De François d’Assise à l’Ordre franciscain
Fidélité créatrice ou trahison ?
Benoît Mailleux
N°2002-1 • Janvier 2002
| P. 25-47 |
Le titre est un peu provocateur mais pas rhétorique car on sait, en raison de l’histoire de la postérité franciscaine, que la question qu’il évoque est comme constitutive de celle-ci. Et cela, dès la vie même du Poverello ! Qu’un jeune religieux, membre d’une toute jeune fraternité qui plonge au moins une de ses racines dans cette tradition, visite à nouveau cette pseudo opposition entre le charisme et son inscription « institutionnalisée » dans l’histoire, nous semble intéressant à reconnaître et en conséquence mériter publication. Les « spécialistes » n’apprendront peut-être pas grand chose et trouveront à améliorer, voire critiquer fraternellement cet essai. Tant mieux ! Qu’un dialogue s’ouvre et que les voies de l’Esprit parcourues en confiance au surgissement du charisme se croisent encore avec ce que les institutions et les personnes ont parcouru au cours des siècles et cherchent encore leur chemin pour aujourd’hui.
L’article que l’on va lire est la reprise modifiée d’un travail présenté à la Faculté de Théologie Catholique de l’Université Marc Bloch de Stasbourg, dans le cadre d’un séminaire sur « l’Eglise et la démocratie ».
Sigles. Nous citons : I R : Première règle ; II R : Deuxième règle ; Adm : Admonitions ; II Lfid : Deuxième lettre à tous les fidèles ; LLeo : Lettre à Fr. Léon ; RErm : Règle des ermitages ; Sal V : Salutation des vertus ; LMin : Lettre aux ministres ; LOrd : Lettre à tout l’Ordre ; Test : Testament ; LP : Légende de Pérouse ; Vita II : Vita seconda par Th. de Libano.
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On connaît la fameuse formule de Loisy : « Jésus annonçait le royaume et c’est l’Église qui est venue. » Pour nombre de lecteurs de saint François, la même réaction amère est souvent de mise : « François prêchait la fraternité et c’est l’institution qui est venue. » Et les images du François prophète, intuitif génial, opposé à la machine administrative de la curie et au conformisme des frères instruits, ont tôt fait de surgir. Mais sont-elles justifiées ? Peut-on dire en toute vérité que les successeurs du saint à la tête de l’Ordre ont trahi l’idéal primitif ? En réalité, c’est à nouveau la question du lien entre charisme et institution qui se pose. Cette interrogation, nous voudrions la reprendre en usant des recherches récentes sur l’organisation du gouvernement dans la fraternité, puis dans l’Ordre franciscain. De fait, l’histoire mouvementée de ce passage de l’intuition à l’institution, qui a bénéficié de nouvelles investigations scientifiques, est fort éclairante et riche d’enseignements sur ce sujet. Le lieu à partir duquel nous mènerons cette investigation conditionnera forcément l’angle sous lequel nous verrons se dessiner le rapport entre le charisme et l’institution. Il faut donc préciser que lorsqu’il sera ici question de l’idéal primitif, il concernera le mode général d’organisation et non la vie personnelle des premiers frères. Cette démarche est cependant légitime puisque, de l’avis de François lui-même, le type d’organisation traduit les dispositions spirituelles.
Dans un premier temps, nous essayerons de cerner l’essence du projet de François, pour ensuite nous pencher sur sa mise en forme institutionnelle. Enfin viendra la question de la continuité entre l’intuition de départ et son aboutissement dans les Constitutions de Narbonne de 1260 [1].
Saint François et l’art de gouverner : points de repères
Pour éviter toute méprise, il faut garder deux choses présentes à l’esprit. La première est que François n’a jamais voulu fonder un Ordre religieux. La seconde est que, lorsqu’il a vu des frères se joindre à lui, il a refusé de se calquer sur un Ordre ancien, comme le recommandait pourtant le canon 13 de Latran IV. Il a préféré s’organiser sur le modèle de la fraternitas marquée par des relations de type familial.
L’intuition de François
François n’a jamais ambitionné de réformer la société, ni de réformer quoi que ce soit sinon son propre cœur. En effet, dès sa conversion, il s’attaque à la racine des choses : la réorientation évangélique de son cœur. Dès lors, le souci fraternel qui l’envahit n’est pas une réaction contre ce qu’il voit autour de lui, mais bien une exigence spirituelle qui le « prend » au plus profond de son être. Il manifeste une « radicalité fondée sur l’amour de l’homme, pas de l’homme abstrait, mais de celui qui est là, le prochain. Il s’agit de le rencontrer, de l’aimer pour lui-même, quel qu’il soit » [2]. C’est d’ailleurs dans sa visite aux lépreux qu’il reconnaît l’instant décisif de sa conversion [3]. Or deux ans après son retrait du monde, François voit venir à lui d’autres hommes désireux de vivre comme lui. Cette venue des frères, il ne l’avait pas programmée et elle s’est faite presque « malgré lui ». Ainsi s’est mis en route un processus qui va quelque peu le dépasser (il résiliera sa charge de ministre général en 1220) et aboutir à la fondation d’un nouvel Ordre.
Cette vie fraternelle a été une joie pour François, les biographes sont unanimes sur ce sujet. Et les écrits le manifestent aussi, comme par exemple ce passage de la Première règle : « Si par inspiration divine quelqu’un voulait accepter cette vie et venait à nos frères, qu’il soit reçu par eux avec bienveillance » (I R 2,1). D. Vorreux fait ici remarquer le contraste avec certaines attitudes du monachisme primitif, comme chez saint Pacôme ou saint Benoît, où il est recommandé de mettre d’abord le postulant à l’épreuve. François, lui, demande qu’il soit reçu avec « bienveillance ». De même il insistera pour que cette bienveillante charité demeure entre les frères :
Et partout où sont les frères et en quelque lieu qu’ils se rencontrent, ils doivent se revoir spirituellement et avec affection, et s’honorer les uns les autres sans murmurer (I R 7,15).
