Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Lanza del Vasto (II)

Précurseur du dialogue inter-religieux

Frédéric Vermorel

N°1999-3 Mai 1999

| P. 147-162 |

Vous trouverez ci-dessous la suite de l’article consacré à la figure de Lanza del Vasto présentée par Frédéric Vermorel. Cette partie plus « doctrinale » que biographique demandera une lecture plus attentive et prudente dans le sens indiqué dans notre présentation précédente (V.C. 1999/2).

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Foi et Poésie

L’ouverture d’esprit dont témoigne Lanza n’est pas simple tolérance - ce qui précède l’a amplement montré - mais hospitalité profonde, hospitalité du cœur et de l’intelligence, hospitalité mystique qui reconnaît en l’autre un visage de l’Autre qui est aussi non-autre [1]. Visage de l’autre - nous y reviendrons - mais aussi chemins de l’autre et des autres. Lanza ne professe pas l’égalité des religions - en cela il s’éloigne nettement de Gandhi - mais reconnaît en celles-ci d’authentiques voies de salut [2].

Je crois en Toi, Dieu qui dors dans la pierre,
Rêves dans l’arbre, aspires dans la bête,
Aimes dans l’homme. En meurs. Et dont la tête
Perce le ciel et passe la lumière.

Panthéisme ? Lanza est trop chrétien pour cela ! Mais bien plutôt double aperception de la présence de Dieu en tout être et de la pluralité des voies d’approches de ce Dieu caché.

Paix à celui qui le voit par milliers
Menacer dans l’éclat du tonnerre,
Grimacer dans l’écorce d’un arbre,
Ramper, surgir, nager sous roche,
Guetter dans le subit œil de l’oiseau,
Sortir du bloc que sa main taille,
Lui rendant son image et son regard,
Un .

Lanza n’est pas un briseur d’idoles. Le byzantin qu’il est [3] connaît trop la valeur des icônes et la subtile idolâtrie où facilement verse la pensée abstraite pour mépriser celui qui a besoin de voir ou de toucher pour croire en l’invisible. En toute démarche religieuse Lanza perçoit non pas un « élément de vérité » mais une « visée de vérité » : « Une doctrine n’est pas connaissance mais instrument qui permet d’atteindre la connaissance... [4] »

Paix à celui qui le cherche au désert
À qui le sert sur un autel,
À qui l’attend sur les tombeaux,
À qui l’atteint dans le soleil,
À qui l’entend dans la feuillée,
À qui l’habille dans le pauvre
Et le nourrit dans l’orphelin (...)

Bouddhisme, hindouisme et christianisme

En Inde, et à Ceylan (au début et à la fin de son périple), Lanza del Vasto est confronté à l’omniprésence du religieux. À Ceylan - qui n’a pas encore repris son antique nom de Sri Lanka [5] - Lanza rencontre le bouddhisme « religion accroupie, arrêt de tout élan vers quelque Objet, quelque Personne ou quelque Image que ce soit, couvée du dense silence intérieur [6] ». Une statue du Bouddha découverte en plein champ lui inspire une étonnante méditation sur les rapports entre la beauté et la vérité : « ...ce Bouddha est un sphinx au carrefour des routes de vérité. Aussi sa beauté demeure-t-elle assise au point où la géométrie et la nature se croisent, où l’humanité et la métaphysique se fondent, sans que l’abstrait perde sa pureté ni le vivant sa plénitude [7] ». Plus loin, réfléchissant aux raisons de la disparition du bouddhisme de sa terre d’origine, Lanza souligne comment « Bouddha s’est porté tout entier à la plus haute cime de l’esprit [8], mais il interroge : « Est-on totalement parfait quand on n’est rien autre que parfait ? [9] » Il ne faudrait pas trop vite en conclure que Lanza a une piètre opinion de la religion bouddhique. À un jeune moine qui l’interroge agressivement au sujet de la croyance chrétienne en un Dieu créateur, il répond avec force par les paroles du Bouddha lui-même et conclut : « Cherchez dans le silence les raisons de l’enseignement de votre Seigneur. Soyez comme lui, “votre propre lampe”. Et connaissez en le goûtant que le Nirvâne n’est pas Néant, mais bien Béatitude [10]. » Réfléchissant à ce qui distingue la doctrine des hindous de celle des bouddhistes, il convient bien évidemment que c’est sur la doctrine de l’Atma, du Soi, qu’elles se séparent. « Mais, quand on creuse le sens que les formules couvrent, quand on considère l’identité des méthodes préconisées pour réaliser ce contenu qui, pour les uns, est un absolu non définissable positivement et pour atteindre lequel il faut faire en soi le vide total, pour les autres un vide qui se distingue absolument du néant, on s’aperçoit alors que le oui et le non coïncident en ce point au delà des mots [11] ». Ce texte est tout à fait capital car il donne en filigrane une des clefs de la pensée de Lanza del Vasto comme l’on verra plus avant.

