. Rédactrice adjointe deMémoire Dominicaine (Cerf). Activité préférée : l’accompagnement d’une fraternité laïque dominicaine.
[1] Sébastien Michaëlis, o.p., 1543-1618.
[2] M.T. Kervingant, Des Moniales face à la Révolution française, Beauchesne, 1989, p. 67.
[3] Le couvent de Lyon s’était séparé de la juridiction de Lacordaire en 1856, et la province d’Occitanie fut érigée en 1862 ; elle devint la province de Lyon en 1925.
[4] B. Bonvin, o.p., Lacordaire Jandel, Paris, Cerf, 1989, et R. Devas, o.p., Ex Umbris, Letters and Papers hitherto unpublished of the Fathers Lacordaire, Jandel, Danzas, Hawkesyard, 1920.
[5] H.D. Lacordaire, Mémoire pour le rétablissement de l’Ordre des Prêcheurs en France, Œuvres, tome IX, p. 107.
[6] En effet, Lacordaire avait très souvent modifié l’horaire des couvents : le lever de nuit avait varié entre neuf heures du soir et quatre heures du matin. Et puisqu’il tenait à maintenir l’unité de cette observance dans toutes les maisons de la province de France, il avait déjà écrit un certain nombre de lettres circulaires aux prieurs sur cette fâcheuse question. Jandel et ses compagnons espéraient toujours « le moment... où il nous serait donné de faire refleurir sur la terre de France les traditions dominicaines dans toute leur pureté primitive ». Pour eux, la pureté primitive voulait dire le lever de nuit à minuit, et donc le nouvel horarium de Lacordaire de 1852 qui fixa les matines à dix heures du soir « porta la tension du paroxysme ».
[7] H.D. Lacordaire, Mémoire pour la restauration des Frères Prêcheurs dans la chrétienté, 1852, p. 3.
[8] Ibid., p. 18-19.
[9] M. de Certeau, La Faiblesse de croire, Paris, 1987, p. 57.
[10] Potton, Op. cit., p. 1.
[11] C’était la conclusion du colloque international sur la vie religieuse et la Révolution française, à Chantilly, en 1986.
[12] Voir Barbara Estelle Beaumont, La Restauration des monastères de Dominicaines en France au xixe siècle, Rome, 2002.
[13] Archives de Nay, conservées au monastère de Prouilhe.
[14] Augustin Laffay, Dom Augustin de Lestrange et l’avenir du monachisme (1754-1827), Paris, 1998, p. 94.
[15] Ibid., p. 88 et 91.
[16] Anonyme, Les Bénédictines de la rue Monsieur, Jouques, 1998, p.17.
[17] Chronique du monastère de Mauléon, archives du monastère de Mauléon, archives du monastère de Lourdes.
[18] Lettre du père Potton datée du 14 janvier 1864.
[19] Potton, op. cit., p. 418.
[20] Ibid., p. 9-10.
[21] Gillet, op. cit., p. 14.