Et que chacun chérisse et nourrisse son frère comme une mère chérit et nourrit son fils, dans tout ce dont Dieu lui fera la grâce (I R 9,11).
Il fera par ailleurs souvent appel à la « Règle d’or » (Mt 7, 12) pour décrire l’attitude des frères :
Heureux l’homme qui soutient son prochain selon sa fragilité autant qu’il voudrait être soutenu par lui s’il était dans un cas semblable (Adm 18).
Mais ce souci d’une vie fraternelle n’empêche pas François d’être réaliste et d’user d’un sens averti de la psychologie humaine :
Et aimons notre prochain comme nous-mêmes. Et si quelqu’un ne veut pas l’aimer comme lui-même, qu’au moins il ne lui cause pas de mal, mais qu’il lui fasse du bien (II LFid 26-27).
Heureux le serviteur qui chérirait et respecterait autant son frère lorsqu’il serait loin, que lorsqu’il serait avec lui et ne dirait rien derrière lui qu’il ne puisse avec charité dire devant lui (Adm 25).
Ainsi, François est conscient des méandres du cœur humain et des dangers qui menacent la belle entente fraternelle. Cependant, sa difficulté d’organiser les intuitions, de leur donner une forme plus juridique (son âme de poète y est sans doute pour quelque chose) fera que les divisions naîtront malgré tout. Ce sera la grande souffrance de ses dernières années.
Qu’est-ce que la fraternité ?
Contrairement aux directives qui seront énoncées au concile de Latran IV, François refuse de façonner le groupe sur le modèle des Ordres anciens. La raison profonde est que pour lui, le groupe des frères n’est pas un Ordre mais une fraternité où les relations sont calquées sur le modèle des relations familiales. Un épisode, relaté par la Légende de Pérouse est très significatif à ce propos. Il a lieu au cours du chapitre de 1219. Des frères « sages et savants », accompagnés du cardinal Hugolin, viennent trouver le saint. Ils souhaiteraient que celui-ci les écoute davantage et invoquent pour cela les autorités que sont saint Augustin, saint Benoît ou encore saint Bernard. La réponse du Poverello est fulgurante :
Mes frères, mes frères, Dieu m’a appelé à marcher dans la voie de l’humilité et m’a montré la voie de la simplicité. Je ne veux pas entendre parler de la règle de saint Augustin, de saint Bernard ou de saint Benoît. Le Seigneur m’a dit qu’il voulait faire de moi un nouveau fou dans le monde, et Dieu ne veut pas nous conduire dans une autre science que celle-là (LP 114).
La fraternité, comme l’a noté F. De Beer, est une réciprocité. Elle ne consiste pas dans le rapport de chacun au tout objectif de la communauté ou à la règle, mais bien dans les relations réciproques de chacun à chacun. D’ailleurs, François ne parle pour ainsi dire pas de fraternitas, mais de frères concrets [4] . Il apparaît en fait que le groupe primitif s’est structuré sur le modèle des confréries ou sociétés de jeunes que François lui-même a fréquentées. Parmi les indices qui le laissent voir, on peut citer le dernier banquet de François tel qu’il est rapporté par la Légende des Trois Compagnons (3 S). Le futur saint y est élu « podestat » de la compagnie du bâton (3 S 7), dont on a retrouvé des traces juridiques dans des documents contemporains [5]. La même légende rapporte que durant le trajet vers Rome en 1209, François dit à ses compagnons : « Désignons l’un d’entre nous comme chef [...] Ils élirent frère Bernard » (3 S 46). Cet épisode révèle la première tentative pour organiser le pouvoir à l’intérieur de la fraternité. « A la différence des abbés élus à vie, mais à la ressemblance des groupes civils qu’il a connus, François ne se considère pas comme le chef perpétuel du groupe [6]. » De même, le retour de mission rapporté par la Vita prima de Thomas de Celano décrit les retrouvailles dans un repas fraternel joyeux. C’est également le témoignage que livre Jacques de Vitry dans sa Lettre 1 :
Une fois l’an, les hommes de cette religion se retrouvent en un endroit convenu, pour se réjouir dans le Seigneur et manger ensemble .
Il y a là de nombreux parallèles avec la réunion statutaire d’une fraternité dont les membres sont habituellement séparés. De ce qui les caractérise on peut relever : la place centrale du repas communautaire comme manifestation du groupe, ainsi que la présence simultanée de clercs et de laïcs, ce qui est le cas dans le petit groupe d’Assise.
Des relations familiales
Son but est alors de remplacer les antagonismes habituels par une société fondée sur les rapports familiaux, où les seules différences reposeront sur l’âge et le sexe. Il s’agit là d’une différence naturelle et donc divine [7]. Il invite ses frères à réaliser le modèle de la famille. Il leur recommande de vivre selon un type de structure familiale. L’amour fraternel doit en fait être « maternel » (I R 9, 11 : « Que chacun... aime et nourrisse son frère, comme une mère aime et nourrit son fils » ; voir aussi RErm, LLeo etc). Dans la LFid où il rêve d’une société laïque tout entière spirituelle, il invoque un idéal familial dans lequel les fidèles deviennent époux, frères et mères du Christ. Pour François, le schéma social idéal est de type familial [8]. On gagnera à lire sur ce sujet les pages stimulantes de J. Dalarun qui observe :
Ce que veut signifier l’Assisiate, c’est que le seul mode de gouvernement conciliable avec le principe de fraternité absolue est la maternité relative .
Que faut-il entendre par là ? Rien d’autre que le fait pour les frères d’être prêts à se laisser engendrer spirituellement les uns par les autres, dans une soumission réciproque réelle. Celle-ci ne doit pas se fonder sur un statut ou une hiérarchie quelconque. Elle repose en définitive sur un amour réel des uns pour les autres.
Mais ce bel idéal devait se confronter à la réalité d’un groupe vivant une croissance numérique exponentielle (on a calculé que le taux de croissance des dix premières années était de l’ordre de 82 %), ainsi qu’à l’arrivée de frères lettrés et à un succès reconnu par les autorités, tant civiles que religieuses. Il a fallu dès lors passer de l’intuition à l’institution.