Mais plus qu’avec le bouddhisme, c’est avec l’hindouisme que Lanza del Vasto va se confronter quotidiennement pendant une quinzaine de mois. Un hindouisme qui ressemble à une forêt tropicale avec ses grands arbres, ses lianes, ses plantes parasites, ses moisissures, ses lichens et ses mousses. Il va rencontrer successivement (ou parfois mêlés) le visage mythique et polythéiste de l’hindouisme, son visage philosophique ou encore mystique, l’hindouisme très épuré des védantins et celui fort marqué par l’Évangile d’un Gandhi ou d’un Ramakrishna ou encore celui dévotionnel des tenants de la Bakti [12], tel que Tagore.

Le Pèlerinage aux sources nous offre de fort belles pages sur Shiva ou sur Vishnou : « Celui-là (Bouddha) qui s’est porté tout entier à la plus haute cime, Shiv dépasse celui-là : il le dépasse par dessous. Shiv est sublime, mais Shiv est profond autant qu’il est sublime (...) Tandis que le Bouddha se délivre dans la lumière de la cime, Shiv gambadant et riant, va ramoner l’enfer, racle la terre, éperonne les vivants, chatouille sous le bras les paresseux, pique au derrière les hypocrites (...) allume la guerre dans les empires pourris... [13] » Mais Shiva est encore celui qui invente le feu de l’ascèse, il est le Dieu de ceux « qui vivent seuls ou par bande dans les forêts et dans les grottes et ne reconnaissent d’autre temple que le corps de l’homme [14] ». Plus étonnant encore : « Il a fallu le culte de ce dieu féroce et phallique pour introduire deux éléments dans la vie religieuse des hindous : la piété tendre et la chasteté [15]. »

Si Shiva brûle de tous les feux, que ce soient ceux du sacrifice, de l’amour ou des incendies de fin du monde, Vishnou est le dieu « qui s’accomplit dans la matière [16] » ; il est le dieu qui s’incarne, « chaque fois que la justice gauchit sur cette terre, chaque fois que la vérité se trouve en péril, il s’incarne en un guerrier, en un roi, en un sage [17] ».

Quant à Brahma, il est « sans conteste le dieu des dieux, le Principe des Principes. Mais cela en principe. Il ne sait pas danser et je n’ai jamais entendu dire qu’il ait déchiré quelqu’un. C’est pourquoi tout le monde parle de lui avec respect. Mais personne ne le prie et personne ne l’adore [18] ». Au fil des pages de la deuxième et troisième partie du Pèlerinage, Lanza nous présente la grande famille des dieux hindous, non que nul ne doute de l’unicité de Dieu et que, selon Lanza, « Les hindous connaissent Dieu comme nous le connaissons [19] ». Mais le fait le plus étonnant c’est que « ce n’est pas à Lui qu’ils élèvent des temples et qu’ils adressent des prières [20] », car « ce que ces gens-ci adorent, c’est la Puissance manifestée [21] » sous la forme des dieux, des héros, du gourou, de l’époux, du père ou encore des forces naturelles que sont, par exemple, le Gange ou l’Himalaya. « Ce Dieu qui habite à l’intérieur de toute chose, qui est l’Être, qui donc est toute chose, ce Dieu, l’homme peut le devenir lui-même (...) pourvu qu’il reconnaisse qu’il est déjà ce Dieu, puisque ce Dieu n’est autre que le Soi même [22]. »

