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Religieux demain : mystiques dans l’Histoire

Emilio Grasso

N°1999-3 Mai 1999

| P. 200-214 |

Il est urgent, nous dit le P. Emilio Grasso, fondateur de la Communauté Redemptor Hominis, de prendre la mesure du changement de perspective spirituelle où nous devons nous placer pour offrir réellement un espace de réponse à l’appel de Dieu. D’une période où « le langage commun restait confiné au domaine éthique et social » (complété par un discours apologétique) nous en venons à des temps où la parole vocationnelle ne sera entendue que « comme une parole non répétitive mais qui s’enracine dans une expérience mystique parce que le temps est venu où le religieux est mystique ». C’est à éclairer cette expérience mystique de la rencontre de Quelqu’un et de son travail dans l’âme (mémoire, intelligence et volonté) que l’auteur s’attache en la désignant avec saint Bernard : « l’école de la charité ». Qu’on ne s’y trompe pas ! Elle n’est pas seulement « monastique » car c’est là que se fait entendre la Voix du Bien-Aimé et celle, innombrable, de tous mes frères.

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Dans un article stimulant écrit tout de suite après le Concile, Karl Rahner mettait en évidence ce qui allait devenir le véritable critère d’évaluation des fruits du Concile : l’amour de Dieu, la foi, l’espérance, la charité envers soi-même et envers le prochain, l’adoration de Dieu en esprit et en vérité, l’acceptation de bon gré des ténèbres de l’existence et de la mort, en assumant et en sachant toujours mieux mettre en valeur la liberté personnelle.

Mettant l’accent sur tout cela, Rahner considérait « ce qui est religieux » comme la seule chose nécessaire, reléguant tout le reste au second plan, au rang de moyen. À ce « religieux », le grand théologien allemand donnait le nom de piété [1].

Après avoir analysé le temps historique vers lequel nous nous acheminons, Rahner en arrive à son affirmation, maintes fois citée depuis : « La personne pieuse de demain sera mystique, c’est-à-dire quelqu’un qui a expérimenté quelque chose, ou bien cessera d’être pieuse, car la piété de demain ne sera plus soutenue par la conviction devenue expérience et décision personnelle unanimes, naturelles et publiques, ni par les coutumes religieuses de tous ; l’éducation religieuse jusqu’ici habituelle ne pourra donc continuer qu’à être une initiation très secondaire pour la partie institutionnelle de la religion [2] ».

Derniers témoins d’un certain type de religieux

Aujourd’hui, en cette fin de siècle et à l’aube du troisième millénaire, nous courons le grand risque d’aboutir à des propositions pastorales et vocationnelles vides sur le plan théologique.

Il est désormais prouvé qu’il existe une lassitude à l’égard de l’écoute et de la parole. Notre temps est un temps de méfiance profonde dans la parole, annulée dans son rapport au réel, n’exprimant plus une expérience vécue, réduite bien souvent à un jeu de sons et vidée de tout contenu. Il s’ensuit aussi un sens d’ennui et de malaise à l’égard du discours théologique.

Le problème est bien connu. Il se pose aujourd’hui d’une manière radicalement nouvelle, à cause de transformations technologiques telles qu’elles font parler de l’avènement d’un homme nouveau ayant subi comme une mutation génétique par rapport à l’homme avec lequel nous avons vécu pendant des siècles. Il s’agit de l’avènement de ce que Ferrarotti appelle « l’homme digital » qui annonce la fin prochaine de l’anthropocentrisme vétéro-humaniste, la destruction des principes de la raison et la perfection du rien. À la fin du parcours d’une réalité virtuelle qui singe Dieu sans se bercer d’illusions excessives, le père de la sociologie italienne estime que l’on pourra tout communiquer, tout dire dans le monde entier, mais que le résultat sera que l’on n’aura rien à dire [3].

Ce phénomène, comme d’autres mutations culturelles et anthropologiques, interroge profondément le modèle de relation que nous instaurons avec le monde des jeunes envers lesquels nous nous tournons pour une pastorale des vocations.

