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Ermite reconnu par l’Église

Le c. 603 du code de droit canonique et la haute responsabilité de l’évêque diocésain

Anne Bamberg

N°2002-2 Mars 2002

| P. 104-118 |

Si l’on peut découvrir depuis peu des sites sur le web qui se proposent comme présentations de, voire initiations à, la vie érémitique, il ne faudrait pas se leurrer ! N’est pas ermite qui veut. Le droit canon trace un cadre souple et ferme à la fois pour orienter ce genre de vie consacrée dans l’Église et en confie la garde à « la conduite » de l’évêque du lieu. Avec beaucoup de clarté et une connaissance pratique de ce qui est en cause, l’auteur offre ici une mise au point circonstanciée, non moins que spirituelle, que tous auront à cœur de lire.

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« Qu’est-ce qui ressemble le moins à un ermite ? – Un autre ermite ! » Cette bribe de dialogue atteste à sa façon que la vocation érémitique est bien une vocation très particulière. Examinant l’histoire de ce qu’on appelle l’érémitisme [1], réfléchissant à partir de diverses aires géographiques, auteurs et chercheurs divers, sociologues, historiens, moines, théologiens et autres encore, ont tenté de se clarifier les idées sur ce qu’est un ermite, sur ce qui fait le « vrai » ermite. Sans doute faut-il renoncer à établir un schéma ; les ermites résistent à toute classification. Et cette caractéristique n’a pas facilité le travail du législateur canonique, qui à la fin du xxe siècle a revu la codification de l’Église catholique. Comment s’en est-il tiré ? Que peut-on dégager de sa compréhension de l’ermite ? Qu’en font celles et ceux qui appliquent ou qui interprètent la loi canonique ? Nous essayerons d’y voir clair puis de dégager les éléments essentiels concernant l’ermite qui, suivant le c. 603 § 2 du code de droit canonique, a choisi de vivre sous la conduite de l’évêque diocésain.

Un canon théologique dense

Le code de droit canonique entré en vigueur en 1983 pour l’Église latine parle de l’ermite au c. 603. C’est l’unique canon à être consacré à la vie érémitique ou anachorétique, même si bien d’autres canons concernent à des titres divers tel ou tel ermite, fidèle du Christ, clerc ou laïc. Pour se donner toute chance de bien comprendre un canon, la première étape consiste toujours à le lire en entier, à y lire tous les mots et rien que ceux qui s’y trouvent, puis à le situer dans son contexte. Une série d’éléments deviendront dès lors clairs car la rédaction du code de droit canonique, même si elle peut quelquefois pour une raison ou une autre laisser un peu insatisfait, est d’une manière générale élaborée avec grand soin et après mûre réflexion.

Le c. 603 se trouve dans le second livre du code de droit canonique intitulé le peuple de Dieu dont la troisième partie traite des instituts de vie consacrée et des sociétés de vie apostolique. Cette partie s’ouvre par un titre sur les normes communes concernant tous les instituts de vie consacrée couvrant les canons 573 à 606. Il suffira de lire le début du c. 603 pour voir qu’il concerne autre chose que les instituts de vie consacrée. Voici le texte du c. 603 dans sa traduction française officielle :

§ 1 Outre les instituts de vie consacrée, l’Église reconnaît la vie érémitique ou anachorétique, par laquelle des fidèles vouent leur vie à la louange de Dieu et au salut du monde dans un retrait plus strict du monde, dans le silence de la solitude, dans la prière assidue et la pénitence.
§ 2 L’ermite est reconnu par le droit comme dédié à Dieu dans la vie consacrée, s’il fait profession publique des trois conseils évangéliques scellés par un vœu ou par un autre lien sacré entre les mains de l’Évêque diocésain, et s’il garde, sous la conduite de ce dernier, son propre programme de vie.