En tout cet exposé de l’hindouisme, Lanza del Vasto reste fort classique. Pour le propos qui nous intéresse, ses réflexions sur ce qui distingue (mais aussi unit) la doctrine chrétienne de la doctrine hindoue [23] sont en revanche fort novatrices pour l’époque. Tout d’abord en ce qui concerne ce qu’en Occident on appelle grossièrement la « Trinité hindoue », Lanza souligne très fortement « qu’elle n’a rien de commun avec la Sainte Trinité du dogme catholique [24] ». « Le diamant de gnose qu’est la Sainte-Trinité (...) qui sauve la Distinction jusque dans la suprême Unité et la Relation dans l’Absolu, ne peut rencontrer son pareil en aucune autre religion, puisque les unes affirment un Dieu unique et solitaire absolument différent de tout, les autres un peuple de dieux confondus dans les choses [25]. » Ceci étant dit - et Lanza le maintiendra jusqu’au bout de son existence, se refusant à toute espèce de syncrétisme de bas étage - son expérience confirme ce qui était déjà l’intuition de saint Augustin : « Attendu que la vérité habite l’intérieur de l’homme, les sages de tous temps et de toutes langues en ont découvert la trace en eux [26]. » Et Lanza de souligner un étonnant rapprochement que tel aspect de la doctrine hindoue peut supporter avec la doctrine proprement chrétienne de la Trinité. Vingt ans avant les Pères Le Saux et Monchanin [27], Lanza remarque comment le nom divin de Soetchiddânoendoe, exprime « sur le plan abstrait en termes parfaitement corrects la définition des Personnes Divines et leur corrélation [28] ». « Soet », c’est la Vérité et l’être, « Tchit », c’est la Connaissance et la Sagesse ; « Anoendoe », c’est la béatitude. « Or Dieu le Père est bien la Vérité de l’Être (Sum qui Sum). La Sagesse est bien le Verbe, le Logos de la tradition sapientiale. La Béatitude est bien le fait du Saint-Esprit qui selon les théologiens est Fruition, Don, Amour éternel et parfait du Père et du Fils [29]. »

Il aura fallu la rencontre de l’hindouisme (et secondairement du bouddhisme) pour que Lanza del Vasto prenne plus claire conscience de la spécificité et de la « catholicité » (au sens d’universalité à la fois originelle et eschatologique) de la religion chrétienne, témoin ce texte qui est à la fois une profession de foi et un chef-d’œuvre poétique :

La foi catholique montre Dieu au bout des trois chemins qui partent en directions contraires pour se rejoindre à l’infini.
Elle va chaque fois plus loin que ceux qui ne suivent qu’un chemin.
Elle montre Dieu au-delà de l’extérieur, outre la matière, dans l’être : le Père.
Elle montre Dieu en un moi plus moi-même que moi, dans le Fils de l’Homme, dans le Christ cœur des cœurs.
Elle montre Dieu en un arc-en-ciel plus haut que les sept deux. Relation absolue outre les relations l’Esprit Saint .

Le témoignage de foi

Cette belle profession de foi trinitaire se situe dans Le Pèlerinage aux sources au cœur même du chapitre où Lanza narre ses débuts dans l’apprentissage du yoga. Artifice littéraire ? Ce n’est certes pas exclu mais en d’autres passages du même ouvrage il se présente à nos yeux de lecteurs, prêchant la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ à ses hôtes : le Philosophe sur le toit de Shrirangam ou le chaste prêtre de Kâli, Krishne-Tchandre : « Les yeux de Krisne-Tchandre sans cesse retournaient à la croix qui pendait sur ma poitrine. Enfin il m’en demanda la signification. Il ne connaissait le Christ qu’à peine, de nom. Je lui parlai donc de mon Seigneur et de mon Dieu et peu après je me surpris qui prêchais [30]... » Un an plus tard nous retrouverons notre Pèlerin sur les routes de Turquie, Syrie, Liban et Palestine avec pour seule lecture son Nouveau Testament et pour seule arme face aux loups et aux brigands sa foi en Dieu [31]. Ainsi que le souligne Arnaud de Mareuil : « L’Inde avait comme achevé de clarifier et d’affermir sa foi chrétienne, qui le tiendrait jusqu’à son dernier souffle [32]. »