Organisation du pouvoir dans l’ordre franciscain naissant
Ce titre contient un double paradoxe. Il y a évidemment celui de parler d’Ordre alors que saint François s’y est opposé au point de conserver le terme fraternitas dans la seconde règle, qui adopte pourtant la structure d’un ordo (II R 8, 1 ; 9, 2 ; 12, 3). L’autre paradoxe réside dans le fait de parler du pouvoir. Il semble que l’on puisse caractériser François et ses frères par le renoncement au pouvoir. C’est d’ailleurs le sujet de la thèse de M. Cusato [9]. C’est aussi le vœu du poverello lorsqu’il veut que ses frères soient appelés mineurs et qu’ils soient véritablement des subditi, c’est-à-dire soumis à tous et à tout (I R 7, 2 ; II LFid 47 ; Sal V 17-18, etc.). On remarque chez le saint une méfiance chronique par rapport à ceux qui usent d’artifices pour s’élever au-dessus des autres. François a cependant dû constater, durant son voyage à Damiette comme au sein de sa fraternité, que « le monde est un immense champ de lutte pour la richesse et la puissance » [10]. Il a dû se résoudre à ce que l’œuvre échappe à son créateur pour vivre de sa vie propre. Notre attention va devoir, de la sorte, se focaliser sur les étapes majeures de la mise en place d’un gouvernement franciscain.
Trois grandes étapes marquent le mouvement d’organisation du pouvoir dans la famille puis dans l’Ordre franciscain : 1220 et la démission de François, 1239 et les premières Constitutions, 1260 et les Constitutions de Narbonne. De vingt ans en vingt ans, l’institution réfléchit et organise son propre fonctionnement.
La démission de François
Nous avons vu que le petit groupe qui s’élance sur la route de Rome en 1209, se structure de manière très simple et spontanée. Pourtant, il ne faut pas se leurrer, la place de François était bel et bien prépondérante au point que, même après sa démission, sa situation juridique sera ambiguë. Il semble en effet qu’on ait continué de le considérer comme ministre général et que Pierre de Catane, puis Elie, n’aient été perçus que comme les Vicaires de François. Dans l’épisode relaté en LP 114 (comme à la fin de sa vie dans le Testament), on ne peut que constater une tendance égotique très prononcée. « Humilité et simplicité sont ici mises au service d’un diktat. On est bien loin du dialogue fraternel, de la réflexion collective dont on pouvait naïvement imaginer que les chapitres étaient le lieu privilégié » [11]. On nuancera toutefois ces propos en remarquant que dans la LMin 13 (entre 1221 et 1223), l’Assisiate suggère que « de tous les articles de la Règle qui traitent des péchés mortels, nous en ferons un seul, lors du chapitre de la Pentecôte, avec l’aide de Dieu et après avoir pris conseil des frères ». Or, de la proposition qu’il fait, IIR 7 n’a pas conservé grand chose.
Pour comprendre la démission, il faut remonter au chapitre du 26 mai 1219 qui est relaté en LP 114 puis relu en 113 [12]. Des frères « instruits et sages » suggèrent que François devrait non seulement « écouter leurs conseils », mais aussi « se laisser conduire par eux » au moins « de temps en temps ». L’enjeu sous-jacent est bien le pouvoir. A la fin de ce chapitre, le fondateur va partir en Terre Sainte. Il désigne deux vicaires : Grégoire de Naples qu’il charge de visiter les frères, et Mathieu de Narni qui doit accueillir les postulants à la Portioncule. Or, ceux-ci vont profiter de son absence pour convoquer un « chapitre des Anciens » (sur le modèle cistercien ?) et promulguer des Constitutions dans lesquelles on retrouve par exemple l’alignement du jeûne sur des traditions monastiques. François est mis au courant par un frère venu le rejoindre. Il revient accompagné de Pierre de Catane et d’Elie. Cependant, il ne va pas à Assise pour retirer leur mandat aux vicaires. Il se rend directement chez Honorius III où il demande pour la fraternité la protection de l’évêque d’Ostie, le cardinal Hugolin (futur Grégoire IX). Il semble clair qu’à ce moment déjà, François a l’intention de démissionner. C’est ce qu’il fait au cours d’un chapitre tenu probablement le 29 septembre 1220 (Vita II, 143 ; LP 105). C’est lui qui désigne son successeur, frère Pierre de Catane, compagnon de la première heure, mais qui avait fait des études de droit à Bologne. De ce fait il avait la confiance des frères instruits. Une page se tourne. Six mois plus tard, Pierre décède et c’est Elie que François désigne pour lui succéder.
De la Regula non bullata à la Regula bullata
C’est probablement au cours du chapitre de Pentecôte 1221 que la « première » règle fut présentée et adoptée par les frères. Elle est le fruit d’une longue élaboration progressive [13]. Il apparaît en effet que, jusqu’en 1223, les chapitres ont été le lieu d’une intense activité législative. Comme pour les associations laïques dont il est tributaire, le petit groupe des frères a d’abord exprimé simplement et positivement le but qu’il poursuivait. Puis, lorsque des difficultés sont apparues, il a fallu modifier les statuts pour restreindre ou étendre les moyens primitivement exposés. Il en a résulté un texte relativement long, qui relève bien souvent beaucoup plus du directoire spirituel ou de l’exhortation que de la législation. La différence de style avec la règle de 1223 sera d’ailleurs manifeste à plus d’un endroit. En voici un exemple à propos de l’accueil des nouveaux frères :
Si quelqu’un, sous l’inspiration de Dieu, veut mener cette vie et vient à nos frères, que ceux-ci le reçoivent avec bonté. S’il persévère dans son désir de partager notre vie, les frères se garderont bien de se mêler de ses affaires temporelles ; mais ils le présenteront le plus tôt possible à leur ministre. Le ministre l’accueillera avec bonté, l’encouragera et lui exposera avec soin ce qui concerne notre vie (I R 2,1-3).