Ce canon reconnaît donc la vie érémitique, mais il ne nous précise pas qui est ermite. Assurément le législateur n’ignore pas que de tout temps il y a eu des ermites faisant partie d’instituts de vie consacrée. Il apparaît cependant d’entrée, et ceci est bien plus nouveau, qu’il existe en droit canonique des ermites non intégrés à des instituts de vie consacrée et pourtant reconnus par l’Église comme dédiés à Dieu dans la vie consacrée [2]. Par ailleurs on remarquera très vite qu’il s’agit d’un canon fondamental, livrant l’essence théologique de la vie érémitique ou anachorétique. Les termes utilisés recouvrent des notions théologiques et spirituelles fondamentales : la prière, la pénitence, la recherche et la louange de Dieu, le silence de solitude... De toute évidence la lecture ou l’interprétation du c. 603 devra toujours retourner à l’essence de ces éléments pour éviter de se perdre dans des détails d’organisation. Nous reviendrons à ces éléments essentiels à la vie anachorétique après avoir situé divers types d’ermites, liés à l’institution ou libres de tout lien institutionnel autre que celui qui lie le simple fidèle du Christ, clerc ou laïc.

Ermite institutionnel ou ermite libre

Si l’on veut se faire une idée des ermites liés à des instituts de vie consacrée il est très intéressant, même sans être versé dans la langue de Dante, de jeter un regard sur le célèbre Dizionario degli istituti di perfezione. On y trouvera une impressionnante quantité de dénominations, des débuts à nos jours. Du point de vue du droit canonique actuellement en vigueur on peut distinguer les ermites qui sont membres d’instituts de vie consacrée des ermites qui ont fait profession publique des trois conseils évangéliques entre les mains de l’évêque diocésain. Nous appelons les uns et les autres des ermites institutionnels. Nous les distinguerons ensuite des ermites non institutionnels que nous appellerons aussi ermites libres [3].

On trouve des ermites institutionnels dans des ordres semi-érémitiques, tels les Chartreux ou les Camaldules, ou dans des groupements plus récents d’ermites suivant des règles facilitant les éléments de leur vie commune et fixant quelques grands axes de leur vie solitaire. Il y a des ermites vivant en symbiose avec des communautés. D’autres, sans avoir cette proximité géographique, conservent cependant le lien canonique avec leur monastère ou leur institut de vie consacrée. Ce n’est pas de ces ermites que parle le second paragraphe du c. 603 même si bien évidemment les éléments théologiques fondamentaux rappelés au premier paragraphe intéressent tous les ermites catholiques. Par contre, bon nombre des autres canons de la section du code de droit canonique concernant les instituts de vie consacrée vont également concerner ces ermites qu’en schématisant on pourrait appeler des ermites monastiques. En tant que membres d’un institut de vie consacrée ils ne relèvent ni particulièrement ni directement de l’évêque diocésain mais d’abord de leurs supérieurs et du droit particulier qui régit leur institut.

Le code de droit canonique de 1983 reconnaît un autre type d’ermite institutionnel. Il est également reconnu « comme dédié à Dieu dans la vie consacrée », mais sans être membre d’un institut de vie consacrée. Cet ermite va directement relever de l’ évêque diocésain [4]. Le second paragraphe du c. 603 montre que l’intégration de la vie consacrée est surtout liée à la profession des conseils évangéliques. C’est de fait ainsi pour toute vie consacrée que l’on soit ou non membre d’un institut de vie consacrée. Pour que l’ermite qui n’est pas membre d’un institut de vie consacrée puisse être reconnu par le droit canonique latin « comme dédié à Dieu dans la vie consacrée » cette triple profession de la chasteté, de la pauvreté et de l’obéissance doit être publique et faite « entre les mains de l’évêque diocésain ». De plus l’ermite qui souhaite intégrer la vie consacrée devra respecter son « programme de vie » « sous la conduite » de l’évêque diocésain. C’est cet ermite « dédié à Dieu dans la vie consacrée » et directement lié à l’évêque diocésain que nous appelons parfois, certes improprement, ermite diocésain et auquel nous voulons plus particulièrement réfléchir. La reconnaissance de l’ermite qui est institutionnel sans être monastique, voilà de fait la nouveauté, la particularité du code de droit canonique régissant l’Église latine, celle qui fait l’objet du présent article.