La doctrine

« J’ai eu beau me distraire et parcourir le monde à ma guise, penser autant que faire se peut à autre chose, elle était là derrière, à la source de mes pensées, cette conception trinitaire de l’homme et du monde [33]. » Au cœur la spiritualité de Lanza del Vasto, la méditation sur la Trinité structure l’ensemble de sa pensée. La Trinité spirituelle constitue un thème de théologie universelle « car Dieu est esprit et non pour les chrétiens seulement, ce qui nous permet d’en parler en éludant les termes proprement théologiques et proprement chrétiens [34] ». D’entrée de jeu, Lanza se place sur un terrain philosophique, transculturel et transreligieux ; il ne faudra donc point s’étonner de le voir (re)trouver son bien propre en des traditions philosophiques ou religieuses fort diverses, au risque de se faire traiter de plaisantin par les spécialistes de tout bord. Mais Lanza n’est ni éclectique ni syncrétiste, et s’il reconnaît sous tant de climats divers des échos de sa propre doctrine c’est bien parce qu’il est assuré de l’intime structure trinitaire du monde et de l’esprit : vie de l’âme, vie de l’intelligence et vie de l’esprit obéissent à des lois universelles qui transcendent les temps et les lieux [35].

Dès l’abord, Lanza fixe les liens indissolubles qui unissent la réflexion philosophique et la vie intérieure. Manquer ce lien c’est perdre le fil conducteur et se condamner à un dualisme irrémédiable incapable de (r)établir le pont entre le moi et le monde.

L’esprit est ; l’esprit est vie ; l’esprit est conscience. « On ne saurait vivre sans être, ni penser sans vivre. Il faut donc reporter dans l’être la vie et la conscience, y reconnaître l’être vivant et conscient qui s’appelle Dieu [36]. » Dieu est donc être, vie et esprit : Trinité. « Mais ce n’est pas un privilège divin que d’être trinité : c’est le fait de tout être, qu’il soit spirituel, vivant ou matériel [37]. »

Que Dieu soit l’Être, la Vie, la suprême Conscience explique la pluralité des formes sous lesquelles l’homme l’a perçu et qu’ainsi « il apparaisse au sauvage sous l’aspect de quelque puissant animal et cette image n’est pas plus fausse qu’un œil dans un triangle [38] ». Cela dit, « c’est l’erreur du Païen, comme du Romantique (...) d’enfermer la plénitude de l’être dans le second degré (la vie) [39] ». La plénitude de l’être ne se réalise qu’au plan de la conscience et de la Personne. « Si Dieu n’était personne, personne ne serait personne [40]. »