Ceux qui viendront trouver nos frères avec la volonté de partager leur vie, on les enverra aux ministres provinciaux, qui, seuls et exclusivement, auront le pouvoir d’admettre des frères. Que les ministres les examinent soigneusement sur la foi catholique et sur les sacrements de l’Église. Si la foi des postulants est ferme sur ces points ; s’ils sont décidés à confesser cette foi et à la pratiquer avec courage jusqu’à la mort ; s’ils ne sont pas mariés ; ou si leur femme est déjà entrée dans un monastère, ou si du moins elle leur a permis, avec l’autorisation de l’évêque diocésain, d’entrer en religion... (II R 2,1-4).
On remarquera aisément la nette différence d’accent dans ces deux extraits. La seconde règle donne des clarifications juridiques que la première ignorait. Par contre, elle perd sans doute en convivialité ce qu’elle gagne en précision.
On peut schématiser brièvement la structure du gouvernement à l’époque de II R comme suit. Au sommet se trouve le « ministre général et serviteur de toute la fraternité » (II R 8, 1). L’expression redondante « ministre et serviteur » qui revient si fréquemment, prouve qu’on envisage un gouvernement de service. A l’échelon intermédiaire se trouvent les ministres chargés des provinces. Parmi leurs attributions se trouve celle de pouvoir convoquer un chapitre provincial une fois l’an, à la Saint-Michel (II R 8,5), ainsi que celle de recevoir les postulants (II R 2, 1-10). Viennent ensuite les custodes. Ils assistent les ministres provinciaux en les secondant sur des parties de territoire plus restreintes. Pour être complet, il faut encore mentionner les gardiens. Ceux-ci sont absents de la règle, mais on sait par la LOrd qu’ils viennent compléter cette hiérarchie. (La règle ne dit pas qui élit les titulaires de tous ces postes intermédiaires). Quant au fonctionnement de cette machine institutionnelle, il se laisse deviner au travers des assemblées que sont les chapitres généraux et provinciaux. On pourrait y voir une synthèse « parlementariste » de l’esprit évangélique et du chapitre monastique : un « pouvoir législatif », les assemblées des chapitres, qui nomme les ministres et, au besoin, les révoque ; un « pouvoir exécutif » qui veille à l’application de la réglementation, à la distribution des fonctions et aux affaires quotidiennes. Un partage des pouvoirs au sommet, reproduisant l’équilibre entre concile et papauté dont la combinaison marque le fonctionnement de l’Église depuis l’origine. Des organes centraux, ministre et chapitres généraux ; d’autres locaux, reproduisant les précédents à l’échelle des provinces, elles-mêmes divisées en custodies regroupant un ensemble de couvents sur des bases territoriales » [14]. Reste cependant de nombreuses zones floues...
Au vu de tout ce que nous avons déjà dit, il est clair que la distribution du pouvoir dans l’Ordre sera quelque chose de délicat durant tout le temps où François est vivant. Il faudra d’ailleurs attendre 1230 et la Bulle Quo elongati de Grégoire IX pour voir le ministre général libéré du « poids de la stature du commandeur que constitue la mémoire même du fondateur » [15]. Dans cette Bulle, en effet, l’ancien protecteur de l’Ordre stipule que les frères ne sont pas tenus d’observer le Testament de François, contrairement à ce que celui-ci demandait (Test35-41 ). L’argumentation utilisée par le pape est suggestive à plus d’un titre. Il rappelle d’abord sa relation d’intimité avec le saint afin de désacraliser sa volonté. Ensuite il avance un argument juridique remis à l’honneur peu de temps auparavant : « Sans le consentement des frères et en particulier des ministres, que cela regardait tous, il ne put obliger et il n’obligea en aucune manière son successeur » [16]. Cette argumentation à l’encontre du Testament sous-entend au moins que la II R a été débattue et approuvée en chapitre, sans quoi elle non plus n’aurait pas de force contraignante. On ne peut nier que les chapitres et les ministres soient les deux niveaux fonda mentaux d’exercice du pouvoir même si, une fois encore, les interférences ont dû être nombreuses du vivant de François [17]. On touche ici du doigt le cœur de la crise franciscaine : comment rester ouvert et fidèle au charisme (du) fondateur tout en donnant à l’Ordre une structure qui lui permette de survivre à la mort de celui-ci ? Comment articuler charisme et institution, référence au fondateur et à une norme objective ?
L’enjeu de la crise de 1220 peut être compris comme la tension entre le pouvoir charismatique du fondateur, appuyé par la masse des frères, et le pouvoir oligarchique des frères plus instruits et influents. Il s’agit en même temps de surmonter l’hésitation entre un semblant de pouvoir législatif comme chambre d’enregistrement de l’exécutif, et une relative séparation des pouvoirs avec contrôle réel du second sur le premier ; entre démocratie directe et démocratie indirecte, avec alors la question de la représentativité. Ce n’est pas la démission de François qui pouvait résoudre cette tension. En témoignent le flottement dans le vocabulaire pour désigner Pierre de Catane puis Elie (vicaires ou ministres ?), et l’incapacité pour les sources de compter les généralats de manière cohérente. C’est la Bulle Quo Elongati qui inaugure le mouvement en réaffirmant le pouvoir du ministre général tout en posant les bases d’une forme très incomplète de représentativité au sein du chapitre général.
Les Constitutions de 1239
En 1239 éclate une nouvelle crise dont le détonateur est le frère Elie, qui est passé imperceptiblement d’une démocratie directe à une autocratie démagogique. On relève alors deux positions en présence pour donner la direction à suivre. Elles vont en fait se succéder rapidement. La première est l’option collective qui se traduit dans les Constitutions de 1239 : une pyramide reposant sur la base de tous les frères, avec une nette préséance du législatif sur l’exécutif et un double contrôle des supérieurs locaux élus et des frères de base désignés. Ensuite vient la reprise en main par une élite culturelle qui garde le même revêtement démocratique et parlementariste, mais centralise le pouvoir dans un système relativement clos.