Tout comme il n’insiste pas sur les ermites monastiques ou rattachés à des instituts de vie consacrée, le code de droit canonique ne dit rien des ermites non institutionnels ou libres, à savoir celles et ceux qui pour une raison ou une autre ne veulent pas intégrer la vie consacrée [5]. Ceci ne signifie cependant pas que l’Église ne les reconnaîtrait pas comme des ermites. C’est bien d’eux aussi que parle le paragraphe premier du c. 603. Le Catéchisme de l’Église catholique, postérieur aux codes actuellement en vigueur, reconnaît bien aux n° 920-921 l’existence d’ermites qui n’ont pas fait profession « publique » des conseils évangéliques ; il fait précéder un extrait du c. 603 § 1 des mots « sans toujours professer publiquement les trois conseils évangéliques... »

D’aucuns s’efforceront toujours d’objecter que celles et ceux et qui ne font pas partie de ce vaste ensemble appelé la vie consacrée ne sont pas des « vrais » ermites. Certes il y a parmi eux des personnes médiocres vivant un petit traintrain solitaire, ordinaire, apparemment égoïste et replié sur soi plus qu’orienté vers Dieu. Il y a des personnages de tous genres [6] et même des ermites virtuels [7]. Et, il y a aussi ces passionnés, saints fous de Dieu, qui en apparence ont perdu toute raison. Mais qui peut se faire juge des petites voies simples ou encore des plus extraordinaires ? Le législateur de l’Église universelle a la grande sagesse de ne pas opérer de tri et de ne pas tenter d’enfermer l’ermite dans un cadre juridique trop strict. Il rappelle simplement l’essentiel : prière assidue et pénitence, louange de Dieu pour le salut du monde, silence de solitude.

Prière assidue et pénitence, louange de Dieu pour le salut du monde

Selon la tradition de l’Église la vie anachorétique comporte la prière assidue et la pénitence. L’une et l’autre connaissent de nombreuses formes et le code de droit canonique ne s’aventure ni à imposer ni même à suggérer une forme. C’est bien au fidèle qui s’est engagé sur une voie érémitique de choisir sa forme de prière et de pénitence. L’adjectif assidue qualifie la prière. Il s’agit d’une prière assidue, ou en d’autres mots, constante et régulière, tendant à la prière continue. Pour le législateur catholique de la fin du xxe siècle l’accent de la vie érémitique n’est pas mis sur la pénitence mais bien sur la prière. Mais la pénitence n’est pas absente pour autant. Elle est bien rappelée dans les termes mêmes du canon. Et, si l’adjectif assidue ne se rapporte pas à la pénitence [8], c’est bien parce qu’il ne s’agit pas d’en faire une obsession, de rechercher des prouesses spectaculaires ou des pratiques artificiellement austères.

Les fidèles qui suivent une voie anachorétique « vouent leur vie à la louange de Dieu et au salut du monde », dit le c. 603 § 1 du code de droit canonique. La prière continue, la louange de Dieu, constituent le seul centre de la vie érémitique. Par le fait même, cette vie authentiquement vécue, ne peut plus être repli sur soi. Comme toute vie de prière, celle de l’ermite intègre l’autre. Sa prière et sa pénitence ne sont pas pour lui-même. Comme la vie de l’ermite, elles sont offertes « pour le salut du monde ».

Les formes que prendront prière et pénitence varieront selon l’ermite, selon son « programme de vie ». On trouve les schémas classiques basés sur un mode de vie cénobitique type Règle de saint Benoît ou sur des formes plus orientales s’inspirant surtout de la pratique de la prière du cœur. Certains ermites tiennent à des contacts réguliers avec une communauté priante. D’autres veulent une prière absolument solitaire, seuls sous le regard de Dieu, seuls avec Dieu. Quant à la pénitence, le mode de vie très frugal et la pratique du jeûne se retrouvent habituellement, appuyant une authentique recherche de prière assidue. Le besoin d’ajouter des austérités particulières est moins présent chez les ermites que chez ceux qui, sans jamais avoir fait l’expérience de la solitude, ne peuvent pas s’empêcher de « légiférer » sur la vie érémitique. Lorsqu’il y a des pratiques pénitentielles particulières elles ne sont généralement ni visibles ni mises en avant, les ermites étant conscients qu’elles ne constituent que des moyens au service de la prière assidue.

Tout cela est individuel et n’est soumis à aucune règle sauf celle à laquelle l’ermite se soumet librement, son « programme de vie », lui-même ouvert aux modifications qu’inspirera l’Esprit. Ce n’est ni arbitraire ni fantaisiste pour autant. Ce chemin de très grande liberté, orienté uniquement autour de la relation à Dieu, est au contraire extrêmement exigeant. Pour trouver leur chemin propre, rester fidèles à leur voie ou éviter des dérives, beaucoup d’ermites continuent à garder un contact de direction spirituelle. Mais le législateur s’abstient d’imposer une direction spirituelle à qui a choisi de vivre le combat spirituel dans le silence de solitude.