À ce point de sa réflexion, Lanza expose une série de considérations touchant à l’essence personnelle de Dieu dans les différentes traditions religieuses : « On a coutume de penser que si la Tradition Sémitique enseigne l’essence personnelle de Dieu, la sagesse orientale fond la divinité dans la nature et dans le vague. C’est plus qu’à moitié faux pour les hindous qui donnent pour autre nom à Dieu Atma, le Soi-Même ou Pouroush, la Personne [41]. » Lanza n’ignore pas que les bouddhistes vident l’Atma de tout contenu et que les taoistes placent au cœur de leur vision du monde le vide et le non-faire. Mais Dieu est « l’au-delà de tout » ; « C’est ici qu’il faut souligner le caractère unique de la Personne Divine (...) Dieu est le Vivant Infini (...) que sa forme n’enferme pas (...) d’où vient qu’il est inimaginable [42] ». En Dieu les attributs humains changent de nature car ils « passent à la limite », selon l’expression de Nicolas de Cuses [43]. « La Personne en Lui dépasse infiniment la personne et toutes les représentations que nous pouvons nous en donner [44]. » L’Esprit soufflant où il veut et l’humanité étant essentiellement une, il ne faut pas s’étonner que des perceptions plus ou moins nettes de la nature trinitaire de l’esprit émergent dans les sagesses les plus disparates, depuis le Tao-Té-King de Lao-Tseu [45] jusqu’aux spéculations de la Kabbale, sans oublier le Satchidânanda des hindous que j’ai mentionné plus haut. « Le langage extrême oriental de l’impersonnalité comme celui de saint Denis, dit l’Aréopagite, dans sa Théologie Mystique, célèbre son infinité, sa subtilité, son énigmatique simplicité au-delà des oppositions [46]. Car c’est bien de célébration qu’il s’agit et donc de louange [47] : À un certain degré la réflexion devient sagesse et la sagesse silencieuse illumination. « L’amour entre dans la demeure, la connaissance reste à la porte [48]. »

Le spirituel n’est pas seulement montée mais aussi « retour de l’esprit sur lui-même et le rattachement à son Principe [49] ». Il n’est de salut que dans le retour, la conversion. Dans son commentaire de la Genèse [50], Lanza del Vasto définit le péché originel comme « esprit de profit », comme « retour sur soi » non plus au sens de conversion mais au sens de torsion, de repli. Ces deux points nous permettent de comprendre, d’une part, que toute religion motivée par un esprit de conversion est authentique en sa visée et, d’autre part à quelles difficultés insurmontables est exposé l’esprit humain sans le secours de la grâce : « Notre sentiment est notre bonheur et notre malheur. Notre savoir est la science du bien et du mal. Notre vouloir est de vouloir le bien et le mal [51]. » Au-dessus de la conscience, de la pensée et de la vertu qui constituent « la première planche de salut [52] », au second degré de l’échelle du retour nous rencontrons le sens religieux, la sagesse et la maîtrise. « Si la conscience est le sentiment de l’unité intérieure, le Sens Religieux est la conscience de l’incomplétude du moi et l’intuition (...) de l’unité suprême [53]. » « Il n’y a pas place dans une telle vision pour une séparation totale entre religion et foi, comme chez Karl Barth. Ailleurs [54] Lanza définit la foi comme « conversion de l’intelligence », tout comme l’espérance est « conversion de la sensibilité » et la charité « conversion de la volonté ». Certes il ne s’agit pas ici de la foi chrétienne au sens strict mais d’une sorte de degré zéro de la foi, d’une prise de conscience de notre finitude et de notre incomplétude, d’une ouverture...

« Des épousailles de l’âme avec Dieu, de cet extrême degré d’amour, de crainte, de langueur, de confiante tendresse, d’aveuglante illumination, de transports délirants, de sérénité libératrice, j’aime mieux laisser parier les saints inspirés : Ruysbroek l’Admirable, Raymond Lulle, Ibn Arabi, Halladj, Ramanoudj, Kabir, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, Dante au dernier chant du Paradis et surtout le Cantique des cantiques [55] ». Est-il nécessaire de commenter ? Il n’est que trop clair aux yeux de Lanza que les mystiques des différentes religions participent d’une expérience commune. Cela il peut l’affirmer tant à cause de ce qu’il a vécu en Inde que par suite de sa méditation prolongée au fil des ans.

Ceci-dit, toute cette belle construction semble presque trop parfaite [56] au regard de l’histoire des hommes, de sa complexité et de sa violence. Par ailleurs la position de Lanza en matière religieuse ne laisse pas d’interroger sur les rapports qu’entretiennent mythe et histoire. Le lieu de la révélation est-il exclusivement constitué par la vie intérieure des individus où bien est-il aussi, d’abord et surtout dans l’histoire ?