Pour reprendre le langage de Rahner et les affirmations dont nous sommes partis, nous devons reconnaître que nous sommes en grande partie formés par un monde « unanime » et que nous en sommes les héritiers au niveau des paramètres de référence à des valeurs. La pensée marxiste elle-même, qui a constitué pendant plusieurs décennies un terrain de confrontation et de conflit, peut être rapportée à des matrices communes à la grande tradition culturelle chrétienne.

On pouvait dire de ce monde qu’il était un adversaire, mais l’on ne pouvait pas dire qu’on n’en connaissait pas les origines et les finalités.

Un jeune religieux, une fois son noviciat terminé et après s’être inséré dans sa communauté de vie, savait quelle était son identité et ce qu’il devait faire. Il s’agissait ensuite de l’accomplir en mettant en pratique tous les exercices ascétiques et les méthodes pastorales qui permettaient de communiquer avec un interlocuteur, anthropologiquement connu et qui partageait des références communes, pour l’interpeller sur une conduite de vie qui n’était plus à fonder.

Dans cette optique, le langage commun restait confiné au domaine éthique et social. Tout au plus en arrivait-on à un discours apologétique visant à démontrer la supériorité de l’engagement chrétien par rapport à toutes les autres formes de réponse et de participation.

Au-delà de toute analyse et de toute hypothèse de travail, une chose apparaît certaine, comme le soutient d’une manière très qualifiée le P. Jean-Marie R. Tillard : « Nous sommes inexorablement les derniers témoins d’une certaine façon d’être chrétien, catholique. Les derniers de toute une lignée de chrétiens formés par ce qui fut le christianisme de longs siècles de l’Occident chrétien, même après les grands tournants du XVIe siècle et de l’âge des Lumières [4]. »

Interrogé sur l’avenir de la vie religieuse, Edward Schillebeeckx affirme que les formes actuelles appartiennent désormais au passé. Pour lui les seules possibilités d’avenir consistent à être présent au milieu des gens qui souffrent et à écouter tous les grands problèmes du monde.

Par ailleurs, il faut savoir tendre l’oreille à la voix du passé et de toute la grande tradition religieuse et humaniste.

Pour Schillebeeckx, il ne s’agit donc pas d’être simplement présent à l’intérieur des situations, mais de s’y tenir avec une vision qui est à la fois une vision mystique et une vision d’engagement social, politique et économique.

Cet engagement exige absolument et nécessairement une formation théologale et théologique. Cette formation doit commencer dès le noviciat, pour se poursuivre durant toute la vie.

Le grand théologien dominicain voit, dans une vie concrètement solidaire avec les pauvres et dans un approfondissement de la réflexion intellectuelle, les seules possibilités d’avenir de la vie religieuse. En ce sens, dans le cadre de cette capacité de renouveau, qu’elle vienne de l’extérieur ou de l’intérieur des familles religieuses, Schillebeeckx manifeste son optimisme sur l’avenir de la vie religieuse, en dépit de tous les indices qui poussent au pessimisme [5].

Le risque d’une présence vide sur le plan théologique

Au-delà des différents points de vue pour aborder le problème et des différentes expériences des auteurs, nous constatons une surprenante unité au niveau des conclusions auxquelles parviennent aussi bien Rahner que Schillebeeckx et, sur un tout autre versant, Ferrarotti.

Il existe un grand danger, un danger mortel, d’une omniprésence en tout et pour tout, d’être informé et d’informer sur tout, d’être au sein de toute situation et de toute question, avec pour seul résultat de n’avoir rien de significatif à proposer.

Contre ces formes d’omniprésence à tout prix qui prétend se justifier au nom du mystère de l’Incarnation, Henri de Lubac a écrit quelques pages cinglantes qui demeurent d’une grande actualité. Le théologien français voyait le danger du retour d’un « christianisme arien », d’un christianisme parfaitement incarné dans lequel on est chrétien par naissance de la chair. L’omniprésence de toutes les manières possibles, sous toutes les formes de participation, n’est pas suffisante pour satisfaire aux exigences de l’Incarnation. Le Christ - rappelait le R de Lubac - n’est pas venu faire œuvre d’incarnation, mais le Verbe s’est incarné pour faire œuvre de Rédemption. Notre Dieu incarné est un Dieu crucifié. Il meurt dans la chair pour renaître dans l’Esprit [6].