Silence de solitude

C’est dans un retrait plus strict du monde – arctiore a mundo secessu –, selon le c. 603 § 1, dans le silence de solitude – solitudinis silentium – que l’ermite cherche Dieu et mène le combat spirituel. Tout ce qui va à l’encontre du silence de l’ermite est nuisible pour son chemin, les bruits de l’intérieur comme ceux de l’extérieur. Tous les contacts avec « le monde » rompent le silence ; il faut donc les réduire au minimum pour retrouver la solitude. L’humble et prudent usage du langage s’impose puisque le bavardage n’est pas communication et que de surcroît il empêche de s’approcher de l’ineffable.

Le travail le plus dur consiste généralement à faire taire l’agitation intérieure afin d’atteindre la pureté du cœur dont parlent les béatitudes. Tout l’art de l’ermite consiste à tenir silencieux les lèvres, le cœur, le mental... dans une attention et une fidélité au souffle ténu de Dieu. Seule la solitude permet cette vie cachée et silencieuse toute tendue vers Dieu. La notion de silence de solitude, très chère à la spiritualité cartusienne dont les rédacteurs du canon se sont inspirés [9], essaie de rendre l’idée de recueillement, d’ hesychia, aussi difficile à définir qu’elle est chère à tous les solitaires. L’expression « silence d’adoration » [10] semble aussi convenir à ce parfait silence non seulement de la parole, mais aussi de la vue et de l’ouïe, à la sobriété de l’esprit qu’impose la garde du cœur.

Retrait du monde, silence, prière et pénitence sont les marques essentielles de toutes ces vies de fidèles vouées « à la louange de Dieu et au salut du monde ». Ce sont les principaux axes de la vie anachorétique qui, pour l’ermite diocésain, s’inscrivent dans « son propre programme de vie » – propria vivendi ratio – qu’il gardera « sous la conduite » de l’évêque diocésain.

Un cadre juridique adapté, le « programme de vie »

Le « programme de vie » constitue une sorte de règle unique pour un solitaire édictée par ce même solitaire en fonction de son propre chemin [11]. Si l’ermite est libre d’établir son « programme de vie » à lui, cela ne signifie en rien que sa vie est facile. Il faut se rendre compte que le « programme de vie » est surtout exigeant à travers sa dimension quotidienne ordinaire et répétitive. C’est en effet là que réside la difficulté principale de la vie érémitique [12], rester fidèle à ce que l’on veut être, à savoir quelqu’un qui est constamment tourné vers Dieu. Or l’ennui s’installe vite, les pensées vont ailleurs que vers Dieu. Passant de la joie aux doutes, à l’ acédie [13] même, il n’est pas facile de rester fidèle à son engagement initial. Il est difficile de construire un « programme de vie » qui soit adapté, conformé au temps et au lieu de vie, et qu’il est possible de tenir dans un long terme.

Ce qui est le plus dur, c’est qu’il n’y a rien d’excitant dans ce mode de vie humble et cachée. Même si certains ermites vivent des moments de joie ineffable, la plupart se contentent d’une simple fidélité sous le regard de Dieu dans un combat spirituel qui revient à une haute lutte contre des pensées envahissantes et étrangères à la prière. Le c. 603 parle de prière assidue et de pénitence. On trouve l’un et l’autre dans l’application effective du « programme de vie ». Ayant défini le mode de règlement d’un certain nombre de questions qui se poseraient régulièrement voire quotidiennement, le « programme de vie » ménage des espaces favorisant la prière assidue. Exigeant d’être appliqué aux jours de joie comme aux jours plus sombres, il comporte une dimension pénitentielle moins légère qu’on ne pourrait imaginer.