Histoire et prophétie

Pour Lanza del Vasto l’histoire n’a de sens qu’en ce qu’elle est occasion de prendre conscience de ce qui transcende l’histoire. « Si dès les premières pages de l’Ancien Testament, la question de la destinée humaine est posée avec le Péché et si toute l’Histoire (même l’Histoire Sainte) en porte la marque en chacune de ses articulations, il est à prévoir que nous trouverons dans les premières pages du Nouveau Testament la réponse [57] ». Le Nouveau Testament s’ouvre sur une figure particulièrement chère à Lanza : Jean-Baptiste. Que dit Jean-Baptiste ? « Convertissez-vous ! » Voilà la réponse à « la question posée dès le commencement de l’histoire [58] ». En ce point de notre recherche nous rencontrons trois éléments fondamentaux de la doctrine de Lanza del Vasto : son enracinement dans la révélation judéo-chrétienne, sa conviction que de semblables mécanismes révélateurs ont joué sous d’autres climats spirituels, sa certitude qu’au cœur de toute démarche religieuse authentique se trouve la conversion.

Religion

« Pourquoi avons-nous choisi pour saint patron Jean-Baptiste ? Eh bien ! je vais dire une chose qui pourra étonner quelques-uns, c’est parce que, seul des saints que l’Église chrétienne reconnaisse et vénère, ce ne fut pas un chrétien (...) Il n’a pas suivi Jésus (...) Jésus n’a jamais trouvé mauvais qu’il ne le suivît pas [59]. » Saint Jean Baptiste est, aux yeux de Lanza, la charnière des deux Testaments mais encore le lien qui unit toutes les traditions religieuses. Il est « l’ascète, celui qui se connaît lui-même, qui redresse et prépare les chemins du Seigneur [60] ». La figure de l’ascète est une figure universelle, commune à toutes les grandes traditions religieuses. L’indépendance de Jean par rapport au Christ Jésus fonde la légitimité de l’indépendance de l’Arche, l’ordre Patriarcal et Laborieux fondé par Lanza del Vasto, par rapport à l’Église catholique [61]. « Notre indépendance, qui est cause en grande partie de notre fragilité présente et qui nous est un risque constant, est la condition même de notre vocation, du service qui nous est demandé, du service même que nous pouvons rendre à l’Église et à la chrétienté : celui de servir de joint et de pont, celui de travailler à la conciliation préalable [62]. » L’accent sera placé avant tout sur le fond commun, sur ce qui unit et permet d’enraciner « une profonde fraternité spirituelle [63] » entre personnes de confessions ou de religions différentes. Et devant les différences Lanza et les siens s’exerceront « à la discipline mentale de suspendre le jugement [64] », à la fois parce que les discussions peuvent être légitimes autant que les guerres légitimes et ne font pas moins de ravages, et parce que « en ces matières sublimes, qui dépassent la raison et de toute part échappent à la prise des mots, la contradiction n’est pas nécessairement preuve de fausseté [65] ». Reprenant la doctrine de la « conciliation des opposés » du cardinal Nicolas de Cuses, Lanza souligne que « chaque fois que l’infini entre dans le raisonnement, il efface les contradictions et concilie les opposés ! Or toute doctrine religieuse regarde l’infinité divine et répond à la Logique de l’infini (qui n’est pas l’Organon d’Aristote ni celui de Bacon [66] ».

Vraiment Dieu est « l’au-delà de tout ».

Prière

Ô Dieu de vérité,
Que les hommes divers nomment de divers noms,
Mais qui est l’Un, Unique et le Même,
Qui est celui-qui-est.
Qui est en tout ce qui est
Et dans l’union de tous ceux qui s’unissent,
Qui est dans la hauteur et dans l’abîme,
Dans l’infini des deux et dans l’ombre du cœur
Comme une infime semence,
Nous te louons, Seigneur, de ce que tu nous exauces,
Puisque cette prière est un exaucement,
Puisqu’en nous adressant ensemble à toi
Nous élevons notre vouloir, nous épurons notre désir
Et nous nous accordons,
Et qu’avons-nous à demander encore, si cela est accompli ?
Oui, que demander sinon que cela dure, ô Éternel,
Le long de notre jour et notre nuit,
Sinon de t’aimer assez pour aimer ceux qui t’aiment
Et t’invoquent comme nous,
Assez pour aimer ceux qui te prient et te pensent autrement,
Assez pour vouloir du bien à ceux qui nous veulent du mal,
Assez pour vouloir du bien à ceux qui te renient ou t’ignorent,
Le bien de revenir à toi.
Donne-nous l’intelligence de ta Loi, Seigneur,
Le respect émerveillé et miséricordieux de tout ce qui vit,
L’amour sans revers de haine,
La force et la joie de la paix.
Amen .