Une pastorale des vocations ne peut en aucune manière se passer de la rencontre entre deux personnes, rencontre au cours de laquelle l’une des deux doit prendre l’initiative de communiquer un contenu, de révéler le secret de son cœur, d’interpeller l’autre en posant les questions essentielles sur le sens de la vie et, en l’appelant par son nom, à suivre le Christ.

Notre époque, soulignait déjà Paul VI dans l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, est une époque lasse d’écouter et immunisée contre la parole.

Mais la « fatigue que provoquent aujourd’hui tant de discours vides et l’actualité de bien d’autres formes de communication ne doivent cependant pas diminuer la vertu permanente de la parole ni faire perdre confiance en elle. La parole reste toujours actuelle, surtout lorsqu’elle est porteuse de la puissance de Dieu [7]. »

Comme l’écrit saint Jean, l’amour consiste en la capacité de poser les premiers l’acte d’amour [8], et l’acte d’amour consiste à donner à l’autre la parole qui dévoile mon secret et interroge le visage que j’ai devant moi au plus profond du contenu salvifique du sens historique et ultime de la vie. Cette parole est une parole qui ne laisse pas indifférent et ne permet pas, en raison de son effet incisif et pénétrant [9], de retourner tranquillement au zapping du supermarché des propositions.

Toute autre « bonne parole » qui suppose un jeune simplement à l’écoute et dans l’attente d’un doux rappel à vivre ce qui a déjà été fondé en lui, un jeune qui n’ait besoin que d’une admonition sur son comportement et non d’une remise en discussion radicale sur le problème du sens, fait partie d’une vision de l’homme et d’une pastorale inexorablement révolues.

Cela signifie qu’elle ne tient pas compte le moins du monde des transformations radicales et des mutations culturelles qui nous placent non plus en face d’un homme connu, mais d’une planète anthropologiquement inconnue.

La parole qui émane de l’expérience mystique

Nous trouvons donc la parole au cœur de la pastorale des vocations, une parole non répétitive mais qui s’enracine dans une expérience mystique, parce que le temps est désormais venu où le religieux est mystique, c’est-à-dire qu’il expérimente quelque chose, Quelqu’un, ou bien il est religieusement insignifiant.

Il faut toutefois souligner ici avec urgence que le terme mystique subissant aujourd’hui une certaine inflation et s’appliquant à toute expérience, vraie ou présumée, d’union directe à Dieu, il est nécessaire de restaurer la signification authentique de la mystique chrétienne.

Celle-ci, jusque dans ses états les plus élevés, n’est que la pleine floraison de la grâce du baptême, préparée par une méditation dans la foi vive de l’Écriture Sainte, nourrie par la pratique sacramentelle, et développée par toute une vie livrée aux exigences de la charité divine répandue dans nos cœurs par l’Esprit. En un mot, de même que le mystère chrétien, d’après saint Paul, n’est pas autre chose que le « Christ en nous, espérance de la gloire », la mystique authentique n’est que l’expérience chrétienne que le même apôtre exprimait en disant : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20) [10].

Anselme Stolz eut le grand mérite de replacer la mystique chrétienne à l’intérieur d’une vision historicosacramentelle [11].

Pour Stolz, la mystique consiste à saisir, au niveau de l’expérience, la présence de Dieu et son action dans l’âme. Les phénomènes extraordinaires comme les révélations, les visions, les locutions ou les stigmates ne sont pas essentiels à la mystique. Stolz propose d’interpréter la mystique en partant de l’anthropologie théologique, de la Rédemption et du mystère de l’Église [12].

La théologie mystique de Stolz est caractérisée par l’importance qu’il accorde à l’antique spiritualité patristique, offrant une vision trinitaire qui reprend la conception de la théologie pré-augustinienne, en unité avec l’ascèse [13], la liturgie, la vie spirituelle et la dogmatique.