De quoi se compose le « programme de vie » ? Il revient à l’ermite de définir « son propre programme de vie » – propria vivendi ratio – son propre plan de vie, sa propre manière de vivre son chemin bien particulier. Ce n’est pas le programme de l’évêque, même si ce dernier a lui-même été ermite ou est spécialiste de la vie consacrée. L’élaboration du « programme de vie » ne lui revient pas plus que le droit d’y introduire des éléments qui lui plairaient. Si le législateur laisse le soin de l’élaboration à l’ermite, c’est parce qu’il s’agit d’un « programme de vie » adapté à sa personne, à son statut de clerc ou de laïc, à ses qualités et défauts, à ses plus hautes aspirations comme à ses limites. Bien sûr l’ermite, surtout débutant, a intérêt à prendre conseil auprès de personnes expérimentées et à intégrer les conseils que l’évêque pourra lui donner. Mais rien dans le code de droit canonique n’impose à l’ermite diocésain de suivre tel ou tel schéma, de parler d’aspects que l’on retrouve habituellement dans des règles pour cénobites, d’accepter de suivre un conseil de l’évêque qui irait à l’encontre de sa propre voie spirituelle. La chose est aussi déroutante pour certains spécialistes de la vie consacrée, au point qu’ils ou elles se plaignent d’un vide juridique là où le législateur a justement laissé une place aux vocations exceptionnelles et à la poursuite en Église d’un idéal très pur sur un chemin tout à fait individuel.

Si rien n’est dit d’une modification du « programme de vie », c’est qu’il va de soi qu’il peut varier et qu’il peut être renégocié. Au fil des saisons de la vie, en fonction de son cheminement spirituel, l’ermite sera amené à revoir son « programme de vie » voire, s’il est ermite diocésain, à le soumettre à nouveau à l’évêque et ceci ne devrait pas créer de difficultés particulières car de par sa nature le « programme de vie » est individuel, adapté et adaptable. En fait, le c. 603 est une petite merveille de condensé théologique essentiel et de souplesse juridique qui devrait permettre à tout ermite catholique d’oser se mettre « sous la conduite » de l’évêque diocésain pour mener une vie consacrée à Dieu et reconnue par le droit de l’Église.

Ermite sous la conduite de l’évêque diocésain

Pour être « reconnu par le droit comme dédié à Dieu dans la vie consacrée » l’ermite qui ne l’a pas encore fait fera « profession publique des trois conseils évangéliques » : pauvreté, chasteté et obéissance. Cette profession, acte public dûment enregistré, sera scellée par un vœu ou un autre lien sacré « entre les mains de l’évêque diocésain ». L’ermite devra en outre garder son « programme de vie » « sous la conduite de ce dernier ». Il n’y a aucun doute sur la volonté du législateur de situer la conduite de cet ermite – diocésain – au plus haut niveau de responsabilité dans l’Église particulière. L’histoire de la rédaction de ce canon montre que l’expression relativement large d’ Ordinaire du lieu figurant en 1977 dans le premier schéma sur la vie consacrée a disparu au profit de celle toute claire et nette d’episcopus diœcesanus du code de droit canonique. C’est bien à l’évêque diocésain [14] qu’il revient de « conduire » l’ermite. Mais que peut signifier pareille expression s’il s’agit pour l’ermite de garder « son propre programme de vie » ?

La « conduite » de l’évêque dont parle le canon n’est pas à confondre avec le contrôle de l’application d’une règle, bien que l’ermite soit tenu de « garder » son programme de vie. La notion de conduite est sûrement plus souple que celle de direction. Aussi les initiatives ne sont-elles pas du côté de l’évêque [15]. Sa « conduite », si elle n’exclut pas toute vérification [16], s’apparente cependant davantage à l’accueil et à la protection de l’ermite et du style de vie conforme à son charisme propre [17]. Comme le vocabulaire utilisé dans ce canon est surtout théologique on peut rapprocher la notion de « conduite » de l’expression « les mains de l’évêque » interprétée dans un sens poétique proche du langage biblique. On trouvera alors autant l’idée d’un accord de l’évêque que celle de son concours, idée de son engagement à donner la main plutôt que de considérer l’ermite comme dans sa main. La « conduite de l’évêque » est sûrement une conduite spirituelle mais ne fait pas nécessairement de l’évêque diocésain un directeur spirituel au sens que lui donnent habituellement les membres d’instituts de vie consacrée. Il s’agit d’une difficile charge qui demande souplesse et discernement, attention à l’autre très différent. A vrai dire peu de choses pourront être réglées de manière expéditive ou en fonction de réflexes acquis dans d’autres situations. Ainsi la conduite d’ermites peut demander beaucoup de temps surtout s’il y en a plusieurs. En fait l’évêque diocésain devra les conduire chacun et chacune sur son propre chemin et non pas tous ensemble sur un chemin que lui aurait tracé [18].