Annexe bibliographique

Principales œuvres en langue française (avec la date de la première édition) :

Judas, récit biblique, Grasset, 1938.

Le Chiffre des choses, poésie, Laffont, 1942.

Dialogue de l’amitié, en collaboration avec Luc Dietrich, Laffont, 1942. Le Pèlerinage aux sources, Denoël, 1943.

La Marche des Rois, théâtre, Laffont, 1944.

Principes et préceptes du retour à l’évidence, Denoël, 1945.

La Passion, théâtre, Grasset, 1951.

Commentaire de l’Évangile, Denoël, 1951.

« Histoire d’une amitié », dans L’Injuste grandeur de Luc Dietrich, Denoël, 1951.

Vinôbâ, ou le nouveau pèlerinage, Denoël, 1954.

Les Quatre fléaux, Denoël, 1959.

Pacification en Algérie, ou mensonge et violence, chez l’auteur, 1960.

Approches de la vie intérieure, Denoël, 1962.

Noé, théâtre, Denoël, 1965.

La Montée des âmes vivantes, commentaire de la Genèse, Denoël, 1968.

L’Homme libre et les ânes sauvages, Denoël, 1969.

La Trinité spirituelle, Denoël, 1971.

Technique de la non-violence, Denoël, coll. « Médiations », 1971.

« Foi, espérance et charité », dans L’Orée des trois vertus, avec A. de Mareuil, Le Courrier du Livre, 1971.

L’Arche avait pour voilure une vigne, Denoël, 1978.

Étymologies imaginaires : vérité, vie et vertu des mots, édition posthume préparée par A. de Mareuil, Denoël, 1985.

David berger, théâtre, Éditions du Lion de Juda, 1988.

Viatique, 2 volumes, Le Rocher, 1991.

Les Quatre piliers de la paix, Le Rocher, 1992.

Le Grand retour, Le Rocher, 1993.

Pages d’enseignement, Le Rocher, 1993.

[1Cf. Nicolas de Cuses.

[2Les plus récents développements de la théologie vont dans ce sens : cf. le dernier ouvrage du P. Jacques Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Le Cerf, Paris, 1997.

[3La Sicile, berceau de sa famille, possède certaines des plus belles églises byzantines qui soient au monde. Un de ses poèmes les plus anciens s’intitule « La chapelle palatine de Palerme », mais c’est tout son œuvre poétique qui témoigne de son caractère byzantin, de son amour du symbole et de la « vérité des formes ».

[4Le Pèlerinage..., p.113-114.

[5Ainsi qu’elle est nommée dans l’épopée du Ramayana.

[6Le Pèlerinage..., p. 23.

[7Ibid., p. 25.

[8Ibid., p. 67.

[9Ibid., p. 67.

[10Ibid., p. 453.

[11Ibid., p. 454.

[12Dévotion mystique se manifestant, entre autre, par des chants d’amour adressés à Dieu.

[13Le Pèlerinage..., p. 67.

[14Ibid., p.70.

[15Idem.

[16Ibid., p. 88.

[17Ibid., p. 97.

[18Ibid., p. 96.

[19Ibid., p. 118.

[20Idem.

[21Ibid., p. 119.

[22Ibid., p. 122.