Il développe et approfondit la ligne thomiste déjà mise en avant par Garrigou-Lagrange [14], conférant à la méthode scolastique tout un souffle patristique.

Pour ce théologien de l’Anselmianum, « la mystique chrétienne est réellement une mystique sacramentelle. Le sacrement apporte un germe, d’où la vie mystique lèvera jusqu’à atteindre sa suprême floraison. Une théorie de la mystique ne peut donc pas laisser dans l’ombre son caractère sacramentel. Il lui vient surtout du baptême, parce qu’elle en tire une première participation à la mort et à la résurrection du Christ. Mais, c’est tout aussi clair, elle se développe grâce au sacrement de l’autel, dont la nature est précisément de parfaire l’union à Dieu commencée au baptême. Le baptême, certes, réunit les fidèles au Christ, la confirmation leur confère les dons de l’Esprit, mais c’est l’Eucharistie qui rend parfaite leur union avec Dieu [15]. »

Divorce entre théologie et mystique

En replaçant la mystique au sommet de la vie sacramentelle et en lui redonnant son souffle dogmatique et patristique, Stolz cherche à affronter la question cruciale du divorce entre théologie et mystique, dans les limites du contexte historico-théologique qui est le sien.

Jusqu’à l’apogée de la scolastique, théologie et mystique forment une unité existentielle. Ensuite, un exercice toujours plus unilatéral de la dialectique en théologie provoquera une fracture entre théologie et spiritualité.

D’une part, les théologiens préfèrent laisser libre la discussion théologique d’une conception mystique facultative de la vie chrétienne, entraînant le phénomène selon lequel ce qui est facultatif ne peut être que secondaire par rapport à l’essentiel.

De leur côté, les « mystiques » sont convaincus de la valeur extrême de leur expérience intérieure. Ils se sentent éloignés d’une certaine théologie, froide, aride et géométrique qui ne leur fournit que des formules abstraites dans lesquelles ils ne retrouvent pas leur expérience intérieure.

Un processus de séparation croissante entre mystique et théologie vient ainsi se greffer. L’expérience mystique sera décrite dans le cadre et avec les garanties d’un système théologique spéculatif, mais ne sera plus l’expérience des données théologiques, comme ce fut le cas pour la mystique néo-testamentaire et le Moyen Âge monastique qui se nourrirent de l’interpénétration du Livre et de l’expérience. Nous pouvons fixer le moment précis de cette séparation à la fin du XIVe siècle, avec la mystique spéculative d’une part et la Devotio moderna de l’autre [16].

Avec Gérard Groote, l’initiateur de la Devotio moderna, l’Évangile sera essentiellement médité dans une visée affective et pratique et, sans plus se préoccuper d’ordinaire de triple ou de quadruple sens qui avait caractérisé l’exégèse médiévale, les Écritures se verront demander de soutenir la méditation individuelle, en vertu du principe selon lequel les choses sensibles et les images sont pour nous nécessaires [17].

C’est ainsi que se consomme le divorce entre théologie et sainteté, rompant cet équilibre merveilleusement résumé jadis par Évagre le Pontique : « Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien [18]. »

Pour Balthasar, ce divorce n’a d’autre réponse que dans la conscience que la doctrine de foi dans l’Église se développe éternellement dans le dialogue vivant entre l’Époux et l’Épouse : l’Époux est Celui qui donne, l’Épouse est celle qui consent. Face à la Révélation, à l’Époux qui donne, il n’y a plus aucune place pour l’objectivité scientifique qui soit objective et donc impartiale. Il n’y a de place que pour la réciprocité personnelle du Verbe et de la foi, du Christ et de l’Église dans le mystère du Cantique des Cantiques.

La théologie est avant tout contemplation de l’Époux par l’Épouse ; toutefois, elle sera d’autant plus objective, profonde et vaste que la lumière et la grâce seront communiquées généreusement par l’Époux à l’Épouse, qui voit sa propre lumière dans la lumière de l’Époux.

Cette théologie, comme dialogue entre Époux et Épouse dans l’unité et dans la communication de l’Esprit, produira toujours de nouveaux modes de liaison et d’étreinte [19].