Longtemps ignorées, les Constitutions de 1239 ont été découvertes par C. Cenci et publiées en 1990 [18]. De quoi s’agit-il ? En 1239, un chapitre général est réuni à Rome. Il dépose le frère Elie de sa charge de ministre général et fait œuvre législative. Il y avait certainement des griefs objectifs dans les motifs de cette déposition, parmi lesquels une prépotence excessive du ministre général, qui a sans doute abusé de son autorité. Mais il est important de noter qu’Elie a également œuvré pour éviter la cléricalisation de l’Ordre, qui va pourtant se produire à partir de cette date. En effet, les Constitutions stipuleront qu’on n’acceptera plus dans l’Ordre que des clercs ayant fait des études universitaire ou des clercs et des laïcs dont la venue serait une gloire pour l’Ordre [19] !
L’écart avec l’accueil bienveillant préconisé en I R est immense. S’agit-il d’une manœuvre pour juguler l’afflux massif des candidats, ou d’une prise de pouvoir de l’élite intellectuelle ? Cela est difficile à déterminer. Nous nous en tiendrons, dans ce qui suit, à ce qui touche à l’élection des ministres et à leur pouvoir, car cela concerne plus directement l’objet de notre étude.
La première série d’articles des Constitutions de 1239 devait traiter du chapitre général. En renouant avec sa fonction législative, celui-ci souligne son importance comme source exclusive du droit à l’intérieur de l’Ordre. La règle laissait une grande marge de manœuvre au ministre général pour la convocation des chapitres. Désormais, il ne peut plus les espacer de plus de trois ans. Le ministre provincial s’y rendra avec un compagnon (de route), un custode élu par les autres custodes, et un frère « discret », élu par le chapitre provincial. Le « discret » est un frère faisant montre de la vertu médiévale par excellence : la discretio, le discernement. Ce chapitre général connaît deux configurations différentes. Il y a d’abord ce qui concerne le ministre général, et qui relève des provinciaux et des représentants des custodes. Après avoir fait aveu de ses manquements, le général se retire et les ministres peuvent exprimer leurs griefs qui sont notifiés afin de permettre au général de présenter sa défense si besoin est. Ensuite, on procède à un vote pour voir si le ministre général doit être maintenu, corrigé ou remplacé. La décision est prise « selon l’avis de la partie supérieure à la moitié de tous ». Ensuite, les custodes cèdent la place aux discrets et on procède à l’examen des questions venues des provinces et à la définition des décisions qui engagent tout l’Ordre.
Comment procède-t-on à l’élection d’un général ou d’un provincial ? C’est ici que l’on peut parler du génie des Ordres mendiants. En fait, il ne font qu’appliquer le canon 24 de Latran IV mais selon leur configuration propre [20]. Il s’agit de la via scrutini qui se déroule en cinq temps. Tout d’abord, les « scrutateurs » (normalement au nombre de trois) recueillent et notent, devant tous, les votes des provinciaux et des custodes. Le scrutin est ensuite proclamé. Si aucune majorité ne se dessine au terme de deux scrutins, la décision est remise à trois ou cinq frères sages, qui agiront « à la place de tous ». Les dominicains autorisent de leur côté autant de scrutins qu’il sera nécessaire. Vient ensuite normalement le consentement de la minorité, puis le décret d’élection. Cependant, le document ne permet pas de l’établir avec certitude. Cette pratique a pu venir plus tard sous le généralat d’Aymon de Faversham qui, comme nous le verrons, était fasciné par l’organisation dominicaine et a très bien pu y puiser ces deux dernières étapes. Pour l’élection des provinciaux, la procédure est la même mais ils doivent être confirmés par le général.
Le chapitre provincial doit, lui, être célébré une fois l’an dans chaque province. Normalement, les custodes et les frères y sont conviés, mais mieux vaut éviter la multitude. D’ailleurs, chacun des frères ne dispose pas d’une voix, mais bien chaque couvent qui doit élire un frère « discret » pour le représenter. Il n’est nulle part question de tenir compte du nombre de frères pour établir un nombre proportionnel de « discrets ». « On constate donc ici une rémanence de démocratie directe réduite à la possibilité pour tous, mais qui n’est pas encouragée, d’assister à l’assemblée ; rémanence recouverte par une mise en œuvre de démocratie indirecte, au moyen d’une délégation élective et représentative dont l’unité de base est le couvent » [21]. On porte devant le chapitre les points définis dans le couvent par la majorité. Et après cela, les points reçus par la majorité du chapitre provincial sont portés devant le chapitre général.
On peut observer que le principe de base de ce gouvernement est le chapitre général qui peut déposer et désigner le ministre général sans aucun recours possible. Cette assemblée s’impose également comme dernier appel au sein de l’Ordre. Au niveau des techniques électorales, elles se conforment à Latran IV. Les techniques délibératives ont une assise communautaire encore plus large puisque les propositions de l’ordre du jour et de son contenu émanent de la « base ». Il faudra cependant passer les écueils du vote conventuel, puis provincial pour les voir figurer au chapitre général. Reste un problème au niveau des chaînes de désignation. Qui désigne les custodes et les gardiens ? Jourdain de Giano laissait entendre qu’ils étaient élus par les frères, mais cette disposition, approuvée sans doute au chapitre de 1239, a dû tomber en même temps que le chapitre des définiteurs. L’élection viendrait alors de leurs égaux.
L’assemblée des définiteurs
Albert de Pise, élu en lieu et place d’Elie en 1239, meurt six mois plus tard. C’est Aymon de Faversham qui est choisi pour lui succéder. Or, celui-ci est impressionné par ce que Léo Moulin a appelé le « bicamérisme » dominicain. Il existait en effet chez les Prêcheurs deux types de chapitres généraux. L’un constitué des supérieurs en charge, et l’autre composé de membres élus par la base pour la représenter. Pour qu’une décision ait force de loi, il fallait qu’elle soit entérinée par l’un et l’autre des chapitres. On décide donc de tenter la même expérience chez les disciples de François. Le premier chapitre des Définiteurs eut lieu à Montpellier en 1241. Les membres y firent preuve d’un tel zèle, en faisant sortir de gré ou de force le général et les autres supérieurs, que ce fut aussi... le dernier. L’incapacité de faire fonctionner cette structure semble symptomatique du passage en train de s’opérer dans l’Ordre. « Les premiers franciscains, formés dans la tradition communale, auraient probablement réussi, eux aussi, à la faire fonctionner. Que les clercs de 1240 y aient échoué est sans doute un autre signe d’une profonde mutation de l’Ordre » [22]. C’est également sous le généralat d’Aymon qu’est prise la décision de ne plus accorder de charges de supérieurs dans l’Ordre à des laïcs.