Tant dans la lettre que dans l’esprit de ce canon, il n’y a aucune dimension de soumission de l’ermite à l’évêque diocésain. Nul fidèle aux aspirations anachorétiques n’est obligé de devenir ermite diocésain. On l’a compris, ce n’est pas l’évêque qui établit le « programme de vie », il ne fait que veiller à ce que l’ermite le garde. Certes l’ermite devra obéissance à celui « entre les mains » duquel il en a fait profession, mais dans les faits, c’est davantage à son propre « programme de vie » qu’à l’évêque qu’il devra obéissance [19]. Le rapport de l’ermite à l’évêque se fonde avant tout sur un haut niveau de confiance mutuelle dans la recherche et la louange de Dieu. En cela, il est sûrement aussi à haute responsabilité.

Peut-il arriver que l’évêque diocésain ne sache pas conduire l’ermite ? Certainement ! mais le législateur n’a pas vraiment prévu le cas et peut-être faut-il encore y voir un signe de grande sagesse et de respect de ces vocations très exigeantes pour l’un comme pour l’autre. En effet, comme ce qui ressemble le moins à un ermite est un autre ermite, il faut pour le conduire que l’évêque aussi s’y mette, réfléchisse et prie afin d’arriver à comprendre l’ermite et à maintenir un lien institutionnel qui est d’abord un lien de confiance, voire de communion. Cela peut s’avérer difficile et au pire il peut y avoir discorde. Il peut arriver que l’évêque diocésain ne comprenne absolument rien à la vie érémitique et qu’il soit amené à mal traiter l’ermite, à s’en désintéresser, voire à le chicaner. Dans ce cas l’ermite aura, sans doute, simplement intérêt à se taire et à fuir plus loin pour retrouver le silence de solitude. Car sans l’évêque il peut trouver le recueillement mais dans la controverse avec l’évêque il ne pourra sûrement pas le retrouver. Et, sans le recueillement, peut-il encore être ermite ?

Difficile « conduite » que celle d’un ermite ! Elle n’est pas confiée à n’importe qui mais à l’évêque diocésain lui-même ! À y regarder de près on voit bien qu’il n’y a pas de rapport de dépendance. Et pourtant l’évêque diocésain est tenu à une sollicitude particulière pour cette personne qui suit son propre chemin bien particulier et qui n’a à être accordée qu’au seul diapason de Dieu. On comprend que certains évêques ont du mal à suivre, à discerner entre la liberté de l’ermite et la liberté de Dieu, arrivant à être eux-mêmes obstacle au travail de l’Esprit. D’autres pourtant ont bien compris. L’appel à leur responsabilité revient en quelque sorte à un double parcours. Leur autorité, leur sollicitude spéciale, passe ici, même plus qu’habituellement, par le chemin de la simplicité, de l’humilité, de la prière. Toute autre chose, en effet, ne servirait à rien, sauf à rompre le silence de l’ermite.

La prédication silencieuse, un critère de discernement

Le recueillement, le silence de solitude, sont au centre de la vie érémitique. Voilà pourquoi l’ermite ne doit se laisser distraire d’aucune manière. Il ne doit pas sortir de ce silence sous quelque prétexte que se soit, même le plus noble. Il n’a pas à assumer de rôle social ni de fonction ecclésiale autre que la prière, la contemplation. Sa solitude elle-même est sa place dans la société et vaquer à Dieu seul est bien sa fonction dans l’Église. Il n’a pas à accueillir des disciples ou à expliquer son expérience. Il n’a pas à enseigner autrement que par son silence. Son silence est lui-même enseignement car il renvoie à Celui auquel l’ermite a voué sa vie. Le Catéchisme de l’Église catholique rappelle clairement au n° 921 que « la vie de l’ermite est prédication silencieuse de Celui auquel il a livré sa vie ».