La formation comme mémoire-intelligence-volonté

Reprenons maintenant ce qu’a dit Edward Schillebeeckx dans l’interview précédemment citée. Il parle d’une vision à la fois mystique et d’engagement, avec une présence au milieu des gens et une solidarité avec les pauvres. Cela comporte non seulement l’écoute des grandes problématiques du monde, mais aussi la mémoire des grandes traditions religieuses et humanistes. À la mémoire, qui est avant tout mémoire de ses propres origines en tant que consacré à l’intérieur d’un corps déterminé au niveau du charisme et de l’histoire, vient s’ajouter la réflexion intellectuelle sur cette mémoire qui présidera et orientera l’engagement, mû par les vertus théologales, vers les hommes, surtout vers les pauvres, ces « derniers » parfois crucifiés des grands problèmes du monde.

Les grandes suggestions de l’insigne théologien dominicain m’inspirent, en toute liberté, quelques réflexions qui, naturellement, ne constituent en rien une exégèse de sa pensée en la matière.

Schillebeeckx, comme l’avait fait autrefois Rahner, parle de vision mystique. Si nous ne voulons pas confiner la vie chrétienne, et plus particulièrement la vie religieuse, à un milieu élitaire, privilège de quelques-uns, nous devons concevoir la vie mystique selon les lignes tracées par Garrigou-Lagrange et par Stolz, comme le développement plénier de la grâce baptismale.

Cette acception de la mystique libère le champ de toute conception de type subjectiviste, individualiste, a-historique et impersonnelle. Tels sont, entre autres, les grands dangers qui doivent être évités, dès l’acte initial, pour rester solidement ancrés à une vision objective, historique, relationnelle et ecclésiale, au sens plénier de dimension dans, avec et pour le peuple.

Pour ne pas tomber dans une simple vision ésotérique, plus génératrice de petits mouvements élitaires que source de renouveau ecclésial et de solidarité avec le peuple crucifié, la vision mystique ne devra donc pas manquer de formation et de vie théologale.

La recherche de résultats et, ce qui est pire, de vocations à tout prix, comporte souvent le risque de l’infidélité à l’égard de ses propres sources. Parmi ces sources, pour un consacré, se trouve le charisme du Fondateur, le charisme et l’histoire de l’Institut, qui constituent un locus theologicus inéluctable.

En effet, il faut rappeler qu’un consacré est tenu d’enrichir l’Église non pas d’une manière anonyme et générale, mais grâce à ses caractéristiques spécifiques, selon un esprit particulier et une mission spécifique [20].

Cet « esprit particulier » représente la source unique et irremplaçable d’où émane toute la vie du consacré en tant que consacré. Son identité ontologique et historique comme consacré ne peut faire abstraction de cette source, sous peine de courir le risque mortel du vide, accompagné de la stérilité de son originalité charismatique et de la mission qui en découle.

En ce sens, la formation, notamment comme formation permanente vers une vision mystique, est avant tout mémoire. Elle devient ensuite étude, c’est-à-dire intelligence de la mémoire, compréhension thématique et logico-rationnelle de celle-ci. Par la suite, elle se posera comme volonté : non pas une volonté conçue au sens large et sans objet, mais comme l’exercice consistant à vouloir cette vérité qui n’est rien d’autre que l’intelligence de la mémoire de ses propres sources charismatiques.

La leçon de la théologie monastique

Comme l’écrit Balthasar, la vision mystique dont nous parlons prend naissance au sein du dialogue entre l’Époux et l’Épouse, entre Celui qui donne et celle qui consent.

Ce fut précisément la vision de ce qu’on a appelé la « théologie monastique », foi vécue, priée et réfléchie, qui connut son apogée avant le divorce dont nous avons parlé entre la théologie et la mystique [21].

Il s’agit, comme l’écrit Leclercq, d’une pensée chrétienne qui demeure toujours à l’intérieur de la foi, qui ne sort jamais de la foi, ne fait jamais abstraction de la foi, ne s’éloigne jamais de l’exercice de la foi, qui, à tous ses degrés, reste un acte de foi. Cette expérience personnelle est liée à tout un milieu : elle est conditionnée, favorisée, par l’expérience d’une communauté, et elle s’épanouit dans cette ferveur commune.