La vie de l’Ordre se poursuit donc sur base de ces Constitutions et de ce vécu. En 1247, Jean de Parme qui vient d’être élu ministre général, tente un retour aux sources qui s’avérera impossible malgré le soutien d’une bonne partie des frères. C’est qu’un groupe réfractaire à son gouvernement parviendra à le faire démissionner en 1257 par recours à Rome. On l’accuse à tort de connivences joachimites. Le pape lui demande de remettre sa charge et Jean le fait. Mais ce sont les capitulaires eux-mêmes qui se mettent en grève pour protester et lui demander de rester en fonction. Le compromis qui sera finalement trouvé est de laisser le soin à Jean de Parme de désigner son successeur. Il choisit un jeune théologien de quarante ans, Bonaventure de Bagnoregio, qui est alors élu à l’unanimité.
Les Constitutions de Narbonne
A peine élu, Bonaventure envoie une encyclique à tous les provinciaux depuis Paris, sans prendre contact avec l’administration centrale de l’Ordre. C’est un véritable manifeste de reprise en main, où il fustige dix défauts contre lesquels il veut lutter à l’intérieur de l’Ordre. Il faut savoir qu’à cette époque, la famille franciscaine n’est pas loin du point de rupture. Les luttes sont grandes entre les zelanti (spirituels) et les partisans de l’évolution en cours. De plus, la crise joachimite touche de plein fouet une bonne partie de l’Ordre. Et enfin, les luttes avec les séculiers font rage tant à l’université de Paris que dans les provinces. Le nouveau général a donc fort à faire et va essayer de réaliser sa réforme en trois temps. Il y aura d’abord les Constitutions de Narbonne en 1260, puis la rédaction d’une Vita officielle et enfin le chapitre de Paris de 1266.
Onze chapitres généraux se sont déroulés depuis l’approbation de II R, donnant lieu à une législation variée et parfois ignorée des provinciaux. Le besoin d’unification se fait sentir et Bonaventure s’y attelle pour convoquer finalement le chapitre de Narbonne de 1260. Celui-ci va entériner le mouvement de centralisation et d’unification amorcé par le nouveau général. Ainsi, bien que l’Ordre comporte maintenant une variété de statuts et de charges nettement tranchés et cloisonnés, l’unité de l’ensemble est affirmée par l’habit, le même pour tous. D’autre part, rien ne peut être fait sans la permission expresse des supérieurs, dans le strict respect de l’ordre hiérarchique.
Ce qui évolue par rapport aux Constitutions de 1239 concerne notamment la désignation des custodes et des gardiens. Elle se fait par le ministre provincial en chapitre provincial, avec le conseil des frères « discrets » de la custodie et les définiteurs pour les custodes, et pour les gardiens de même avec en plus l’avis du custode de la circonscription, mais sans celui des frères du couvent. A aucun échelon de la hiérarchie n’est prévue une échéance de mandat. La fonction était sans doute viagère sous réserve de déposition.
En fait, ces Constitutions n’innovent pas mais synthétisent un mouvement inauguré depuis une vingtaine d’années. Bonaventure réalise ce en quoi il excelle et qui lui vaudra le titre de « second fondateur » : faire du neuf avec du vieux. « De 1239 à 1260, le système institutionnel évolue non plus par coups de barre alternés, mais par stratification. L’apport de chaque couche est corrigé par la suivante, mais sans être totalement évacué » [23]. Il en ressort une forme de gouvernement qui concilie l’assise démocratique de 1239, faussée pour les supérieurs locaux mais toujours effective pour les « discrets », l’appareil oligarchique du généralat d’Aymon, et le monarchisme du ministre général (présidentialisme ?) retrouvé par un retour à la figure patriarcale du fondateur et de ses successeurs. La prise de pouvoir du chapitre général est claire puisque les Constitutions résultent de ses œuvres, et qu’elles lui reconnaissent « l’autorité supérieure du gouvernement de l’Ordre ». Cela transparaît surtout dans le fait qu’il concentre dans son fonctionnement à deux temps (depuis 1242) le rôle du chapitre des prieurs et du chapitre des définiteurs, toujours distinct chez les dominicains. J. Dalarun n’hésite pas à dire que ces Constitutions« placent en réelle position de pouvoir cette caste de prêtres universitaires » [24] qui ont limité le recrutement et l’octroi des postes de décision à leurs semblables. La référence à une légitimité venue de la base se trouve de fait singulièrement restreinte depuis le calamiteux chapitre de Montpellier.
Pourtant, il reste du « jeu » dans ces rouages institutionnels. Du côté de la base, elle peut toujours faire parvenir ses avis moyennant les étapes que nous avons décrites. De plus, comme dans toute l’histoire de l’Église, le phénomène de réception reste important. Du côté de la tête (le ministre général), deux faits sont à noter. Tout d’abord, toutes les sources s’accordent pour voir dans les Constitutions de Narbonne l’œuvre de Bonaventure. Cela « en dit long sur le poids de L’exécutif au cœur même du législatif » [25]. D’autre part, un courant voit le jour au sein de l’Ordre pour revenir à un attachement à la figure patriarcale, à défaut d’être charismatique, du ministre général. C’est le cas chez Hugues de Digne, dans son commentaire de la règle (vers 1252) [26], ou encore chez Pierre de Jean Olivi (mort en 1298), qui rédige lui aussi un commentaire de la règle et fait une première référence explicite à Aristote dans ce type de littérature. Il semble à P. de Jean Olivi que la règle propose un mode de gouvernement très utile : « Car ce régime est aussi très utile selon Aristote, philosophe païen, puisqu’il est monarchique et qu’en lui cependant tous comparticipent en quelque sorte. De même que l’unité de la tête prémunit en effet contre les scissions, qu’il est plus facile aussi de trouver une seule personne très avisée et excellant à gouverner qu’un grand nombre, de même, un seul voit les choses mieux, de manière plus réfléchie et plus mûre s’il est soutenu par le conseil de beaucoup d’autres que s’il est seul » [27] .