La « prédication silencieuse » présuppose que l’ermite n’attire pas l’attention, ne se fait pas voir [20], ne suscite pas de bruit autour de lui. L’humilité de la vie de l’ermite, sa discrétion et son propre non-bruit sont indispensables à la « prédication silencieuse » et distinguent le « vrai » du « faux » ermite. Dans ce sens la « prédication silencieuse » peut bien être un critère de discernement pour la reconnaissance canonique de l’ermite par l’évêque diocésain. De fait, il ne s’agit pas de se perdre en mots, mais de voir si l’ermite fait une théologie silencieuse, si son silence dit l’existence de Dieu.

Comme par sa « prédication silencieuse » l’ermite coopère à sa façon à la charge d’enseignement de l’évêque [21], la responsabilité de l’un comme celle de l’autre est extrême. Il va de soi qu’il vaut mieux mener l’affaire en bonne entente, en vue de la communion sans laquelle toute prédication perd de son authenticité. Dans la sollicitude de la « conduite » d’un ermite selon « son propre programme de vie », comme dans le témoignage de fidélité d’une vie consacrée en tous ses instants, l’évêque pourra trouver un bénéfice pour son propre chemin de perfection.

Anne Bamberg est née à Luxembourg en 1955. Docteur en droit canonique de l’Université pontificale Grégorienne, avocate diplômée de la Rote romaine et docteur d’État en théologie catholique, elle est maître de conférences à l’Université Marc Bloch à Strasbourg. Elle participe à la fondation d’un ermitage paroissial de village en Moselle : l’Ermitage Saint-Léon IX à La Hoube, dans la commune de Dabo.

[1Cette expression encore utilisée de nos jours, surtout dans les médias, s’avère cependant peu appropriée à des voies très particulières. De fait, il n’existe pas d’érémitisme, mais simplement des ermites. Nous préférons donc le langage plus juste du législateur canonique parlant de vie érémitique ou de vie anachorétique.

[2Pour l’histoire de ce canon, on pourra se reporter aux études d’Eutimio Sastre Santos, « Nota sobre las fuentes anadidas al Codigo de 1983 », in Apollinaris, 62, 1989, p.541-557 et « La vida eremitica diocesana forma de vida consagrada. Variaciones sobre el canon 603 », in Commentarium pro religiosis et missionariis, 68, 1987, p. 99-124, 245-267 et 331-358 ; 69,1988, p. 145-170 et 307-312 ; 70, 1989, p. 89-189.

[3Nous les appelons libres dans le sens où ils n’ont pas de lien institutionnel particulier, autre que celui qu’ils ont par leur baptême. L’expression ne signifie pas non plus que les ermites institutionnels ne seraient pas libres de suivre leur propre voie spirituelle ; il s’agit en effet là d’un droit fondamental de tous les fidèles inscrit dans le c. 214.

[4Il s’agit de l’évêque diocésain lui-même et non d’un droit particulier diocésain comme l’entendent certains commentateurs ayant tendance à confondre la situation avec le droit canonique des Églises orientales.

[5Il ne faudrait cependant pas appeler ces ermites des « électrons libres » selon l’expression utilisée par François De Muizon dans Le Monde du 16 août 2001, p. 5. Ces ermites restent, de par leur baptême, liés à l’institution, mais ils ne recherchent aucune reconnaissance ni par l’Institution ni « par leurs pairs ».

[6Parmi les témoignages récemment recueillis, on peut se reporter à quelques articles de la presse catholique dont Laurent Larcher, « Voyage au pays des ermites », in Famille chrétienne, 2 septembre 1999, p. 6-11 ou Jean-Claude Noyé, « Rencontre avec sœur Marie-Joseph. L’appel du désert », in Prier, 223, juillet-août 2000, p. 6-8 et « Ermite, solitaire et solidaire », in La Vie, 9 août 2001, p.42-45 ou le dossier « Seul avec Dieu », in France catholique, 23 mars 2001, p. 8-13, ou encore à des émissions telle celle du 7 mars 2000 sur France Culture ainsi qu’au récit de François De Muizon, Dans le secret des ermites d’aujourd’hui, Montrouge, Nouvelle Cité, 2001, 223 p. Pour la bibliographie, il est bon de se reporter à Cecilia W. Wilms, « Solitude and Union : A Select Bibliography on the Hermit Way of Life », in Cistercian Studies Quarterly, 31, 1996, p. 431-457 qu’on complétera par diverses sources indiquées dans mon article « Ermite d’aujourd’hui : entre l’institutionnel et le virtuel. Approche théologique et canonique », in Praxis juridique et religion, 15, 1998 [2000], p. 163-215.