Elle se développe à partir d’un exercice de vie monastique, d’un exercice de vie spirituelle, qui est la méditation de l’Écriture Sainte : c’est une expérience biblique, inséparable d’une expérience liturgique. C’est une expérience vécue en Église, une expérience qu’on fait in medio Ecclesiae, parce que les textes où elle s’alimente sont reçus de la tradition : ce sont les Pères qui apprennent aux moines à lire l’Écriture Sainte comme ils l’ont lue eux-mêmes [22].

Il ne s’agit certes pas de retourner aux vieilles disputes, toujours actuelles, entre les différentes façons de faire de la théologie. Et encore moins de mettre de côté les grandes acquisitions obtenues au niveau de la méthode d’investigation des sources.

Il s’agit seulement de souligner le caractère essentiel, suggéré par la théologie monastique, de l’intelligence des sources et de la mémoire du peuple de Dieu.

Tendre l’oreille à la voix du passé et de toute la grande tradition religieuse et humaniste, comme le soulignait Schillebeeckx, veut dire également, en cette fin de millénaire, faire un voyage dans notre histoire aux mille richesses, apparemment antiques, mais qui conservent un goût d’actualité et de nouveauté surprenantes.

L’unique possibilité d’avenir, écrivait Rahner, consiste à devenir des mystiques. Une vision mystique, soulignait Schillebeeckx, qui se conjugue avec un fort engagement au milieu des gens qui souffrent en étant à l’écoute de tous les grands problèmes du monde.

L’union entre mystique et engagement trouve une très haute expression chez saint Bernard et constitue une source continuelle d’émerveillement pour ceux qui retournent à cette source.

En cette période où nous faisons mémoire du IX. centenaire de la naissance de Cîteaux et de l’ordre des cisterciens, l’école de charité de saint Bernard se présente à nous avec toute la grandeur du principe charismatique, dans l’attente de nouvelles formes d’inculturation.

Pour saint Bernard, à l’école de la charité l’homme apprend à mettre en pratique le commandement de l’amour du prochain et, dans l’amour réciproque, il manifestera qu’il est disciple de la vérité. Puisque Dieu est amour, il faut faire en sorte que la charité naisse, grandisse et se maintienne. Cette charité a une conséquence sur l’ensemble du corps social, dans ce que Gilson appelle d’une expression suggestive amour charnel social [23].

Cet amour charnel social ne sera authentique et libérateur que s’il s’enracine non pas dans l’auto-gratification de nos innombrables expériences, mais dans ce que saint Bernard appelle le Livre de l’expérience [24].

Une expérience qui n’est pas confiée à la subjectivité, mais insérée dans celle de l’Épouse qui lui est antérieure, normative, qui l’englobe et constitue une garantie d’authenticité [25].

« Sur la couche [26] », là où « mon bien-aimé élève la voix [27] », résonne la confidence profonde du secret du cœur de l’Époux. Là, ce cœur se communique, s’ouvre, tout grand, pour te faire toucher combien les masses immenses des opprimés du monde, des pauvres sans droits, des abandonnés et des rejetés, chairs tuméfiées sans visage, attendent que quelqu’un les appelle pour pouvoir finalement découvrir qu’elles ont un nom, un ami qui les attend, une voix qui s’adresse à eux et prononce des paroles qui transmettent la passion de la lutte, la joie de la vie, le désir infini de ne plus jamais s’arrêter tant que tout ne sera pas pour toujours dans cet unique baiser, dans cette étreinte d’amour.