Démocratie, oligarchie, monarchie ? Il est clair que l’organisation du pouvoir s’étire et se joue entre ces trois pôles durant le premier demi-siècle d’existence des franciscains.
Pour conclure
Au terme de ce parcours, il semble important d’évaluer pareil développement du point de vue théologique et spirituel, car il fut aussi à l’horizon des discussions qui s’y succédèrent.
Par souci de méthode, nous nous sommes situés jusqu’à présent sur un plan purement institutionnel. Mais il y a une limite à procéder de la sorte. C’est qu’on porte sur ces débats un regard qui néglige leur enracinement spirituel et théologique. C’est cette lacune que je voudrais en partie combler ici, en évoquant quelques éléments essentiels touchant les notions de pouvoir et d’obéissance au sein de ces tensions.
Il faut avant tout rappeler le profond christocentrisme de François, et son insistance sur le réalisme de l’incarnation. Tout chez lui est pesé à l’aune de ce dogme central du christianisme : le Verbe s’est fait chair. Prenons l’exemple de la pauvreté. Elle n’est pas d’abord ascétique (« Moins je possède, plus je me possède »), elle n’est pas d’abord apostolique (« Plus je me détache des biens de ce monde, mieux je travaille au bien des âmes »), elle est de nature essentiellement mystique. Si François est pauvre, c’est qu’il aime le Christ et que le Christ fut pauvre [28]. Ainsi en va-t-il également du pouvoir et de l’obéissance. Tout doit être conformé au Christ et à l’évangile. On pourrait multiplier ici les citations d’extraits des écrits de François. En voici deux tout à fait caractéristiques.
Sur aucun homme mais surtout sur aucun autre frère, nul ne se prévaudra jamais d’aucun pouvoir de domination [...]. Aucun frère ne doit dire ni faire aucun mal à un autre ; au contraire, par esprit d’amour, qu’ils se rendent volontiers service et s’obéissent mutuellement : telle est la vraie et sainte obéissance de notre Seigneur Jésus Christ (I R 5,9-15).
Lorsqu’il le faudra, ils iront quêter en nature. Qu’ils n’aient point honte : qu’ils se rappellent plutôt que notre Seigneur Jésus Christ, le Fils du Dieu vivant tout puissant a rendu son visage dur comme pierre, sans rougir ; qu’il fut pauvre et sans abri, qu’il a vécu d’aumônes, lui et la bienheureuse Vierge, et ses disciples (I R 9,3-5).
Fort bien dira-t-on. Le poverello veut être « soumis et docile à n’importe quel homme de ce monde » (cf. Sal V 16) et il souhaite « fermement obéir au ministre général de cette fraternité et tout gardien qu’il lui plaira de [me] donner » (Test 27) [29]. Mais qu’en est-il alors des interventions « autoritaires » que nous avons notées ?
C’est que l’Assisiate est dépositaire d’un charisme et qu’il veut en transmettre la flamme à tout prix. Ce type d’intervention abrupte relève du prophétisme. Ne dit-on pas de Jésus qu’il enseignait avec autorité ? La vie de l’Église est traversée par la tension entre ce que Max Weber a appelé l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité [30]. L’agir de François relève du premier type. Le chrétien de la conviction s’engage « en fonction de la nécessité de veiller sur l’idéal [...] sur l’utopie qui permet à la personne de ne pas se déshonorer dans le jeu des machiavélismes ou les arguties des casuistiques. Il refuse de voir s’éteindre la flamme du radicalisme évangélique » [31]. Mais sans le chrétien qui agit selon la responsabilité, l’idéal risque fort de ne rester qu’une utopie, ou alors un fait vécu par une élite restreinte. En effet, le « chrétien de la responsabilité désire ardemment tout autant que l’autre, être sincèrement fidèle à l’évangile [...] mais il lui faut tenir compte des hommes et des situations, chercher non le souhaitable mais le possible » [32]. L’institutionnalisation progressive relève sans doute de ce second type de comportement, même s’il peut y avoir eu glissement vers des intérêts particuliers à l’un ou l’autre moment. Mais tous les successeurs de François n’ont pas trahi l’intuition du Poverello.
Le défi du gouvernement de l’Ordre franciscain a été de garder vive la flamme allumée par saint François dans le monde des hommes et de leurs vicissitudes. Monarchie, oligarchie, démocratie ? Sans doute, le subtil (et fragile) équilibre atteint en 1260 était-il le plus à même de relever ce défi. Et l’histoire mouvementée du premier siècle franciscain nous rappelle une fois encore la difficulté de conjoindre le charisme et l’institution, autant que celle de faire perdurer une intuition liée à une personne, lorsque celle-ci n’est plus là.
Frère Benoît Mailleux, né en 1970, entré à la Fraternité de Tibériade en 1991. Y exerce actuellement le service de maître des novices. Dans ce cadre, s’intéresse à la vie religieuse tant dans son histoire que dans sa théologie, une attention spéciale est portée sur l’articulation entre charisme et institution. Un article sur un sujet proche devrait paraître dans la revue Irenikon : « Les ministères chez Tertullien ».
Bibliographie
Sources
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Documents
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Articles
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L. Moulin. « Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes », in Revue internationale d’histoire politique et constitutionnelle, avril-juin 1953, p. 106-148.