[23Si tant est que l’on puisse parler de l’hindouisme au singulier ! Lanza del Vasto discerne un fond commun en toutes les branches de l’hindouisme en ce qu’il appelle l’absorption de l’objet : la religion hindoue divinise tout ce qu’elle touche, que ce soit le feu du sacrifice ou le souffle de l’ascète solitaire.

[24Le Pèlerinage..., p. 125.

[25Idem.

[26Ibid., p. 126.

[27Qui fonderont à la fin des années 50 un ashram chrétien du nom de Satchidânanda.

[28Le Pèlerinage..., p. 125.

[29Idem.

[30Ibid., p. 325.

[31Cf. Approches de la vie intérieure, le chapitre intitulé « La grande peur ».

[32A. de Mareuil, op. cit., p. 146.

[33Le Viatique, introduction, p. 12.

[34La Trinité spirituelle, p. 11.

[35À un artiste qui lui demandait quelle était la source des connaissances théologiques, « car ni la Trinité, ni l’Unité, ni l’Incarnation, ni la Transcendance, aucun de ces termes (...) ne figure dans les textes sacrés », Lanza répondait : « De la connaissance de soi. Il n’y a pas d’autre source. Si le soi n’était image et ressemblance de Dieu, il n’y aurait aucun moyen de se faire de Lui la moindre idée ou même de le nommer. La Révélation « est révélation de la ressemblance sous le voile de l’image ». Cf. La Trinité spirituelle, p. 28.

[36Ibid., p. 14.

[37Ibid., p. 15.

[38Ibid., p. 20.

[39La Trinité..., p. 20.

[40Principes et Préceptes du retour à l’évidence, CLVI.

[41Idem.

[42Idem.

[43Un des rares philosophes que Lanza se reconnaît pour maître.

[44La Trinité..., p. 22.

[45« Le Un produit le Deux. Le Deux produit le Trois. Le Trois produit les dix mille êtres. »

[46Idem.

[47Il est loisible de rapprocher ces réflexions de Lanza del Vasto de celles - bien plus techniques ! - de Jean-Luc Marion dans L’Idole et la distance, en particulier de la quatrième étude : « La louange du Réquisit » et le discours de louange : « Denys ».

[48Principes..., CCLI.

[49Idem.

[50La Montée des âmes vivantes, Éd. du Rocher, et aussi le chapitre intitulé « Du Péché originel » dans Approches de la vie intérieure, Éd. du Rocher, et encore le chapitre intitulé pareillement « Du péché originel » dans Les Quatre Fléaux, Éd. du Rocher.

[51La Trinité..., p. 55.

[52Ibid., p. 56.

[53Ibid., p. 57.

[54Dans l’introduction à L’Orée des trois vertus de Arnaud de Mareuil.

[55La Trinité..., p. 58.

[56De cette construction, je ne donne ici qu’un aperçu bien imparfait. Il faudrait encore développer ce qui constitue la note proprement originale de la doctrine de Lanza del Vasto : l’affirmation de la Relation comme catégorie centrale de l’être et de la pensée : « Si tout est relatif, l’Absolu par soi-même se pose : c’est la Relation (...) Tout ce qui est est en relation avec tout ce qui est (...) Mais si toute chose a des rapports avec autre chose, elle est son rapport avec elle-même ». (La Trinité..., p. 208). Le monde est un tissu de relations en relation avec la Relation absolue : Dieu. Thomas d’Aquin l’affirme dans la Somme : « Dieu est relation mais relation non relative car elle est immuable. »

[57Idem.

[58Les Quatre fléaux, p. 286.

[59L’Arche avait pour voilure une vigne, Denoël, 1978, p. 221-222.

[60Ibid., p. 223.

[61Lanza del Vasto s’est toujours voulu fils obéissant de l’Église. Son itinéraire singulier mais non incomparable lui a valu quelques farouches oppositions, mais aussi des gestes de soutien et des paroles d’encouragement de la part des prêtres, religieux et évêques ainsi que des Papes Jean XXIII et Paul VI.

[62Ibid., p. 224.

[63Ibid., p. 229.

[64Idem.

[65Idem.

[66Ibid., p. 230.

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