Emilio Grasso, prêtre du diocèse de Rome, est le fondateur et actuellement le supérieur général de la communauté Redemptor hominis, présente au Cameroun, au Paraguay, en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas. Il a obtenu un doctorat en missiologie à l’Université Pontificale Grégorienne. Il a déjà publié plusieurs ouvrages en italien, en espagnol, en fiançais et en néerlandais. Parmi ses publications il faut signaler : Lieve Clown. Antekeningen bij de nieuwe evangelisatie, Colomba, Oegstgeest 1992 ; Evangelizzare il futuro. Giovanni Paolo II ai poveri, ai consacrati, Editrice Missionaria Italiana, Bologna 1994 ; Al amanecer del Tercer Milenio. Fuentes perennes y vivencia cotidiana de la misión, (Biblioteca de Estudios Paraguayos 53), Universidad Católica Nuestro Señora de la Asunciôn 1996  ; Dialogue avec l’Afrique. Essais théologiques sur l’actualité, Presses Universitaires d’Afrique, Yaoundé 1997.

[1Cf. K. Rahner, « Frömmigkeit früher und heute », dans Schriften zur Theologie, VII. Zur Theologie des geistlichen Lebens, Einsiedeln, 1966,12-13.

[2K. Rahner, « Frömmigkeit früher... », 22-23.

[3Cf. F. Ferrarotti, La perfezione del nulla. Promesse e problemi della rivoluzione digitale, Roma-Bari, 1997.

[4J.M. R. Tillard, Sommes-nous les derniers chrétiens ?, Québec, 1997, 16, 19.

[5Cf. U. Engel, « Sur l’avenir de la vie religieuse. Un entretien avec Edward Schillebeeckx, o.p. », dans La Vie Spirituelle 75 (1995) 75-86.

[6Cf. H. de Lubac, Paradoxes. Suivi de nouveaux paradoxes, Paris, 1959,41-48. Pour une histoire de l’usage récent du terme dans le catholicisme français, cf. B. Besret, Deux chapitres d’histoire du vocabulaire religieux contemporain en France : Incarnation et Eschatologie. 1935-1955, Paris, 1964.

[7E.N. 42.

[8Cf. 1 Jn 4,10.

[9Cf. He 4,12-13.

[10Cf. L. Bouyer, « Mystique et mysticisme », dans Dictionnaire Théologique, Tournai, 1963, 449-452.

[11Cf. A. Stolz, Théologie de la mystique, Chevetogne, 1939.

[12Pour une interprétation de l’œuvre d’A. Stolz, cf. B. Calati, « Teologia della mistica », dans Sapienza monastica. Saggi distoria, spiritualità eproblemi monastici. A cura di A. Cislaghi - G. Remondi, Roma, 1994, 141-172.

[13Cf. A. Stolz, L’Ascèse chrétienne, Chevetogne, 1948.

[14Cf. R. Garrigou-Lagrange, Perfection chrétienne et Contemplation selon saint Thomas d’Aquin et saint Jean de la Croix, Saint Maximin, 1922.

[15Cf. A. Stolz, Théologie de la mystique..., 52-53.

[16Cf. F. Vandenbroucke, « Le divorce entre théologie et mystique », dans Nouvelle Revue Théologique 72 (1950) 372-389.

[17Cf. H. de Lubac, Exégèse Médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, IV/2, Paris. 1964,495-497.

[18I. Haussherr, Les leçons d’un contemplatif. Le Traité de l’Oraison d’Évagre le Pontique, Paris, 1960, 85.

[19Cf. H.U. von Balthasar, « Theologie und Heiligkeit », dans Verbum Caro. Skizzen zur Theologie, I, Einsiedeln, 1960, 217-219.

[20Cf. Mutuae relationes, 14b.

[21Sur le thème en question, cf. R. Grégoire, « Teologia monastica », dans Dizionario degli Istituti di Perfezione. Diretto da G. Pelliccia - G. Rocca, IX, Roma, 1997, 925-929. Avec une vaste bibliographie.

[22Cf. J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, 1990, 203.

[23Cf. E. Gilson, La théologie mystique de saint Bernard, Paris, 1969, 99.

[24Cf. Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, III, 1, (Sources Chrétiennes 414), I, Paris, 1996, 101.

[25Cf. J. Mouroux, « Sur les critères de l’expérience spirituelle d’après les sermons sur le Cantique des Cantiques », dans Saint Bernard Théologien. Actes du Congrès de Dijon 15-19 septembre 1953, Rome, 1953, 256-257.

[26Cf. Ct 3,1.

[27Ct 2,10.

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