[7Voir mon article « Ermite d’aujourd’hui... » où se trouvent quelques éléments d’analyse du site internet de Frère François, ermite. Si l’adresse du site [http://rmitte.free.fr/] comme sa présentation ont changé, le fond du problème reste le même, sauf que les dérives doctrinales s’accentuent.

[8Le canoniste Georg May, dans sa lecture rapide du c. 603, rapporte l’adjectif également à la pénitence ; « Bemerkungen zum Eremitentum nach dem Codex Iuris Canonici 1983 », in Peter Boekholt, Ilona Riedel-Spangenberger (Ed.), Iustitia et Modestia. Festschrift fur Hubert Socha zur Vollendung seines 65. Lebensjahres, München, Don Bosco Verlag, 1998, 327 p., p. 291-305. On remarquera aussi que le législateur a évité l’expression ascèse.

[9En source du canon, on trouve la lettre apostolique de Paul VI aux Chartreux, « Optimam partent », 18 avril 1971, in La documentation catholique, 68, 1971, p. 558-560.

[10Cf. la lettre apostolique de Jean-Paul II, « Orientale Lumen », 2 mai 1995, in La documentation catholique, 92, 1995, p. 524, n° 16.

[11Le c. 603 n’exige rien d’autre que le « programme de vie » car, comme le précise la commission de révision du code de droit canonique dès 1973, la vie anachorétique ne nécessite ni n’admet de nombreuses règles. Cf. Communicationes, 28, 1996, p. 53.

[12Voir par exemple Kenneth C. Russel, « The Dangers of Solitude », in Review for Religious, 59, 2000, p. 575-583.

[13De tout temps et aujourd’hui encore l’ermite doit lutter fortement contre cet état de mélancolie, de lassitude, de cafard... qui accable particulièrement les solitaires.

[14Il ne s’agit pas d’un délégué de l’évêque même si personnellement l’évêque ne trouve pas grand intérêt à la vie érémitique. En fait le code de droit canonique est très clair ; lorsqu’il veut intégrer des délégués, il les mentionne expressément, tel par exemple dans le c. 833.

[15Dans ce sens on remarquera que l’évêque n’a pas à imposer par exemple des formes de prière ou de pénitence, un séjour régulier en communauté ou autres choses qui peuvent pourtant lui sembler utiles et bonnes. On ne doit pas non plus utiliser des termes tel une « implantation » d’ermite qui font croire que l’initiative est institutionnelle comme dans certaines structures monastiques.

[16On peut même imaginer le cas extrême où l’évêque serait amené à constater que l’ermite ne garde pas ou plus son « programme de vie » et à lui retirer la reconnaissance canonique, ce qui équivaut à un renvoi de la vie consacrée

[17Il est intéressant de se souvenir ici du c.387 statuant que « l’évêque, se souvenant qu’il est tenu par l’obligation de donner l’exemple de la sainteté dans la charité, l’humilité et la simplicité de vie, s’appliquera à promouvoir de toutes ses forces la sainteté des fidèles, selon la vocation propre à chacun »...

[18Dès 1966, il était clair pour les membres de la commission de révision du code que les ermites sont extrêmement divers, qu’ils n’ont rien en commun sauf la volonté de tendre à la perfection de manière solitaire. Cf. Communicationes, 16, 1984, p. 219.

[19Selon l’expression d’un ermite bénédictin, « on se commande à soi-même et on exécute l’ordre » ; Marcel Driot, « L’obéissance de l’ermite », in Collectanea Cisterciensia, 45, 1983, p. 112.

[20Il n’en est que davantage « signe lumineux », comme le dit le c. 573 § 1 ouvrant la partie du code traitant de la vie consacrée.

[21Il peut être intéressant de rapprocher les termes du c. 603 § 1 de ceux du c. 768 1 se situant dans le chapitre sur la prédication de la Parole de Dieu : « Les prédicateurs de la parole de Dieu proposeront avant tout aux fidèles ce qu’il faut croire et faire pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. »

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