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[1] On suppose connu l’essentiel de la chronologie franciscaine. Si tel n’est pas le cas, il est toujours utile de se reporter à celle que l’on trouve dans Saint François d’Assise, Documents. Ecrits et premières biographies, Th. Desbonnets et D. Vorreux éd., 2e éd. revue et augmentée, Paris, Ed. franciscaines, 1981, p. 1359-1363.
[2] D. Flood, W. van Dijk, T. Matura, La naissance d’un charisme. Une lecture de la première règle de François d’Assise, Présence de saint François 24. Paris, Ed. franciscaines, 1973, p. 172.
[3] « Voici comment le Seigneur me donna, à moi frère François, la grâce de commencer à faire pénitence. Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur me conduisit parmi eux... » (Test 1-2).
[4] Cf. F. de Beer, La genèse de la fraternité franciscaine, cité dans Th. Desbonnets, op. cit., p. 70.
[5] Voir ibid., p. 79-80.
[6] Id., p. 91.
[7] Ibid., p. 147.
[8] J. Le Goff, op. cit., p. 122-124.
[9] M. Cusato, La renonciation au pouvoir chez les Frères Mineurs au XIIIe siècle, Thèse pour le doctorat soutenue le 9 janvier 1991 à l’Université de Paris-IV.
[10] E. Leclerc, Sagesse d’un pauvre, 10e éd., Coll. « Présence de saint François » 7, Paris, Ed. franciscaines, 1975, p. 140.
[11] J. Dalarun, op. cit., p. 31. Sur cet aspect de la personnalité de François, on pourra lire J.M. Charron, De Narcisse à Jésus. La quête de l’identité chez François d’Assise, Montréal-Paris, Ed. Paulines-Cerf, 1992. L’auteur y montre combien la suite du Christ vécue par François est traversée par une composante narcissique patente, et comment la référence à Jésus s’offre comme une voie d’intégration.
[12] Pour l’exégèse de ces paragraphes de la Légende de Pérouse, voir Th. Desbonnets, op. cit., p. 52-58.
[13] On dispose d’une très bonne analyse de I R dans D. Flood, W. van Dijk, T. Matura, op. cit. La tentative de retrouver le noyau primitif y est remarquablement menée.
[14] J. Dalarun, op. cit., p. 53.
[15] Ibid., p. 82.
[16] Bulle Quo elongati, citée par J. Dalarun, op. cit., p. 82. Le pape reprend là la fameuse maxime quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet. Formulé en 531 dans une constitution de Justinien, cet adage est réapparu dans les dernières décennies du XIIe siècle puis est invoqué fréquemment au XIIIe siècle, notamment par la papauté. C’est à cette époque qu’il passe du domaine de la procédure privée à celui de son usage comme grand principe général de consultation et de consentement, dans le champ de ce que nous appelons aujourd’hui le droit public. Voir G.D. Guyon, « L’apport historique du droit canonique au droit électoral », dans J.B. d’Onorio éd. « L’Église et la démocratie ». Actes du XVe colloque national de la confédération des Juristes Catholiques de France, Paris, Téqui, 1999, p. 162-167. L’auteur rappelle que l’associationnisme du XIIIe siècle ainsi que la difusion de la pensée politique d’Aristote aboutissent à des procédures où le peuple et l’autorité doivent naturellement coopérer. Le climat est d’ailleurs de plus en plus saturé par l’idée de représentation et c’est pourquoi les constitutionnalistes et les politologues modernes y voient les premières esquisses de la théorie de la représentativité et du parlementarisme.
[17] « Grégoire IX a parfaitement saisi l’absence de concertation et la volonté d’imposer ses vues qui caractérisaient l’humble et doux Poverello. Il suggère par ailleurs, de manière implicite, que la Règle vaut non pas en ce qu’elle a été dictée par le saint, mais en ce qu’elle a été entérinée par un chapitre général », comme le déclare J. Dalarun, op. cit., p. 82.
[18] C. Cenci éd., « De fratrum minorum Constitutionibus praenarbonensibus », dans Archivum franciscanum historicum, 83, 1990, p. 50-95.
[19] Il faut savoir que le texte retrouvé par C. Cenci est acéphale. La partie manquante ne peut être reconstituée que par les Constitutions de Narbonne de 1260, et par les autres sources (Légendes et lettres).
[20] Voir R. R Duval, « Techniques et pratiques électorales dans les ordres mendiants au Moyen Age », dans J. Gaudemet éd., « Les élections dans l’Église latine des origines au XVIe siècle », Institutions-société-histoire, Paris, Ed. Fernand Lanore, 1979, p. 307-416.
[21] J. Dalarun, op. cit., p. 87.
[22] Ibid., p. 133.
[23] Ibid., p. 136.
[24] Ibid., p. 102.
[25] Ibid., p. 102.
[26] « Le saint, amant de l’unité, voulut doter sa famille d’un seul chef et qu’un seul soit le pasteur de son troupeau. » Cité dans J. Dalahun, op. cit., p. 97.
[27] Il y a sans doute allusion à « La Politique » V, 11 et III, 7. Voir ibid., p. 112-114.
[28] Saint François D’assise, Documents. Ecrits et premières biographies, p. 195, n° 7.
[29] « Ils renoncèrent aussi à tout pouvoir social, se dépouillant de leur statut social et prenant place, pauvres et sans pouvoir, aux côtés des vrais pauvres (...) Car la réponse minorité à l’oppression n’était pas de reprendre le pouvoir pour redresser les torts, mais d’avoir le courage d’absorber en soi-même les coups d’un monde égoïste et violent, sans y répliquer par un geste réciproque. » In G. Lobrichon, recension de M. Cusato, La renonciation au pouvoir chez les frères Mineurs au XIIIe siècle, Thèse pour le doctorat soutenue le 9 janvier 1991 à l’Université de Paris IV in Revue d’Histoire de l’Église de France, 1991, p. 139.
[30] M. Weber, Le savant et la politique, trad. J. Freund, Paris, Plon, 1959.
[31] J.M.R. Tillard, art. « Obéissance », dans DS XI, Nabinal-Ozanam, Paris, Beauchesne, 1982, col. 555-56.
[32] Ibid., col. 555-556.